© Peuples Noirs Peuples Africains no. 50 (1986) 8-43



L'AFRIQUE DES « AFRICANISTES »

Luftachi N'ZEMBELE

        Aux enfants de Soweto
        pour la leçon de courage et de dignité qu'ils nous donnent,
        pour l'espoir et l'avenir qu'ils portent.

La sophistique aujourd'hui n'est plus l'art d'enseigner aux apprentis conducteurs du peuple la rhétorique des vraisemblances propres à gagner ses faveurs. Elle est une institution mettant à la disposition de la classe politique la carte des savoirs sur ce qui leur échappe, une instance de représentation auprès du politique de ce qui le fonde et l'excède en même temps : mentalités archaïques ou subversions futuristes, inerties paysannes et dérives marginales, enracinements et mutations. Le sophiste aujourd'hui ne travaille plus dans l'insaisissable, bien plutôt dans le « en veux-tu ? en voilà »; pas dans les seuls prestiges de la rhétorique, dans des savoirs sûrs : gigantesque ponction de savoir exercée sur toute la surface du corps social et plus spécifiquement sur tout ce qui concerne la production du pouvoir et l'inertie ou la résistance des mentalités; espace de représentation où se jouent la réduction de l'Autre et la diversification du Même, la centralisation des pensées et la provincialisation des comportements et où, dans les densités du pays profond ou le fil-à-fil des rapports de pouvoir, s'inscrit la rationalité de la domination.

Penser contre l'institution sophistique ne saurait donc consister à produire un supplément de visibilité. ( ... ) [PAGE 9]

Il ne s'agit donc plus de traquer le sophiste mais de l'égarer. Penser contre la sophistique c'est prendre, au moins comme idée directrice, le part d'un travail inversé sur le savoir : travail de sabotage visant à le rendre malpropre à la consommation et inutile à la domination : travail pour décalibrer la marchandise, arracher les pancartes, déflécher les voies; restituer aux carrefours forestiers l'angoisse de n'avoir pour savoir où aller à compter que sur soi et sur ces arbres que la mousse se fait un malin plaisir d'entourer de tous côtés; rendre aux savoirs leurs singularités, aux rebelles leurs raisons, aux enfants amoureux leurs cartes et leurs estampes.

Jacques Rancière, « La Pensée d'ailleurs », Critique, février 1978.


1

La très officielle Revue française d'études constitutionnelles et politiques nous offre, dans son numéro 25, dix textes d'un intérêt et d'une valeur très inégale[1] consacrés aux « pouvoirs africains »[2]. A l'exception de celui [PAGE 10] de Catherine Coquery-Vidrovitch (historienne), ils sont tous l'œuvre des tenants de la « science politique » et juridique, qui, à plus d'un titre (universitaire ou journalistique), « font » dans l'« africanisme ». Plusieurs des auteurs ici réunis sont ou ont été des « coopérants » en Afrique. Certains d'entre eux ont même été des administrateurs coloniaux. Deux clans, au demeurant, qui forment (encore) le tout de la Tribu. Un seul (Maurice Ahanhanzo Glélé), fonctionnaire international et professeur à Paris I, est Africain.

Philippe Ardant et Gérard Conac, dans leur note de présentation du « dossier » (p. 3), posent le problème, s'assurent aux « évidences » connues, trop connues, et tentent, avec un bel élan d'optimisme et de générosité – qui, naturellement, s'abîme dans les hautes eaux de l'« universalisme » –, de nous rassurer : « Peut-on appliquer aux pouvoirs africains les grilles d'interprétation familières aux politistes occidentaux ? ( ... ) L'ambition de ce numéro est d'aider à dépasser les apriorismes. Il souligne, semble-t-il, à travers des études aux inspirations opposées, voire contradictoires, la spécificité des pouvoirs africains et leur irréductibilité aux simplifications occidentales. ( ... ) Quelque chose de nouveau, d'original, n'est-il pas en train de prendre forme, une histoire qui avance sans mettre ses pas dans ceux des sociétés occidentales ? La question est posée à laquelle seul le temps donnera la réponse. Et peut-être s'apercevra-t-on alors que les Africains n'ont été maîtres de leur histoire que dans les étroites limites qui s'imposent à tous les hommes. Ce n'est pas négligeable : les peuples n'expriment-ils pas leur génie à travers des variations sur des thèmes universels ? » (Je souligne, L.N.).

D'emblée, nous touchons à un point sensible : le débat sur La Culture Africaine. C'est ici en effet le « noyau rationnel » dont tout dépend, où se structure un champ de possibilités stratégiques, un champ de forces adverses où l'enjeu n'est pas d'abord « culturel »... C'est ici en tout cas qu'il faut prendre garde aux simulacres et aux bons sentiments, à la parole philanthropique et à la résonance (supposée) en elle des douleurs des autres, au regard panoptique et à la bonne mauvaise conscience à bon compte de ceux qui sont toujours en déplacement [PAGE 11] et toujours (très) occupés sur le territoire des autres où, de toute évidence, se trouvent toujours assurés leur tâche, leur Fardeau. Mais c'est ici aussi qu'il faut prendre garde à cet admirable jeu de cirque : toute cette rhétorique maniérée de faux-fuyants, de pirouettes, de dérapages, de feintes, de va-et-vient, de clins d'œil, de sourires entendus, et qui consiste finalement à ne jamais dire ce qu'on dit ! ... Il est vrai que le discours « africaniste » est, à y regarder de plus près, moins important par ce qu'il dit que par ce qu'il empêche de regarder. Aussi, faut-il seulement être attentif à la circulation et à la répétition de l'Identique, aux ponctuations du discours de la Norme, à la pesée des mots qui s'effectue dans un régime de discours qui ne peut autrement fonctionner qu'à réduire le particulier en manifestation de l'Universel, l'autre au Même, l'actuel à l'Eternel... Assurément ce régime de discours n'est pas la simple forme d'une connaissance ou d'un ensemble de connaissances mais un appareil de pouvoir, un appareil de production de la domination, une conscience savante et éveillée de la (néo)colonisation, la figure théorique et politique de l'impérialisme. Nous ne demanderons donc pas aux « africanistes » de dire autre chose. Ils n'ont rien d'autre à dire.

2

Jean-François Bayart est ici particulièrement bien inspiré. S'appuyant, à juste titre, sur les travaux de certains philosophes africains (P.J. Hountondji, M. Towa, F. Eboussi Boulaga, S.S. Adotevi)[3], il commence par dénoncer le sottisier africaniste traditionnel – ce qui nous fait bien plaisir : « Comprendre que les sociétés africaines sont "comme les autres", penser leur banalité, saisir que leur spécificité est d'ordre strictement historique, voilà ce qu'un siècle d'"africanisme" officel n'a guère [PAGE 12] facilité, quelle que soit la masse considérable de connaissances qu'il a rassemblées. L'image de l'Afrique qu'il a sécrétée est aussi ambiguë que celle de l'"Orient" produite par l'"orientalisme" ( ... ). L'opinion publique occidentale est gorgée de stéréotypes qui, souvent, exhalent le racisme d'antan. L'aberration fondamentale revient sans doute à ériger une africanité mythique, archétype en lequel se résolveraient l'actualité événementielle, la configuration globale et le devenir des sociétés noires. Or, l'Afrique n'est précisément pas le continent des idées simples. Des rives de l'océan Atlantique à celles de l'océan Indien, la diversité triomphe : climatique, physique, humaine, politique, économique, historique »[4].

Quel lecteur africain ne serait tenté d'applaudir à ces remarques de bon sens qui, au dire de ce bon vieux Descartes, serait la chose du monde la mieux partagée ?

Seulement voilà : dans cette étonnante galerie de gribouillages « africanistes » où chacun, comme il est de tradition dans la Tribu, dessine sur le mur la figure de ses propres phantasmes, une chose en tout cas finit par s'imposer à l'attention de tous ceux qui savent lire : ce « dossier » n'est en réalité qu'une plate défense et illustration – une de plus ! – de tout ce qui est ici stigmatisé par Bayart : « l'image ambiguë » d'une « Afrique ambiguë », les « stéréotypes » habituels qui, ici comme ailleurs, « exhalent » toujours « le racisme d'antan », les montagnes de préjugés et d'« idées simples »... Et, bien entendu, « l'aberration fondamentale » qui consiste à « ériger une africanité mythique, archétype en lequel se résolveraient l'actualité événementielle, la configuration globale et le devenir des sociétés noires », y figure en bonne place. En très bonne place[5]. [PAGE 13]

Voyons ensemble.

Un certain Jean-Louis Seurin, ancien « coopérant » au Sénégal, se fait fort de nous « expliquer » les « causes » des « coups d'Etat » et de « la montée » vertigineuse des « régimes militaires »[6]. On est d'entrée tout étonné de l'étrange besoin qu'il éprouve d'accompagner son texte de deux tableaux chiffrés (« en millions de dollars ») qui appellent l'attention sur « l'aide militaire soviétique au Tiers-Monde de 1973 à 1977 » et sur les « livraisons d'armements soviétiques aux pays en voie de développement non communistes 1967-1977 » – également « en millions de dollars courants » ! A quoi peuvent-ils bien servir alors qu'il n'y fait même pas la moindre allusion dans le corps de son texte ? Voudrait-il suggérer par là que « la montée » des « régimes militaires » sur le continent aurait partie liée avec les « livraisons d'armements soviétiques » ? Mystère. D'autant plus que l'« explication » du « phénomène » nous est fournie plutôt à travers « des données multiples »[7]. Lesquelles [PAGE 14] sont ici « analysées » et distribuées sur trois registres : 1) « Les facteurs structurels » : « ceux qui découlent de la faiblesse de l'intégration nationale ». Et celle-ci, aux yeux du « politiste africaniste » Seurin, s'expliquerait tout simplement par « la brièveté pourtant remarquable de la « colonisation utile », c'est-à-dire d'une occupation et d'une administration effective des territoires colonisés. Celles-ci dépassent rarement [hélas !] cinquante ans : de la Première Guerre mondiale à la Loi-cadre de 1956, dans le cas français, alors que l'hagiographie nationale suggère une présence séculaire ». Et ce n'est pas tout. On doit aussi savoir que « le sentiment nationaliste cachait à l'opinion publique des puissances coloniales la réalité d'une sous-administration qui déléguait aux autorités traditionnelles, sur le terrain, la pratique de la gestion »; que « le progrès » qu'apporte la colonisation, l'« avance » lumineuse et salutaire (ô combien !) de « la modernisation », tout cela « n'annule pas nécessairement [hélas !] la tradition ». Et voilà déjà « une des clefs du rôle des militaires et des coups d'Etat » (pp. 94 et 95. Souligné par l'auteur) ! Et voilà donc pourquoi votre fille est muette !

