© Peuples Noirs Peuples Africains no. 80 (1991) 103-109



LETTRE COMMUNE DES VICAIRES APOSTOLIQUES DU CAMEROUN A LEURS FIDELES

Chaque fois que nous nous sommes trouvés devant un document susceptible de servir à l'histoire de l'Afrique, et notamment à l'histoire de la décolonisation française, nous nous sommes empressés de le publier. C'est de cette considération que s'inspire la publication du passionnant document reproduit ci-dessous. (NLDR)

    Nos chers Chrétiens,

Depuis quelque temps, nous éprouvons beaucoup de peine quand nous apprenons les calomnies auxquelles, un peu partout, l'Eglise Catholique et ses représentants au Cameroun sont en butte. On entend dire : « Il ne faut plus croire les missionnaires, ce sont des Blancs comme les autres, qui ne cherchent que leurs intérêts au détriment des Africains. Ils ont volé aux Africains des terrains; ils ont empêché l'évolution des Camerounais; ils sont les alliés des colonialistes !» Nous savons que la plupart des chrétiens ne croient pas à ces calomnies mais nous pensons que l'heure est venue d'éclairer nos fidèles sur de graves problèmes. Ces calomnies ont un but : séparer les chrétiens de leurs prêtres, de leur Eglise, de leur Religion et, un jour, de leur Dieu. On commence par attaquer les prêtres en disant qu'ils ne représentent plus l'Eglise, puis, on attaque l'Evangile et le Christ en niant sa divinité. Et quand il n'y a plus dans le cœur et l'esprit des hommes qu'une vague idée de Dieu, alors il est aisé d'en faire des matérialistes.

Pourquoi toutes ces calomnies en ce moment ? Pourquoi en ce Cameroun qui, en soixante ans, a vu se convertir au Catholicisme 700 000 fidèles; qui a édifié partout, jusque dans les coins les plus reculés de la brousse, de belles églises; qui a déjà donné plus de [PAGE 104] cent de ses enfants pour en faire des prêtres; qui instruit 110 000 écoliers dans les écoles chrétiennes; qui voit, chaque dimanche, des foules prier Dieu et communier : pourquoi toutes ces attaques contre leur foi et contre l'Eglise ? Pourquoi ? Parce qu'une aspiration commence à se manifester un peu partout en ce moment chez les Camerounais : l'indépendance. Et c'est en ce moment où le Cameroun prépare son indépendance que les ennemis de l'Eglise veulent le séparer des représentants de Dieu pour en faire un peuple sans religion, sans chefs spirituels et prêt à devenir demain la proie du communisme. Parce que certains, qui eux ne sont pas chrétiens, prétendent que l'Eglise catholique, que les évêques et les prêtres sont opposés à l'évolution de votre pays, à son « indépendance» comme ils disent.

L'Eglise et l'indépendance du Cameroun

Aussi, vos évêques se voient amenés à éclairer les chrétiens sur les problèmes qui se posent actuellement au Cameroun. Quand un peuple parle d'indépendance, de quoi s'agit-il ? Cette expression mal comprise laisserait croire que le pays peut se suffire à lui-même. Expression naïve à l'heure où toutes les grandes nations cherchent à unir tout ce qu'elles ont de commun : la communauté européenne; la fédération des Etats-Unis d'Amérique, l'Union Soviétique.

Il s'agit, au contraire, de l'aspiration des peuples à se donner le régime, les institutions politiques, l'organisation économique et sociale qui tendent à rechercher le bien commun. L'indépendance demeurerait négative, stérile, vouée à l'échec si elle ne comportait la prise en charge des responsabilités pour servir réellement le pays. L'indépendance suppose des hommes capables de se mettre au service des autres pour construire la société.

Quelles sont donc ces aspirations profondes des populations du Cameroun ? Les voici : accéder à la direction et à la mise en valeur de leur pays; bénéficier largement de la culture, de l'instruction; profiter des progrès de l'hygiène, de la santé, des améliorations de la technique moderne. Ces désirs des Camerounais de prendre progressivement en mains la direction de leur pays et de le conduire vers une vie libre, honnête, prospère. l'Eglise ne peut que [PAGE 105] les reconnaître justes, fondés et les encourager, pourvu que soient respectées les grandes lois de l'Evangile : VERITE, JUSTICE, PRUDENCE, CHARITE.

