© Peuples Noirs Peuples Africains no. 51 (1986) 5-33



L'AFRIQUE DES « AFRICANISTES »

(suite)

Luftatchy N'ZEMBELE

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Une fois l'espace déblayé par cette critique des « vulgates monistes » et « mécanistes » inlassablement rabâchées sur tous les tons en termes d'archétype culturel ou de « tribalisme », l'auteur s'attache alors à le remplir par toute une série de notations portant sur « l'Etat contre les sociétés » et, surtout, sur « la revanche de la société civile ». Notations qui ne manquent pas d'intérêt, même si elles restent plutôt vagues et confuses, superficielles et incohérentes.

Mais là n'est pas l'essentiel. Ces généralisations hâtives, ces approximations faciles et maladroites n'ont guère d'importance. Plus significative est la reconduction silencieuse à certains virages du texte – où l'analyse dérape, se désaxe et prend franchement un tout autre tour – des aberrations et des phantasmes occidentalocentristes, des préjugés et des stéréotypes culturalistes, des idées simples et globalisantes, bref des formes énonciatives et des thèmes propres au discours « africaniste ». Nul n'en sera surpris : ce texte qui peut passer pour remarquable, qui l'est, effectivement, à certains égards[28], reste cependant pris dans l'élément du régime [PAGE 6] discursif qu'il prétend pourtant dénoncer. De là que cette dénonciation par l'« africaniste » de l'« africanisme » en énonce malgré lui la vérité. Une fois de plus. Rien d'étonnant à cela quand on a compris que l'« africaniste » ne peut en fait rien opposer à « la logique infinie par quoi le pélican sort de l'œuf pondu par le pélican de Jonathan ». Rien d'étonnant quand on a compris que « l'arbitraire ne peut se dire comme arbitraire dans l'acte où il se produit, sauf à se couper le droit d'être entendu. C'est le sens du paradoxe d'Epiménide. Si Epiménide, le Crétois, dit que tous les Crétois sont menteurs, rien ne peut en être conclu. L'arbitraire doit donc se dire comme nécessaire »[29].

C'est ainsi par exemple qu'une « hypothèse » est tranquillement avancée pour « expliquer » la « propension de la quasi-totalité des Etats [africains] à refouler le débat politique sous prétexte d'unité nationale ». Curieuse « hypothèse » qui, en cours de route, insensiblement, se fait thèse et postulat. S'articule étrangement sur un archétype culturel que, par facilité, il est de coutume d'appeler (et que l'auteur aussi appelle) « sorcellerie ». Ainsi, s'il faut en croire Bayart, dans ces Etats « les clivages politiques » seraient « assez fréquemment vécus en termes de conflits de sorcellerie ». Par conséquent, « le dépassement du multipartisme en un régime de parti unique » aurait été « envisagé (sic), ici et là, comme un mouvement de réconciliation similaire à celui qui permet [PAGE 7] de surmonter de tels antagonismes familiaux constitutifs de la vie quotidienne en ville aussi bien que dans les villages ». D'ailleurs, tout le monde « sait » cela. Et tout cela se vérifie de façon claire et indiscutable « dans certains pays (Guinée, Guinée équatoriale) ». Où. de toute évidence, « la répression paroxystique semble obéir à quelques-unes des règles du discours ancestral (sic) sur la sorcellerie (exacerbation de la vigilance c révolutionnaire », méfiance à l'encontre du pouvoir et de ses détenteurs, contrôle de l'individu par le groupe, idée selon laquelle l'on peut être « contre-révolutionnaire » sans même en être conscient et qui autorise toute persécution) »... (pp. 25-26. Je souligne, L.N.).

Voilà qui illustre à merveille le préjugé – dénoncé à juste titre par... l'auteur lui-même – qui prétend établir « un rapport explicatif univoque entre "une culture africaine" (ou "la" culture d'un ensemble ethnique donné) et une conception propre du politique »... Comprenne qui pourra.

Il est vrai que cette érection de la « sorcellerie » – conçue finalement comme une sorte de fond permanent de l'âme négro-africaine – en archétype est visiblement destinée à l'habillage supposé sophistiqué d'autres réductions et aberrations de même farine. Réductions et aberrations qui, au reste, nous sont trop familières. Ainsi en est-il de cette vieille connaissance, ce glorieux B.A.-BA du discours « africaniste » conventionnel devenu, sur le continent, la Croix de la pensée conforme, le Haut Lieu de l'ordinaire des programmes des gouvernements, le fin mot et le mot de la fin des idéologies de « l'identité négro-africaine », ou de « l'africanité », ou de « l'authenticité africaine », ou du « socialisme africain », ou de « l'unité nationale », ou du « nationalisme », j'en passe et des meilleures : les classes sociales et la lutte des classes n'existent pas (encore) en Afrique[30].

Le fond de l'affaire est là. Il montre déjà le bout de [PAGE 8] l'oreille derrière l'énoncé même de cette thèse de la « sorcellerie » qui, à y regarder de près, se refuse en fait à admettre quelque chose comme une conscience politique digne de ce nom aux acteurs sociaux africains. Et la chose se démontre sans peine : ceux-ci ne peuvent finalement se concevoir que comme simples supports qui incarnent les « règles du discours ancestral », les coutumes, les rites, les mythes, les fétiches, la magie ou la « sorcellerie » qui, comme dirait Lévi-Strauss, « se pensent entre eux » (entendons : dans la tête bien pleine et bien pensante de l'ethnologue roi). Dès lors, toute idée de conscience politique pleinement et positivement assumée doit donc être reléguée sans façon dans le palmarès de la dérision et de l'imaginaire. Dès lors, toute idée d'affrontements en termes d'intérêts sociaux antagonistes est un non-sens. Au demeurant, ces affrontements, du point de vue du « politiste africaniste », ne sauraient autrement se concevoir que comme affrontements imaginaires, affrontements dans l'imaginaire, comportements purement névrotiques et hallucinatoires, « conflits de sorcellerie ». Là encore, on le voit, la Science des « africanistes » voit ainsi son avenir et sa tâche assurés sans problème.

Seulement voilà : on a beau pouffer devant toute cette bigarrure carnavalesque des « clivages politiques » étrangement « vécus » en termes phantasmatiques de « conflits de sorcellerie », ces ricanements n'arrivent pas pour autant à soustraire au regard du lecteur attentif ces tours de prestidigitateur qui reconduit en sous-main des fantômes connus de la vieille thèse unanimiste. Supposée ici dénoncée. Elle aussi.

Accordons-le : il faut bien à une vieille rengaine qui se crie à tous les coins de rue depuis des lustres, et qui veut néanmoins se distinguer ici des ordinaires délires sur la question, quelques tours de plus. Ne serait-ce que de pure rhétorique. Tours d'acrobate sans doute. Et sans doute quelque peu périlleux. Mais finalement exécutés. Et non sans un certain savoir-faire qui mérite d'être salué.

S'amuse donc qui voudra à ce jeu de rhétorique auquel nous ont longtemps habitués les ethnologues « engagés » (ou « progressistes », ou « marxistes », ou « révolutionnaires ») [PAGE 9] dans leurs « critiques » de l'ethnologie, les africanistes « de gauche » dans leurs «critiques » de l'« africanisme ». Savoir : cet inimitable jeu de cirque dont je parlais tout à l'heure, l'infalsifiable parole de l'ethnologie et de l'« africanisme » honteux : toute cette rhétorique maniérée de faux-fuyants, de pirouettes, de dérapages, de feintes, de va-et-vient, de clins d'œil, de sourires entendus, et qui consiste finalement à ne jamais dire ce qu'on dit. Ou alors à le dire un peu. Fugitivement. Furtivement. En une demi-phrase qui risque de passer inaperçue, dont (justement !) on espère qu'elle passera inaperçue, on dit peu tout en laissant entendre beaucoup. En un flot de phrases qui roulent remarquablement sur elles-mêmes, et dont le niveau sonore se fait particulièrement assourdissant, on s'emploie à faire illusion sur la signification réelle d'une police générale des énoncés où le discours de l'ordre (ethnologique, « africaniste », donc politique) doit s'exprimer dans le langage de la subversion (de l'ethnologie, de l'« africanisme »)[31]. Quant à l'explicitation des présupposés, insinuations ou sous-entendus, la démonstration ou la preuve des assertions péremptoires assénées par cette rhétorique que vous estimez pouvoir attendre, là, vous pouvez toujours courir...