2) « Les facteurs fonctionnels » : ceux qui se confondent avec « les contraintes du développement ». Même si la prosopée de pétitions de principe et de tautologies, la confusion de la pensée et de l'expression mettent notre « politiste africaniste » dans l'incapacité manifeste d'arriver effectivement à les identifier, on finit quand même par comprendre que ceux-ci seraient liés au passage de ce qu'il ne craint pas d'appeler dans sa bafouille le « système colonial pluraliste libéral » (ouf !) à l'« indépendance ». S'inscrivent sous ce rapport : « les demandes croissantes des élites » qui, « dans la décennie60-70 », « changeaient en quelque sorte de sens » et devenaient ainsi, par le fait même, « une contrainte insupportable pour les gouvernants du moment. Dès lors, le paradoxe du développement éclate (... ) : c'est le processus [PAGE 15] de modernisation lui-même qui provoque précisément la vulnérabilité des systèmes politiques africains issus de la décolonisation ». C'est alors qu'entre en scène le facteur des facteurs, celui autour duquel tout s'ordonne et s'éclaire : le « tribalisme ». Ou, plus exactement, sa « novation », sa réactivation. Et là-dessus Seurin est on ne peut plus formel : « les rivalités tribales traditionnelles » qui ne portaient dans le passé que sur les enjeux restreints d'une économie agraire (pasteurs/ cultivateurs) allaient être fortement réactivées par l'apparition d'enjeux nouveaux (exploitation de ressources nouvelles, symboles de puissances modernes, etc.) qui tous se résumaient finalement par le contrôle du pouvoir. Une véritable inversion des hiérarchies sociales allait en résulter et la place relative des forces armées, dans cette conjoncture, devenait décisive ». Attendu du reste que l'armée en Afrique constitue indiscutablement « ce groupe qui contrôle, en toute hypothèse le pouvoir mais qui définit également, à l'heure actuelle, le modèle dominant de la culture politique africaine » (pp. 96 et 97. Souligné par l'auteur).

Et vous voyez bien que les choses sont claires : il suffisait d'y penser !

3) « Les facteurs conjoncturels » : ils peuvent être externes (le « phénomène de contagion », par exemple) ou internes (« les données invoquées par les acteurs eux-mêmes » : « le discrédit de la classe politique en place », « la corruption », « les querelles et les rivalités personnelles »). Mais, ici comme ailleurs, une chose reste en tout cas certaine : « dans l'ensemble, l'afflux ou la surcharge de demandes contradictoires catégorielles ou périphériques dans le cas des ethnies défavorisées, constitue une meilleure piste de recherche que les griefs invoqués officiellement dans chaque cas de figure ». Tant il est vrai que toujours et partout dans cet univers étrange, « le rôle décisif » revient constamment et invariablement aux facteurs dont tout dépend, à partir desquels tout s'explique, savoir : les « facteurs ethniques » (pp. 98, 99 et 104. Souligné par l'auteur).

Et vous voyez pourquoi dans cette foire « africaniste » les émules de Moon et de Madame Soleil y font encore recette ! Mais passons. [PAGE 16]

Arrivé à ce point de son « explication » des « causes » des « coups d'Etat » et de « la montée » des « régimes militaires », notre africanologue estime de son devoir de nous débarrasser (à jamais) de dangereuses[8] et inutiles théories (ou prétendues telles[9]) « essentialistes », invérifiables, étrangères aux « faits », au « concret », au « réel ». Ainsi, se gargarisant toujours de ces vociférations comiques et dérisoires où s'épuise sa « pensée », il tonne contre « les théories néo-marxistes » (J. Ziegler, S. Amin, P. Fougeyrollas) et « les théories de la dépendance » (F.H. Cardoso, E. Faletto, H. Magdoff, A. Gunder Frank, G. Lachenal, Y. Benot, S.G. Ikoku). Au terme d'un prodigieux effort de « lecture » et d'« analyse » serrée de ces « théories », il nous arrive (enfin !) les mains pleines d'une bouleversante découverte : leur « thématique » est indiscutablement « la même » (p. 100. Souligné par l'auteur) ! Oui, oui, « la même », on vous dit !...

Voilà-t-il pas que la « lecture » de ces « théories » concorde à merveille avec les protocoles mêmes de « lecture » ici proposée de l'espace africain ?...

René Lemarchand, lui, fera quelques efforts. Il se propose de nous donner enfin la réponse, celle que nous attendions depuis toujours (il est vrai que l'événement s'est effectivement fait attendre, mais tout, en son temps, finit par arriver) à la redoutable et (ô combien !) lancinante question : celle qui consiste à savoir ce qu'« Indépendance » veut (réellement) dire. Pour nous ? Pour eux ? Allez savoir. De toute façon, je le parie volontiers : cette réponse, un Africain – à moins, bien entendu, d'être lui-même « africaniste » – ne l'aurait jamais devinée. Et pour cause. La question – « Quelles [PAGE 17] indépendances ? »[10] – en soulève, nous dit-on, une autre, « plus fondamentale » : « Quels Etats ? » Fort bien. La réponse ? Attention ! tenez-vous bien pour la savourer : « l'Afrique, pour reprendre le titre d'un ouvrage de Balandier, reste aujourd'hui comme toujours profondément "ambiguë". Tel est, également, le bilan des indépendances » (p. 147. Je souligne, L.N.) !... Et comment donc ! On se le disait aussi !

Il n'est pas indifférent de noter que l'auteur ouvre néanmoins son texte par ce qu'il appelle bien aimablement, visant ses compères, « le sottisier de certains titres récemment parus » sur « l'Afrique étranglée », « désenchantée », « déboussolée », « opprimée », « trahie »[11]. .. Ce qui nous aurait bien fait plaisir s'il ne s'était cru cependant lui-même obligé de surajouter à ce même « sottisier » cette petite invention de son propre cru : le « pouvoir africain », l'Etat en Afrique noire, les « indépendances africaines », l'Afrique elle-même restent « aujourd'hui comme toujours » profondément « ambigus » ! (« Ambigus » pour qui ? par rapport à quoi ?) Et s'il ne stigmatisait pas ce « sottisier » pour des raisons aussi sottes que grenues : en effet, celui-ci présente, à ses yeux, cet irritant inconvénient d'englober et de ranger « la Guinée marxiste » (sic), « l'Etat encore très théorique du Tchad » ou « la République centrafricaine » à côté de « l'appareil centralisateur du Mozambique et de l'Angola », « le leadership ubuesque et sanglant d'un Idi Amin ou d'un Macias Nguema » à côté de « la sagesse éclairée ( ?) d'un Senghor ou d'un Houphouët » (p. 132. Je souligne, L.N.) !... Ce qui l'étrangle littéralement d'indignation : on le comprend un peu !

Pour le journaliste « africaniste » à la page Philippe Decraene, pas de problème. Et pas de surprise non plus pour son lecteur : il lui sert les mêmes salades, celles qu'il a l'habitude de lui vendre régulièrement dans sa page « africaine » du Monde : la « spécificité » des « partis politiques africains » serait « aujourd'hui » à définir [PAGE 18] en référence aux « systèmes politiques précoloniaux »; n'oubliez pas ici, n'oubliez surtout pas, braves gens, « le poids du tribalisme et du régionalisme » (ce sésame ouvre-toi qui, comme chacun sait, donne infailliblement accès à l'intelligence de cette « Afrique ambiguë » – ô combien !) l'hypothèque de la « tradition/modernité »... Autant d'« éléments » indispensables de « réflexion » sur « les partis politiques africains ». Et puisque tyrannie de la mode oblige, on ne manquera pas de conclure ces « réflexions » en beauté sur une citation bien sentie du nouveau Maître Penseur de la « tiers-mondologie » et de l'«africanisme » – M. Naipaul – après avoir noté qu'« un véritable regain de vie politique » en Afrique n'est pas pour demain, « car les masses populaires africaines ne sont encore que très partiellement sensibilisées à la vie politique »[12] !

C'était donc pour en arriver là qu'il fallait tous ces faux-fuyants et gazouillements filandreux : « les masses populaires africaines » sont encore politiquement frustes [PAGE 19] (attendu qu'on n'ose plus dire clairement aujourd'hui – « primitives » – sauf, bien entendu, avec des guillemets !); elles sont encore indiscutablement demeurées, dépourvues qu'elles sont, les pauvres, de toute conscience politique véritable ! Et vous vous doutez bien, dans ces conditions, que nous devons donc entièrement nous en remettre à la Science de ces braves philanthropes d'« africanistes » (ou d'africanologues, ou de négrologues), les seuls encore à savoir « lire » dans le fond permanent et ésotérique de l'« âme noire », les seuls encore à savoir deviner et pénétrer jusqu'aux pensées les plus secrètes de ces « masses populaires africaines », jusqu'aux racines de leurs désirs, jusqu'à la moindre nuance de leurs intentions, donc les seuls qui soient incomparablement mieux placés, indiscutablement habilités à parler leur langage, à parler pour elles, en leur nom, à leur place... Et vous vous doutez bien que nous devons entièrement nous en remettre à la Science de ces braves philanthropes d'« africanistes » pour arriver à les dégrossir un peu de leur rusticité des sous-développés, des laissés-pour-compte de l'Histoire... Tant il est vrai qu'elles ont encore besoin d'être assistées : Civilisation, Progrès, Développement, Modernité... obligent ! Quant à la forme de leur existence sociale, la forme d'existence sociale qui convient au stade actuel de leur évolution, nous devons entièrement nous en remettre, en toute confiance, au savoir-faire de « leurs » présidents (comme dirait l'inénarrable M. Cornevin) qui, Dieu merci, font leur travail...

Voilà-t-il pas que la Science des « africanistes » voit ainsi son avenir et sa tâche assurés sans problème ?...

