© Peuples Noirs Peuples Africains no. 80 (1991) 77-83



PLAIDOYER POUR JEUNE AFRIQUE ECONOMIE

Guy MARTIN

M. Blaise-Pascal TALLA
Directeur Général
Jeune Afrique Economie
30, avenue de Messine
75008 PARIS, France

Nairobi, le 5 mars 1990

    Monsieur,

J'ai longtemps songé à vous écrire pour vous exprimer le fond de ma pensée. Après avoir maintes fois différé ce projet, et après avoir lu votre éditorial intitulé Pour qui roule JAE (JAE no. 128. Février 1990 p. 7), je m'y résous finalement.

Je fus un abonné fidèle à JAE d'octobre 1986 à décembre 1989. De la date de souscription à décembre 1988, j'avais tout lieu d'être satisfait du contenu rédactionnel de ce mensuel économique africain de qualité : abondance et variété des informations, commentaires et points de vue; analyses fouillées et objectives des grands problèmes économiques africains (notamment de la zone franc); couverture diversifiée de tous les pays et de toutes les zones géographiques, culturelles et linguistiques du continent. Bref, en ma qualité d'enseignant-chercheur en relations internationales exerçant au Kenya, j'estimais en avoir largement pour mon argent. Après une année d'attente et d'observation (1989), je pris la résolution de ne pas renouveler mon abonnement à JAE à compter de janvier 1990, pour les raisons que j'évoque ci-dessous. Revenons un instant, si vous le voulez bien, sur votre Editorial intitulé La Mémoire du Futur (JAE nos. 115/116, janvier-Février 1989, p.7). Vous nous y annonciez que Béchir Ben Yahmed, Président du Groupe Jeune Afrique, venait de vous céder les parts vous permettant de contrôler le journal. Selon vous, cette opération marquait [PAGE 78] un tournant décisif dans l'histoire de ce mensuel. Vous indiquiez clairement votre intention de conférer à JAE une dimension et un rayonnement qui soient à la mesure des rêves de l'Afrique. Et vous ajoutiez :

    Il s'agit d'être à l'écoute de tous ceux qui ont quelque chose à exprimer, de traduire les différentes visions du monde qui se dissimulent derrière les théories économiques et les méthodes de management ou de gestion [...] nous essaierons de ne pas jouer les donneurs de leçons [ ...] nous prouverons qu'il est possible d'apporter aux lecteurs africains une information économique dépouillée des passions et des subjectivités partisanes [...] nous ambitionnons carrément de faire de JAE la mémoire du futur [...].

Fort bien. Qu'en est-il aujourd'hui ? Force est de constater, Monsieur Talla, que vous avez lamentablement échoué dans votre projet sur toute la ligne. Je m'explique.

Première opération : glissement subtil de l'information et de l'analyse vers des reportages commandités ou publi-reportages parés du vocable fallacieux de lettres d'information (en fait des articles de propagande) vantant les mérites et les réalisations de tel ou tel gouvernement africain. Des exemples ? En voici : reportage sur le Cameroun Echéances pour l'Equipe Biya (JAE no. 119/Mai 1989); reportage sur la visite du chef de l'Etat camerounais, Paul Biya, à Bruxelles (JAE no. 120/juin 1989); lettres d'information sur le Burkina Faso (JAE no. 121/juillet 1989; JAE no. 123/Septembre 1989); reportage sur le Gabon, La Ruée vers l'Or Noir (JAE no. 122/Août 1989); reportage sur le Tchad, De la Guerre à la Paix (JAE no. 123/Septembre 1989); reportage sur la visite du chef de l'Etat congolais, Denis Sassou Nguesso, en Italie et au Portugal (JAE no. 124/Octobre 1989); Lettres d'information sur le Zaïre (Zaïre : un Nouvel Elan) JAE no. 155/Novembre 1989, Made in Zaïre : le Renouveau des Entreprises, JAE no. 126/ Décembre 1989).

