© Peuples Noirs Peuples Africains no. 80 (1991) 8-14



ABUS DE LANGAGE

Odile TOBNER

La culture, la civilisation, les intellectuels, les valeurs, les droits de l'homme, l'humanisme, autant de mots dont on nous rebat les oreilles dans des discours creux, qui ne renvoient que l'écho de leur vide intérieur, autant de verroterie verbale ornant les oripeaux défraîchis qui habillent des carcasses vides. C'est parce que ces mots peuvent cependant renvoyer à des réalités essentielles et salvatrices qu'il convient de les défendre contre l'abus qui en est fait à des fins médiatico-politico-démagogiques et de les rendre à leur légitime usage.

Le premier abus consiste à diluer le sens dans un flou indécis qui rend les mots aussi vagues que commodément interchangeables. Ainsi en va-t-il des mots culture et civilisation. Tous les professionnels du bavardage les confondent. Antonin Artaud dans sa conférence intitulée Bases universelles de la culture[1] dénonce cette confusion avec une lucidité prémonitoire. Non seulement il les distingue mais il leur restitue leur opposition première, redonnant vie à la métaphore : il n'est pas possible d'extirper du mot culture son sens profond, son sens de modification intégrale, magique même pourrait-on dire, non de l'homme mais de l'être dans l'homme, car l'homme vraiment cultivé porte son esprit dans son corps qu'il travaille par la culture, ce qui équivaut à dire qu'il travaille en même temps son esprit[2]. La culture est donc la transformation de l'individu lui-même par les connaissances qu'il reçoit et assimile tout au long de sa vie. Pour Artaud cette culture est un processus unique et universel qui est destiné à constituer cette sagesse si bien appelée sagesse des nations qui rend compte à la fois d'une expérience immémoriale, mais toujours identique à [PAGE 9] elle-même, et du chemin que chaque individu est amené à redécouvrir pour son propre compte, dans la simplicité des étapes invariables qui mènent chacun de la naissance à la mort.

Certes la meilleure aide que l'on peut recevoir dans sa culture personnelle vient des œuvres d'art, dans la mesure où chacune, à sa façon, musique, image, discours, parle à chacun de ce qu'il a de plus intime à soi-même, mais la culture n'est pas dans l'œuvre, elle est dans la fusion entre l'œuvre et celui qui la reçoit. La transformation de l'œuvre d'art en simple signe culturel nominal est la grande perversion de la culture des sociétés dites de consommation. L'homme cultivé est celui qui possède des Pléiades d'auteurs "classiques" ou "chics", qu'il a vaguement feuilletés, des compact-discs de Bach, qu'il met en "fond sonore" en vous offrant l'apéritif, des signatures, ou leur simple "reproduction", sur ses murs. L'homme cultivé et fier de l'être regarde évidemment Apostrophes, ou ses succédanés Ex libris ou Caractères, à la télévision. Il y contemple des hommes qui le fascinent par le seul fait que leur nom est imprimé sur la couverture d'un livre, signe suprême et suffisant d'intronisation dans le monde de la Culture. L'homme cultivé a rencontré son plus digne représentant et défenseur en la personne d'Alain Finkielkraut, dont la fonction dans l'existence est de dispenser aux polytechniciens une culture qui s'harmonisera avec leurs salons, design ou style, et leurs relations huppées et contribuera à les "détendre" après les dures journées vouées au stress de la compétition pour le pouvoir.

L'Europe conçoit la culture comme un vernis[3], dit Artaud. Tous les "penseurs" à la mode en fournissent la preuve. Grâce à l'un de ces "news" qui permettent à l'homme cultivé d'être "au courant", économiquement pour ce qui est du temps de lecture mais coûteusement pour ce qui est du rapport pensée/papier, j'apprends qu'Hubert Reeves est le nouveau sage qu'il faut lire. Ne nous confie-t-il pas que "Science sans conscience n'est que ruine de l'âme", comme l'a dit Montaigne[4]. C'est fort bien dit, sauf que c'est [PAGE 10] Rabelais[5] et non Montaigne qui a dit cela. Peu importe direz-vous, cette inadvertance est bien pardonnable. Voire, elle est quand même révélatrice d'une culture fondée sur la mémoire, comme la connaissance de la table de multiplication, et sur les pilules que sont les citations, c'est-à-dire de la fausse culture de quelqu'un à qui ni Rabelais ni Montaigne ne sont familiers autrement que par de vagues réminiscences des "digests" de l'école. Alors pourquoi en parler, sinon pour essayer de "faire cultivé", ce qui est le plus ridicule des travers chez celui qui est simplement "arrivé" ? La culture consiste à être soi-même. Si elle a un rapport avec l'instruction et la connaissance, elle en a surtout avec l'authenticité de cette connaissance et le paysan qui, de ce qu'il sait de la nature, a tiré une sagesse qui l'aide simplement à vivre est plus cultivé que l'astrophysicien pour qui Montaigne n'est qu'un nom, et pas une nourriture, sinon jamais il n'aurait songé à attribuer à cet élégant sceptique l'axiome prédicant et idéaliste qui n'a pas besoin de signature pour nous faire entendre la voix tonnante du géant Rabelais. L'erreur de mémoire est excusable, la faute de goût, elle, nous dit tout.

