© Peuples Noirs Peuples Africains no. 79 (1991) 97-104



CABO TORMENTUOSO

Lucie HUREL

Qui dira l'histoire du sombre Adamastor ? C'est ainsi que Camoëns nomme, dans ses Lusiades, la péninsule du Cap. Il y voit un géant couleur de terre, hirsute et sauvage, échappé au massacre que les dieux firent de cette race qui les menaçait, métamorphosé par Zeus en promontoire rocheux, qu'insulte et qu'humilie la mer, Thétis, qui a repoussé son amour. Frère du Prométhée mal enchaîné, le terrible Adamastor ne supportera pas éternellement l'humiliation, même caressante, venue de la mer, il soulève sa masse terrienne en un plissement titanesque et grondeur. L'eau des lacs s'abîme en ses profondeurs. Demain la mer viendra lécher ses pieds indifférents.

Seuls les Portugais vénèrent encore aujourd'hui Camoëns, dont la poussiéreuse épopée n'a pas franchi les bornes de sa culture, faute d'avoir su que chanter. Les Grecs savaient, par Homère, qu'ils se battaient pour conserver la beauté; les Romains savaient, par Virgile, qu'ils se battaient pour l'empire. Les Européens de la Renaissance croient qu'ils se battent pour leur Dieu, comme Roland, alors qu'ils se battent pour la mer, pour établir ce que l'historien Chaunu appelle : "la grande thalassocratie de l'extrême-Occident chrétien".

Si l'aile du génie a effleuré Camoëns c'est bien lorsqu'il a pressenti l'affrontement de Thétis et d'Adamastor, mais elle s'est éloignée de lui lorsqu'aveugle à l'évidence il a oublié de rendre à Thétis l'hommage qu'il lui devait et qu'il s'est contenté de se faire l'écho des criailleurs de chaire qui lui cornaient aux oreilles qu'il fallait "étendre la foi" et "châtier les infidèles de l'Afrique et de l'Asie". Que cherchaient donc les audacieux navigateurs portugais du XVème siècle sur les côtes d'Afrique, au point de valoir à des princes qui ne quittèrent pas [PAGE 98] leur palais les noms d'Henri le Navigateur et d'Alphonse V l'Africain ? Cherchaient-ils la route maritime des Indes ? Cherchaient-ils à lutter contre le Croissant ? Ont-ils puisé dans le sang juif qu'ils possèdent tous, et qu'ils ont pris en haine, le goût de l'errance et du commerce ? Ont-ils hérité de la culture arabe qui les a civilisés, et contre laquelle ils se sont croisés, la science de la géographie et du calcul astronomique ? N'ont-ils pas plutôt, comme tous les Celtes, au plus profond de leur atavisme, la seule passion de la mer ? Ils ne réussirent, en effet, ni dans le commerce, ni dans la Croisade, mais ils offriront, à qui voudra le prendre, le monde extrême et nouveau, par leurs exploits maritimes, dont le plus ardu et le plus ardemment désiré fut d'atteindre la pointe sud de l'Afrique.

Il y a aujourd'hui cinq cents ans, l'hiver 1488, Thétis offre au sombre Adamastor le plus funeste des présents. Elle lui apporte Bartolomeo Dias avec sa caravelle. Epuisé par la plus longue navigation jamais faite sans escale, il se contente de s'approvisionner en eau et en vivres et ramène son équipage atteint du scorbut à Luanda puis à Lisbonne. Il sait qu'il a ouvert la route des Indes aux avides Européens, qu'il a ruiné le commerce de Venise et celui des Turcs, par qui passaient jusqu'alors les épices, l'or, les pierreries, les tapis, les laques, les porcelaines et le coton de l'extrême orient. Lui seul le sait. L'histoire n'a pas retenu son nom mais celui de Vasco de Gama qui, dix ans plus tard, remonte dans l'océan indien et revient avec les précieuses marchandises. Il a touché la côte de Malabar, retrouvé et affronté, de Mozambique aux Indes, les ennemis familiers que sont les Arabes et rebaptisé le Cap, de Cap des tourments, comme l'avaient appelé ses prédécesseurs, en Cap de Bonne Espérance, porte ouverte enfin directement sur le prodigieux Orient.