En outre, rien ne permet de véritablement distinguer, quant à la forme et au fond, des rubriques prétendument d'information et d'analyse comme Les Cahiers Economiques des publi-reportages, proprement dits. Quelle différence fondamentale y a-t-il, par [PAGE 79] exemple, entre Zaïre : Mobutu propose son Plan pour l'Afrique[Les Cahiers Economiques], pp. 118; et Zaïre : Un Nouvel Elan [Lettre d'Information], pp. 146-321 in JAE no. 126/novembre 1989 ? Ou encore entre Cameroun : Face à la Crise la rigueur s'impose àtous [Cahiers Economiques], pp. 109-137 : et Cameroun : Gérer la Crise [Lettre d'Information], pp. 182-225 in JAE no. 128/Février 1990 ? Personnellement, je n'en vois aucune ! Visiblement, Monsieur Talla, vous n'hésitez pas à insulter l'intelligence du lecteur africain (ou africaniste) averti. Pensez-vous que celui-ci ne puisse pas, s'il le désire, facilement obtenir des articles et ouvrages de propagande gracieusement distribués et généreusement dispensés par les officines de relations publiques et les ambassades de ces différents gouvernements africains ? Comment osez-vous faire payer 60,00 FF (3000 F CFA) un exemplaire du numéro spécial de JAE (no. 126, Décembre 1989) dans lequel 335 pages sur 546 (soit les deux-tiers du numéro) sont consacrées à un publi-reportage sur le Zaïre ? Ceci, vous en conviendrez, n'a plus rien à voir avec le journalisme et confine à l'escroquerie !

Deuxième opération : camerounisation progressive du contenu rédactionnel de JAE. Comprenez-moi bien : ce n'est ni le Cameroun où j'ai, de 1976 à 1984, été enseignant à l'Institut des Relations Internationales du Cameroun (IRIC), ni les Camerounais (pour lesquels j'ai la plus grande estime et le plus grand respect) qui sont ici en cause. Il s'agit bien de condamner un subtil, mais inexorable processus de nationalisation progressive du contenu rédactionnel d'un journal à vocation essentiellement panafricaine. Je n'en veux pour preuve que l'omniprésence des entreprises camerounaises en général, et de Cameroon Airlines (CAMAIR) en particulier, dans les publi-reportages (lettre d'information) des numéros 115/116 (janvier-Février 1989), 117 (Mars 1989), 118 (Avril 1989), 119 (Mai 1989) et 124 (Octobre 1989). Dans le même esprit, on retrouve fréquemment le Cameroun dans la rubrique Le Mois : la Dernière Actualité Economique en Afrique et dans le Monde, notamment dans les numéros 115/116 (janvier/février 1989), 118 (Avril 1989), 120 (juin 1989), 121 (juillet 1989), et 123 (Septembre 1989). Citons également les opinions de diverses personnalités camerounaises face à la crise (Cameroun : le bon sens face à la crise, no 126/Décembre 1989, pp. 50-58). De même, des personnalités camerounaises figurent très fréquemment dans des rubriques ad-hoc [PAGE 80] d'une utilité douteuse. La palme à cet égard revient sans conteste au numéro 128 de Février 1990. Qu'on en juge : opinions avisées de MM. Simon Ngann-Yonn, Directeur général de la Société nationale d'investissements du Cameroun (SNI) et Paul Kammagne Fokam, Directeur général de la Caisse commune d'épargne et d'investissement du Cameroun (CCEI); dans la rubrique Signatures (pp. 8-11) : conseils de Moussa-Yaya, consultant camerounais, sur le capital-risque (L'invité du Mois, pp. 16-17); profil de Georgette Baldo, styliste camerounaise à Paris (Silhouettes, page 20), le tout couronné par un reportage économique de trente pages (Cameroun : Face à la Crise la Rigueur s'impose à tous, rubrique Les Cahiers Economiques, pp. 109-137).

