© Peuples Noirs Peuples Africains no. 80 (1991) 86-93



"SI J'ETAIS UNE FEMME, JE N'EPOUSERAIS JAMAIS UN AFRICAIN"

Interview de Sembène Ousmane avec Firinne Ni Chréachain

... où Sembène Ousmane dénonce la servilité des leaders africains face aux pouvoirs occidentaux

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Sembène Ousmane, pionnier du cinéma africain et auteur célèbre, a parlé avec Firinne Ni Chréachain du Centre of West African Studies, Birmingham University, en 1990, à la veille de son départ pour la Haute Casamance où il devait bientôt commencer à tourner son nouveau film, Samory. L'interview a eu lieu dans le bureau de Sembène à Filmi Doomi Rewmi, son entreprise cinématographique, à Dakar. Melle Chréachain, qui avait fait plusieurs mois de recherche sur la réaction des Sénégalais aux œuvres de Sembène, surtout parmi les élèves du secondaire qui ont Les Bouts de Bois de Dieu au programme, avait constaté l'adulation des jeunes pour cet auteur marxiste, et leur identification spontanée avec la grève de 1947, provenant visiblement de leur propre expérience des grèves scolaires. Cependant, la quasi-totalité exprimait le regret de n'avoir jamais eu le privilège de voir Sembène qui, semble-t-il, est beaucoup moins visible que d'autres écrivains plus soucieux de publicité.

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Chréachain : Que pensez-vous de la situation culturelle au Sénégal et en Afrique à présent ?

Sembène : En ce moment, l'Afrique est en train de fusionner. Jusqu'en 1990, il y avait énormément de cultures africaines. Il y avait peut-être une politique commune, mais il y avait plusieurs cultures : yorouba, ibo, haoussa, al pulaaren, wolof et ainsi de [PAGE 87] suite. C'est maintenant que nous voyons naître de nouvelles cultures, mais le danger : cette nouvelle culture qui est en train de lutter, de se coller, de se cimenter, ne passe pas par les langues africaines, elle passe par les langues européennes.

Chréachain : Vous vous êtes battu contre l'hégémonie culturelle française. Le Sénégal actuel est-il plus ou moins "assimilé" que pendant la période coloniale ?

Sembène : La société sénégalaise – ou africaine (je parle des pays francophones) – ne sécrète plus de valeurs pour ses enfants, ne leur donne plus l'exemple. Moi, père, et les autres, nous ne sommes plus des exemples typiques, vivants pour nos enfants. Et les éléments, les canaux qui véhiculent les nouvelles cultures, les nouvelles valeurs sont le cinéma, la télévision, les magnétoscopes : nous sommes absents dans nos familles. Je suis né pendant la période coloniale, avec tout ce que ça suppose comme humiliation, humilité, bassesse de mon père, pour tolérer la chose. Mais lorsque le soir on rentrait chez nous, dans nos cases, on retrouvait notre culture, quelle que soit sa valeur, comme refuge. On était nous, on était libre. Maintenant, avec l'avènement de la télévision, c'est dans les chambres, là où le père, la mère, la tante avaient de l'autorité, là où la grand-mère pouvait raconter des contes, des légendes, même ce temps nous est pris. Ce qui fait que voilà une société qui est en train de s'appauvrir, de se vider de sa substance créatrice, pour se référer à d'autres valeurs qu'elle ne crée pas.

Chréachain : Est-ce que l'hégémonie française au Sénégal ne serait pas actuellement en train de reculer devant l'assaut culturel américain ?

Sembène : L'Amérique est un pays libéral, un pays capitaliste, impérialiste, qui ne cherche qu'à dominer. Mais l'Amérique domine en complicité avec ceux qui gouvernent le Sénégal. Et aussi nous avons une société à genoux, qui attend tout de l'Amérique. Jamais, jamais, jamais en moins de dix années, je ne me suis senti aussi humilié de ma société que maintenant. On nous fait des [PAGE 88] "dons" : deux millions de riz, trois millions, des rien du tout. Une société ne vit pas de dons. Une société qui a sa propre culture peut affronter toutes les calamités et les adversités, en fierté. Moi, je dis toujours, si j'étais femme, je n'épouserais pas un Africain. Il faut épouser un homme, et non pas un infirme mental.

