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Les dernières confidences de Mongo Beti
André Ntonfo
Université de Yaoundé
Entretien avec Ambroise Kom. Un testament intellectuel à titre posthume.
Mongo Beti parle, tel est le titre de l'ouvrage-interview consacré au célèbre et désormais regretté écrivain camerounais, interview réalisée et éditée par Ambroise Kom et qui vient de paraître à Bayreuth African Studies Series 54, en Allemagne.
Ce qui devait être une "parole" vivante est devenu, en "l'espace d'un cillement" - pour reprendre l'expression de l'écrivain haïtien Jacques Stephen Alexis - une "parole" à titre posthume. En effet, les derniers échanges entre Mongo Beti et Ambroise Kom au sujet de la mouture finale de cette interview ont eu lieu au mois d'août 2001. C'est précisément le 27 août que Mongo Béti donne son imprimatur dans un message qui commence ainsi: "Je viens de lire le texte de ta préface. Rien à objecter, bien sûr, du moins quant au fond: c'est de l'excellent travail." Ceci se passe exactement un mois dix jours avant la disparition brutale de l'écrivain, le 7 octobre 2001.
Le premier intérêt de cette interview réside dans le procédé adopté par Ambroise Kom. Quand on sort du discours d'escorte qu'est l'introduction pour entrer dans le texte, on est surpris et comme interloqué de se retrouver face à un locuteur sans interlocuteur, ou tout au moins le second ne prenant que les apparences d'un souffleur dissimulé derrière les rideaux d'une scène. C'est que le procédé adopté par Ambroise Kom - et en cela il a véritablement innové - a consisté à gommer les questions de l'interview pour ne les laisser deviner qu'au déploiement des réponses de l'interviewé. Mais on peut être rassuré, le lecteur n'est pas totalement abandonné à lui-même, dans la mesure où les sous-titres qui jalonnent chacun des neuf épisodes de l'ouvrage constituent d'utiles repères quant aux questions sous-jacentes.
Cette interview est une vaste entreprise de pénétration ou de remuement de toute la vie de Mongo Beti, en commençant par sa vision de l'éducation dans le Cameroun colonial et postcolonial. Il s'emploie à en relever les caractéristiques, qu'il s'agisse de l'école missionnaire ou de l'école publique dont la finalité, en dépit des variantes, était de former des subalternes aux moyens des programmes mettant uniquement l'accent sur la langue française, alors même qu'ils étaient dépouillés des préoccupations mathématiques et technologiques. Et cela a d'autant plus contribué à faire le lit de notre sous-développement *, l'indépendance n'a pas du tout remis en question le système éducatif hérité de la colonisation.
Combat contre le néo - colonialisme
Mongo Beti en vient tout naturellement à aborder le problème de la véritable et nécessaire libération à opérer face aux forces d'inertie néo-coloniales et aux archaïsmes de la tradition qui continuent à nous tenir prisonniers. "Les obstacles à notre développement sont en nous mêmes. La question est de savoir si nous pouvons surmonter ces obstacles." (p.29) Et pour y arriver, il faut forger des modèles et créer des repères propres, toutes choses qui, à son sens, passent par la réactivation de la solide conscience politique que l'UPC, le parti nationaliste, et son chef, le visionnaire Ruben Um Nyobe, s'étaient donné pour mission de forger.
Les moment forts du parcours qui a mené Mongo Beti de Mbalmayo, et plus précisément de son village d'Akometan, à Aix et retour, sont mis en exergue dans l'interview. Il revient avec insistance, voire avec une certaine délectation sur ses démêlés avec les pères du petit séminaire d'Akono, rappelant son hostilité à la pratique de la confession et de la direction de conscience. De même les pérégrinations sur le sol français et les différents moules déculturant par lesquels est passé le jeune étudiant qu'il était n'échappent pas à son regard rétrospectif et néanmoins critique. "Le problème de la déculturation est un phénomène évident. Je suis une bonne incarnation de cette dépossession et j'en suis très conscient." (p.47)
Mais ce qui frappe davantage, c'est le regard que Mongo Béti pose sur les produits de cette déculturation en *uvre dans la société camerounaise et africaine d'aujourd'hui. Et il n'hésite pas à nommer et à indexer les uns et les autres, à dénoncer leur part de responsabilité dans ce qu'il advient de leur pays. "La plupart se laisse vite récupérer par la facilité africaine." (p.47). A ce propos des noms comme ceux de Paul Biya, Ferdinand Oyono et quelques autres reviennent de manière récurrente et presque obsessionnelle à travers différents moments de l'interview.