Mais voulant en avoir le cœur net et ne pas juger sur ce qui n'est peut-être, après tout, qu'un lapsus, je me plonge dans la dernière "œuvre" d'Hubert Reeves[6]. Je tombe alors sur le plus incroyable, sur le plus indescriptible salmigondis philosophico-scientifique, que seule une "élite" sans goût et sans culture comme celle qui triomphe à notre époque peut plébisciter. En 192 pages écrites en gros caractères, aérées d'intertitres tous les deux paragraphes, Hubert Reeves vous explique tout c'est-à-dire pas ce qu'en principe il sait, ce serait trop compliqué, la mathématique de l'astrophysique n'étant pas à la portée du premier venu, mais tout ce qu'il ne connaît pas c'est-à-dire la pensée de Démocrite et celle de Descartes, saisies en dix lignes et trois citations. Le comble du chic est, dans ce livre écrit en français, de citer Schiller en anglais. L'art, la poésie, la science, la philosophie, Aristote, [PAGE 11] Kepler, Fourier, Freud, Mallarmé, Einstein, et tutti quanti sont jetés en poudre brillante dans les yeux du lecteur qui n'en revient pas de fréquenter tant de si beau monde à la fois et d'être initié au nec plus ultra en matière de culture, le chaos à l'état pur, et L'abîme d'impensé. L'auteur, honnête, nous avait prévenu dès le début : Le titre du livre veut rappeler qu'il ne s'agit pas ici de thèses structurées et cohérentes mais plutôt d'impressions personnelles. La structure des phrases ne semble pas non plus l'avoir préoccupé : Je me suis demandé en quoi les connaissances nouvelles sont-elles (sic) susceptibles d'affecter le regard que nous portons sur notre activité humaine. Vous me croirez si vous voulez mais, au terme de ces Réflexions qui – leur auteur l'avoue en toute simplicité – croiseront plusieurs fois le parcours de Nietzsche, nous apprenons que le "quelque chose" dans lequel nous sommes profondément, vitalement, existentiellement impliqués c'est l'insondable mystère de la réalité. Il est quand même utile de lire.

Hubert Reeves n'est pas un cas isolé. Les exemples de ce type de culture proposés à un public que jamais, sembe-t-il, les éditeurs n'ont autant méprisé foisonnent. Ouvrant, dans le supermarché où j'achète mes nourritures terrestres, un livre signé Michel Baroin[7] dont j'avais entendu faire l'éloge chez Bernard Pivot comme étant l'œuvre d'un sage, je tombai par hasard et au premier coup d'œil sur une phrase qui commençait par : En France et sous d'autres tropiques ... Il ne s'agissait pas d'une de ces coquilles d'imprimerie, qui prolifèrent depuis que la technique moderne a multiplié les typographes amateurs, mais, là encore, d'un "lapsus calami" bien pardonnable sans doute. Je n'en suis pas si sûre. C'est un signe de l'automatisme de l'écriture, bon peut-être pour sa résonance psychanalytique; cela trahit non le refus de la pensée rationnelle, comme chez André Breton, dont l'art poétique est parfaitement délibéré, mais l'absence de cette même pensée dans son activité la plus modestement autocritique, et la sécrétion incontrôlée de la phrase creuse. Le reste du livre le confirma, noyé sous des lieux-communs comme : N'entrons pas dans l'avenir à reculons. [PAGE 12] Cette phrase qui m'avait frappée par son inanité, j'ai eu la surprise de la retrouver dans Valéry : Prenons garde d'entrer dans l'avenir à reculons[8]. Mais chez Valéry elle est substantielle parce qu'elle ne se trouve pas dans une collection de poncifs mais est intégrée à un authentique raisonnement et se trouve parfaitement "en situation". Il s'élève en effet contre ceux qui parlent en 1944, de reconstruire la France, alors que, selon lui, il s'agit de construire une France. On voit l'inconvénient de l'acquisition de la culture par mémorisation de phrases toutes faites, et non par digestion. Et encore, peut-être ne s'agit-il même pas de mémorisation, mais de plagiat. La frénésie d'être déclaré auteur conduit tout individu qui a acquis une quelconque notoriété, journaliste, homme politique, acteur, médecin, savant, homme d'affaires, à gratifier le public de ses sublimes ratiocinations. Celles-ci, une fois qu'elles ont été saluées par toutes les instances médiatiques qui veillent à notre niveau culturel, viennent s'étaler – il y a quand même une justice – entre les poulets aux hormones et les pommes de terre aux inhibiteurs de germination. Autant de produits, artificiellement gonflés et stérilisés, qui se révèlent cancérigènes pour l'esprit et le corps.