Assurément les lignes de partage entre acteurs sociaux sont clairement reconnues, voire soulignées à coups de serpe. On nous dit simplement qu'elles ne constituent nullement des véritables positions de classe, « une structure de classe donnée ». Elles permettent seulement de voir en filigrane « une structure de classes à construire », une structure de classes à venir. Chaque chose en son temps – et tout le monde y gagnera au change : l'Afrique, voyez-vous, n'est pas encore arrivée à l'heure H des sociétés de classes. Réfutant donc au pas de charge le modèle simpliste (et certainement dépassé par la Science) de « classe dominante » et de « bourgeoisie » abusivement appliqué aux sociétés africaines, notre savant africanologue y substitue lui, de Science éprouvée, un modèle [PAGE 10] autrement plus complexe. Et inédit. Modèle qui, cette fois-ci, entend vraiment « restituer les processus complexes d'interaction entre des positions de nature différente : positions relevant de la stratification sociale ancienne, positions de pouvoir participant de plus en plus de l'Etat moderne, positions d'enrichissement dépendant elles aussi d'une manière croissante du système d'économie mondiale ». Mais attention ! Il importe de garder bien présent à l'esprit que « C'est au niveau de chaque individu que ces positions se conjuguent et se contredisent » ! Une fois que les brouillards sont ainsi dissipés, on peut alors conclure au plus court : « Village par village, région par région, les conflits entre ces positions véhiculent à l'échelle du pays un nouveau système d'inégalité et de domination dont le régime politique est en quelque sorte la matrice, dans la mesure où il contribue à créer les rapports de force entre elles. L'enjeu de cette dynamique est la transformation en une classe sociale homogène des divers groupes qui prétendent à la domination et auxquels l'Etat apporte un lieu de rencontre et de médiation conflictuelle» (p. 30. Je souligne, L.N.).

Erreur donc, on le voit, que de parler, comme on l'a fait « jusqu'à présent » (entendons : « jusqu'à ce que, moi, M. Bayart, vous arrive » ... ), de « classe dominante », et de prétendre « caractériser » celle-ci sur base « des variations sur le thème de la bourgeoisie, perçue tour à tour comme nationale, bureaucratique, agraire, compradore... ». Erreur donc que de prétendre « percevoir », par exemple, en Côte-d'Ivoire, l'ombre de quelque chose comme une bourgeoisie agraire, au lieu qu'il faille plutôt y « percevoir », sur base de ce modèle autrement plus complexe, une « catégorie des planteurs aisés (sic) qui a pris la tête du mouvement nationaliste et s'est ensuite transmuée (sic) en élite administrative et rentière » (re-sic). Erreur aussi que de prétendre « percevoir » l'ombre de quelque chose comme une bourgeoisie bureaucratique au Cameroun, au lieu qu'il faille plutôt y « percevoir», sur base de ce modèle complexe éprouvé par la Science, une « petite bureaucratie coloniale » qui « a su [naturellement !] imposer sa primauté aux planteurs et aux commerçants » avant de « se transformer [PAGE 11] en véritable bureaucratie nationale (sic) et construire un Etat à son image » (pp. 30 et 32. Je souligne, L-N.). Dans ces deux cas de figure comme dans tous les autres sur le continent, nous n'avons jamais affaire à quelque chose comme une classe dominante, enfin, une véritable classe dominante, mais plutôt à des simples « groupes sociaux qui postulent [les pauvres, en être encore là seulement !] au statut de classe dominante », c'est-à-dire : une « classe dominante en projet » (sic, pp. 34 et 35. Je souligne, L.N.), une classe dominante à venir, quoi !... Dans ces cas de figure comme dans tous les autres sur le continent, nous n'avons jamais affaire – surtout pas – à quelque chose comme une bourgeoisie (nationale, bureaucratique, agraire, compradore ou autre) : ça, mes chers amis, c'est pour l'Avenir ! Quand les temps seront mûrs. Pour vous.

Le tour du principe argumentaire de cette ingénieuse négation des classes sociales et de la lutte des classes en Afrique est intéressant. Il permet d'abord, on l'a vu, à notre africanologue de remettre pour la énième fois sur le métier bon nombre de phantasmes et de stéréotypes connus sur la « tradition ancestrale », les « coutumes », les « fétiches », la « magie » ou la « sorcellerie » conçus finalement comme autant d'attributs d'un substrat ontologique à la réalité sociale négro-africaine. Et voici du même coup resurgir l'hydre qui permet au négrologue de réduire les acteurs sociaux africains à l'opacité des objets, au rôle de simples supports et jouets de l'imaginaire, dans l'imaginaire. Et voici du même coup resurgir l'hydre qui permet au négrologue de frapper d'irréalité du rêve et du fabuleux le politique et le social sur le continent. Reste un doute pourtant : pourquoi « l'Européen moderne et hypercivilisé » qui, nous dit-on, ne parvient guère, lui aussi, à se libérer de « l'attitude ancestrale » et de ses us et coutumes, échappe-t-il cependant à cette fatalité qu'on ne prend pas au collet ? La réponse est déjà prête, et elle nous vient d'un des Patriarches connus de la Tribu : « c'est parce que ses réflexes reposent sur un système complet philosophique, d'inspiration chrétienne, sur une conception intellectuelle, claire, complète et positive, de l'univers, de l'homme, de la vie et de la mort et de la survie d'un principe [PAGE 12] spirituel – l'âme. Cette acception du monde visible et invisible est imprimée trop profondément dans l'esprit de la culture occidentale »[32]. Il est vrai que la divulgation de tous ces secrets qui courent les rues sur les nègres avec leur « tradition ancestrale » qui pèse sur eux comme un atavisme, avec leurs « coutumes », leurs « fétiches », leur « magie » ou « sorcellerie », vise surtout à propager une image apaisée et rassurante de l'Afrique « profonde » : ce continent béni des dieux encore à l'abri des tempêtes de l'Histoire... Image apaisée et rassurante pour tous ceux qui, ces temps-ci, commencent déjà à s'alarmer au sujet de « leur » Afrique.

Mais ce tour du principe argumentaire permet aussi, sur la même lancée, et dans la même veine, de réviser à cœur joie l'histoire même des peuples du continent. Ici comme ailleurs la conjoncture politico-idéologique actuelle postmarxiste et posttiermondiste autorise et facilite désormais l'opération : l'heure est venue de normaliser et de banaliser le palmarès de l'inouïe barbarie qui a ensanglanté cette histoire : la barbarie civilisée; l'heure est venue pour les faussaires, les fossoyeurs, les nostalgiques déguisés de l'Epoque Héroïque...

Il est en effet essentiel pour Bayart que ce qu'il appelle les « lignes de clivage » entre les acteurs sociaux puissent « se lire » comme une structure de classes à venir qui, pour le moment, exclut de son système de relations l'existence d'une « classe dominante »; essentiel que celle-ci ne soit pas encore autre chose qu'une « classe dominante » en carton; essentiel aussi que le christianisme et l'islam – les « religions du Livre » – puissent apparaître comme les lieux par excellence de l'absence de l'Etat, lieux (évidemment !) « riches de traditions tributiennes, prophétiques ou maddhiques, et qui procurent aux masses populaires un espace hors l'Etat », espace-forteresse de la « résistance à l'Etat » (p. 26. Je souligne, L.N.)[33]. Cela lui permet ainsi, du haut de la [PAGE 13] Vérité de « sa » Science, de tout comprendre de nos problèmes et de notre histoire – mieux que nous-mêmes, comme de bien entendu; de mettre sur pied un dispositif investi dans une police générale des énoncés « scientifiques » qui triomphe sans risque à « démontrer » a posteriori une « évidence » depuis longtemps acquise : de même que l'impérialisme et le (néo)colonialisme n'existent pas et n'ont jamais existé – sauf, bien entendu, dans le contexte d'une imagination délirante de quelques « manichéens » butés –, de la même manière (ou presque) en est-il de la Traite et de la colonisation, qui, à y regarder de près, sont, de toute façon, très loin de correspondre à ce qu'on en dit couramment... Du reste, par aversion pour ces délires « manichéens », on ne parlera plus désormais de l'Etat néocolonial, mais de l'Etat postcolonial; on ne daignera même plus faire la moindre mention du « mot » néocolonialisme, encore moins du « mot » impérialisme. Notons par ailleurs que les auteurs du dossier, avec un bel ensemble, accordent [PAGE 14] leurs violons sur ce point. Exception faite en effet du texte de Catherine Coquery-Vidrovitch où l'on s'abaisse encore à parler explicitement de l'Etat néocolonial, et de celui de P.F. Gonidec où l'on en fait encore implicitement mention, la Science des « politistes africanistes » établit désormais sa dignité à rayer, d'un trait de plume, ce genre de babils enchanteurs.

Aux tendres âmes qui, sur le continent, bêlent encore à l'« impérialisme » et au « néocolonialisme » et, plus outre, prétendent les vivre tragiquement dans leur chair et dans leur sang comme autre chose que de simples et banals sujets de badinage dans des salons entre la poire et le fromage, on apprend, de Science éprouvée, que « la dépendance, est essentiellement une « structure interne aux sociétés africaines » elles-mêmes. Qu'elle concerne par conséquent, « en premier lieu », l'« agencement propre » à ces sociétés. Que ce sont elles, d'abord, qui la sécrètent (au sens où l'on dit que l'estomac sécrète du suc gastrique). Que le problème n'est donc pas de savoir ce qu'il en est de « la dépendance de l'Afrique et les [PAGE 15] moyens d'y remédier »[34], mais, plutôt, celui de savoir ce qu'il en est des « groupes dominants » dans « telles sociétés données » : « Qu'en est-il advenu au cours de la traite, puis de la colonisation ? A-t-on assisté à une redistribution, partielle ou radicale, des cartes, et dans l'affirmative, au profit de quels autres groupes sociaux ? Telles sont les questions qu'il convient de poser » (p. 29. Je souligne, L.N.). Tout le reste est littérature...