Ambroise Kom amène Mongo Beti à parler abondamment de son combat contre le néo-colonialisme français, notamment autour des deux essais que sont Main basse sur le Cameroun (1972) et La France contre l'Afrique (1994). Il met en lumière dans le premier, les fondements de l'affaire Ndongmo doublée de l'affaire Ouandié qui donnèrent lieu à des simulacres de procès et à la liquidation du mouvement nationaliste camerounais. Le second rappelle les péripéties de la tentative de récupération dont il fut l'objet de la part du régime Biya et dans laquelle il laissa bien de plumes.
La création de la revue PNPA est évoquée comme ayant constitué une étape du combat et qu'il considère "comme un grand moment du point de vue idéologique et psychologique". (p.60) Mongo Beti évoque aussi dans cette phase de l'interview ses rapports avec la France qui sont fondamentalement conflictuels. Et s'il reste courtois à l'égard de cette France, il n'accepte néanmoins aucune forme de compromission ni de trahison par rapport à son idéal de combat contre le néo-colonialisme qui sévit de manière endémique au Cameroun en particulier et en Afrique francophone en général.
Entre Ahidjo et Biya
Quand Ambroise Kom en vient à évoquer avec Mongo Beti sa production littéraire, c'est moins pour parler de la genèse des *uvres ou des supports de l'imaginaire que de l'histoire particulière qui a entouré la publication de nombre de ses textes: Ville cruelle, Le Pauvre Christ de Bomba, Main basse sur le Cameroun. Il est avant tout question de ses rapports souvent tumultueux avec les éditeurs parisiens, de ses démêlés avec la censure et la presse, de ses pérégrinations en quête d'éditeur hors de France, enfin de l'auto-édition comme ce fut le cas avec La Ruine presque cocasse d'un polichinelle. Enfin il débouche sur la politique du livre au Cameroun, laquelle est totalement contrôlée par les éditeurs français avec la complicité de quelques décideurs corrompus.
La situation politique du Cameroun telle qu'elle s'est vécue sous les deux régimes qu'il a connus depuis l'indépendance fait partie des sujets qui obsèdent Mongo Beti, en commençant par le régime de Paul Biya qu'il se surprend à comparer à celui d'Ahidjo. Et contre toute attente il reconnaît à ce dernier bien des mérites et des initiatives positives, voire heureuses, pour le Cameroun. De même, il ne peut s'empêcher d'esquisser un portrait comparé des deux hommes d'Etat. Si l'un est perçu comme un homme politique, l'autre n'est rien qu'un robot, voir une marionnette. "On a vraiment l'impression qu'Ahidjo a tenté de récupérer le projet Upeciste, ce qui est tout à fait louable d'un point de vue politique, même si c'était machiavélique. Mais on se retrouve devant quelqu'un qui avait une conscience politique. Le problème avec M. Biya, c'est qu'on se trouve devant quelqu'un qui est vide, qui n'existe pas. (*) On a affaire à une espèce de robot, à quelqu'un dont les ficèles sont manipulées de l'extérieur" (p.141) . L'entretien reviendra du reste de manière quasi obsessionnelle sur le régime Biya et sa logique qui a fait du Cameroun un pays où il est pratiquement impossible de créer, de produire à la fois individuellement et collectivement.
Au-delà de cette mise en parallèle des deux régimes, Mongo Béti analyse les multiples pesanteurs qui entravent la marche du pays et dont, à son avis, on ne peut sortir qu'en comblant le déficit de militantisme partout patent, en inventant de nouvelles formes de résistance, en conquérant plus de liberté d'expression, en accélérant le rythme de la démocratisation, en sortant de la logique des élections truquées, même s'il finit par émettre de sérieux doutes sur l'éventualité d'un changement par voie d'élection dans le Cameroun tel qu'il va.
Dans le septième épisode, on retrouve, entre autres, les éléments de l'interview qui éclairent la conception de l'écriture de Mongo Beti, son regard sur les autres écrivains, l'héritage littéraire dont il se réclame. On découvre ainsi que l'art de la polémique lui vient de Voltaire à travers le Dictionnaire Encyclopédique . Et si on revisite avec lui ce qu'il a toujours dit de Camara Laye, on découvre son attitude somme toute indulgente à l'égard de Calixte Beyala.