Si Gérard Conac trace un « portrait du chef d'Etat »[13] qui entend « se garder de deux tentations contradictoires, celle du portrait-robot et celle de la caricature », c'est en fait pour bien nous montrer combien « la présidence de la République est en Afrique noire une véritable chefferie d'Etat » – ce qui n'est pas entièrement faux. Mais risque de reconduire des fantômes connus quand on se croit obligé de déclamer que cela relèverait (après tout) de l'ordre des choses – attendu qu'on ne saurait faire autrement « pour gouverner des populations qui n'ont [PAGE 20] pas encore acquis le sentiment d'un destin collectif » (je souligne, L.N.) ! Thèse qui ne peut sérieusement s'établir qu'au prix de se formuler dans ses termes véritables : La présidence de la République est en Afrique noire une véritable chefferie d'Etat du fait qu'on ne saurait faire autrement pour gouverner des populations qui en sont encore au degré zéro de la conscience politique digne de ce nom, donc de la Civilisation, du Progrès, du Développement, de la Modernité...

Aux yeux de Jean-Claude Gautron, « l'administration »[14] est un mystère de l'Incarnation, inexplicable en dehors du modèle sociologique wébérien ! Rien d'étonnant alors, de ce point de vue, qu'il enfonce bruyamment (et inutilement) des portes pourtant si largement ouvertes : le rabâchage des mythes habituels et commodes de la « tradition/modernité » avec leurs corrélats invincibles de « développement/sous-développement ».

C'est ce parti pris du sottisier régnant, du tape-à-l'œil des vieilles lunes en néon de l'idéologie développementiste et de la rhapsodie de platitudes historicistes et évolutionnistes repeintes ici aux couleurs de la sociologie wébérienne pour faire illusion, et qui, comme on sait, encombrent depuis des lustres les champs de l'opinion intellectuelle des docteurs ès « tiers-mondologies » et « africanologie », que nous retrouvons sans surprise au cœur du texte de Jean-François Médard, « coopérant » encore sous les drapeaux[15].

Armé d'un concept-panacée (le « néo-patrimonialisme ») qu'il est tant fier d'avoir « découvert »... chez Max Weber et dont il nous fait grand étalage à grands roulements de tambour, notre « politiste africaniste » nous confie d'emblée ne pas craindre, lui, « le reproche galvaudé d'ethnocentrisme » (quel courage !) pour, « dans un premier temps, caractériser l'Etat en Afrique comme un Etat sous-développé ». Entendons par là : le contraire d'« un Etat développé et moderne » (pp. 6 et 7).

Cercle parfait de la tautologie qui, pour assurer la consistance de ses « démonstrations », appelle au secours [PAGE 21] « le syndrome – de « l'Etat mou » souligné naguère par Gunnar Myrdal[16]. Et cet « Etat mou », du point de vue du savant africanologue, s'illustre à suffisance – comme « sous-développement politique », comme « pathologie politique » (sic) – « par un certain nombre de traits caractéristiques de son malfonctionnement ». Et la Science de l'africanologue triomphe sans risque pour en retenir quatre : 1) « l'instabilité » : « la fréquence des coups et tentatives de coups d'Etat dans la plus grande partie des Etats africains est le signe d'une instabilité chronique ». C'est tout ce qu'il importe de savoir sur ce point. Donc, pas besoin d'explication : « l'instabilité », tout le monde sait très bien ce que c'est. Ne serait-ce que par le biais de ce que la Grande Presse nous raconte chaque jour que dieu fait sur les graves dangers de « déstabilisation » qui menace toute l'Afrique, donc les intérêts bien compris de la France et de l'Occident. Ainsi du Tchad. Où, nous dit-on, « la menace d'éclatement semble provenir d'abord de Khadafi ». Ben voyons ! Surtout – se fatigue-t-on à nous le préciser – qu'au sein même de ces Etats, « la conscience nationale paraît bien faible et seconde par rapport aux solidarités ethniques » et qu'« elle semble ne s'exprimer que lors des compétitions internationales de football » (pp. 8 et 9. Je souligne, L.N.). Et vous voyez bien vous-mêmes, dans ces conditions, combien sont lourdes, grandioses, exaltantes, les responsabilités qui sont celles de la France dans cette partie du monde ! ...

2) « L'inefficacité de la gestion publique » : elle est due « en large partie, mais non exclusivement, à la corruption politico-administrative ». « Non exclusivement » parce que « cette corruption est d'autant plus importante, qu'à la corruption financière liée au développement de l'économie monétaire, se combinent des formes de corruption qui trouvent leur origine dans les solidarités plus ou moins [admirons ici ce « plus ou moins »] traditionnelles ». Exemple : « le loyalisme premier à l'égard de la famille engendre un népotisme qui imprègne l'administration. Le tribalisme [eurêka !] prolonge le népotisme [PAGE 22] au profit des solidarités ethniques. Le clientélisme, type de solidarité interpersonnelle reposant sur l'échange entre personnes contrôlant des ressources inégales, est partout roi » (p. 10. Je souligne, L.N.).

3) « La violence ». Ici aussi, pas besoin de vous faire un dessin. Tout un chacun sait très bien qu'« en Afrique, la violence est plutôt de nature anarchique », qu'elle y est particulièrement « à l'état libre », que son « règne ( ... ) se remarque d'abord par la rareté des régimes tant soit peu démocratiques ou libéraux et l'abondance corrélative des dictatures civiles et militaires », « l'exercice du pouvoir ( ... ) marqué par l'arbitraire, le non-respect du droit, la violation des droits de l'homme »... Et c'est vrai sur toute la ligne, hélas. Comme ce n'est pas faux de noter aussi cependant que « la violence n'est pas le monopole du continent africain ». Mais qu'est-ce qu'on cherche alors à prouver avec des stéréotypes qui nous viennent de si loin, des stéréotypes que l'on s'escrime péniblement à tirer du fin fond de la fosse connue, du genre : « Dans la société civile, le degré de violence est tel que la violence étatique est impuissante à le contrôler » (p. 12) ?...

4) « La dépendance » : « l'état désastreux des économies africaines rend indispensable l'assistance au développement ou à la survie. Il est difficile d'être à la fois libre et assisté. ( ... ) Le véritable non-alignement devient alors très difficile. Les dirigeants politiques recherchent des patrons étrangers : anciennes puissances coloniales ou superpuissances, pays pétroliers. Les palinodies de certains chefs d'Etat dans leur rapport avec Khadafi [encore... : décidément, il y a là comme une obsession !], illustrent ce à quoi l'on est réduit quand on ne peut pas payer ses fonctionnaires, ou simplement assurer son autorité sur son pays » (p. 13). Attendu qu'une situation de ce genre, qu'une si triste situation de dépendance n'a rien à voir, absolument rien à voir avec la perpétuelle paie des fonctionnaires prodiguée, elle, par la France. Ou, encore moins, avec ses bases militaires disséminées aux quatre coins de l'Afrique « francophone ». Ou, encore moins, avec les continuelles promenades de santé à travers le continent de ses corps expéditionnaires destinées, elles, comme on sait, à contenir les véritables menaces [PAGE 23] de « déstabilisation » orchestrée par « l'expansionnisme soviétique » et son inquiétant lieutenant Khadafi !

Et nous sommes invités (naturellement !) à prendre ces montagnes de platitudes et ces refrains de propagande qui courent les rues pour une « explication » des « systèmes politiques africains ». Ou du moins pour une « étape » décisive dans cette « explication » : celle qui permet de rendre compte de leur « malfonctionnement » (ce syndrome de leur « pathologie politique »). Lequel, du reste, constitue déjà, en lui-même, un progrès considérable en regard « des systèmes politiques traditionnels qui les ont précédé »[17]. Mais si on veut réellement accéder à l'intelligence de la « logique » (ou de la « rationalité ») à l'œuvre dans ces « systèmes politiques » il faudra bien en passer par ce « concept » artisanalement emprunté à Max Weber : le « concept » de « néo-patrimonialisme ». Ainsi, la cause est entendue. On a beau feindre ensuite (par simple artifice d'exposition) la restriction du champ opératoire de ce « concept », faire semblant de reconnaître que « cette typologie wébétienne des pouvoirs traditionnels s'applique imparfaitement aux pouvoirs traditionnels africains dont la variété défie toute classification systématique » (pp. 15-16) et dont rien n'indique une quelconque ressemblance avec les royaumes mérovingiens et carolingiens ou, encore moins, les Etats orientaux étudiés par l'auteur de L'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme, on n'en tient pas moins déjà pour établi qu'il est la clé qui, dans cet univers fantastique et morbide, ouvre largement toutes les portes.

Car, dans la mesure même où « c'est l'absence de distinction entre domaine privé et domaine public [qui] est au cœur de la notion de patrimonialisme » (p. 15); où, par exemple, « le roi, qui est souvent un chef militaire, un conquérant, se comporte en quelque sorte comme le propriétaire de son royaume qu'il gère comme un patrimoine personnel, combinant despotisme et arbitraire [PAGE 24] personnel avec un certain respect des coutumes traditionnelles » (Ibid.); où, comme c'est le cas de l'« Afrique tropicale », « la logique patrimoniale s'applique à un système politique qui n'est pas traditionnel » (p. 16), n'en voilà-t-il pas d'emblée le voile se lever comme par enchantement et la lumière brusquement se faire sur « la spécificité des pouvoirs africains », donc sur cette « absence de distinction entre domaine privé et domaine publie » qui régit « un système politique qui n'est pas traditionnel », donc sur le « népotisme », le « tribalisme », le « clientélisme (ou patronage) », les « relations interpersonnelles d'échange entre égaux » et la « corruption financière » ?... Et qu'est-ce alors là, sinon autant d'« expressions du néo-patrimonialisme » en personne (pp. 17-19) ?

Nous, on veut bien.

Seulement voilà : depuis quand la Science est-elle à ce point une simple question d'apparence, d'évidence, de vraisemblance, de concordisme, relevant ainsi de l'ordre de l'opinion droite (au sens platonicien) ?

3

Mais l'ensemble de ce dossier sur « les pouvoirs africains » n'est pas d'une frivolité aussi désarmante. Trois textes, je l'ai dit, sont réellement dignes d'attention et tranchent ici par une volonté bien marquée et un certain courage d'aller (inégalement et jusqu'à un certain point s'entend) à contre-courant du sottisier africaniste traditionnel. En tout cas, ils vont visiblement à contre-courant de la cascade de sornettes et de platitudes débitées sur tous les tons par les autres co-auteurs du dossier - ce qui, déjà, n'est pas rien !