Camoëns imite platement les descriptions des navires et des tempêtes de l'Iliade, alors qu'il a sous les yeux – lui qui a fait le voyage d'Orient, il lui suffisait de les regarder et de les écouter – les acteurs et les instruments de la fabuleuse conquête permise par la caravelle. Les Portugais n'ont que la mer dans le sang et leur chef-d'œuvre est ce bateau, pour lequel ils ont recueilli les connaissances des nations qui, depuis des siècles, [PAGE 99] naviguent en Méditerranée et dans l'Atlantique nord, des Grecs aux Vikings, des Romains aux Arabes. Ils font, comme les nordiques habitués aux puissants remuements de l'océan, des navires de haut bord capables d'y résister; mais ils les construisent sur l'armature qui permet de dessiner finement les carènes des vaisseaux grecs. Ils ont assimilé tous les secrets de la voile latine triangulaire, adaptée aux caprices des vents en Méditerranée, mais ils n'abandonnent pas la voile carrée, puissant moteur des trajets atlantiques qui suivent la route de courants immuables. Ils ont ajouté à la boussole et au quadrant, qui suffisaient aux corsaires arabes, le bâton de Jacob, leur trouvaille, d'une élégante efficacité.

Ce sont ces navigateurs sorciers qui ont vaincu l'isolement de l'Afrique australe, défendue par ses côtes désertiques, qui décourageaient le cabotage au-dessous de Luanda, et par les alizés, ces vents ailés qui portent vers l'ouest à partir de l'équateur. Dias se laissa emporter par eux, non pas franchement, comme Colomb, qui paria sur la rotondité de la terre et ne mit que quelques semaines pour gagner les Antilles, mais en les serrant au plus près en direction du sud. Il passa au large du Brésil, où Cabral fera bientôt une escale sur la route du Cap, et trouva enfin une brise australe pour le ramener, après des mois, vers son but, l'est, réalisant le plus grand exploit maritime du quinzième siècle navigateur. Après lui personne ne s'arrêta plus au Cap, contrée jugée inhospitalière après que Vasco de Gama eut été rejeté à la mer par les autochtones dans l'actuelle baie de Sainte Hélène. Bientôt Francisco d'Almeida succomberait avec ses gens à Table bay, où il tentait d'accoster. La route des Indes passa désormais au large du Cap avant de remonter dans l'océan indien, avec ses ports et ses îles débordantes des richesses d'un trafic immémorial, premières escales sur le chemin d'un extrême orient de toutes les convoitises.

Mais Thétis préparait pour Adamastor le second et le plus funeste des présents destinés à l'humilier. La route des Indes se creusait sous l'étrave des rudes pionniers portugais de la mer. Albuquerque gagne Ormuz, puis Goa, puis Malacca. D'Almeida suit ses traces. Insensibles aux effluves maritimes, les gens de finance hument dans leur sillage l'odeur de l'argent. C'est [PAGE 100] ainsi que les quatre renards Welser, frères et banquiers à Augsbourg, s'associent aux Portugais pour acheminer les épices de Goa à Lisbonne. Ils gagnèrent, tout au long du seizième siècle, sur le producteur asiatique et le consommateur européen, bon an mal an, du cinquième à la moitié de leur mise à chaque voyage. Avec les Fugger, leurs frères en finances, ils firent l'élection de Charles Quint. Les Portugais, eux, dès qu'ils ont pied à terre, sont ravagés par la mélancolie. Ils la bercent sous les Tropiques, sans chercher à affronter les Infidèles, trop redoutables guerriers; mais ils la déversent au Portugal, par compensation, sur les Juifs marranes, qu'ils brûlent ou chassent massivement. Les malheureux trouvent refuge à Amsterdam.

C'est par eux que les Hollandais auront vent de la source des biens qui coule d'Orient. Le nuage de la malédiction s'amoncelle sur la tête d'Adamastor. Les Hollandais ne sont ni marins ni spéculateurs, ils sont calvinistes et cultivateurs. S'ils vont sur l'eau, s'ils font du commerce, c'est contraints et forcés par le manque de cette terre qu'ils ont amassée avec avarice, poignée par poignée, et qu'ils défendent férocement contre une mer dévastatrice et détestée. Ils appellent Gueux de mer ceux d'entre eux qui naviguent et l'image de l'enfer est pour eux celle de ce Hollandais volant, condamné à naviguer éternellement. Avec eux le capitalisme somptueux des Welser, ruinés par les princes qu'ils financent, devient méthodique et anonyme. La Vereenigde Oostindische Companie est l'expression de cette puissance décuplée, devenue souterraine, qui possède tous les attributs d'un état sans en avoir les contraintes, structure coloniale par excellence. Ajoutons-y la superstructure d'un calvinisme rigide, qui a sclérosé les postulats de l'élection arbitraire et de la réprobation positive, vécus désormais sans angoisse métaphysique, puisqu'ils se sont adjugés l'une et qu'ils vont trouver l'incarnation de l'autre dans les êtres exotiques. Avec cette "religion", matérialisée et rationalisée, Thétis pousse une redoutable machine de guerre contre le flanc d'Adamastor.