Chréachain : Vous êtes dur. Est-ce que c'est tous les Africains ou seulement une classe particulière que vous condamnez ainsi ? Les jeunes, par exemple, ce n'est pas exactement leur faute s'ils sont victimes de cette hégémonie américaine à présent.

Sembène : C'est pas les jeunes. Les jeunes ne sont que les reflets de ma lâcheté. Ce n'est pas leur faute. C'est ça qui m'humilie : l'incapacité de ceux qui font les discours, qui parlent au nom de ce peuple qu'ils prostituent, qui se prostitue, cela me fait mal.

Chréachain : Mais vous n'avez pas l'impression de jouer un rôle auprès de ces jeunes ? Ils vous admirent tellement, mais ils ont l'impression que vous vous cachez. Les autres écrivains sont visibles, vous pas. Ils s'attendent à ce que vous vous prononciez sur des questions nationales...

Sembène : Mais c'est pas Sembène seul qui peut résoudre les problèmes. Et Sembène n'est pas un chef. Comme tout citoyen, j'ai mon opinion. J'ai dit, par exemple, qu'il faut tout nationaliser, à commencer par ma maison, pour le bien des autres. Il ne faut pas dire qu'on nationalise, commencez chez moi. Je ne me cache pas. Mais je ne peux pas être au four et au moulin. Je fais le cinéma, la littérature. J'ai fait le scénario de Samory. Je travaille actuellement pour payer ceux qui travaillent pour ce film. Je ne travaille pas pour vivre, je travaille pour le pays. Si j'avais voulu gagner de l'argent, je n'ai qu'à aller aux Etats Unis. J'ai tellement de lettres, je dis non. J'ai mon pays. Et j'ai dit à mes enfants et j'ai dit à mon peuple, quel que soit le lieu où je vais mourir, si c'est à l'étranger, qu'on me ramène, ne faites pas de miracle, mais avant de donner un sou de ce que je laisserai, payez le prix et déposez-moi en Afrique. N'importe où : enterrement en Afrique. Et aussi de [PAGE 89] préférence, enterrement debout, pas couché. Je vais vous montrer ce que j'ai écrit sur Samory. C'est trois tomes.

Chréachain : Ça vous a pris combien de temps ?

Sembène : Plus de vingt ans. De '62 jusqu'à nos jours. Plus de vingt ans. Avant d'arriver là.

Chréachain : Et votre dernier film, Camp de Thiaroye ? Beaucoup de gens m'ont dit qu'ils n'ont pas pu le voir, qu'il y avait trop de monde.

Sembène : Oui, il y avait trop de monde. Et indépendamment de ça, mon Etat a peur. Moi, j'aime mon pays, et si mon comportement est racial vis-à-vis des autres peuples, ou des autres races, je suis d'accord qu'on me le reproche. Mais il y a les faits historiques. Chaque peuple doit avoir la mémoire de son histoire. L'Afrique n'a pas encore cherché la mémoire, surtout les pays francophones. Je remonte le plus loin que je peux.

Chréachain : J'ai l'impression que les jeunes aimeraient bien que vous écriviez sur l'actualité, sur leurs propres grèves, par exemple.

Sembène : J'ai deux livres sur l'histoire actuelle.

Chréachain : Que vous gardez dans le tiroir, comme vous m'avez dit en '88 ? Et Le Dernier de l'Empire. J'ai l'impression que la plupart des gens ici ne l'ont pas encore lu..

Sembène : On n'en parle même pas au Sénégal. Les critiques même n'en ont pas parlé. [PAGE 90]

Chréachain : Vous êtes célèbre pour vos films et vos romans, mais vous n'avez jamais fait de théâtre. Et pourtant, on a vu à travers les expériences de Ngugi que le théâtre aussi est une arme idéologique efficace. Qu'est-ce que vous pensez du théâtre au Sénégal ?

Sembène : Il y a Les Bouts de bois de Dieu – on en a fait une pièce de théâtre. Le théâtre dans les pays francophones ? Je pense que l'héritage colonial a été très négatif. Il y avait ce qu'on appelle le théâtre William Ponty, et il y a eu, si vous voulez, la création, à partir de 1966, du Théâtre National Daniel Sorano, qu'il faut débaptiser : Daniel Sorano n'est pas Sénégalais. Il y a ça, l'administration, l'état de l'administration. Maintenant c'est aux gens de théâtre qui doivent faire comme les cinéastes, être indépendants et créer de tout. Le théâtre s'est développé au Nigéria à cause des individualités. Mais je suis sûr que ça va venir aussi. Actuellement il y a des jeunes qui luttent...