Une chose en tout cas est certaine : « il est erroné de concevoir la dépendance, coloniale ou postcoloniale, comme une relation d'extériorité entre les sociétés africaines, qualifiées de « périphériques », et le « centre » occidental, ou comme une structure univoque de domination du monde occidental sur le continent noir » (p. 28. Je souligne, L.N.).

Dès lors, tout est dit. Et la cause entendue. Mais pas très clairement pourtant.

La Traite ? La colonisation ? Bof ! Que de « manichéismes » ! La vérité, vous devriez le savoir et en prendre conséquemment votre parti, est tout autre : c'est qu'« on ne soulignera jamais assez que la colonisation, loin d'être cet affrontement manichéen qu'elle tendra à devenir, fut d'abord [savourons comme il convient ce "d'abord" !] une entreprise commune à des acteurs blancs et noirs, ceux-ci cherchant à utiliser ceux-là dans le cadre de stratégies propres (et réciproquement, cela va de soi ... ). Ce fut également vrai de la traite des esclaves, et l'est encore de la dépendance économique contemporaine, qui fournit à des groupes sociaux autochtones la matrice de leur hégémonie et ne saurait de la sorte se réduire à un rapport dichotomique entre l'Afrique d'une part, l'occident de l'autre » (pp. 28-29. Je souligne, L.N.).

Certes, il serait un peu court de tout expliquer par le Centre impérialiste; par ce que Bayart appelle ici comiquement « la dépendance économique [seulement "économique" ?] contemporaine » comme d'autres qui [PAGE 16] battent la semelle sur le même trottoir parlent volontiers des « réalités du monde moderne » (à l'égard desquelles, bien entendu, il importe bien d'être « réaliste ») ou, quand ils ont besoin d'être plus précis, de « la vocation africaine de la France » : question de ne pas avoir à parler plus crûment du « fardeau de l'homme blanc »... Mais serait-il pour autant plus conforme aux exigences de la Science de s'imaginer qu'il suffirait simplement d'inverser les termes de cette explication, de prétendre, sans rire, sans volonté de broncher aux conséquences, que « la dépendance » serait essentiellement une « structure interne aux sociétés africaines » elles-mêmes, une structure de domination interne, l'effet d'« agencement » qui appartiendrait en propre à ces sociétés ? N'y a-t-il donc pas d'autre issue pour la Science que d'ânonner indéfiniment ce discours connu du savoir-pouvoir (néo)colonial ? N'y a-t-il pas d'autre issue pour la Science que d'exorciser inlassablement l'Occident impérialiste et chrétien des effets (tout de même terrifiants ! ... ) de rapports qu'il a pourtant entretenus avec ces sociétés qu'il ne pouvait jamais autrement croiser que dans la violence nue et grinçante d'un rapport de pouvoir et de domination ? N'y a-t-il pas d'autre issue que ces refrains de propagande qui se crient à tous les coins de rue depuis des lustres ou ces montagnes de préjugés et de stéréotypes d'un occidentalocentrisme archaïque (alors que celui-ci s'est considérablement ressemelé et remis à neuf depuis) triomphalement clamés comme le bouleversement inouï de tout, ce que chacun croit et phantasme à propos de l'Afrique et des Africains ?

Certes, il n'est pas question de l'ignorer : s'il est vrai qu'à l'époque de la colonisation classique, « le pouvoir sur le terrain appartenait à l'administrateur européen, véritable "roi de la brousse", ayant son mot à dire sur tout et un pouvoir de décision dans les questions administratives mais aussi en matière de justice, de police et sur des problèmes plus techniques, touchant par exemple à la voirie, à l'instruction et à la santé », cela n'annule pas pour autant le rôle de ses « compères africains, petits chefs locaux, membres des forces de l'ordre ou cadres, subalternes de l'administration, tous personnages au [PAGE 17] zèle souvent excessif »[35]. Certes, il n'est pas question d'ignorer le rôle joué par certains « rois nègres » dans la Traite. Pas question d'ignorer que précisément tout « comme certains de ceux d'aujourd'hui par leur sottise, leur brutalité à l'égard de leurs sujets, leur aveuglement, leur ignorance de tout changement, leur refus de toute innovation, l'absence de tout esprit inventif », ils ont, à tout prendre, « rendu possible la honte de toute une race et fait des Samory et de tous les anciens combattants, des martyrs de résistances sublimes, les héros d'une défaite inouïe »[36]...

Mais justement puisqu'on nous chantait tout à l'heure que les sociétés africaines devaient être considérées comme des sociétés historiques « à part entière », donc des sociétés « comme les autres », on voit alors mal ce qui amène notre savant africanologue à feindre l'ignorance, à éprouver tout d'un coup cet étrange besoin de faire semblant de ne pouvoir comprendre, admettre qu'ici aussi, dans ces sociétés historiques « à part entière » (et non, on l'espère, entièrement à part !), dans ces sociétés « comme les autres » (comme la France sous l'occupation nazie, par exemple), la collaboration et les collaborateurs puissent aussi y être la chose du monde la plus partageable, la mieux explicable...

En effet, « la collaboration, comme le suicide, comme le crime, est un phénomène normal »[37]. C'est un fait qui ne doit être ni sous-estimé ni sur-interprété. En cas de désintégration sociale profonde (et dieu sait si cela a été le cas de l'Afrique de l'Epoque Héroïque ! ... ) consécutive à une défaite suivie d'occupation (de type nazi ou, ce qui est tout un, colonial-impérialiste[38]), la collaboration [PAGE 18] est toujours « dans tous les cas une décision individuelle, non une position de classe ». Elle est « une vocation » [PAGE 19] en ce sens « qu'on ne collabore pas par hasard mais sous l'action de certaines lois sociales et psychologiques ». [PAGE 20] En ce sens aussi que les collaborateurs représentent toujours un pourcentage assez infime de la population [PAGE 21] totale (on a pu, par exemple, les estimer à 2 % en Norvège, nul doute que ce « pourcentage n'ait été en France [PAGE 22] à peu près analogue »). Encore qu'il n'y ait pas seulement |« dans une communauté des cas individuels de désintégration : des groupes entiers peuvent être arrachés à la collectivité par des forces qui s'exercent sur eux du dehors »[39].

Encore qu'il ne faille pas imaginer pour autant, face au nazisme, quelque chose comme une « Résistance » à l'échelle de la majorité des populations européennes, telle que l'ont fabriquée de toutes pièces l'imagerie d'Epinal, la Légende Dorée et les comptines chantées des « Résistants ». La réalité historique, elle, fut tout autre. Incroyablement moins glorieuse qu'on veut bien le dire. Et d'abord au niveau des états-majors politiques. « Chaque parti abritait en son sein une faction favorable à la paix et une faction favorable à la guerre; aucun d'eux ne réussit à rester uni face aux décisions politiques essentielles, et aucun ne passa l'épreuve du fascisme et du nazisme sans se scinder en compagnons antifascistes d'une part, pro-nazis de l'autre. C'est cette situation de [PAGE 23] l'avant-guerre qui devait permettre à Hitler de choisir en toute liberté parmi tous les partis pour mettre en place ses gouvernements fantoches, et non une machination nazie particulièrement habile. Il n'est pas un seul parti d'Europe qui, à cette époque, n'ait fourni de collaborateurs »[40]. C'est qu'il faut bien le reconnaître : tout ce qui s'émet sous le nom de « La Résistance » – ce peuple en bataille rangée qui se dresse comme un seul homme contre l'envahisseur nazi – relève généralement de la pure et simple affabulation.

Voilà donc le point où il faut en venir, pour, de son lieu, comprendre sans peine ce que collaboration veut dire; comprendre au moins que la terre de la collaboration est bel et bien ronde... En clair, et pour schématiser, il y eut bien, parmi nous aussi, pendant la Traite, pendant la colonisation – comme c'est encore le cas aujourd'hui –, « des traîtres authentiques : nous n'avons pas honte d'eux; chaque nation a sa lie, cette frange de ratés et d'aigris qui profitent un moment des désastres et des révolutions; l'existence de Quisling ou de Laval dans un groupement national est un phénomène normal, comme le taux du suicide ou de la criminalité »[41].

Bien sûr – et nul n'en sera surpris –, on dira sans le dire que ce n'est pas la même chose, qu'il faut comparer ce qui est comparable, qu'il faut voir ce qu'il en est du politique et de l'histoire dans les deux cas : le cas des sociétés où tout se fonde et passe par une voie de pure Raison, les sociétés historiques de l'Histoire (européenne – si l'on tient au pléonasme), et celui des sociétés où tout se fonde et passe par une voie de pure magie ou pure « sorcellerie », les sociétés historiques de l'histoire africaine... Bien sûr, on ne manquera pas alors de faire jouer, une fois de plus, le vieil argument de réserve : des tyrans locaux « mis à la raison »... Mais justement on ne pourra pas dès lors s'empêcher de constater « qu'en général ils font très bon ménage avec les nouveaux et que, de ceux-ci aux anciens et vice-versa, [PAGE 24] il s'est établi, au détriment des peuples [comme c'est d'ailleurs le cas aujourd'hui, à l'heure de "la dépendance économique contemporaine"], un circuit de bons services et de complicité ». Qu'est-ce à dire sinon que « l'Europe a fait fort bon ménage avec tous les féodaux indigènes qui acceptaient de servir; ourdi avec eux une vicieuse complicité; rendu leur tyrannie plus effective et plus efficace, et que son action n'a tendu à rien de moins qu'à artificiellement prolonger la survie des passés locaux dans ce qu'ils avaient de plus pernicieux »[42] !