Plus globalement, Mongo Beti exprime dans cet épisode comment s'est construite l'opinion qu'il s'est en définitive faite sur un politicien tel John Fru Ndi et son parti le SDF. Et à travers maintes analyses et lecture des événements ayant marqué la vie de ce parti, il arrive à la conclusion sans appel qu'il "n'est pas à la hauteur du combat que nous voulons mener." (p.134)
Livre de référence à humaniser
Mais Mongo Béti ne se contente pas de tirer des conclusions alarmantes. Il se préoccupe aussi de baliser la voie à suivre, de proposer des modèles dans le processus de reconquête des droits: droit à la liberté d'expression, de vote, d'association, mais tout cela par voie de non-violence telle que l'a théorisée Martin Luther King.
Les questions de langue d'écriture et partant de communication sont aussi de celles qui sont abondamment évoquées dans Mongo Béti parle. Et tant qu' à utiliser la langue de l'autre, la langue française en l'occurrence, Mongo Béti estime qu'il faut en respecter, autant que faire se peut, l'orthodoxie. Aussi se montre-t-il hostile aux thèses de Chamoiseau et autres Sony Labou Tansi qui préconisent la créolisation et la tropicalisation du français, démarche en lesquelles Mongo Beti ne voit qu'un "snobisme exotique". Mais cela ne signifie point qu'il dénie à l'écrivain le droit de s'approprier la langue populaire, comme il le fait lui-même dans Trop de soleil tue l'amour. Mais il faut éviter de recourir à une langue trop éloignée de la norme et qui finisse par rendre la communication impossible avec d'autres francophones (p.187). Enfin, tout en reconnaissant la complexité du phénomène linguistique en société postcolononiale, Mongo Béti est d'avis que chaque peuple devrait avoir sa propre langue nationale, et partant langue d'écriture. Ce en quoi il reconnaît aux pays anglophones d'Afrique et à leurs écrivains une bonne longueur d'avance sur les francophones.
Ce que révèle enfin Mongo Beti parle, et dont on trouve des illustrations dans tous les épisodes du livre, c'est l'immense culture de l'homme, la vaste connaissance qu'il a du monde et de ses problèmes, de son évolution, de ses grands hommes. C'est aussi et surtout le regard fondamentalement critique qu'il pose sur le mensonge des relations franco-africaines dont il tire la conclusion suivante: "Il n'y a jamais eu de coopération réelle entre la France et l'Afrique. Il y a eu un système où quelqu'un dominait l'autre. Dans le contexte actuel, une véritable coopération est impossible." (p.187)
Tel apparaît Mongo Béti parle dans un survol rapide. Et bien que cette note de lecture puisse paraître quelque peu "fleuve", le lecteur attentif réalisera aisément qu'elle ne propose qu'une esquisse d'un livre dont il est d'autant plus difficile de rendre compte qu'il s'agit, comme le précise Ambroise Kom dans son introduction, "d'une interview et non d'un texte écrit et donc pensé, mûri et rédigé avec la logique et les articulations qui s'imposent" (p.16).
On comprend donc les nombreux retours sur certains sujets qui ne manqueront pas de lasser quelque peu le lecteur non averti des obsessions de Mongo Beti. Mais au-delà, il reste qu'aussi bien du point de vue de la langue, de la tournure d'esprit, du maniement de l'arme de la polémique, de la critique acerbe et impitoyable, de l'attaque frontale de ses adversaires, c'est du Mongo Beti tout craché que l'on découvre dans ce livre.
Enfin, il faut bien le dire, l'ouvrage que vient de publier Ambroise Kom prend, par la force des choses, les apparences d'un véritable testament à la fois de l'écrivain, du militant, de l'idéologue intransigeant et de l'intellectuel rigoureux que fut tour à tour Mongo Beti. Et c'est peu dire que d'affirmer que cet ouvrage offre de nombreuses clés pour la compréhension de l'homme, de son *uvre, de son itinéraire, de ses combats, de ses obsessions. Il s'agit en définitive d'un ouvrage dont ne pourra plus probablement se passer aucune recherche consacrée à Mongo Beti et qui se veut sérieuse.
* L'ouvrage [Ambroise Kom, "Mongo Beti parle" Bayreuth African Studies Series 54, 2002.] est disponible à la Librairie des Peuples Noirs à Yaoundé - Tsinga
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