L'Eglise fait confiance à tous les peuples

Mais la POLITIQUE seule donnera-t-elle la vraie réponse ? Pour conduire le pays dans une voie sûre, durable, il faut des hommes sûrs, compétents, consciencieux et dévoués, issus des populations elles-mêmes. L'Eglise, la première, n'a jamais hésité à confier des responsabilités aux enfants des peuples vers lesquels elle était venue porter l'Evangile par ses missionnaires. Sans distinction de races, elle a toujours voulu, au cours de son histoire, promouvoir un clergé, des prêtres et des évêques issus de chaque pays. Et, ainsi, chez tous les peuples, l'Eglise est devenue la mère accueillante de tous les hommes. Mais elle a assuré et elle continue à assurer inlassablement à ses responsables l'éducation, la formation, l'initiation aux charges. Elle le fait non par des expressions à l'emporte-pièce ou par une propagande tapageuse, mais par une prise de conscience des devoirs qui exigent vertu et compétence. De plus, elle demande à tous ses chrétiens de porter une part de la charge qu'impose le christianisme à tout baptisé. Elle forme des militants pour son action catholique. Les chrétiens ne peuvent être indifférents au sort de leurs frères dans le village, en ville, au travail.

Ce que doit être un parti politique pour les chrétiens

Ces données permettent aux chrétiens de porter un jugement sur la valeur des PARTIS qui sollicitent leur adhésion. Il est nécessaire que le chrétien reconnaisse les signes indiscutables des partis qui prétendent les conduire. Certains sont opposés à la VERITE, à la CHARITE, à la JUSTICE, à la PRUDENCE. Les Catholiques doivent connaître les principes comme les méthodes des mouvements auxquels, aujourd'hui, ils ne peuvent pas ne pas se heurter.

Les doctrines qui s'inspirent de principes contraires aux lois fondamentales inscrites par le Créateur au cœur de l'homme et [PAGE 106] qui, néanmoins, veulent conduire les hommes du pays vers le progrès, reposent, d'abord, sur une lutte exaspérée d'une catégorie d'hommes qui sont censés n'avoir aucun intérêt commun de paix et de fraternité. L'Eglise, dépositaire de l'esprit du Christ, fait aux hommes de toutes races un devoir de justice pour tous et de charité envers tous, car son Maître a dit : « Aimez-vous les uns les autres ! ». Elle prêche la collaboration dans l'ajustement des intérêts.

Ces doctrines reposent encore sur la haine et la violence, sur la destruction. Ces doctrines qui flattent et qui attirent sous des apparences trompeuses reposent encore sur le matérialisme, avec sa négation de l'âme, de l'esprit, de la vie future, de Dieu. A cette antireligion avouée, avec sa recherche exclusive du paradis sur terre, l'Eglise rappelle le primat de l'esprit, de la conscience, l'immortalité de l'homme. Elle apprend que, si le progrès matériel est une chose digne de recherches et qui exige notre travail à tous, nos efforts communs, il y a un progrès spirituel, un progrès de vertu et de conscience qui est plus désirable encore. L'Eglise veut pour tous ses enfants une vie décente, honnête, car la misère est un mauvais terrain pour cultiver la vertu; mais elle apprend à rechercher le vrai bonheur dans la paix tranquille du devoir et dans la joie du cœur. Il importe d'ajouter, enfin, que ces doctrines reposent sur l'annihilation de l'individu, de la personne humaine par la toute-puissance de l'Etat, du Parti. La stabilité de la famille est ébranlée. Tous les droits sur l'enfant sont attribués à l'Etat. L'Eglise enseigne que l'homme ne peut se laisser asservir par aucune formation sociale; que l'enfant doit trouver dans sa famille, qui est son premier milieu, sa formation.

Le communisme

« On reconnaît l'arbre à ses fruits ... ». Les chrétiens ne doivent pas se laisser prendre aux promesses fallacieuses, ni aux déclarations solennelles officielles des mouvements qui s'inspirent de telles doctrines. Qu'a fait partout le communisme, sous quelque nom qu'il se soit présenté ? Les récents événements de Chine et du Vietnam projettent une lumière éclatante sur ce que nous venons de [PAGE 107] dire. Le mensonge, la haine, la violence, les expulsions, les persécutions sanglantes ont cerné les chrétientés solides et ferventes de ces pays d'Extrême-Orient. Des centaines de milliers de chrétiens vietnamiens – nos frères dans la foi au Christ – ont préféré fuir leur pays et accepter le dénuement et la misère, parfois la mort, plutôt que de renier leur baptême. Et, pourtant, parmi ces chrétiens, beaucoup avaient mis leur confiance dans le Vietminh, qui se disait ne vouloir que «libérer» le pays.