« Manichéisme », dites-vous ?... Sans doute serait-il naïf de notre part de nous imaginer que les choses soient autrement perçues du point de vue du Vainqueur, du point de vue du Maître, du Sujet, de l'Un, du Centre pour qui le vaincu, l'esclave, l'objet (d'étude, de science ... ), le divers, le périphérique, exorbité de son histoire et de sa culture, étranger à soi, s'engluant désespérément dans une toile de néant, appartient par définition au camp de ceux qui n'ont pas voix au chapitre... Peu importe que la vue soit, comme on sait, autre chose que cette lumière qui est censée venir de l'œil d'un sujet individuel. Peu importe que la langue du Vainqueur ne puisse jamais arriver à dire la défaite du vaincu. Laissons, pour l'instant, cette question en suspens. Prêtons seulement un instant d'attention à la façon dont le jeu est ici disposé. Et à l'enjeu qui est au cœur de cette volonté politique de réécrire à grands coups de gomme l'histoire (encore) subie et (encore) confisquée des peuples d'Afrique.

Il est vrai que l'Afrique noire est le lieu par excellence d'une histoire régulièrement réduite « à un passé mort, dont la durée s'est figée, parce que l'avenir ne l'éclaire pas, ne l'attire pas : il n'a aucun rapport avec le présent des hommes, parce qu'il n'est mémoire de personne, parce qu'il ne peut être vivifié par personne, dans un présent où l'absolu de la liberté ne se manifeste pas »[43]. Une histoire qui, justement parce qu'elle demeure encore désespérément enfermée dans le cercle de fer de [PAGE 25] ce qu'on appelle suavement « la dépendance économique contemporaine », parce qu'elle reste encore incroyablement : hétéronome, scandée de l'extérieur, curieusement encore épelée dans des catégories politiques et dans des problématiques théoriques qui, pour l'essentiel, restent encore indissolublement liées au rapport (néo) colonial-impérialiste, échappe ainsi nécessairement aux protagonistes qui la portent et qui sont censés la faire. Une histoire tourmentée, lézardée de toutes parts, surpeuplée de fantômes. Dont les scansions et les repères décisifs pour ceux qui la portent, décisifs dans leur rapport collectif à leur entour, sont constamment surveillés, brouillés, raturés, réécrits, dérobés de leur sens, afin qu'ils ne puissent pas peser d'un poids déterminant sur les consciences et les expressions... Aussi n'y a-t-il rien d'étonnant à ce que la Grande Armée de négrologues qui montent sévèrement la garde rapprochée autour de ces scansions et de ces repères décisifs cherchent inlassablement à raboter des arêtes irritantes et interpellatrices de cette histoire captive. Dans le but à peine dissimulé d'en donner une version apaisée et rassurante. Pour eux. Rien d'étonnant en tout cas à ce qu'ils y aillent sans risque de leurs délires et affabulations, de leurs trafics et falsifications, de toutes sortes de versions révisionnistes...

Il est vrai qu'ils ont du mal à admettre la responsabilité de leurs négriers de pères dans « ce grand passage vers le tonneau sans fond du marché américain »[44]. Il est vrai – je l'ai dit – que l'effet de conjoncture politicoiéologique postmarxiste et posttiermondiste autorise et facilite désormais ce genre d'opérations et en assure d'avance le succès dans les champs de l'opinion intellectuelle médiatisée : normaliser et banaliser le palmarès de l'inouïe barbarie qui a ensanglanté notre histoire : la Traite et la colonisation; l'inouïe barbarie d'une mort lente qui, aujourd'hui, nous coince dans un impossible : malencontreux effet du « jeu du marché », « dépendance économique contemporaine », « sous-développement », mythomanie des pourfendeurs de la Civilisation, de la [PAGE 26] Démocratie, de la Liberté, du Progrès, de la Modernité.... décrètent-ils ![45]. [PAGE 27]

Qu'attendre d'autre de leur sophistique qui établit désormais sa dignité à réduire rondement la Traite à une simple et banale « entreprise commune à des acteurs blancs et noirs » ? Entreprise, assurément, conçue et exécutée ensemble. Au coude à coude. Dans le feu du même combat, dans le calme feutré de la libre concurrence, du jeu ouvert du « laisser-faire, laisser-passer », du respect scrupuleux des lois du marché. Où, naturellement, chacun des « acteurs blancs et noirs, se détermine souverainement. En toute indépendance d'esprit et de mouvement. N'ayant à cœur que la défense – pied à [PAGE 28] pied – et la sauvegarde de ses intérêts bien compris. Sur base de sa « stratégie » propre. En fonction de ses propres objectifs. Quelque chose en somme comme une préfiguration de la « Coopération franco-africaine », quoi ! Cette « Coopération » généreuse et indispensable – ô combien ! – qu'une bande de « manichéens » excités osent appeler si improprement « néocolonialisme », « impérialisme », mais que les savants africanologues (anti « manichéens », évidemment) qui, eux, savent tout de même mieux que personne ce qu'il en est au juste de l'« objet » de leur science, la Science du Fait accompli, [PAGE 29] appellent plus pertinemment et plus savamment : « la dépendance économique contemporaine ».

On le voit : par le biais de cette totalisation burlesque, de cette globalisation rhétorique dont le discours « africaniste » a le secret, on nous apprend au pas de charge l'existence d'un véritable dénominateur commun à la Traite, la colonisation et « la dépendance économique contemporaine » : une libre « entreprise commune à des acteurs blancs et noirs », un fruit de la coopération eurafricaine, quoi ! Leçon, il est vrai, bien facile à administrer et bien facilement recevable par les temps qui courent... Et derrière ce sophisme triomphant se profile le verdict : les mal-pensants « manichéens » qui prétendent retourner l'axiomatique de cette leçon d'histoire, parlent sans ambages de « la dépendance économique contemporaine » en termes de colonisation, une néo (ou re)colonisation, et de la colonisation en termes de Traite[46], n'ont qu'à s'écraser : ils ne savent pas de quoi ils causent.

5

Inutile, bien entendu, d'opposer à cette parole tranchante du négrologue qui, après tout, connaît mieux que quiconque l'« objet » de sa Science, que la Traite des Nègres fut tout de même cet innommable crime contre l'humanité que le monde ait jamais connu. Qu'il n'est pas jusqu'à nous, générations qui sont venues (ou qui viennent) à « l'âge d'homme » sous « les Soleils des Indépendances », donc nous dont les grands-pères n'ont même pas connu directement ce Haut Fait de « la Paix Blanche », qui ne continuons à souffrir atrocement de [PAGE 30] ses effets lancinants, de ses poussées (répétitives) traumatiques, de l'éternel retour de ses revenants, des formes de ses refoulements, de sa latence et des retours du refoulé, des pulsions corrodantes d'une mentalité de vaincus encore ensablées dans nos consciences[47]. Que nous en souffrons dans notre chair, dans notre sang, dans notre pratique de la vie quotidienne – à chaque coup de « Tiens, un nègre ! ( ... ) Maman, regarde le nègre, j'ai peur ! ( ... ) Regarde le nègre !... Maman, un nègre !... Chut ! Il va se fâcher... Ne faites pas attention, monsieur, il ne sait pas que vous êtes aussi civilisé que nous... »[48] –; dans cette quête éveillée et inquiète de ce que nous sommes et de ce que nous pouvons bien être par-delà le rideau de fer de la Parole totalitaire qui nous nomme et du Regard panoptique qui nous relègue au rang de simples objets de « sciences »... La Traite n'est donc pas pour nous un épisode passé du passé mais une expérience historique-limite à partir de laquelle nous tentons de cerner l'incernable de notre présent... Une expérience historique-limite d'ailleurs toute au présent, puisqu'elle s'appelle aujourd'hui d'un nom qui agit au fin fond tourmenté de notre mémoire et de notre conscience collectives comme l'écharde dans la blessure : l'apartheid[49] ! [PAGE 31]

Inutile d'opposer à cette parole tranchante du négrologue que la colonisation fut tout de même autre chose qu'une simple partie de plaisir, autre chose en tout cas qu'une banale « entreprise commune à des acteurs blancs et noirs » pareillement et au même titre interpellés par le projet général et universel des Lumières qui, par définition, pénètrent les ténèbres de la sauvagerie. Inutile d'opposer quoi que ce soit, de notre point de vue, depuis notre place, à la parole totalitaire de cet idéologue et apologiste patenté de la colonisation chez qui la sophistique révisionniste se donne sans fard sa Légende Dorée et prend sans vergogne sa figure la plus délirante, et qui ne craint point de renchérir sur la même mouture : la colonisation fut une entreprise vraiment « noire », authentiquement « noire », uniquement « noire », exclusivement « noire » : les Blancs n'y avaient donc absolument rien à cirer[50]...