Troisième opération : subtile, mais réelle personnalisation du journal (donc du pouvoir ?). Cet objectif est atteint par une habile présentation du Directeur général (c'est-à-dire vous-même) en compagnie de diverses personnalités du monde de la politique, de l'économie ou de la haute finance internationales, assortie de photos avantageuses, dans des rubriques ad-hoc (donc bidon) comme Bloc-Notes ou L'Evénement. C'est ainsi que l'on vous voit successivement avec les Directeurs sortant et entrant du Département Afrique du FMI (Allasane Ouattara et Mamoudou Touré), ainsi qu'avec le Directeur général de cette institution, Michel Camdessus (nos. 115/116, janvier-Février 1989, p. 6); avec les présidents Blaise Compaoré du Burkina et Omar Bongo du Gabon (no. 118/Avril 1989, p. 6); avec Mesdames Houphouët-Boigny et Compaoré (no. 119/Mai 1989, p. 8); avec le président camerounais Paul Biya et diverses autres personnalités camerounaises (no. 120/juin 1989, pp. 8-9); ou encore avec le président Zaïrois Mobutu Sese Seko (no 125/Novembre 1989, p. 111).

Vos carnets de voyages sont certainement très utiles pour vos collaborateurs. Ils sont d'un intérêt quasiment nul pour vos lecteurs. Ceux-ci, surtout intéressés à être informés avec concision et objectivité, n'ont vraiment que faire de vos pérégrinations intercontinentales et de vos mondanités politiciennes. Vous seriez donc bien avisé d'utiliser plus judicieusement vos précieuses pages à l'avenir.

En définitive, le bilan de votre année de gestion de JAE est globalement négatif, et l'on ne peut que s'interroger sur l'opportunité de la démarche de Béchir Ben Yahmed visant à vous céder le [PAGE 81] contrôle du journal. En effet, vous avez réussi, en un temps record, à sérieusement entamer la crédibilité de ce mensuel du fait de la part trop importante accordée à la publicité dans ses pages; de la légèreté de certaines analyses; de la manière timorée dont vous abordez les sujets importants; de la prépondérance notoire dans certains numéros de publi-reportages consacrés à des gouvernements africains; et de la subtile et progressive camerounisation et personnalisation du journal décrites ci-dessus. Au fil du temps, le contenu rédactionnel de JAE s'est trouvé progressivement dilué et vidé de sa substance par l'introduction massive de rubriques bidon d'un intérêt marginal telles que Bloc-Notes, L'Evénement, Signatures, L'Invité du Mois, Tête d'Affiche ou Silhouettes.

Bref, comme la présentation (inutilement) luxueuse du magazine l'atteste, vous avez tendance à privilégier la forme par rapport au fond, l'anecdotique, l'éphémère et le trivial par rapport à la réflexion et à l'analyse. A cet égard, votre piètre défense à de telles accusations (Pour qui Roule JAE, no. 128/Février 1990, p. 7) ne saurait convaincre. Après nous avoir assurés que les engagements d'il y a treize mois seront bel et bien tenus, JAE est et restera une publication indépendante de tout pouvoir politique ou financier, vous promettez que 1990 sera l'année des changements importants [...] nous nous attaquerons, avec plus de vigueur et de fermeté, à tous ceux qui, par leurs méthodes de gestion, appauvrissent l'Afrique. On voudrait bien vous croire, Monsieur Talla. Malheureusement, l'expérience nous incite à un prudent scepticisme à cet égard.

