© Peuples Noirs Peuples Africains no. 79 (1991) 21-52



L'IMPERIALISME FRANÇAIS A-T-IL VECU ?

J. SURET-CANALE

La colonisation classique associait indissolublement la dépendance économique et la tutelle politique. La fin de celle-ci a-t-elle signifié la disparition de celle-là ?

Implicite ou explicite, une réponse positive à la question a souvent été apportée depuis le début des années soixante, en ce qui concerne l'Empire colonial français.

Sous la forme implicite, on la trouve dans le Rapport Jeanneney[1] qui, en 1964, admettait l'existence, rejetée dans un passé incertain, d'une exploitation coloniale, à laquelle faisait place désormais une généreuse "coopération".

De façon explicite, et argumentée, la question est abordée par Jacques Marseille dans son livre : Empire colonial et capitalisme français, histoire d'un divorce[2]. Ce gros volume est la version allégée d'une thèse de doctorat d'état soutenue en mai 1984. Cette thèse, par sa présentation et son style, répond aux exigences traditionnelles en matière de "Thèse d'état" de lettres et sciences humaines.

L'auteur a mis en œuvre un gros travail d'érudition : dépouillement des comptes de 469 sociétés coloniales que l'on peut suivre à travers les Annuaires Desfossés de 1907 à 1958, d'archives ministérielles, des papiers de l'Union coloniale (devenue Comité central de l'Empire français, puis de la France d'Outre-mer après 1946) qui tenait lieu de syndicat professionnel aux entreprises coloniales, des papiers privés de divers hommes d'Etat et hauts fonctionnaires. [PAGE 22]

En s'appuyant sur ces matériaux, l'auteur veut soutenir une "thèse", – une interprétation du destin de la colonisation française – que l'on pourrait résumer brièvement ainsi : contrairement à des idées reçues, l'Empire colonial français, surtout avant 1914, et jusqu'aux années trente, permit de réaliser des profits fabuleux; dès avant 1914, et jusqu'aux années trente, il joua un rôle nullement négligeable dans l'économie capitaliste française. Mais, alors qu'à cette époque l'opinion française ne s'intéresse que médiocrement aux colonies, c'est, paradoxalement, au moment même où l'opinion française est gagnée à la cause coloniale, que l'Empire cesse d'être une bonne affaire pour devenir un boulet entravant la modernisation du capitalisme français. Seuls restent attachés à l'Empire et à son marché protégé des secteurs retardataires et longtemps réfractaires à la concentration, notamment l'industrie cotonnière. A travers l'industrie cotonnière, métallurgique et alimentaire, c'est le capitalisme concurrentiel des petites et moyennes entreprises qui impose finalement sa stratégie de "mise en valeur" de l'Empire. (p. 369)

"Pour réconcilier l'"économique" avec le "politique" il fallait briser les institutions de la période antérieure (celles des IIIème et IVème Républiques)[3] dont avaient tant joué les branches anciennes, unifier l'instance politique dont la division avait gelé la "mise en valeur" de l'Empire, transférer le pouvoir des notables locaux et des élus à la haute administration, créer les conditions politiques et sociales de la modernisation économique". (p. 373).

En bref, il fallut l'avènement de De Gaulle pour que "s'imposent les thèses de ceux qui pensaient que la France ne pouvait appartenir en même temps à deux marchés communs, l'un avec l'Europe, l'autre avec l'Outre-Mer." (p.37). [PAGE 23]

Quelques affirmations discutables

Dès maintenant, nous pouvons noter qu'en dépit de l'appareil érudit dont il s'entoure, l'auteur avance, sans précautions suffisantes, un certain nombre d'affirmations qu'un examen plus attentif rend problématiques.