Partant en effet d'un dessein politique manifestement prémédité, d'une idée préconçue et sans doute longtemps obsédante, sur base d'une documentation taillée sur mesure (la mesure précisément de la thèse à défendre), choisie pour les besoins de la cause, clairement orientée, délibérément tronquée, amputée en tout cas de tout ce qui n'abonde pas dans le même sens que celui a priori qui irrigue sa thèse, le vieil idéologue de la colonisation, au soir de sa vie, mobilisant les toutes dernières énergies [PAGE 32] qui lui restent, entre en campagne. A travers une avalanche de « preuves » où le plus clair est précisément ce qu'il faut prouver (la colonisation comme mythe), son livre, où tous les manèges de son grand art de romancier de la colonisation se laissent voir au grand jour, où tout lecteur tant soit peu attentif n'a aucune peine à surprendre partout sa main, ses artifices d'exposition et ses phantasmes invincibles gaillardement émaillés de préjugés et de stéréotypes habituels, se fait fort de nous faire avaler cette thèse politique pour le moins étrange : la « colonisation » (« mot » qu'il entoure de guillemets, évidemment) de l'Afrique noire française a été si pas exclusivement du moins essentiellement une entreprise des Noirs eux-mêmes, une entreprise des indigènes (terme permanent sous sa plume et qu'il savoure particulièrement).

Pièce maîtresse de sa « démonstration » : « il y avait très peu de Blancs dans l'Afrique noire française ». Et ces Blancs, assurément, « allaient dans ces régions malsaines non pour les coloniser, mais pour en revenir. Ils n'y faisaient pas souche et se préoccupaient en général plus de leurs intérêts individuels ( ... ) que de mission civilisatrice ». En outre, ces Blancs, tout le monde le sait, n'étaient pas du tout racistes, « n'étaient pas hostiles aux Noirs ( ... ), ne se sentaient pas les outils d'un grand dessein. Temporairement détachés en Afrique, ils s'intéressèrent rarement aux Noirs dont les coutumes les déroutaient. ( ... ) Mal encadrés, trop souvent livrés à eux-mêmes, la plupart ne pouvaient pas pénétrer dans les sociétés noires solidement structurées, défendues par une barrière d'initiations, d'interdits, de cérémonies inintelligibles »[51].

Conséquence inévitable : la colonisation ne pouvait être alors qu'une entreprise des « colonisateurs noirs » eux-mêmes. Elle ne pouvait pas être autre chose. Cela était d'ailleurs si vrai que ces « colonisateurs noirs » ne se confondaient en aucun cas avec « la masse des paysans noirs » : cette masse « homogène », « intimement pénétrée par les croyances animistes, profondément attachée aux us et coutumes ruraux des genres de vie pratiqués [PAGE 33] depuis toujours », et qui était, pareillement et au même titre, « depuis toujours, habituée aux dominations successives des chefs militaires qui la rançonnaient »[52].

Et il n'est pas indifférent de le noter : ces « colonisateurs noirs », notre savant négrologue les appelle indifféremment (et non sans confusion) : « acculturés », « évolués », « assimilés », « convertis », « coopérants » (eh oui !), « collaborateurs »... Même si l'idée d'une véritable « collaboration » (la « collaboration » au sens entendu en Europe sous l'occupation nazie) reste ici à ses yeux le non-sens même par excellence !

On en comprend aisément la raison : c'est que nous avons bel et bien affaire ici à une espèce d'humanité toute particulière. Pensez donc ! même le simple et élémentaire « sentiment de solidarité raciale noire n'existait pas. Il n'y avait de solidarité qu'ethnique », comme chacun sait. Ce n'est pas un hasard si « dans l'Afrique française, les ethnies voisines de celles qui se révoltèrent [si tant est qu'il y eût réellement des révoltes dignes de ce nom !] ne se sentirent pas concernées. Le racisme noir (sic) ne se développa qu'après 1920, et surtout après la Seconde Guerre mondiale »... Et que dire encore d'autre de cet étrange univers où quelque chose comme un soupçon de « notion des droits de l'homme » ne pouvait même pas être de l'ordre de l'imaginable !... Allez donc vous étonner, dans ces conditions insolites et inouïes, « de l'absence de rancune du colonisé noir contre le colonisateur blanc » !... Et qui d'ailleurs « prouvera que les excès du colonisateur ont été pires que ceux des chefs précoloniaux ? »[53].

Oui, en effet, qui ? alors que la trompette du Jugement dernier vient déjà de retentir pour nous « prouver » l'inverse ? ...

Luftatchy N'ZEMBELE
(à suivre)

[Suite de l'article] [Début de l'article, 1ére partie]


[28] Même s'il ne dit rien de nouveau, même si ce qui, au premier regard, pourrait paraître tel n'est en réalité qu'une reprise synthétique mais fidèle (à l'esprit et, parfois, à la lettre) des textes et des analyses aujourd'hui bien connus – qu'il s'agisse du débat sur « la culture africaine » ou sur le « tribalisme », des considérations sur l'Etat « postcolonial » ou sur la nature supposée des rapports de celui-ci à la société dite civile. Et ce ne sont pas les quelques notations impressionnistes péremptoirement assénées sur le mode de « c'est ainsi ! », et qui ne sont d'ailleurs qu'une nouvelle version simplement remaniée de ce texte, qui nous feraient avancer vers la Terre promise de l'intelligence de l'Etat et des sociétés africaines. (Je fais allusion ici à un autre texte du même auteur : J.-F. Bayart, « La Revanche des sociétés africaines », Politique africaine, no 11, septembre 1983, pp. 95-127.) Et il ne sert à rien de chercher à tout prix à se voter un tonnerre d'applaudissements et des hourras de triomphe : le concept de « société civile », le couple Etat/société civile posent autant de problèmes qu'ils en résolvent ! Ceux qui prétendent y voir autre chose qu'un concept commode, autre chose qu'une hypothèse de travail ne sont pas au bout de leurs peines.

[29] Jacques Rancière, Le Philosophe et ses pauvres, Fayard, Paris, 1983, pp. 254 et 255. Je souligne, L.N.

[30] « Sans doute, il est de bon ton (et de bonne politique) de nier l'existence des classes sociales ou au moins l'existence de la lutte des classes en Afrique. Mais les faits sont têtus. Ces classes existent et s'affrontent ( ... ), encore qu'elles utilisent parfois le camouflage de l'ethnie ou le voile de la religion » (P.F. Gonidec, art. cit., p. 68).

[31] De ce point de vue, les Critiques et politiques de l'anthropologie (Maspero, Paris, 1974) de Jean Copans restent certainement l'un des chefs-d'œuvre du genre.

[32] R.P. Placide Tempels, La Philosophie bantoue, Présence Africaine, Paris, 1949 (3, édition), p. 14. Je souligne, L.N.

[33] Que peut-on bien opposer à une contrevérité aussi grossière, sinon sourire et tourner la page, attendu que le « politiste africaniste » Bayart ne saurait faire autrement que « percevoir » l'Afrique à travers la couche épaisse de ses propres phantasmes ! Au reste, cette apologétique des « religions du livre » comme forteresses de la « résistance à l'Etat », comme « espace hors l'Etat », n'est-elle pas l'un des prix dont se paye aujourd'hui l'apologétique rétrospective de la colonisation qui ignore ou feint d'ignorer que « l'on dit mal les ambiguïtés de l'action de l'Eglise, en Afrique lorsqu'on clame que l'Eglise soutenait la colonisation et le programme du colonisateur » ? Car, il importe bien de le rappeler, les choses, en réalité, étaient plutôt pires : « L'Eglise était dans la colonisation, elle assumait les principes des conquêtes appelés à désagréger la "sauvagerie", elle s'intégrait dans le programme de colonisation établi par les métropoles européennes au nom de la civilisation. ( ... ) Le langage missionnaire se loge ainsi dans l'action colonisatrice qui va de la volonté affirmée de convertir les peuples africains à Jésus-Christ, passant par la défense des intérêts d'un pays européen, pour conduire à l'exaltation des vertus et des normes de la civilisation occidentale » (V.Y. Mudimbe, L'Odeur du Père. Essai sur des limites de la science et de la vie en Afrique noire, Présence Africaine, Paris, 1982, pp. 116-117. Je souligne, L.N.).

Qui peut sérieusement soutenir que nous sommes maintenant sortis de cet enfermement et de ce quadrillage missionnaires, de cet ordre du christianisme, de cet espace central de domination où s'exprime à « haute voix » le discours de l'Etat néocolonial, le discours de l'impérialisme culturel de l'Occident ? Faut-il vraiment signaler à la charité des philanthropes que la « décolonisation » et les « indépendances » n'ont guère changé grand-chose à cette situation malgré tous les délires et sophismes pleurnichards de ceux qui font profession de « théologie africaine » ? Qui peut en effet oser prétendre que l'Eglise n'est pas dans la néo-colonisation, qu'elle ne se moule pas dans la logique, la stratégie et les tactiques néocoloniales-impérialistes ? Qui peut ne pas voir que l'Eglise est toujours de l'Etat, au sens où l'on dit que ce drap est du tissu ? N'est-il pas d'ailleurs remarquable que même certaines expressions « indigènes » ou, ce qui est tout un, « authentiques » du christianisme (messianismes ou millénarismes) telles que le kimbanguisme, par exemple, qui ont pu, à l'Epoque Héroïque, passer pour des mouvements populaires de « libération nationale » appelés à subvertir l'ordre colonial, en sont aujourd'hui venues à dissiper nettement tous ces brouillards de malentendus inutiles, et à s'avancer désormais sans masque, c'est-à-dire, sans drapeau « subversif » claquant dans le vide se conformant ainsi par là à la signification réelle de leur projet de « libération », (r)entrant ainsi par là dans leur véritable rôle d'appareil de pouvoir (néo)colonial ? (Cf. sur ce point les belles analyses de Gérard Althabe, Les Fleurs du Congo (manifeste du gouvernement de la fraternité du Congo, suivi de commentaires de G. Althabe), Maspero, Paris, 1972, p. 83-220, et le remarquable travail de Susan Asch, L'Eglise du prophète Kimbangu. De ses origines à son rôle actuel au Zaïre (1921-1981), Karthala, Paris, 1983). Et l'islam alors ? Est-il réellement « un espace hors l'Etat » au Sénégal? en Guinée? au Mali? au Nigeria?...