Il est vrai, pour encore vous citer, que la décennie qui commence est celle de la revendication des peuples du monde entier pour plus de liberté et de vérité. A l'heure où le vent de la démocratisation politique et de la libéralisation économique souffle sur toute l'Europe de l'Est, il serait dommage qu'un mensuel tel que le vôtre continue à fidèlement refléter les opinions insipides et les justifications éculées de régimes africains impopulaires, discrédités et aux abois. Il serait souhaitable que le vent de la réforme souffle aussi à la rédaction de JAE, sous peine de définitivement compromettre une crédibilité sérieusement entamée. Seul l'abandon d'une politique éditoriale bassement matérielle et mercantile au profit des plus hautes exigences éthiques et professionnelles du meilleur journalisme (vérité et qualité de l'information, objectivité [PAGE 82] et profondeur de l'analyse) pourra, à mon avis, sauver JAE de la médiocrité dans laquelle il s'enfonce inexorablement. Certes, il est vrai – comme vous le rappelez opportunément dans votre Editorial précité –, qu'à notre époque, aucune revue n'est en mesure de se passer du soutien financier déterminant que constitue la publicité. Encore faut-il prendre soin de bien délimiter les champs respectifs du commerce et du journalisme, et de clairement définir les compétences respectives des gouvernants, des commerçants et des journalistes. L'histoire nous enseigne précisément que princes, marchands et philosophes ont, de tous temps, eu des relations ambiguës et difficiles. A cet égard, on ne peut que s'associer à votre proclamation de foi selon laquelle JAE est et restera une publication indépendante de tout pouvoir politique ou financier. Votre responsabilité se trouve ainsi solennellement engagée devant les peuples africains, Nous vous mettons au défi de tenir ce pari audacieux – celui de restaurer la qualité et la crédibilité de JAE – au cours de cette année 1990. Rendez-vous donc dans un an au tribunal de l'histoire.

Guy MARTIN
Chargé de cours, Institut de Diplomatie et
d'Etudes Internationales, Université de Nairobi
P.O. Box 30197 Nairobi KENYA

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Il nous a semblé que, en toute honnêteté, ce texte, vieux d'une année, mais dont la publication avait été différée par les difficultés que chacun connaît, devait être accompagné d'un bref commentaire de la Rédaction.

Nous nous associons, bien entendu, à l'argumentation de Guy Martin, sans pour autant en approuver la forme, en l'occurrence une sévérité non pas excessive, mais injuste. Nous avons trop souvent brocardé ici ce que nous appelons le journalisme à la française pour en faire porter la responsabilité au seul B.-P. Talla en ignorant que la pratique d'un dirigeant de presse s'inscrit obligatoirement dans les mœurs générales d'une époque, et surtout dans un contexte psychologique et culturel qu'il faut bien appeler civilisation. C'est d'abord la civilisation française du vingtième siècle, civilisation dont la presse africaine francophone est tributaire à plus d'un titre, lui s'est révélée incapable de créer un journalisme responsable. [PAGE 83]

Paradoxalement, on peut considérer comme une aubaine que la publication de la diatribe de notre ami, trop longtemps retardée par nos difficultés, ait lieu maintenant, c'est-à-dire au lendemain de la guerre du Golfe, au cours de laquelle le journalisme à la française a étalé scandaleusement ses tares, forçant l'opinion à en faire une sorte de débat national : c'est ce qu'atteste, entre autres, un dossier publié ce mois de mai par l'impertinent hebdomadaire français L'Evénement (semaine du 2 au 8 mai), que nous ne conseillerons jamais assez à nos abonnés de lire.

A propos des publi-reportages, par exemple, on peut reprocher à B.P. Talla d'avoir tiré un parti vraiment exagéré, franchement burlesque de cette technique, mais il ne l'a évidemment pas inventée. Le Monde lui-même, considéré comme un modèle d'éthique journalistique, l'a longtemps pratiquée au bénéfice précisément des roitelets francophones nègres, et en particulier d'Ahmadou Ahidjo. On se souvient peut-être de nos protestations dès les premières livraisons de Peuples noirs-Peuples africains. Et si l'usage en a été finalement abandonné par le grand quotidien français, peut-être le doit-on à nos chétives colères.

Faut-il le redire ? l'approche adoptée par L'Evénement est la meilleure : c'est toute l'institution qui est gangrenée et il eût été miraculeux que l'appendice africain ne fût pas contaminé.

Depuis quelques mois d'ailleurs – depuis 1990, précisément – on ne peut plus vraiment affirmer que JAE « continue à fidèlement refléter les justifications éculées des régimes africains impopulaires ». JAE a finalement fait comme tout le monde, le journal a pris le train en marche, "roulant" désormais avec le gros de la troupe dans le (presque) bon sens. On eût bien entendu préféré qu'il prit la tête de la croisade démocratique au bon moment. Mais, comme on dit à Paris, il ne faut pas rêver.

M. B.