C'est le cas du texte tout en nuances et en notations perspicaces de P.F. Gonidec[18] qui s'emploie à mettre calmement les choses au point. D'entrée de jeu, il souligne bien que les typologies (et/ou les catégories) juridiques et sociologiques (classiques) s'adaptent mal ou pas du tout aux réalités politiques africaines. Surtout quand [PAGE 25] celles-ci – comme on vient de le voir dans les textes précédents – ne sont pas interrogées en elles-mêmes et pour elles-mêmes mais « à partir des expériences vécues par les Etats dits développés » supposés constituer, sur la base d'une simple croyance politique et idéologique, l'étalon unique permettant de mesurer toutes les autres « expériences vécues » possibles. Surtout quand, de ce point de vue occidentalo-centriste, dans cette logique invincible de la propagande, on se croit obligé de recourir à « une solution simple, voire simpliste » : « partir du postulat que l'univers politique est peuplé de bons et de méchants. Les bons, ce sont les démocraties dites libérales, qui ne sont pas « une conception de la démocratie... une interprétation entre autres possibles, mais la démocratie elle-même » (G. Vedel) et qui ne sauraient être que les régimes des sociétés capitalistes développées, des riches. Les mauvais, ce sont les autres, les pauvres voués à l'autoritarisme pour longtemps. Cette thèse [géniale, comme on le voit] est développée par des auteurs américains tels que G. Almond, L.W. Pye, suivis par certains politologues français (M. Duverger[19], R.G. Schwarzenberg) » (pp. 63 et 64). [PAGE 26]

Mais il faut bien s'entendre. A ce niveau déjà est en effet possible la confusion qui prendrait ces remarques de bon sens pour des phrases vides et inutilement bruyantes sur « La Culture africaine », « L'Identité négro-africaine », « L'Africanité », « L'Authenticité africaine », « L'Ame noire », « L'Afrique profonde »... supposées rebelles aux théories (et aux catégories) « occidentales » et auxquelles renverraient une organisation de la société et une conception du politique supposées spécifiques, comparables à nulle autre, uniques en leur genre, logées qu'elles seraient dans une invincible Différence en Soi et pour Soi... Gonidec voudrait seulement ici appeler notre attention sur ce « fait fondamental, volontiers passé sous silence, à savoir que tous les Etats africains vivent encore une période de transition. Il en résulte que l'observateur ne perçoit pas des formes achevées, mais des ébauches de ce que pourraient être un jour les régimes politiques africains. Pour mettre en évidence ce fait et en découvrir les caractéristiques, il est indispensable de replacer les systèmes politiques dans l'ensemble des formations sociales africaines, qui sont elles-mêmes en voie de mutation, et dont ils ne sont, en définitive, que l'expression politico-juridique » (p. 64. Je souligne, L.N.). [PAGE 27]

Impossible donc de comprendre quelque chose, aux systèmes politiques africains (et a fortiori, de prétendre les classer) sans, nécessairement, passer par une analyse, rigoureuse des formations sociales africaines dont ils sont partie intégrante. Mais impossible aussi d'y comprendre quelque chose quand on n'a pas compris que ces formations sociales elles-mêmes « ne vivent pas en vase clos », qu'elles sont au contraire profondément arrimées aux formations sociales extérieures à l'Afrique, donc aux formations sociales impérialistes.

Même s'il ne faut pas ici «revenir sur un passé, parfois lointain, qu'il ne faut pas négliger ( ... ), il est [cependant] important de souligner que les formations sociales d'aujourd'hui sont tributaires d'un double passé : levieux passé précolonial, sécrété à travers les siècles par les sociétés africaines elles-mêmes, encore qu'elles aient subi des influences extérieures (arabisation et islamisation) avant la pénétration européenne, et le passé colonial imposé à l'Afrique pendant toute la période de domination, plus ou moins longue selon les pays (importance du facteur « temps » souvent négligé). Ces deux passés ne s'excluent pas; ils coexistent » (p. 65. Souligné par l'auteur). Et cela suffit à vider de leur sens toutes ces antiennes sur la « modernisation » dont on nous rebat sans cesse les oreilles. Cela suffit pour comprendre que la « modernisation » n'est, en aucune façon, « une sorte de jeu à somme nulle qui aurait pour effet de remplacer l'ancien, c'est-à-dire les vieux modes de production précapitalistes et les superstructures correspondantes, par le nouveau, c'est-à-dire le mode de production capitaliste (et sa superstructure) introduit de l'extérieur par les Etats dominateurs ». Cela suffit pour comprendre l'inanité du pathos convenu sur la « Tradition/Modernité ». Comment ne pas voir en effet qu'« il n'y a pas d'un côté l'ancien, le passé mort, figé, cristallisé, et de l'autre le nouveau, le tissu vivant en voie de prolifération, mais l'ancien et le nouveau vivant en symbiose, se fécondant mutuellement » ? Comment ne pas voir que « les formations sociales africaines sont [ainsi] caractérisées par leur complexité » ? (Ibid. Je souligne, L.N.).

Qu'importe que l'auteur ne reste toujours pas lui-même à la hauteur des conséquences qui s'imposent pourtant [PAGE 28] d'elles-mêmes à partir de ces « évidences » ? Qu'importe qu'il expulse par la porte les mirages spéculaires de l'idéologie de la « Tradition/Modernité » pour les faire entrer par la fenêtre avec l'idéologie du « Progrès » telle que la philosophie des Lumières en a défini les clauses et fixé les canons ? Qu'importe qu'il prenne au sérieux, dans cette optique mâtinée de marxisme, toute la bigarrure carnavalesque des « couleurs » politiques ou des « options » fracassantes (« progressistes »/« modérées ») usuellement de rigueur sur le continent ? La partie, pour l'instant, est ailleurs : souligner clairement, comme il le fait, « le caractère artificiel de l'opposition établie par Max Weber et ses émules entre ce qui est traditionnel et ce qui est moderne ». Montrer donc qu'« en toute chose, il y a du traditionnel et du moderne, de l'ancien et du nouveau » (p. 76. Je souligne, L.N.).

Il est vrai qu'« on ignore, ou on feint d'ignorer, que la tradition africaine n'est pas univoque, pas plus que celle de n'importe quel autre continent, qu'une tradition culturelle est toujours un héritage complexe, contradictoire, plurivoque, un système ouvert de choix multiples qu'il appartient à la génération présente d'actualiser partiellement, en valorisant tel choix plutôt que tel autre et en sacrifiant nécessairement tous les autres choix possibles. On ignore ou on feint d'ignorer qu'une tradition culturelle ne vit que d'être ainsi exploitée dans le présent, sous tel ou tel de ses aspects au détriment de tous les autres, et que le choix de cet aspect privilégié fait lui-même l'objet d'une lutte présente, d'un débat sans cesse rebondissant, où se dessine, hésitant, le destin de la société. Surtout, on ignore ou on feint d'ignorer que la tradition culturelle africaine n'est pas close, qu'elle ne s'arrête pas quand commence la colonisation mais inclut aussi bien la vie culturelle coloniale et postcoloniale; que l'Afrique dite moderne est aussi "traditionnelle" que l'Afrique précoloniale, au seul sens acceptable du mot "traditionnelle", au sens où la tradition n'exclut pas mais implique au contraire, nécessairement, un système de discontinuités »[20]. [PAGE 29]

Quand cela est clair, toutes les montagnes de fadaises et autres fables en béton inlassablement accumulées et ressassées sur et autour de la « Tradition/Modernité » s'écroulent comme des châteaux de cartes.

Et il n'est pas aussi indifférent de le noter avec Gonidec : le mode de production capitaliste, dans son contexte colonial-impérialiste, « n'avait saisi, d'un point de vue quantitatif, qu'une fraction, plus ou moins importante selon les pays, des sociétés africaines. Ceci veut dire qu'à l'intérieur des territoires coloniaux coexistaient deux types de sociétés, les unes régies par les vieux types de production précapitalistes, les autres par le nouveau mode de production. Ceci ne veut pas dire qu'on était en présence de sociétés dualistes (ou duelles ?). En réalité, la dominance du mode de production capitaliste impliquait que la totalité des sociétés africaines faisait partie d'un ensemble structuré et hiérarchisé à l'intérieur duquel des influences réciproques se manifestaient. D'où les phénomènes de syncrétismes. Il n'empêche que dans la mesure où deux modes de production coexistaient, les individus raisonnaient et se comportaient selon des logiques dissemblables. Aujourd'hui, la situation ne s'est pas fondamentalement modifiée » (p. 66. Je souligne, L.N.).

C'est assez dire que les formations sociales africaines actuelles doivent donc être considérées comme base de typologie des systèmes politiques africains. Ainsi, pour Gonidec, quatre « stratégies » semblent se dégager de la pluralité des « stratégies » théoriquement possibles devant lesquelles « l'héritage colonial » a placé les dirigeants africains :

    1) accepter l'héritage et poursuivre dans la voie tracée par le colonisateur, c'est-à-dire achever [PAGE 30] la transformation des formations sociales selon la voie capitaliste;
    2) contester cet héritage et emprunter, à titre transitoire, une voie de développement non (ou anti) capitaliste;
    3) refuser l'héritage colonial et s'engager dans la voie de la construction du socialisme selon le modèle marxiste-léniniste;
    4) accepter l'héritage sous bénéfice d'inventaire et s'efforcer d'en modifier les éléments en cherchant une troisième voie, à mi-chemin entre le capitalisme et le marxisme-léninisme (voies africaines du socialisme ?) (pp. 66-67).