S'il y a une défaite de la pensée[9], c'est dans l'existence de ces "produits culturels" qu'elle réside et non dans le fait de donner le nom de culture au Reggae ou au Rap, comme s'en indigne hystériquement Finkielkraut. Faire imprimer, comme Baroin, la phrase : En France et sous d'autres tropiques ou nasiller, comme Noah, Africa, Africa, est strictement aussi indigent du point de vue spirituel; au moins, dans le second cas, ne prétend-on pas penser ou faire penser, mais seulement danser et faire danser, et c'est plus honnête, puisqu'on atteint facilement ce modeste but. Il faut noter là que Finkielkraut qui s'offre un succès facile en stigmatisant, ce pour quoi il n'est nul besoin d'un grand sens critique, les abominables distractions de masse concoctées par des spécialistes grassement payés pour abêtir le peuple, admet par ailleurs la danse [PAGE 13] dans son panthéon culturel, à condition que ce soit un menuet de Lulli, dont il n'est même pas en mesure de sentir l'indigence spirituelle, habitué qu'il est à écouter religieusement et culturellement ce faiseur de ronds dans l'eau. L'erreur de Finkielkraut, mais elle est de taille, consiste à hiérarchiser la culture de façon mécanique, et en cela il est bien de son temps, lui qui affecte de le mépriser, et le public l'a bien compris qui plébiscite cette pensée nulle mais commode. En gros, la culture c'est le passé, l'Occident, et tout ce qui porte un "label" dispensé par une instance dûment autorisée. Quand on sait, par les exemples ci-dessus exposés, à quel point de basse complaisance sont descendues l'édition et la critique, on voit ce que peut être cette culture. Le public, qui, de plus en plus, et forcément à force d'ingurgiter de telles nourritures, est incapable de discerner quoi que ce soit, est prié de se référer à ces catégories et de suivre le guide.

Quitte à redoubler l'aigreur de cet adjudant de la culture mise au pas et en uniforme, je n'hésiterai pas à dire que si, bien sûr, tout n'est pas "culturel" – car cet abominable adjectif signale quasi-infailliblement l'absence de la culture, réduite au mieux au plus vain des alibis, au pire à la plus sinistre pantalonnade (affaires culturelles, manifestations culturelles, mission culturelle) – on peut dire cependant que tout est culture en puissance, comme le fameux tout est grâce de Bernanos; mais on peut dire également que rien n'est culture garantie. La culture est, en effet, de l'ordre de la grâce. Certains, ils sont rarissimes, n'ont qu'une boîte en fer-blanc et sous leurs doigts toute la douleur ou toute la joie du monde vient nous dilater l'âme, d'autres, ils sont légion, eussent-ils un "stradivarius" entre leurs mains, n'en tireront qu'un bruit insignifiant qui nous laissera le cœur sec. Comme beaucoup de gens possèdent des casseroles en fer-blanc et très peu des Stradivarius on a voulu nous faire croire que les gens qui détenaient la culture étaient la minorité de ceux qui possédaient les signes extérieurs de richesse culturelle, mais c'est faux. La culture est certes le fait des Happy few mais ses élus sont semés en tous lieux, ils naissent près d'un champ de coton ou dans un palais. La culture n'est pas dans les choses, elle est dans ce qu'on fait avec les choses. La culture n'est ni un héritage, ni un bien qu'on pourrait acheter, ni même une éducation – tous ceux qui ont voulu "apporter la culture" ont échoué – elle est la récompense de ceux qui se donnent la peine de vivre en [PAGE 14] cherchant et en entretenant sans cesse leurs raisons de vivre; ou, pour dire les choses plus simplement mais plus fortement, pour nous qui sommes de la terre, elle est le soin qu'on prend de rendre une terre fertile par le labour, l'amendement, d'élever un arbre, une plante. La culture de la terre est l'occupation la plus honnête et la plus innocente de toutes[10].

(à suivre)

Odile TOBNER


[1] Texte paru en 1936 dans la presse mexicaine, recueilli dans : Antonin Artaud Messages révolutionnaires, Paris, Gallimard, 1979, coll. Idées.

[2] op.cit., p.72.

[3] Opus cité, ibidem.

[4] dans L'heure de s'enivrer, Paris, Seuil, 1986.

[5] dans Pantagruel, chap. VIII. Lettre (combien fameuse !) de Gargantua à son fils.

[6] Hubert Reeves : Malicorne, réflexions d'un observateur de la nature, Paris, Seuil, 1990.

[7] La force de l'amour, Paris, Seuil-Odile Jacob, 1987, et Presse-Pocket 1989.

[8] Respirer texte paru dans le Figaro du 2 septembre 1944. Repris dans Regards sur le monde actuel.

[9] Titre du livre de Finkielkraut qui a fait un tabac médiatique dans les classes dites cultivées.

[10] Antoine Furetière : Dictionnaire universel (1690).