En 1652 un navire de la V.O.C. est détruit par la tempête au large du Cap. Ses occupants, avant d'être recueillis, ont le temps d'explorer le rivage dont le climat et les promesses de [PAGE 101] fécondité les enchantent. L'atavique faim de la terre les saisit et ils reviennent vite s'y installer. Ils seront un millier avant la fin du siècle, dont quelques centaines de Français bannis par l'Edit de Nantes. Cependant le travail de la terre est bien âpre et ingrat, après la navigation, exécrée certes mais de nature à faire goûter au sentiment de puissance. Les Boers, comme ils s'appelleront eux-mêmes désormais, ne mettent pas longtemps à se persuader que Dieu les a élus pour procurer aux réprouvés le salut en les faisant travailler la terre à leur place et à leur service. Les naturels du cru ne se montrant guère domesticables, les premiers esclaves arrivent, par le canal de la V.O.C., de tous les lieux qu'elle fréquente, du Mozambique au Tonkin, à partir de 1657. La région du Cap se couvre de fermes où la prospérité se mesure au nombre d'esclaves, que l'on dote, sous l'influence lointaine de Camoëns, de noms mythologiques : Hannibal du Bengale, Coridon de Coromandel, Diana de Mozambique; sous celle de la Bible d'appellations comme Adam du Tonkin, David de Ceylan; et, quand on n'est ni pieux ni cultivé, qu'on n'a que de la nostalgie, Bastiaan de Batavia, Claas d'Angola, Lipsje de Cochin. On trouve bientôt, au hasard d'un contrat, stipulée la vente d'un certain Francis d'origine inconnue, premier citoyen naturalisé sur cette terre qu'il féconde de sa sueur.

La vie de la nouvelle colonie s'organise dans une brutalité originelle. Entre les supplices qui matent les esclaves, dont le nombre est vite dangereusement plus élevé que celui des maîtres, et les guerres contre les Hottentots, qui confinent les Boers sur la côte, Van Riebeck, le fondateur, ne chôme guère. Il s'agit de faire travailler la terre aux uns dans la docilité, de réduire et de piller les autres, ces Hottentots ou "bégayeurs", comme les appelle, avec mépris, l'idiome Afrikaans. Les Khoi-khoi peuvent bien s'appeler eux-mêmes les "hommes-hommes", hommes par excellence entre tous les hommes, ainsi que le fait toute nation qui se respecte, le temps est venu pour leur fière indépendance de pasteurs de plier devant les armes à feu de l'envahisseur. La destruction de la société khoisan commence par les raids des fermiers sur ses troupeaux, plantureux garde-manger pour les Boers, qui y pratiquent une chasse [PAGE 102] facile et fructueuse. Les éleveurs de bétail quadrupède tentent bien, avec une superbe inconscience, quelques affrontements héroïquement suicidaires; les possesseurs de cultivateurs bipèdes n'ont guère de mal à fonder solidement leur pouvoir sur cette terre, mais aussi leur haine de ses hommes, dont la crainte ne les quittera plus.

Une société pastorale – une de plus – disparaît alors. Les Khoi-khoi n'ont pas été domptés, ils ont été détruits. Ils ont même été métaphysiquement, pas seulement physiquement, détruits. Sous le nom de Hottentots ils ont été, en effet, l'objet de toutes les extravagances de discours de leurs vainqueurs jusqu'à être réduits à l'état de ces épaves-repoussoirs, complaisamment étudiées et photographiées comme exemples d'infra-humanité par ceux qui, dans leur folie de puissance, se prenaient pour des dieux. Prototypes des Noirs les Hottentots sont laids, bêtes et cannibales. Frémissez, troupe céleste, devant ces images du diable, qui s'est incarné, simplifiant de façon décisive l'activité de l'esprit, supprimant même l'activité de la conscience. Désormais tout est physique, dans un monde binaire du zéro et de l'Un : l'élection arbitraire et la réprobation positive matérialisées dans l'épiderme.

Nous jetterons les livres qui ont inscrit le mensonge et la haine dans le vide de l'esprit. Nous savons que les Hottentots n'étaient pas cannibales, comme nous savons que la terre est ronde; pourtant on a trouvé chez eux des ossements – on l'a dit sérieusement – et pourtant de même on sait qu'on ne peut pas marcher la tête en bas. Mais nous ne saurons jamais ce que furent les Khoi-khoi. Fantasme qui veut sur les délices de la société pastorale, tout ce qu'on sait c'est qu'ils étaient impropres à la servitude et qu'ils en sont morts. C'étaient des hommes par excellence. Dans les débris de leur société, aux franges d'une civilisation qui les rejetait, ils recueillirent quelques uns des esclaves qui fuyaient le supplice du pal ou du "flash-pulled". Ils unirent et prolongèrent leurs misères. D'autres esclaves se cachaient dans les navires qui partaient du Cap, d'autres gagnaient, à l'est, le pays des Khosas, poste avancé du peuple bantou, d'autres se nichaient dans la muraille inaccessible qui surplombe la mer près du Cap. C'est à ces "Hanglip" qu'on attribue [PAGE 103] l'incendie qui faillit détruire le Cap le 12 mars 1736. Les fermes des Boers n'en prospéraient pas moins, telle celle qui à Elsenburg, près du Paarl, comptait quatre vingt hommes et huit femmes au service des champs et de la maison. Arbeit macht frei.