[34] Je fais allusion ici aux actes de la 44 session du Congrès international des études africaines (CIAF) tenu à Kinshasa du 12 au 16 décembre 1978 : La Dépendance de l'Afrique et les moyens d'y remédier. Textes recueillis et présentés sous ce titre par V.Y. Mudimbe, Berger- Levrault, Paris, 1980.

[35] Elilda M'Bokolo, L'Afrique au XXe siècle, Le Continent convoité, Seuil, « Points », Paris, 1985 (2e édition), p. 42. Je souligne, L.N.

[36] Stanislas Spero K. Adotevi, Négritudes et Négrologues, Union générale d'éditions, Paris, 1972, pp. 262-263. Je souligne, L.N.

[37] Jean-Paul Sartre, « Qu'est-ce qu'un collaborateur? », Situations, III, Gallimard, Paris, 1949 (renouvelé en 1976), p. 43.

[38] Il est piquant, à ce propos, de voir le sort réservé dans l'« Hexagone » au livre d'un auteur par ailleurs adulé, qui passe rituellement aujourd'hui pour une grande théoricienne du « totalitarisme », donc particulièrement bien cotée à la bourse des valeurs politiques et idéologiques qui dominent actuellement le marché : Hannah Arendt.

En effet, si The Origins of Totalitarisme date, comme on sait, de 1951, l'édition française qui ne se passionne que pour la troisième partie du livre (Le Système totalitaire, Seuil, Paris, 1972) suivie de la première (Sur l'antisémitisme, Calmann-Lévy, Paris, 1973), commence donc, étrangement, par démembrer un ouvrage qui, pourtant, forme un tout. Opération qui lui permet d'ignorer la deuxième partie (L'Impérialisme), de la tenir soigneusement à l'écart pour se résoudre finalement à la publier dix ans plus tard (Fayard, Paris, 1982). Inutile de le relever : la parution de cette deuxième partie n'a pas du tout connu les honneurs de la presse et des revues spécialisées au même titre que la première et, surtout, la troisième partie – quand elle n'a pas été purement et simplement passée sous silence !

Etonnantes manœuvres autour d'un texte qui, en réalité, ne contient rien de subversif en lui-même, rien de réellement nouveau ou inconnu des historiens des idées ou des analystes du politique, voire de tout « honnête homme » suffisamment curieux pour se demander ce qu'Etat-nation, ce qu'impérialisme, ce que racisme veulent dire, ce qu'il en est de leurs rapports, de quelle manière, dans quelles conditions ils se sont constitués...

Mais c'est justement là que l'on bute contre l'intolérable de ce texte. En effet, l'intolérable de ce texte ne lui vient pas de ce qu'il nous raconte sur cet « événement majeur de l'ère impérialiste » que fut « l'émancipation politique de la bourgeoisie » (pp. 11-67); il ne lui vient pas de ce qu'il estime être une frappante « similitude » de cette période « avec les phénomènes totalitaires du vingtième siècle » au point que « l'on pourrait non sans raison y voir le germe des catastrophes qui devaient suivre » (p. 11), de l'insistance vigoureuse et pertinente sur ce « concept absolument neuf dans les annales de la pensée et de l'action politiques », savoir : le concept d'« expansion » (pp. 13-28. Je souligne, L.N.) tel qu'il triomphe à la fin du siècle dernier, et qui, soit dit en passant, n'a absolument rien à voir avec l'« impérialisme » antique (Antiquité grecque et romaine) – comme voudraient désespérément le faire croire certains « historiens » de la colonisation. Il ne lui vient pas non plus de cet accent particulier mis sur « la pensée raciale » (pp. 69-110) dont « les racines sont profondément ancrées dans le XVIIIe siècle » (« le siècle des Lumières », comme chacun sait), et qui apparaît et triomphe « simultanément dans tous les pays occidentaux au cours du XIXe siècle » (p. 70. Je souligne, L.N.), ni sur le racisme comme « forme d'idéologie propre à l'Europe, comme « forme d'explication de fortune pour des expériences meurtrières » (p. 112. Je souligne, L.N.), comme « principale arme idéologique des politiques impérialistes depuis le tournant de notre siècle » (p. 72. Je souligne, L.N.). Il ne lui vient pas davantage de ce qu'il nous dit sur « l'impérialisme continental » (pp. 171-238) entendu comme « mouvements annexionnistes » (« pangermanisme » et « panslavisme ») essentiellement fondés sur « le nationalisme tribal » (pp. 176-202). Encore moins de l'importance qu'il accorde au « déclin de l'Etat-nation et la fin des droits de l'homme » (pp. 239-292). Mais, plutôt, de ce qu'il montre de façon tout à fait irréfutable que le nazisme n'est rien d'autre et rien de plus que la reproduction et l'application sur le continent européen des idées, doctrines, méthodes et pratiques conçues et mises en œuvre, à la fin du XIXe siècle, par les impérialismes allemand, anglais, français et belge, en Afrique noire.

Du génocide considéré comme un des beaux-arts ? Et encore sur une échelle de loin plus performante que celle de l'Auschwitz qui devait intervenir trente ans plus tard ? Voyons cela sur un seul cas parfait, à ce point parfait qu'il épuise toutes les qualités concevables de l'Art : le sieur Léopold II, heureux propriétaire de « l'Etat indépendant du Congo » depuis 1885, comme chacun sait, bien conforté dans la certitude invincible et l'évidence satisfaite de sa supériorité raciale, sur le vu de la nécessité et de la viabilité de l'espace vital, décide un beau matin de massacrer 12 à 30 millions d'êtres humains, c'est-à-dire; « la décimation de la paisible population du Congo – de 20 à 40 millions d'individus, réduite à 8 millions » (p. 112) ! Ce que confirme un historien de la période : « Il n'y avait qu'un seul homme que l'on pût accuser des exactions qui, de 20 à 40 millions en 1890, ont réduit la population du Congo à 8 500 000 individus en 1911 : Léopold II » (Selwin James, South of the Congo, New York, 1943, p. 305, cité par H. Arendt, op. cit., p. 310). (Et c'est aussi ce que ne manque pas de noter aujourd'hui tout esprit indépendant des servitudes de la propagande de l'idéologie (néo)coloniale : « L'Etat indépendant était une immense entreprise commerciale orientée d'abord sur les produits de collecte, le caoutchouc et l'ivoire, et construite sur un mode particulier d'exploitation de la population. Cette entreprise possédait un puissant instrument militaire dont le rôle ne se limitait nullement à la conquête et au maintien de la domination, à l'élimination des résistances et des révoltes; il était l'acteur principal de la production de l'ivoire et du caoutchouc. La coercition militaire était la matrice d'où sortait le produit, d'où ces pratiques sauvages ayant pour objectif de contraindre les villageois à récolter le caoutchouc, depuis le meurtre exemplaire justifié par la responsabilité collective, les mutilations de toutes sortes, jusqu'à la constitution de camps d'otages autour des forts militaires, dans lesquels étaient enfermés femmes, enfants, vieillards, menacés de mort ou de torture si leurs pères, maris ou fils n'apportaient la quantité requise de caoutchouc; les châtiments corporels les plus variés étaient les événements les plus anodins de cette période de cauchemar. Tel est le passé symbolisé par Léopold Il dont la statue équestre continue à dominer significativement la plus grande artère de Kinshasa, Léopold II dont le personnage fabriqué durant l'époque coloniale était celui du démiurge, du père-fondateur du Congo ». Gérard Althabe, Les Fleurs du Congo, op. cit., p. 135. Je souligne, L.N.)