Chréachain : Les jeunes avec qui j'ai discuté semblaient convaincus que certaines expériences de théâtre faites au Nigéria, par exemple des pièces où on critiquait la Banque Mondiale, l'Ajustement Structurel, etc. ne seraient pas permises ici.

Sembène : Il faut essayer d'abord. Il n'y a aucune liberté absolue. Et aucun pouvoir n'accorde la liberté. Tout pouvoir, idéologique et politique, est conservateur pour un artiste. Il faut briser le conformisme.

Chréachain : Vous diriez aux jeunes d'aller faire du théâtre dans la rue, par exemple ?

Sembène : Qu'ils fassent ce qu'ils veulent. Moi, quand j'ai commencé le cinéma, j'avais 40 ans. Il n'y a pas d'âge pour la bêtise. Quand on veut, on peut le faire. [PAGE 91]

Chréachain : Venons en à la question de la littérature en langues nationales. Il paraît qu'il y a du progrès actuellement en ce qui concerne l'alphabétisation en wolof, mais que ce sont des ONG étrangères qui s'en occupent. Ne trouvez-vous pas ironique que ce ne soit pas l'Etat ?

Sembène : C'est le conflit que j'ai eu avec Senghor – quand il a fait venir un linguiste autrichien pour nous enseigner le wolof. Mais, écoutez, non, soyons sérieux : est-ce qu'on peut demander à un Chinois de venir à Oxford..

Chréachain : Pour apprendre l'anglais aux Anglais...

Sembène : Voilà. Et cet Autrichien ne parlait même pas la langue. Ça, c'est une colonisation. J'ai soulevé le problème avec Ngugi, à New England, de certains Africanistes qui enseignent la littérature africaine – je ne dis pas la médecine, eh – et qui ne parlent pas les langues africaines. Est-ce que vous pensez que l'Anglais qui enseigne la littérature française ne parle pas le français ? Mais pour en revenir aux langues nationales, ça progresse, surtout à la campagne..

Chréachain : Donc vous diriez aux jeunes écrivains d'écrire en langue nationale ?

Sembène : Qu'ils fassent ce qu'ils veulent.

Chréachain : Mais ils s'attendent à ce que vous...

Sembène : Mais moi, j'ai pas de conseil. Si c'est bon, le peuple reconnaît.

Chréachain : Vous ne vous voyez pas du tout comme guide ? [PAGE 92]

Sembène : Non, non, non. Je suis dans la bagarre et j'ai toujours dix huit ans et demi. Je suis le plus vieux et je veux être le plus jeune.

Chréachain : Vous venez de passer quelques semaines avec Ngugi à New England. Vu la similitude de vos positions concernant l'art et la transformation sociale, vous vous entendez certainement très bien avec lui ?

Sembène : C'est un ami. Vraiment. Il écrit en gikuyu. Maintenant, il veut apprendre le cinéma.

Chréachain : Comment expliquez-vous que lui a été en prison, qu'il vit en exil, et que vous, vous n'avez pas eu de telles expériences ?

Sembène : C'est un problème de société. Vous allez me dire que, des fois, il y a des enfants de même père et de même mère, qui n'ont pas le même caractère. Les sociétés ne sont pas les mêmes. Mais Senghor a interdit mes films pendant dix ans.

Chréachain : Tous vos films ?

Sembène : Ceddo. Et Le Mandat, il l'a coupé. Emitai. Mais je suis resté ici sans bouger.

Chréachain : Et vos rapports avec la télévision ? Je remarque que vos films y passent maintenant. Ne pourriez-vous pas produire une série sénégalaise à la place de Dallas ?

Sembène : Dallas est un cadeau des Américains, et le pouvoir a besoin de Dallas pour avoir la paix. Moi, si demain j'ai le OK, je [PAGE 93] suis prêt même à remettre Samory pendant six mois pour leur faire quelque chose sur la situation actuelle. Mais à la condition que ce soient mes idées du début à la fin.

Chréachain : On a coupé des scènes dans Le Mandat ?

Sembène : Oui, mais maintenant il sort intégralement. Xala aussi. Mais c'est un combat permanent, la liberté.

O. SEMBÈNE/F. CHRÉACHAIN