Ce meilleur des mondes fut troublé par Thétis qui, prise, peut-être, d'un vague remords, porta vers Adamastor la troisième vague de ses dons. Les Anglais s'implantèrent au Cap à l'aube du dix-neuvième siècle. S'occupant avec diligence, efficacité et placidité des transactions commerciales et de la navigation, toutes choses qu'on ne peut pas confier à des esclaves, ils se rendirent indispensables aux Boers; mais ils connurent aussi la force qu'ils tiraient de l'obscurantisme et de la servitude. L'introduction des journaux et l'abolition de l'esclavage ruinèrent les Boers. Coincés entre les Anglais, dont le nombre va croissant rapidement à partir de 1820, et la masse majoritaire de leurs serfs, affranchis en 1833, devenus ce qu'ils appellent les "Vrif Swart", ou encore les "métis du Cap", issus de tous les sangs du Pacifique, les Boers vont fuir toujours plus loin vers le Natal et le Transvaal, à la recherche de nouvelles terres pour le peuple élu et de nouveaux réprouvés pour les travailler.

L'épopée de la mer est terminée, finie la grande thalassocratie. On se battra désormais pour la terre et ses trésors. Adamastor n'a plus d'yeux pour Thétis, à présent domestiquée par la course monotone des steamers, mais il sent monter près de lui les mouvements convulsifs d'une terre à qui le relie un lien ombilical. Les vagues des guerres cafres battent les flancs du Cap dès le début du dix huitième siècle. Les cafres sont les "infidèles", ils sont même les "infidèles des infidèles" puisqu'ils ont été nommés ainsi : "kaffir" par les marchands arabes qui trafiquent dans l'océan indien et qui sont eux-mêmes les "infidèles" que les Portugais étaient partis pour "châtier". Les cafres sont les plus Africains des Africains, ce sont, dans leur langue, les Bantous, c'est-à-dire les "hommes" bien sûr, guerriers dans l'âme, chasseurs nés, cultivateurs et pasteurs à leurs heures, capables de se fédérer en alliances puissantes, de regrouper et de faire manœuvrer des troupes immenses. Ce talent [PAGE 104] fera leur perte. Ne doutant pas de leur valeur et de leur force, ils affronteront en bataille rangée les bandes de Boers armés de fusils dans leurs chariots et les brillants régiments de l'armée anglaise. Ils mirent en déroute les seconds en 1873, inscrivant dans l'histoire la seule et unique victoire des flèches contre les armes à feu, mais achoppèrent contre les premiers, offrant leurs charges à de terribles massacres, dont le plus mémorable ensanglanta, en 1838, le lieu nommé depuis "Blood River".

De plus en plus loin du Cap, mais grondant de plus en plus fort, les démêlés des Bantous, des Boers et des Anglais composent l'affreux concert qui retentit aux oreilles d'Adamastor au vingtième siècle. Longtemps rivaux les Anglais et les Boers se sont mis d'accord finalement pour mettre les Bantous au travail dans les mines et dans les champs. La morale cette fois-ci était contre les dividendes, on devra attendre qu'elle les favorise à nouveau pour s'en réclamer. Les Boers sont revenus au Cap, maîtres derechef, bien décidés à imposer le droit divin qui a damné de toute éternité les épidermes pigmentés. Les métis ont été chassés du Cap. Cette faute marque le début de la fin du pari impossible de l'apartheid. Les Bantous ont courbé la tête. Guerriers enchaînés ils ont trimé, ils ont développé leur corps massif et muet, ont nourri les puissants parasites qui ont cru les domestiquer, mais que leur présence effraie. C'est en fait sur leur propre corps, et non sur celui des Bantous, que les Boers ont noué le double lien mortel de ne pouvoir vivre ni avec eux ni sans eux. L'apartheid est leur problème, pas celui des Bantous qui, eux, peuvent vivre avec ou sans les Boers. Adamastor leur sourit. Il sait qu'ils sont là "en réserve" et, comme lui, irréductibles.

Lucie HUREL