Bien évidemment, Selwin James se trompe. Et il se trompe lourdement en croyant qu'« il n'y avait qu'un seul homme que l'on pût accuser des exactions » : Léopold II – même si, il est vrai, le cas du « souverain de l'Etat indépendant du Congo » doit être soigneusement mis à part. Que dire en effet, pour rester seulement dans les marges de l'information d'Arendt, de « l'extermination des tribus hottentotes par les Bœrs » ou de « l'assassinat sauvage perpétré par Carl Peters en Afrique du Sud allemande » ? (p. 112. Je souligne, L.N.). Que dire de cette « exploitation particulièrement brutale des colonies au nom de la nation » que fut l'Empire français, construit, « au mépris de toutes les théories », « en fonction de la défense nationale », dans lequel « les colonies étaient considérées comme terres à soldats susceptibles de fournir une force noire capable de protéger les habitants de la France contre les ennemis de leur nation » ? (p. 21. Souligné par Arendt). Que dire de cet Empire où ce grand humaniste chrétien de Poincaré fit, en 1924, cette prodigieuse « découverte » au sujet de ses tirailleurs « sénégalais » : une véritable « forme économique de chair à canon, produite selon des méthodes de fabrication en série » – pour reprendre ses propres termes? (p. 21). Que dire en somme de ce phénomène sans exemple dans l'Histoire – hors le fait d'avoir servi (plus tard) de ventre abominablement fécond où s'est enfanté et s'est nourri le nazisme – que fut l'impérialisme colonial, « l'expansion, tout est là » (pour reprendre la rengaine paranoïaque de ce grand croisé de la Civilisation que fut Cecil Rhodes), sinon que les « massacres administratifs » étaient aussi banals et naturels que la pluie et le beau temps ! Oui : les « massacres administratifs », admirable formule jadis consacrée par la colonisation, et qui exprime tout simplement la « philosophie » même de « l'expansion, tout est là » : massacrer un village pour que le district soit « pacifié »; attaquer au gaz, sans doute par souci d'économie de munitions, mais aussi par recherche d'effets esthétiques, pour liquider « proprement toute la population des districts récalcitrants » (pp. 27, 113, 161 et 297).

Du bon travail, donc. Et qui figure ainsi les deux formes dominantes de la modernité européenne, ses deux plus grandes découvertes : la race et la bureaucratie. En effet, la race comme « principe du corps politique », comme « substitut à la nation », et la bureaucratie comme « principe de domination à l'étranger », comme « substitut au gouvernement », c'est bel et bien « la mêlée pour l'Afrique », et rien d'autre, qui rend possible ces « deux découvertes ». C'est indiscutablement « sur le Continent Noir que ces deux découvertes ont été faites. La race apportait une explication de fortune à l'existence de ces êtres qu'aucun homme appartenant à l'Europe ou au monde civilisé ne pouvait comprendre et dont la nature apparaissait si terrifiante et si humiliante aux yeux des immigrants qu'ils ne pouvaient imaginer plus longtemps appartenir au même genre humain. La race fut la réponse des Boers à l'accablante monstruosité de l'Afrique – tout un continent peuplé et surpeuplé de sauvages –, l'explication de la folie qui les saisit et les illumina comme « l'éclair dans un ciel serein : "Exterminer toutes les brutes" ». Elle fut « la réponse » et « l'explication de la folie » de Léopold II, « la réponse » et « l'explication de la folie » de Carl Peters, « la réponse » et « l'explication de la folie » de l'administrateur colonial qui, comme chacun sait, « gouvernait à l'aide de rapports et par décrets, dans un secret plus hostile que celui de n'importe quel despote oriental ». Quant à la bureaucratie, elle « devint l'organisation du grand jeu de l'expansion où chaque région était considérée comme un tremplin pour de nouveaux engagements, chaque peuple comme un instrument pour de nouvelles conquêtes » (pp. 111-112 et 113. Je souligne, L.N.).

Libre alors aux nostalgiques et aux laissés-pour-compte de cette Epoque Héroïque de brandir leur dignité en bêlant à la cantonade que l'impérialisme colonial, « l'expansion, tout est là », fut « une entreprise commune à des acteurs blancs et noirs », ou, comme on va le voir tout à l'heure, sur le cas du chantre d'Ionie de la sophistique révisionniste, qu'il « n'eut en réalité de système colonial que sur le papier ». Ce qui est sûr, en tout cas, et que souligne très bien Arendt, c'est que « les possessions coloniales africaines offraient le sol le plus fertile à l'épanouissement de ce qui devait devenir l'élite nazie. Les dirigeants nazis avaient vu là, de leurs propres yeux, comment un peuple pouvait être transformé en race et comment, à la seule condition de prendre l'initiative du processus, chacun pouvait élever son propre peuple au rang de race maîtresse » (p. 144. Je souligne, L.N.). Ils avaient vu là assurément le modèle même d'un puissant mouvement de masse fondé sur une théorie et une pratique racistes susceptibles d'orienter les forces sociales dans une même direction, susceptibles en tous cas de mobiliser et de mettre coude à coude, dans une véritable union sacrée pour l'expansion de l'Etat-nation, donc pour l'impérialisme colonial, des « classes cultivées » (professeurs, médecins, avocats, prêtres, journalistes, etc.), des hommes politiques « de gauche » et « de droite », des grands financiers, des aventuriers coloniaux de tout poil à côté de toute une armée de paumés et de petites gens (déchets des grandes villes, déchets, de toutes les classes, chômeurs, ouvriers, etc.). Donc, le modèle-même d'une Sainte-Alliance réussie entre « le bas-fonds » et « la haute société » (pp. 50-67) fondée sur le consensus autour de l'idéologie raciste et des actes génocides...

Qu'importe alors que tous les flagorneurs ahuris de l'auteur de The Origins of Totalitarianism brandissent leur dignité pour faire obstinément silence sur ce pan décisif de l'œuvre de leur maître à penser ? Qu'importe même que ce grand livre charrie encore par endroits des scories de l'évolutionnisme et du primitivisme et ne puisse dès lors parler du « monde de sauvages noirs » (par rapport au « monde civilisé », évidemment) qu'en prêtant curieusement le flanc aux pièges du pathos occidentalo-centriste convenu de l'ethnologie raciste du siècle dernier ? L'essentiel, pour l'instant, est qu'il souligne bien, après d'autres, cette donnée banale d'une histoire : l'Histoire à majuscule qui habite encore notre histoire en minuscule, notre histoire subie : Hitler n'a rien inventé ! Avant d'être victime du nazisme, « on en a été le complice ( ... ), on l'a supporté avant de le subir, on l'a absout, on a fermé l'œil là-dessus, on l'a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s'était appliqué qu'à des peuples non européens; ( ... ) ce nazisme-là, on l'a cultivé, on en est responsable, et qu'il sourd, qu'il perce, qu'il goutte, avant de l'engloutir dans ses eaux rougies de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne ». Dès lors si la réalité n'était pas tragique, l'on rirait volontiers de toutes ces petites diatribes convenues contre Hitler. Il est bien vrai que ce qu'on ne pardonne pas à Hitler, « ce n'est pas le crime en soi, le crime contre l'homme, ce n'est pas l'humiliation de l'homme en soi, c'est le crime contre l'homme blanc, c'est l'humiliation de l'homme blanc, et d'avoir appliqué à l'Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu'ici que les Arabes d'Algérie, les coolies de l'Inde et les nègres d'Afrique » (Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Présence Africaine, Paris, 1955, p. 12. Souligné par l'auteur).

[39] Jean-Paul Sartre, « Qu'est-ce qu'un collaborateur ? », Situations, III. op. cit., no. 46, 44, 43 et 47. Je souligne. L.N.

[40] Hannah Arendt, L'impérialisme, op. cit., p. 233. Je souligne, L.N.

[41] Jean-Paul Sartre, « Paris sous l'occupation », Situations, III, op. cit., p. 36. Souligné par l'auteur.

[42] Aimé Césaire, op. cit, pp. 20 et 22. Je souligne, L.N.

[43] Fabien Eboussi Boulaga, « Le Bantou problématique », Présence Africaine, no 66, 1968, pp. 38-39. Je souligne, L.N.

[44] Joseph Ki-Zerbo, Histoire de l'Afrique noire. D'hier à Demain, Hatier, Paris, 1972, p. 210.

[45] Qui ne voit pas en effet que cette sophistique révisionniste n'est au fond qu'une version proprement « africaniste » de la grosse artillerie idéologique aujourd'hui triomphante sous le nom de guerre de l'antitiers-mondisme, une pièce dans la grande machinerie qui tonne ces temps-ci à nos oreilles terrorisées pour saluer le retour triomphal des vieux démons du vieux fonds de purulence de « la » culture française (d'aucuns diraient : « l'idéologie française ») ?

Un peu d'actualité en vol rasant. Que l'on songe seulement à ces braves professionnels de la charité et de la philantropie pour misérables (d'Afrique et d'ailleurs) que sont les « Médecins sans frontières » (MSF) puisant à pleines mains dans la caisse des dons à MSF pour mettre sur pied une organisation politique antitiers-mondiste : « Liberté sans frontières » (LSF). Et se mettant ensuite en frais pour organiser, sous les lambris dorés du Sénat, le premier colloque de LSF : « Le Tiers-mondisme en question » (23 et 24 janvier 1985) : tout un programme ! Oui : un beau programme, annonciateur des lendemains encore plus sécurisants et plus émoustillants pour l'Occident. Ainsi, ne parlons plus d'énormes moyens financiers, publicitaires et mass-médiatiques mobilisés pour ce colloque inaugural. Occupons-nous plutôt de l'avenir. D'où, justement, ce programme : colloques réguliers, projet de recrutement de jeunes chercheurs, lancement imminent d'une revue trimestrielle, « notes de synthèse à certains parlementaires » et autres décideurs, lettres d'information, mailings, « rencontres périodiques regroupant ( ... ) des représentants du monde politique, journalistique, industriel, associatif », etc. Objectif de cette levée des troupes : enterrer une bonne fois le « tiers-mondisme », « déculpabiliser l'Occident », réhabiliter, justifier, normaliser, banaliser la Traite (qui, en réalité, n'est qu'une fable de mauvais goût), la colonisation (qui, à y regarder de plus près, n'a été ni rentable ni exploiteuse), le pillage du « tiers-monde », le néocolonialisme, l'impérialisme (qui, d'ailleurs, n'existent pas)... Gloire au Capital, à la Libre Concurrence, au Juste Prix, au Profit, au renard libre dans un poulailler libre... Vive le libéralisme et son Grand Patriarche Ronald Reagan ! Touche pas à notre Ordre Economique International ! Et le Dr Rony Braum, président de MSF, de fulminer : Il faut « cesser de distribuer la manne (sic) sans contrôle » ! Et le Dr Claude Malhuret, secrétaire général de MSF et président de LSF de s'étrangler à force de brailler ses slogans antitiers-mondistes avec des accents de croisé : « Il faut réserver l'aide aux régimes (sic) qui présentent des projets dont on sait (sic) qu'ils vont aboutir... il faut les régimes qui affichent une politique économique saine (sic) et qui ne sont pas en permanence à la tribune de l'ONU en train de qualifier les pays occidentaux de « pourris » ! Et notre professionnel de la charité et de la philanthropie pour misérables de se répandre en jappements furieux après le Burkina Faso contre lequel il exige d'ores et déjà l'arrêt définitif de l'aide » pour avoir osé nationaliser son industrie et son sol !...