A ce niveau, et contrairement au pathos connu des propagandistes de deux bords (les hérauts du bloc de l'Ouest et ceux du bloc de l'Est), l'auteur fait remarquer à juste titre que « malgré l'influence du marxisme-léninisme ( ... ), aucun Etat africain n'a réellement adopté la troisième solution. Il n'y a pas de Cuba africain, même si les forces armées cubaines ont aidé en particulier le MPLA à conquérir le pouvoir et à le conserver ( ... ). L'option est par conséquent entre les trois autres stratégies. Ceci signifie que dans le premier cas, les Etats africains se rapprochent de plus en plus du modèle capitaliste et s'intègrent de plus en plus au système capitaliste mondial. L'exemple type, en Afrique francophone, c'est la Côte-d'Ivoire et, en Afrique anglophone, le Nigeria ( ... ). Dans le second cas, bien que les liens avec le système capitaliste subsistent, on peut observer un certain nombre de transformations qui éloignent les Etats qui entendent suivre une voie de développement non capitaliste ( ... ) du modèle capitaliste. ( ... ) Avec les voies africaines du socialisme, on se trouve en fait devant des voies de type réformiste qui apportent, en définitive, peu de modifications aux formations sociales africaines. Ces dernières demeurent intégrées au système capitaliste » (p. 67. Je souligne, L.N.).

Aussi, compte tenu de l'état actuel largement inachevé de formations sociales africaines, est-il permis, selon Gonidec, de déceler davantage des tendances (parfois, il est vrai, contredites par la pratique) que des certitudes [PAGE 31] sur la nature des systèmes politiques africains. Tendances que l'auteur distribue sur deux registres 1) « systèmes politiques à tendance réformiste »; 2) « systèmes politiques à tendance révolutionnaire ». A noter, dans les deux cas : « beaucoup de survivances des vieux systèmes précoloniaux » : c'est que nous avons bel et bien affaire ici à des Etats « en voie de transition ». A remarquer aussi : la nature particulière de ces formations sociales qui ne peut pas ne pas impliquer des « déviations » par rapport au « modèle offert par les Etats dits développés », voire des véritables « dénaturations » dans la pratique politique : c'est que « le droit » est fréquemment « réinterprété en fonction de la culture politique existante, faite d'un mélange de traditionalisme et de modernisme, et en fonction des intérêts des classes et catégories sociales selon les rapports de force ». Point n'est donc besoin de préciser qu'il y a des « ressemblances » entre ces deux cas, « même s'ils divergent sur un certain nombre de points » (pp. 69 et 70).

Ce sont encore ces « déviations » et ces « dénaturations » mais, cette fois, « à propos des racines historiques du pouvoir », que nous retrouvons au centre du bel article de Catherine Coquery-Vidrovitch[21].

« L'idée est de montrer à quel point le pouvoir est, en Afrique sub-saharienne, le résultat d'un processus de longue durée qui mêle de façon inextricable des éléments hérités de systèmes politiques successifs et en grande partie contradictoires – schématiquement : précolonial, colonial et postcolonial; d'où l'émergence, voire la dominance de phénomènes qu'il serait tout à fait erroné d'analyser aujourd'hui de façon statique, c'est-à-dire sans faire référence, de façon approfondie, à la diachronie. Mais il est aussi nécessaire d'échapper à la tentation ethnographique, qui fut souvent d'insister outre mesure sur un héritage relevant exclusivement du passéisme précolonial : l'épisode colonial, s'il fut bref, n'en a pas moins été profondément traumatisant, puisqu'il a transformé de façon indélébile les structures antérieures » (p. 51. Je souligne, L.N.). [PAGE 32]

Façon de s'inscrire en faux, on le voit, contre cette rengaine convenue et grotesque braillée sur tous les tons par les missionnaires de la religion du Développement et autres sergents civilisateurs et libérateurs, qui, avec un bel ensemble, attribuent « souvent à tort à la tradition africaine ancienne deux des plaies actuelles du continent : le profil charismatique et totalitaire du chef et les déchirements du tribalisme. Or, dans l'un et l'autre cas, il s'agit des éléments antérieurement constitutifs des réalités coutumières : la chefferie et ce que l'on pourrait appeler le « nationalisme ethnique » (Ibid. Souligné par l'auteur).

« Chefferie » d'abord. Le « chef coutumier » – pour reprendre le lexique colonial toujours en vigueur –, qui s'insère dans « un contexte social global », loin d'incarner un pouvoir charismatique, messianique, despotique, totalitaire, à l'image de celui dont disposent nos actuels Timoniers et Guides Eclairés-Eclairants, personnifie plutôt « un pouvoir régulateur ». Pouvoir qui s'exerce comme « centre et symbole de la rencontre et de la diffusion de réseaux complexes de pouvoirs – lignagers, territoriaux et interpersonnels ». Pouvoir qui, si l'on peut ainsi dire, s'exerce plutôt qu'il ne se possède. Et dont le fonctionnement ne se laisse pas réduire a quelque chose comme « une hiérarchisation administrativo-politique verticale de type pyramidal ». Dont l'un des traits caractéristiques est qu'il repose davantage sur les hommes que sur la terre. De là sans doute que les mythes du territoire n'y jouent nullement le rôle de pétrisseurs de l'imaginaire collectif. Et pour cause : « l'élasticité du territoire » est ici fonction des « dimensions lignagères ». Ce qui veut dire que « les limites en étaient floues et changeantes, variant au gré des déplacements ou des fluctuations démographiques. D'où le caractère relatif et secondaire du territorial dans la définition de l'ensemble politique et du pouvoir d'Etat » (pp. 51 et 52. Souligné par l'auteur).

Arrive la nuit des longs couteaux : la Colonisation. Elle s'empresse de mettre en place des structures administratives dont les objectifs (politiques, économiques et sociaux) sont, pour le moins, inconciliables avec le système antérieur (précolonial). S'ouvre alors une ère [PAGE 33] des collaborateurs : « alliés politiques bien choisis et bien dressés » au travers desquels les « métropoles » passent leurs consignes et leurs mots d'ordre. « Ce fut ce qu'on appela la "politique indigène" chargée, en dernière analyse, de sélectionner des chefs soumis susceptibles d'opérer la reconversion des mentalités. » Politique qui s'acharne à « briser l'esprit de groupe des communautés locales en jetant les bases d'un esprit individualiste par l'usage judicieux des récompenses »... (Ce qu'en bon français on appellera tout simplement : la corruption. Dans tous les sens du terme, – Eh oui ! la corruption, quoi qu'on dise, ne porte pas inscrite sur son front la date des « indépendances » !) Et voici notre « chefferie » devenue, au fil des temps, un vulgaire « rouage administratif ». Certes, les choses, on s'en doute, n'étaient pas toujours faciles pour le chef dit « coutumier ». Certes, il y eut bel et bien quelques cas de refus d'ordre, voire quelques révoltes. Et, de ce point de vue, il serait un peu court de voir dans le personnage du « chef coutumier » un simple « traître », un minable « collaborateur ». Docilement et passivement acquis aux « méfaits de la colonisation ». Il n'en reste pas moins que « courroie de transmission obligée » entre « la masse rurale » et ses « nouveaux maîtres », « tout chef, du fait même qu'il le restait, optait du même coup pour la collaboration; il lui fallait coopérer coûte que coûte et subir la loi de l'alliance » (pp. 52 et 53. Je souligne, L.N.)[22].

Aussi n'y a-t-il rien d'étonnant à ce que cette « loi de l'alliance » affecte et corrompe jusqu'à la racine la signification même de ce qu'on osait (et qu'on ose) encore appeler « chefferie », « chef coutumier ». Rien d'étonnant [PAGE 34] en tout cas à ce que ces mots soient purement et simplement réduits à de banals réflexes conditionnés par l'habitude du lexique colonial. A de simples phantasmes verbaux. Tant il est vrai que le « chef coutumier », représentant (dérisoire) de l'Etat colonial, n'était plus, finalement, qu'un très modeste fonctionnaire de gouvemement. Qu'importe alors que ce brave salarié ait droit à une double rémunération : son « traitement » administratif et le « tribut » supposé – lui aussi – « coutumier » qu'il rançonne à tour de bras aux paysans terrorisés. Et tout cela sous le haut patronage du tout-puissant « commandant » blanc du coin. Mais ce qui importe de retenir à ce niveau, c'est « le rôle joué par la rémunération des chefs dans les luttes politiques » (p. 55).

En effet, cette situation de fortune à moindres frais va bientôt jouer un rôle considérable dans les conflits et inimitiés politiques qui, bien évidemment, opposent les sous-chefs au chef en titre. Les premiers souhaitent « tout naturellement » voir ériger leurs territoires en autant d'entités indépendantes « afin de percevoir la totalité de la ristourne »; le second reste décidé à défendre de pied ferme « l'intégrité territoriale » de sa « chefferie », c'est-à-dire en somme : l'intégrité financière de sa bourse ! Et il n'est pas indifférent de le noter : ces antagonismes mercantiles ne vont guère tarder à brandir « des arguments idéologiques » pareillement imparables : au chef qui parle « de l'unité clanique (ou ethno-culturelle), en se référant, à l'occasion, à des arguments d'ordre historique », les sous-chefs opposent le caractère fictif de cette parenté, « au nom d'arguments du même ordre. On voit toute la mystification « tribaliste » qui put ainsi prendre son essor »[23], tout son essor... En tout cas, le « chef coutumier », fort de cette « nouvelle coutume fort éloignée des traditions précoloniales », a su ainsi « utiliser sa position privilégiée, à la lisière des deux systèmes, pour affirmer au nom d'une tradition plus ou moins usurpée une aisance toute moderne comme [PAGE 35] planteur ou entrepreneur de transports, bref comme petit capitaliste régional... » (pp. 55, 56 et 57. Je souligne, L.N.).

« On invoque aujourd'hui, pour rendre compte de la passivité des peuples devant les incartades, les abus, voire la folie dévastatrice de certains responsables – chefs locaux, voire chefs d'Etat de triste renom –, le respect religieux absolu d'ordre charismatique envers le « chef » précolonial d'antan; ne faudrait-il pas plutôt y voir la terreur inspirée par le tout-puissant « commandant » blanc qui, dans sa circonscription, exerçait sur des milliers d'individus un pouvoir discrétionnaire » (p. 57) ?...