N'oubliez pas que le Pape Pie XI, dans son Encyclique Divini Redemptoris, a solennellement condamné le communisme, comme contraire à la foi chrétienne. Et tous les chrétiens doivent accepter la parole du Pape, successeur de Saint Pierre, à qui Jésus-Christ a dit : « Tout ce que tu lieras sur la terre sera lié au ciel – Sois le Pasteur de mon troupeau. »

Pie XI écrivait il y a 20 ans, avec une justesse de vue remarquable :

    Le premier péril, le plus grand et le plus général, est certainement le Communisme sous toutes ses formes et à tous ses degrés, car il menace tout, s'empare de tout, s'infiltre partout, ouvertement et sournoisement : la dignité individuelle, la sainteté de la famille, l'ordre et la sûreté de la société, et surtout la religion, allant jusqu'à la négation ouverte de Dieu, et plus spécialement de la religion catholique.

Ne nous laissons pas tromper ni séduire. Le Marxisme, à moins de répudier ses propres principes et de ne plus mériter son nom, est le danger actuel de notre civilisation.

L'Eglise catholique dispose d'une doctrine sociale nette et précise qui répond pleinement aux vraies aspirations des hommes. Le chrétien qui possède la vérité, qui dispose des enseignements qui ont éduqué et civilisé les hommes et les nations, n'a pas à subir les mots d'ordre des partis. Mais il doit se rendre apte à se mettre au service de tous ses frères par sa compétence, sa valeur, son honnêteté, son sens du bien commun. Par des initiatives hardies et éclairées, il répandra la vérité et fera triompher la justice. Par sa charité, il étouffera la haine. Par sa prudence, il entraînera les populations sur une voie sûre et largement ouverte au progrès. Le [PAGE 108] Cameroun s'honorera de compter de tels hommes qui deviendront ses vrais guides.

Conclusions pratiques

En conséquence :

1. Nous mettons les chrétiens en garde contre les tendances actuelles du parti politique connu sous le nom Union des Populations du Cameroun (U. P. C)[1], en raison non pas de la cause de l'indépendance qu'il défend, mais de l'esprit qui l'anime et qui inspire ses méthodes; de son attitude hostile et malveillante à l'égard de la Mission catholique et de ses liens avec le communisme athée condamné par le Souverain Pontife

2. Nous leur rappelons que dans le choix de leurs organisations syndicales ou politiques et l'exécution des consignes qu'ils en reçoivent, ils doivent tenir compte des exigences de la foi et de la morale chrétienne enseignées par l'Eglise catholique.

3. Nous invitons spécialement ceux qui peuvent et doivent jouer un rôle actif dans l'évolution du pays à étudier la doctrine de l'Eglise et, en particulier, les enseignements pontificaux sur les problèmes sociaux et politiques, afin d'en éclairer leur action et, au besoin, susciter les regroupements qu'ils jugeraient nécessaires.

4. Nous félicitons vivement les militants et militantes de la Jeunesse Chrétienne Camerounaise qui, en s'efforçant de juger et d'agir chrétiennement, en toutes circonstances, et en se faisant les apôtres de leurs milieux de vie, s'entraînent efficacement à prendre partout leurs responsabilités. Nous engageons les chrétiens à imiter leur exemple et à entrer, eux aussi, dans l'Action Catholique, à se renseigner auprès des Supérieurs de Missions sur les moyens pratiques de l'organiser. Vos évêques savent qu'ils peuvent faire appel à votre esprit de foi et à votre obéissance. La parole du Seigneur aux Apôtres : « Qui vous écoute, m'écoute » remplit notre esprit et notre cœur. La fidélité du peuple du Cameroun à Dieu et à l'Eglise du Christ; son attachement à sa vie chrétienne dans la justice et dans la charité, voilà le gage de sa prospérité et de la sécurité de son avenir ! Notre victoire sur le mal, c'est notre foi. [PAGE 109]

René GRAFFIN, Vic. Apost[2]. de Yaoundé.
Paul BOUQUE, Vic. Apost de Nkongsamba.
Pierre BONNEAU, Vic. Apost, de Douala.
Jacques TEERENSTRA, Vic. Apost de Doumé.
Yves PLUMEY, Vic. Apost. de Garoua.

N.B. Ce document, signal d'un changement tactique crucial dans l'attitude de l'Eglise coloniale camerounaise, jusque-là farouchement hostile à l'indépendance ainsi qu'aux mouvements indépendantistes, date d'avril 1955.


[1] Souligné par la rédaction de P.N.-P.A.

[2] Vicaire apostolique est le synonyme d'évêque pour le clergé missionnaire, c'est-à-dire originaire d'un pays occidental et exerçant ses fonctions dans les pays récemment christianisés et, en particulier, dans les pays africains. C'est précisément leur statut "missionnaire" qui rendait difficile la présence de ces évêques, soupçonnés, presque toujours avec raison, d'épouser, sinon d'inspirer la politique française (ils étaient presque tous de nationalité française) de résistance farouche à l'indépendance des colonies africaines.