Il n'est pas indifférent de le noter : l'état-major de LSF est constitué principalement d'anciens porte-drapeau du stalinisme et du « maoïsme » et qui sont ainsi passés (comme ils savent toujours si bien le faire !) sans visa (et avec armes et bagages) du pathos convenu sur des lendemain qui chantent du Grand Soir promis par le Petit Père des Peuples ou sur le Soleil Rouge qui illuminait leur cœur au pathos non moins convenu de l'extrême droite repeint aux couleurs de la déculpabilisation de la France et de l'Europe de leur passé négrier et colonialiste, déculpabilisation de l'Occident de son présent d'exploitation et de domination du « tiers-monde »... Qui s'étonnera alors de retrouver, parmi cette cohorte des paladins des vieux démons et chantres patentés de la Bête blanche, parmi ces nouveaux missionnaires du Fardeau de l'Homme blanc, quelques dignes représentants du lobby pro-Afrique du Sud ? Qui s'étonnera que l'apartheid soit absent de leurs slogans et sophisme endimanchés sur le « totalitarisme », le « Goulag », la « liberté », la « démocratie », les « droits de l'homme », etc. ? Ce serait oublier que l'Afrique du Sud fait partie du Monde Libre !... (Je résume ici deux « dossiers » et un article consacrés à l'enjeu de l'offensive antitiers-mondiste et à la portée des thèses politiques et idéologiques de LSF. On lira en effet avec profit cet excellent dossier : « Une bête à abattre : le « tiers-mondisme », Le Monde diplomatique, mai 1985, pp. 13-35. Voir également : « Tiers-mondisme : un mythe chasse l'autre, demeurent la misère et l'oppression », dossier présenté dans Politique aujourd'hui, no 9, mars-avril 1985, pp. 33-100. Cf. aussi : « Impérialisme sans frontières. Docteur Jekyll et Mister Hyde », Libération Afrique, Caraïbe-Pacifique, no 25, mars-avril-mai 1985, pp. 4-5).

Que l'on songe à l'œuvre de V.S. Naipaul, la signification qu'elle prend, la fonction qu'elle joue désormais dans la conjoncture politico-idéologique actuelle en France, en Occident...

Que l'on songe au livre d'Yves Montenay et du Club de l'Horloge (Le Socialisme contre le tiers-monde, Albin Michel, Paris, 1983) et, surtout, à celui de Pascal Bruckner (Le Sanglot de l'homme blanc, Seuil, Paris, 1983) – significativement et unanimement salués (à quelques rarissimes exceptions près) par la presse française « de gauche » et « de droite » : signe des temps, s'il en est ! Qu'importe que le chef-d'œuvre de M. Bruckner (digne membre, on s'en doute, de l'état-major de LSF et « père spirituel » de son colloque inaugural – normal : n'est-il pas aujourd'hui l'idéologue patenté de la déculpabilisation de la France et de l'Europe de leur passé négrier et colonialiste, la déculpabilisation de l'Occident de son présent néocolonialiste et impérialiste ?) s'articule dans l'ignorance des faits et des textes, exhibe un argumentaire simpliste et fallacieux. La partie est ailleurs : faire chorus avec l'air du temps, hurler avec les loups, profiter des valeurs bien cotées en Bourse pour vendre du papier, donc conforter des vieux démons, chanter à tue-tête la Bête blanche, répondre par là à un pressant besoin, combler une grande attente, arriver ainsi triomphalement à l'heure H : l'heure de la mise à mort de cette bête immonde qu'est le « tiers-mondisme » ...

Que l'on songe à cette défense et illustration particulièrement musclée du Fardeau de l'Homme blanc dans cette chasse gardée française qu'est l'Afrique « francophone ». Défense et illustration doublées d'une incitation incroyablement chauvine et brutale du gouvernement socialiste à la guerre coloniale au Tchad. Et fièrement signées par cinq dignes représentants et porte-parole (« de gauche », évidemment) du Monde Libre, champions (toutes catégories) de la Liberté, de la Démocratie, des Droits de l'Homme, de l'Antitotalitarisme, etc. Je fais allusion ici, on s'en doute, au placard belliqueux signé par cinq honorables hobereaux dont MM. André Glucksmann (ex-nouveau philosophe), Yves Montand (ex-stalinien pur et dur converti au reaganisme musclé), Bernard Kouchner (fondateur, parmi d'autres, de MSF; préside actuellement aux destinées des « Médecins du monde ») qui, à la suite de M. Reagan, sommaient sans façon le gouvernement socialiste à rétablir sans délai la Loi et l'Ordre de l'Occident au Tchad. A coups de Jaguars et de Mirages bien entendu (cf. Libération, 12 août 1983).

Que l'on songe... Mais à quoi bon continuer, puisqu'on n'en finira pas ?

[46] C'est en tout cas ce qu'estime cet auteur... « manichéen » (ô combien !) : « D'ailleurs, se demande-t-il, qu'est-ce que la condition présente du nègre [nous sommes déjà pourtant à la veille des « indépendances » : en 1948 !], au Cameroun, sur la Côte-d'Ivoire, sinon l'esclavage, au sens le plus rigoureux du terme ? » (Jean-Paul Sartre, « Orphée noir », Situations, III, op. cit., p. 273, note. Je souligne, L.N.).

[47] Façon – pour nous – de confirmer, aujourd'hui encore, en 1985, ce qu'un grand esprit (« manichéen », évidemment) avait lui, déjà, en 1948, senti avec vivacité et profondeur sous la plume des poètes de la « négritude » : « C'est pendant les siècles de l'esclavage que le Noir a bu la coupe d'amertume jusqu'à la lie; et l'esclavage est un fait passé que nos auteurs ni leurs pères n'ont connu directement. Mais C'est aussi un énorme cauchemar dont même les plus jeunes d'entre eux ne savent pas s'ils sont bien réveillés. D'un bout à l'autre de la terre, les Noirs, séparés par leurs langues, la politique et l'histoire de leurs colonisateurs, ont en commun une mémoire collective. On ne s'en étonnera pas, pour peu qu'on se rappelle que les paysans français, en 1789, connaissaient encore des terreurs paniques dont l'origine remontait à la guerre de Cent ans » (Jean-Paul Sartre, « Orphée noir », op. cit., pp. 273-274. Je souligne, L.N.).

[48] Cf. Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Seuil, « Points », Paris, 1952, pp. 90 et 91. Et à chacun des coups de ce genre nous défoncent toujours « le tympan l'anthropophagie, l'arriération mentale, le fétichisme [et la sorcellerie], les tares raciales, les négriers, et surtout, et surtout : « Y a bon banania » (Ibid., p. 90).

[49] De fait, puisqu'on prétend, au mépris de l'histoire ou, plus précisément, de notre histoire, se fendre de sa plus belle plume « scientifique » afin de pourfendre implacablement les lucioles « manichéistes » où qu'elles se terrent, pourquoi alors s'arrêter en si bon chemin ? Tant qu'à faire le ménage, autant le faire à fond. Si la Science, qui n'a cure de ces lucioles, commande de considérer la Traite comme une banale « entreprise commune à des acteurs blancs et noirs », pourquoi diable hésite-t-elle encore à nous présenter aussi l'apartheid comme « une entreprise commune à des acteurs blancs et noirs » ? Après tout, cette Traite moderne draine bien, elle aussi, sa clique de collaborateurs pareillement : et au même titre décidés à s'incliner devant le verdict de la catastrophe : chefs de « bantoustans », chefs de « tribus », membres des « forces de l'ordre », gardiens de prisons, petits cadres subalternes de l'administration raciste, indicateurs, sous-fifres divers attachés à diverses petites tâches, etc.

[50] Voir Henri Brunschwig, Noirs et Blancs dans l'Afrique noire française. Ou comment le colonisé devint colonisateur (1870-1914), Flammarion, Paris, 1983.

[51] Ibid., pp. 209 et 210. Je souligne, L.N.

[52] Ibid., p. 99. Je souligne, L.N.

[53] Ibid, p. 212. Je souligne, L.N.