Reste à savoir, dans la même optique, ce qu'il en est au juste de ce sésame ouvre-toi devenu aujourd'hui l'ordinaire et la consigne impérative de tout discours conforme sur l'Afrique : le « tribalisme ». « Tribus » ! « Tribalismes » ! Nature « tribale » des sociétés africaines « traditionnelles » !... Le moindre petit « spécialiste » de l'Afrique aujourd'hui triomphe sans risque à « expliquer » tout et partout sur le continent en termes de « tribus » et de « tribalisme » ! Tape-à-l'œil en néon de l'ethnologie de papa qui ignore ou feint d'ignorer que cette alliance confuse de mots n'est en réalité que « le dernier avatar, abâtardi par l'épisode colonial, de l'évolution du "sentiment ethnique" précolonial » (p. 57). Evolution dont on peut distinguer chronologiquement quatre étapes essentielles : 1) la situation précoloniale – étape « dans laquelle, note Coquery-Vidrovitch, les structures politiques, lignagères et sociales se répondaient étroitement; l'organisation sociale correspondait à un certain niveau des forces productives regroupant une série d'unités familiales/noyaux de production en un ensemble culturel historiquement situé et rassemblé, qui se reconnaissait comme tel – ce que les spécialistes appellent aujourd'hui une « ethnie ». La référence à un patrimoine commun et le sentiment d'interdépendance qui reliait entre elles les cellules de base permettent de parler pour cette époque de « nationalisme ethnique » – car les structures ethniques jouaient alors pleinement leur rôle, assurant et traduisant un relatif équilibre, entre le système socio-politique, l'organisation de la production [PAGE 36] et des échanges, et le modèle idéologique et culturel » (pp. 57-58).

2) Aussi n'y a-t-il lien d'étonnant à ce que l'époque coloniale soit scandée par « la revendication ethnique ». En effet, celle-ci apparaît « à peu près partout en Afrique à la même époque » (au tournant de la Première Guerre mondiale et, surtout, entre les deux guerres). Beaucoup plus prononcée dans les régions où la conquête coloniale, faisant immédiatement suite à la Traite, fut particulièrement brutale et rapide (Afrique centrale et orientale), elle devient ainsi facilement « une expression de résistance à la colonisation », à « la répression organisée ». « Rejet de l'aliénation culturelle au nom d'un passé autochtone valorisé, voire idéalisé », elle exprime clairement « le refus global du nouveau pouvoir, par le recours à une sorte "d'âge d'Or" révolu et impossible ». Par là, elle se pose comme « refuge dans l'imaginaire, courant exprimé à merveille par les mouvements religieux de type messianique ». Et point n'est besoin de le préciser : « l'administration coloniale s'est empressée d'utiliser cette vague néo-traditionaliste à des fins de conservatisme politique et culturel, en entretenant des chefferies ethniques localisées et parcellisées, voire en les dressant les unes contre les autres par le jeu des rivalités, des cadeaux et des ristournes d'impôt; comme on l'a vu pour le Congo belge, les pulsions centrifuges d'origine financière tendirent à accentuer les diversités « ethniques » jusqu'alors compatibles avec une organisation politique et sociale intégrée ». C'est alors que la résistance dynamique du début se transforma en frein social sur lequel le colonialisme aura à jouer dans tous les sens où souffle le vent de ses intérêts. Lesquels auront toujours à se confondre avec le recours aux « chefferies administratives » bientôt codifiées et légitimées par l'« ethnologie coloniale » (pp. 58 et 59. Je souligne, L.N.).

3) Et c'est bel et bien dans ces conditions « qu'intervient la troisième étape, néocoloniale. A ce stade émergea véritablement le tribalisme, c'est-à-dire la manipulation du sentiment ethnique déjà renforcé et déformé par un demi-siècle de colonisation. Ce fut le fait des premiers dirigeants des nouveaux Etats indépendants. » (p. 59. Souligné par l'auteur). [PAGE 37]

4) Aujourd'hui, « le tribalisme n'est que la traduction du problème politique dans son ensemble. La meilleure façon de le réduire sera donc de résoudre le problème politique : les séquelles tribales se désagrégeraient d'elles-mêmes; c'est une question de pratique politique; c'est aussi une question d'éducation – et de génération » (pp. 61-62).

Donc, « héritage » précolonial dénaturé, à des fins politiques, par la colonisation, profondément enraciné, depuis, dans les « masses populaires », constamment entretenu et porté à son paroxysme par l'appareil d'Etat néocolonial à des fins politiques qui ne sont pas sans rappeler celles de la colonisation, le « tribalisme » n'a pas à être nié ou dénoncé. Mais, d'abord, compris. Autant dire que la question ne se pose pas en termes de négation : le « tribalisme » n'existe pas; encore moins en termes de cris d'improbation : « A bas le « tribalisme » ! – Cris ineptes et inutilement démagogiques. Mais, plutôt : qu'est-ce que cela veut dire ? Question qui ne peut donc se poser qu'en termes politiques indissolublement liés à la nature des appareils d'Etat mis en place (et contrôlés) par l'impérialisme (néo)colonial.

Libre à ceux qui ont décidé que l'Afrique n'était rien d'autre et rien de plus qu'un amalgame et un emmêlement de « tribus » irréconciliablement ennemies et séparées entre elles par une barrière de feu du « tribalisme » de s'esclaffer.

Contrairement aux « vulgates monistes » et « mécanistes » – comme celles qui dominent de haut les textes précédents – qui « expliquent » tout en termes de « sous-développement politique » curieusement interprété en termes normatifs de psychopathologie ou, ce qui est tout un, en termes faciles, simplistes et simplificateurs de « tribus » et de « tribalisme », Jean-François Bayart remarque avec raison que les « pouvoirs africains » ne se conjuguent pas au singulier. Et qu'ils ont noué avec leurs sociétés des rapports complexes que défigurent inévitablement ces différentes vulgates monistes et mécanistes. Vulgates dont il faudra bien un jour arriver réellement à se débarrasser pour comprendre que les sociétés africaines doivent nécessairement être pensées [PAGE 38] comme des sociétés historiques « à part entière ». Des sociétés « comme les autres ». Des sociétés dont, précisément « comme les autres », le rapport à l'Etat n'est pas toujours ce que l'on croit communément. Sur la foi de l'apparence. Ici comme ailleurs, peut-être même plus qu'ailleurs – compte tenu de la continuité historique particulièrement tissée de discontinuités –, ce rapport est indubitablement pluriel[24].

Donc, pluralité des pouvoirs, pluralité des rapports à l'Etat. Mais aussi, bien entendu, pluralité des cultures. A telle enseigne qu'il n'existe point quelque chose comme « une culture africaine » au singulier. Mieux : il n'existe même pas « non plus de cultures ethniques unanimes. Celles-ci sont hétérogènes, car les ethnies elles-mêmes ( ... ) sont traversées par des clivages économiques déterminés par les rapports de production, par des clivages biologiques entre les hommes et les femmes et entre les jeunes et les anciens, et par des clivages historiques (par exemple entre les groupes ethniques dominants et soumis qui coexistent fréquemment au sein d'un même ensemble considéré comme une unité ethnique en lui-même). Chacun de ces clivages tend à se traduire en corpus culturels particuliers au sein des différents groupes ethniques; on peut ainsi y distinguer une parole des anciens et une parole des dépendants, une parole des hommes et une parole des femmes, une parole des conquérants et une parole des vaincus, ainsi que l'ont démontré certaines recherches anthropologiques sur la mémoire historique ou le déroulement des conflits de sorcellerie » (p. 24. Je souligne, L.N.).

Et si « des philosophes, tels F. Eboussi Boulaga et P. Hountondji, ont montré comment la mise en dépendance du continent avait conféré à la "culture africaine" et aux cultures ethniques cette unité factice en procédant à leur subordination et à leur folklorisation en "tradition" » et que l'opération pointait certainement « la confiscation du changement social et de la modernité par l'envahisseur étranger », on ne doit pas oublier cependant [PAGE 39] que « les groupes sociaux qui contrôlent l'Etat postcolonial ont aujourd'hui repris à leur compte cette définition figée de la culture "traditionnelle", perçue comme réservoir de représentations constantes, tantôt sous la forme d'un obstacle au développement, tantôt sous la forme d'une "authenticité" à revivre » (Ibid. Je souligne, L.N.).

« Ces quelques remarques suffisent à ruiner le préjugé d'un rapport explicatif univoque entre "une culture africaine" (ou "la" culture d'un ensemble ethnique donné) et une conception propre du politique, singulièrement de la démocratie et du socialisme » (p. 25).

Oui, il faut bien le dire : à ce stade de l'analyse, elles suffisent. Ou presque. Ne serait-ce que pour le rappeler aux oublieux : l'idée d'une « démocratie africaine » – ce qui, en réalité, doit être entendu au même ton que dictature –, l'idée d'un « socialisme africain » – ce qui, en réalité, est une façon supposée « africaine » d'appeler le capitalisme, ce capitalisme du pauvre – ne sont, pour ne s'en tenir qu'à ces deux exemples archiconnus, rien d'autre et rien de plus que des mystifications grossières et burlesques. Savoureuse illustration de ce pathos connu : des mots qui changent automatiquement de sens dès qu'ils cessent de s'appliquer à l'Occident pour s'appliquer à tout ce que l'Occident fait nécessairement basculer dans la nuit de ses marges. Et, plus particulièrement, à l'Afrique.

C'est bien là ce que relève avec humour un philosophe africain d'origine kenyane : « On présente comme "religion africaine" ce qui n'est peut-être qu'une superstition, et on attend du monde blanc qu'il admette que c'est en effet une religion, mais une religion africaine. On présente comme "philosophie africaine" ce qui, dans tous les cas, est une mythologie, et une fois de plus la culture blanche est invitée à admettre que c'est en effet une philosophie, mais une philosophie africaine. On présente comme "démocratie africaine" ce qui, dans tous les cas, est une dictature, et l'on attend de la culture blanche qu'elle admette qu'il en est ainsi. Et ce qui est de toute évidence un processus actif de sous-développement (a development) ou un pseudo-développement est décrit comme le développement; et, de nouveau, le monde [PAGE 40] blanc est invité à admettre que c'est du développement, mais naturellement, un "développement africain" »[25].

Cela dit, et pour revenir au texte de Bayart, nous pouvons encore lui accorder qu'« il n'est pas [pour autant] illégitime de repérer quelques formalités concrètes d'énonciation culturelle du politique. Certaines d'entre elles semblent conforter le caractère autoritaire du pouvoir, tandis que d'autres tendent à le nuancer » (p. 25). Ainsi de « l'autoritarisme politique ». Il repose sur « un autoritarisme sociétal diffus et récurrent ». Insiste sur « les valeurs de hiérarchie et d'obéissance ». C'est ce qui explique que « tout détenteur d'une position d'autorité et de pouvoir » soit « rapproché avec le respect que l'on doit à l'aînesse »; que les « cadres politiques et administratifs considèrent volontiers leurs concitoyens comme immatures ». Tant il est vrai que « l'infantilisation du peuple est l'un des traits saillants de la pratique de l'Etat sur le continent »[26]. Encore faut-il que l'on ne prétende pas expliquer cet état de fait par la seule vertu de La Culture Africaine. Mais aussi bien par [PAGE 41] le poids écrasant et violemment ethnocidaire du christianisme et de l'islam qui, comme chacun sait, « diffusent eux aussi des symboles et des comportements de soumission et de culpabilité qui ne restent pas sans effet au plan strictement politique, dans des sociétés qu'imprègne la sacralité ». Mais aussi comme effet d'avilissement et de déshumanisation produit par la colonisation qui, comme chacun sait, « a laissé en héritage une approche administrative, coercitive même, de l'autorité, une culture de la "chicotte" dont Amin Dada et Bokassa – tous deux formés par l'armée britannique et française – sont les épigones les plus tristement célèbres » (Ibid, Je souligne, L.N.).

« Indissociable de l'approche culturaliste, la réduction du politique au "tribalisme", qui balise la fantasmagorie africaniste de l'Occident, appelle une reconsidération similaire d'autant plus nécessaire que ce type d'interprétation désigne des réalités incontestables tout en les rendant incompréhensibles. Il ne s'agit pas de nier l'existence, voire l'irréductibilité des consciences ethniques. Celles-ci ne sont pas le reflet d'un stade élémentaire du développement, que condamnerait à terme la modernisation. Elles ne sont pas non plus le simple fruit des manipulations du colonisateur ou des gestionnaires de l'Etat contemporain » (pp. 26-27. Je souligne, L.N.).

« Réalités incontestables » ? Sans doute. Ne serait-ce qu'à titre des lieux où se jouent des enjeux politiques, économiques, idéologiques et culturels considérables. « Réalités » rendues cependant « incompréhensibles » ? Assurément. Puisqu'il se trouve que « l'ethnie, tout au moins telle que se la présente l'Européen, sous la forme d'une entité donnée, homogène et correspondant à un terrain délimité, n'existe sans doute pas ». C'est qu'« à l'instar de toutes les identifications culturelles, la conscience ethnique est contextuelle et se définit par rapport à l'Autre – et par le regard de l'Autre. En outre, elle n'est pas exclusive d'identifications complémentaires ou concurrentes, telles que les identifications à des lignes de différenciation ancestrales ou nées de la division moderne du travail, ou encore à des ensembles culturels supra-ethniques d'ordre religieux ou national ». Qu'est-ce à dire sinon que « la conscience ethnique véhicule [PAGE 42] ainsi des représentations autres qu'« ethniques » qui interdissent de réduire les affrontements de ce type à de simples conflits désincarnés d'identifications ». Qu'est-ce à dire sinon qu'« y sont également en jeu des intérêts politiques, religieux, économiques » et qu'« en omettant de le préciser, l'interprétation classique en termes de "tribalisme" les rend aussi inintelligibles que ne le seraient, par exemple, les guerres franco-allemandes si les historiens se contentaient de les ramener à l'hostilité que ces deux peuples sont censés éprouver naturellement l'un pour l'autre » (p. 27. Je souligne, L.N.).

Une chose en tout cas est certaine : l'ethnicité n'a rien à voir avec quelque chose comme « une structure statique et atemporelle ». Il est d'ailleurs trop facile de faire la preuve que la délimitation actuelle des appartenances ethniques renvoie, d'une façon générale, à la période coloniale. Qui, on le sait, « a tendu à figer des groupes sociaux engagés dans des mouvements migratoires et à les implanter territorialement ». Ce qu'il faut entendre au même ton que « la notion d'ethnie a été largement fabriquée à des fins de contrôle administratif et politique ». Qu'elle ait été, par la suite, « l'objet d'une réappropriation par les groupes sociaux autochtones arbitrairement désignés de la sorte mais contraints, par leur mise en dépendance, à se déterminer en fonction des nouvelles structures de pouvoir »; que le discours jacobin mystificateur de « l'intégration nationale », de « la construction nationale », de « l'identité nationale », bref de l'idéologie nationale stigmatise aujourd'hui, pour sa part, « des particularismes qu'il alimente dans le même temps en postulant l'existence d'administrés structurés territorialement et ethniquement, et en induisant de la part de ceux-ci des stratégies sociales fondées sur ces notions, sans qu'elles soient pour autant passéistes ni même, à proprement parler, particularistes » (p. 28. Je souligne, L.N.), ne change rien à l'affaire.

Ce qui est en tout cas clair comme le jour et devrait ici prendre statut d'une simple lapalissade : le fait que « les rapports inter-ethniques » soient des « produits de l'histoire, et non une combinatoire stable d'invariants ». Par conséquent, « leur configuration, leur dynamique, leur portée [et, ajouterais-je, leur signification] [PAGE 43] ne sont pas les mêmes dans le cadre de l'Afrique précoloniale et dans celui d'un continent bouleversé par sa mise en dépendance. Les rapports de force entre groupes ethniques ont été partout modifiés, parfois intentionnellement, à l'occasion de ce séisme, et les tensions s'en sont généralement trouvées accentuées ». Et c'est bien pourquoi ce qui est ici en question, ce qui doit être radicalement mis en cause, on le voit, « c'est la pertinence de la notion même d'ethnie, qui est toujours une construction historique » (p. 27. Je souligne, L.N.)[27].

Luftachi N'ZEMBELE
(à suivre)

[Suite de l'article dans le numéro 51]


[1] Trois textes sont réellement ici dignes d'attention. Peu importe pour le moment qu'il y ait beaucoup à redire à certaines de leurs affirmations assénées dans le vide. L'essentiel, pour l'instant, est qu'ils semblent se soustraire à la pesanteur du sottisier africaniste traditionnel. C'est le cas du bel article de Catherine Coquery-Vidrovitch (« A propos des racines historiques du pouvoir "Chefferie" et "tribalisme" ») ou de celui de P.-F. Gonidec (« Esquisse d'une typologie des régimes politiques africains »), ou même, à certains égards, de celui de Jean-François Bayart (« Les Sociétés africaines face à l'Etat »).

[2] Pouvoirs (Revue française d'études constitutionnelles et politiques), no 25 : « Les pouvoirs africains », 1983, 208 p. Il n'est pas indifférent de le noter : le « Conseil scientifique » de cette revue ne compte pas moins de trois ministres en exercice, l'actuel ambassadeur de France au Gabon (ancien baroudeur en Indochine, ancien « assistant technique » chargé de la formation des apparatchiki du Parti « démocratique gabonais, parti unique, ami de Bongo, de Foccart et Cie), la présidente de la « Haute Autorité » de l'audiovisuel, quelques hauts fonctionnaires et mandarins en vue, quelques stars de la Grande Presse, bref : un clan bien assorti de la France officielle.

[3] Mais qu'on ne s'y trompe pas cependant : cette référence appuyée, on le verra, n'est en réalité qu'un trompe-l'œil : Hountondji, Towa, Eboussi, Adotevi servent ici d'alibis et de paravents pour éviter les questions que posent Hountondji, Towa, Eboussi, Adotevi. Parade des plus classiques, vieille ruse de guerre.

[4] Jean-François Bayart, « Les Sociétés africaines face à l'Etat », art. cit., p. 23.

[5] Il est vrai que « l'ethnologie n'a pu naître comme science qu'au moment où un décentrement a pu être opéré : au moment où la culture européenne – et par conséquent l'histoire de la métaphysique et de ses concepts – a été disloquée, chassée de son lieu, devant alors cesser de se considérer comme culture de référence. Ce moment n'est pas d'abord un moment du discours philosophique ou scientifique, il est aussi un moment politique, économique, technique etc. On peut dire en toute sécurité qu'il n'y a rien de fortuit à ce que la critique de l'ethnocentrisme, condition de l'ethnologie, soit systématiquement et historiquement contemporaine de la destruction de l'histoire de la métaphysique. Toutes deux appartiennent à une seule et même époque. « Or l'ethnologie – comme toute science – se produit dans l'élément du discours. Et elle est d'abord une science européenne, utilisant, fût-ce à son corps défendant, les concepts de la tradition. Par conséquent, qu'il le veuille ou non, et cela ne dépend pas d'une décision de l'ethnologue, celui-ci accueille dans son discours les prémisses de l'ethnocentrisme au moment même où il le dénonce. Cette nécessité est irréductible, elle n'est pas une contingence historique; il faudrait en méditer toutes les implications. » (Jacques Derrida, L'Ecriture et la Différence, Seuil, « Points », Paris, 1967, p. 414. Souligné par l'auteur.)

[6] Jean-Louis Seurin, « Les Régimes militaires », pp. 89-105.

[7] Dont le moins qu'on puisse dire est qu'elles relèvent en tous cas du simple ouï-dire, quand ce n'est pas tout bonnement du banal colportage cancanier ou du radotage. Exemple : nous apprenons avec surprise que « la gestion de l'armée est même abandonnée à des officiers de l'ancienne puissance coloniale comme au Ghana jusqu'en 1961, ou comme au Congo, malgré la violence rhétorique du président N'Krumah ou de Patrice Lumumba » (p. 93. Je souligne, L.N.) ! Façon de laisser entendre que cet « abandon » était bel et bien dans les deux cas un acte de souveraineté, un choix politique délibéré ! Autre exemple : de Massembat-Debat à Ngouabi, le régime congolais serait passé du « marxisme » au « maoïsme » (pp. 96 et 98) ! On ne peut décidément s'empêcher de se demander quelle notion faut-il bien avoir du « marxisme » et du « maoïsme » pour avancer de telles élucubrations ! Et ce ne sont pas là deux exemples isolés : plusieurs exemples de même farine fourmillent dans ce texte à titre de « données multiples » ! ...

[8] Pour la simple et bonne raison qu'« elles sont les plus connues, voire les plus populaires, dans le public qui s'intéresse de plus près au problème, c'est-à-dire l'opinion de sensibilité « tiers-mondiste » et [surtout] les étudiants africains... » (p. 100). Et parlent des choses aussi fictives et aussi fantaisistes que l'« impérialisme », la « domination », la « dépendance », etc. (pp. 100 et 101).

[9] Puisqu'« elles n'ont de la "théorie" que l'intention étymologique : la theoria des Grecs étant "ce qui est divin" et, par conséquent (sic), de saisir l'essence même d'un phénomène » (p. 100).

[10] René Lemarchand, « Quelles indépendances ? », pp. 131-147.

[11] On aura facilement reconnu au passage les titres-choc (ou titres-fric) de certains des best-sellers de ces sept dernières années signés par R. Dumont et M.-F. Mottin, G. Gosselin, C. Casteran et J.-P. Langellier, J.-C. Pomonti.

[12] Philippe Decraene, « Eléments de réflexion sur les partis politiques africains », pp. 79-87. La citation en question est extraite d'un des romans « africains » de V.S. Naipaul, A la courbe du fleuve, Gallimard, Paris, 1982. On lira par ailleurs avec étonnement (et curiosité) le dithyrambe frénétique de ce nouveau Maître Penseur de la « tiers-mondologie » et de l'« africanisme » sous la plume inattendue d'un « africaniste » célèbre : Georges Balandier (cf. G. Balandier, « Naipaul et le grand chambardement », La Quinzaine littéraire, no 403, 16-31 octobre 1983). Inattendue parce que Balandier est sans conteste un auteur autrement plus averti, et qui, d'habitude, sait bien de quoi il parle. Qu'il en arrive aujourd'hui, lui aussi, à jouer les bouledogues de Naipaul, au même titre que les pauvres journalistes qui rivalisent de superlatifs et d'hymnes laudateurs éperdus à l'endroit du grand romancier « nobélisable », aboyant et mordant à sa suite ceux qui ont le malheur d'habiter les ténèbres des marges de l'Occident, en dit tout de l'incroyable fortune de cet écrivain aujourd'hui en Occident. Une leçon – pour nous – à méditer quand on sait que l'essentiel des thèses agitées par Naipaul ne dépasse guère en réalité l'horizon théorique et politique de l'ersatz ethnologique (raciste) du siècle passé ! Si donc l'auteur de la Sociologie actuelle de l'Afrique noire éprouve à ce point le besoin de céder au grand vertige, de faire semblant d'ignorer cette évidence, au même titre que les pauvres journalistes qui, eux au moins, peuvent toujours avoir l'excuse de l'ignorance, cela veut certainement dire quelque chose. Et nous renseigne sur la conjoncture politico-idéologique qui domine actuellement en Occident...

[13] Gérard Conac, « Portrait du chef d'Etat », pp. 121-130.

[14] Jean-Claude Gautron, « L'Administration », pp. 107-120.

[15] Jean-François Médard, « La Spécificité des pouvoirs africains », pp. 5-22.

[16] Cf. Gunnar Myrdal, « L'Etat mou dans les pays sous-développés », Revue Tiers-Monde, t. X, no 37, janvier-mars 1969.

[17] Cela ne s'invente pas : « Les capacités politico-administratives des Etats africains contemporains sont largement supérieures à celles des systèmes politiques traditionnels qui les ont précédés » (p. 14). Voire !

[18] P.-F. Gonidec, « Esquisse d'une typologie des régimes politiques africains », pp. 63-78.

[19] Qui ne craint pas, pour sa part, de reprendre à son compte cette rengaine burlesque qui figure en bonne place dans le dictionnaire des dogmes politiques officiels de la « coopération franco-africaine », et dont on pouvait encore penser qu'elle était la croix exclusive des journalistes chauvins et des politiques (« de gauche » ou « de droite ») en mal des justifications d'une politique de soutien actif et ô combien intéressé aux dictatures africaines francophiles : « Les difficultés de la modernisation économique et de l'industrialisation, et les sacrifices qu'elles imposent à la population, exigent, nous dit-on, un régime fort » (M. Duverger, Institutions politiques, 8e éd., p. 390, cité par P.-F. Gonidec, art. cit., p. 75).

Propos qui pourrait passer seulement pour drôle, frivole ou ridicule si, derrière l'euphémisme de l'expression « régime fort », ne se profilait tout ce que l'on sait : famines provoquées, institutionnalisation de l'obscurantisme et de l'ignorance, confiscation de la pensée, de la parole et des rêves, tortures à l'électricité, macoutismes, camps de concentration, deuils, génocides...

On notera toutefois que certains auteurs, moins obsédés par la défense et illustration des intérêts bien compris de la France en Afrique, dédaignant visiblement de se rabattre à tout moment sur le lexique officiel de la « coopération franco-africaine », n'hésitent guère à s'inscrire en faux contre ce royaume de préjugés régnants qui encombrent les champs de l'opinion intellectuelle des mandarins et des docteurs ès « tiers-mondologies ». Ainsi, contrairement à ce qu'on voudrait nous faire croire, « c'est surtout dans le capitalisme périphérique qu'on ne peut poser la question du changement social, sans poser comme problème central celle de la transformation de l'appareil de l'Etat ». Qu'est-ce à dire sinon que « la question de la démocratie ne peut pas être réduite à celle du mode d'utilisation du surplus social par l'Etat. ( ... ) Aussi bien, faudrait-il également souligner que le problème de la démocratie ne peut pas se confondre avec le corporatisme des groupes sociaux. La recherche de la démocratie économique ne peut pas mettre de côté le problème de la démocratie politique. Si le politique n'était pas reconnu comme l'aspect principal de la démocratie, tout régime glisserait vers le totalitarisme. ( ... ) Par conséquent, le rôle politique de l'Etat est même plus important que son rôle économique dans les sociétés périphériques. L'analyse qui omet de considérer les fonctions politiques de l'Etat périphérique se prive du moyen de saisir aussi bien le fonctionnement d'ensemble de ce type de société que les véritables dimensions de la question du changement social » (Kostas Vergopoulos, « L'Etat dans le capitalisme périphérique », Revue Tiers-Monde, t. XXIV, no 93, janvier-mars 1983, pp. 51-52. Je souligne, L.N.).

[20] Paulin J. Hountondji, Sur la « philosophie africaine ». Critique de l'ethnophilosophie, Maspero, Paris, 1976, p. 228. Je souligne, L.N. Il est vrai que l'ethnologue « a besoin de jouer avec des unités simples, des totalités culturelles univoques, sans fissures et sans dissonances. Il lui faut des cultures mortes, des cultures figées, toujours identiques à elles-mêmes, dans l'espace indifférencié d'un éternel présent ». Et le « présupposé idéologique fondamental » qui soutient « sa » Science est toujours le même : « Dans une culture non occidentale, le changement ne peut venir que de l'extérieur ! » (Ibid., pp. 231 et 232).

[21] Catherine Coquery-Vidrovitch, « A propos des racines historiques du pouvoir : "Chefferie" et "Tribalisme" », pp. 51-62.

[22] Un gouverneur général (par ailleurs admiré avec ferveur sur son grand « humanisme » par M. Senghor, « de l'Académie française » et autres lieux), avec ce remarquable franc-parler caractéristique de cette engeance, le dit bien sans ambages : les « chefs coutumiers », écrit-il, « n'ont aucun pouvoir propre d'aucune espèce, car il n'y a pas deux autorités dans le cercle, l'autorité française et l'autorité indigène : il n'y en a qu'une. Seul le commandant de cercle commande; seul il est responsable. Le chef indigène n'est qu'un instrument, un auxiliaire » (Van Vollenhoven, « Circulaire du 15 août 1917 », Bulletin du Comité de l'Afrique française, no 1-2, décembre 1917, p. 270, cité par C. Coquery-Vidrovitch, art. cit., p. 54).

[23] Abemba Bulaimu, « Le Mode de production lignager face à la traite arabe et à la colonisation... au Maniema », Cahiers du Cedaf 6-7, 1979, pp. 32-35 et 36-38, cité par C. Coquery-Vidrovitch, art. cit., p. 55.

[24] Jean-François Bayart, « Les Sociétés africaines face à l'Etat », pp. 23-39.

[25] Henry Oruka Odera, « Mythologies as African Philosophy », East Africa Journal, vol. IX, no 10, octobre 1972, cité par Paulin J. Hountondji, op. cit., p. 61. Signalons au passage que l'auteur signe désormais Odera H. Oruka.

[26] C'est assurément là un drapeau qui n'est pas seulement celui « de la pratique de l'Etat sur le continent » et ses « cadres politiques et administratifs », mais aussi celui des intellectuels Africains (en général), mais aussi celui des politiques et des intellectuels occidentaux. Ne fait-on pas toujours chorus de part et d'autre de la Méditerranée sur cet axiome : les peuples africains ne sont pas encore « mûrs » pour la démocratie, les libertés, le pluralisme politique; il revient à leurs « Pères » – comme de juste ! – de la « Nation » ainsi qu'à leurs intellectuels de les dégrossir, de les « éduquer », de les « développer », de les « moderniser », afin de parachever la grande œuvre de Civilisation entreprise au siècle dernier ?... Ce barrage concerté à toute prise de parole des « masses populaires » (comme on dit pour hurler avec les loups) exprime en fait, comme on l'a si bien souligné à propos d'un cas qui n'est pas sans rapport avec le nôtre, « la peur d'une invasion des "barbares" sur la scène du pouvoir ». Attendu que l'ordre de la Civilisation doit se bâtir sur eux « comme objet : objet d'étude [naturellement !], objet d'éducation, et – pourquoi pas ? – objet de révolution » (voir Laënnec Hurbon, Culture et dictature en Haïti L'imaginaire sous contrôle, L'Harmattan, Paris, 1979, pp. 13 et 14).

[27] Nous retrouvons là évoquée (même si Bayart ne le signale pas), dans des termes qui reprennent visiblement des passages du bel article de Jean-Pierre Chrétien (« L'Alibi ethnique dans les politiques africaines », Esprit, no 55-56, juillet-août 1981, pp. 109-115), la critique de cet imbattable axiome dont les conséquences aberrantes encombrent le champ de l'opinion intellectuelle et politique des discours supposés savants (ethnologie, africanisme) ou gaillardement ignorants (phraséologie, politicienne ou journalistique, prospectus touristiques, etc.) sur l'Afrique : la nature invinciblement « tribale » des sociétés traditionnelles ».