Premier exemple : l'auteur veut montrer l'importance des taux de profit réalisés par les affaires coloniales avant 1914, et leur chute progressive au cours des temps. Les chiffres sur lesquels il a opéré – ceux des bilans officiels – auraient mérité quelques réflexions critiques. D'autant qu'il met lui-même en garde contre ce que l'on pourrait appeler les illusions statistiques; citant la thèse de Jean Bouvier[4], il fait référence à une lettre datée de 1864 du Directeur du Crédit lyonnais et produisant trois comptes : l'un à l'usage des "purs élus" (les actionnaires de contrôle), le second à l'usage des "Gentils de la porte (les administrateurs), le troisième pour les "Philistins", c'est-à-dire les actionnaires et le public. Vers la fin du siècle un actionnaire de la société des Mines d'Anzin, dans une assemblée générale, pouvait s'écrier que la société anonyme était la forme moderne, mais légale, de l'escroquerie. Depuis cette époque, les possibilités de flouer les actionnaires (et le fisc) se sont accrues, notamment en jouant sur d'innombrables filiales ou sociétés sœurs, uniquement contrôlées par quelques actionnaires majeurs et éventuellement sises en Suisse ou dans quelque paradis fiscal. Les moyens abondent de faire "évader" les bénéfices réels, au profit exclusif de quelques privilégiés. C'est pourquoi il y a lieu d'être prudent sur l'interprétation de la baisse des taux de profit – freinée mais non annulée dans le cadre monopoliste – on peut se demander si cette baisse ne [PAGE 24] reflète pas au moins en partie les progrès dans l'art de camoufler les bénéfices.

L'auteur (p.131) compare dans un tableau les vingt premières sociétés coloniales, en 1929 et en 1958. Mais quelle valeur peut avoir cette comparaison si l'on sait que, au cours des ans, les activités réelles des sociétés et leurs implantations géographiques peuvent n'avoir plus qu'un rapport très lointain avec leurs activités et leurs implantations initiales ?

La Banque de l'Indochine (4e place selon l'auteur en 1958, pour les profits réalisés parmi les sociétés coloniales) comptait déjà en 1930 5% de ses actifs en Europe; en 1953, la proportion était passée à 23%, contre 27% investis en Afrique et 18% seulement en Indochine; cette dernière proportion devait être encore inférieure en 1958 puisqu'en 1969 la répartitions des actifs de la Banque se présentait comme suit : 60% en Europe, 10% en Afrique, 4% en Asie.

Les Brasseries et Glacières de l'Indochine (No3) ont sans doute engagé dès 1958 le transfert qui les verra, dans les années soixante, devenir une société africaine (participations dans le holding SOGEPAL, les Brasseries du Cameroun, du Maroc, les Brasseries et Glacières de l'Algérie) et européenne (contrôle de l'Union de Brasseries, deuxième groupe brassicole en France, avec 15% du marché en 1965).

Quant aux Plantations des Terres rouges et à la Compagnie du Cambodge, à l'origine affaires de plantations en Indochine 6e et 7e places) elles sont devenues de bonne heure des holdings du groupe Rivaud, sociétés de portefeuille ayant leur siège à Djibouti, et qui "verrouillent" par un système compliqué de participations croisées les holdings du groupe.

Les chiffres avancés par l'auteur n'ont donc plus guère de signification pour 1958, et celui-ci aurait pu s'en rendre compte si, au lieu de s'en tenir aux chiffres, il s'était intéressé d'un peu plus près au contenu des notices des Annuaires Desfossés dont tous ces renseignements sont extraits.

L'image simpliste de l'industrie cotonnière comme celle du "capitalisme concurrentiel des petites et moyennes entreprises" ne résiste pas non plus à l'examen. Certes, le retard de la concentration comme l'archaïsme des structures y sont [PAGE 25] incontestables; mais le groupe Boussac ou Saint-Frères ne peuvent être rangés dans les "P.M.E.", pas plus que Dollfus-Mieg. Ces noms n'apparaissent nulle part. Quant aux petites et moyennes entreprises cotonnières, elles étaient tombées depuis longtemps sous le contrôle de la Banque de Paris et des Pays-Bas, par l'intermédiaire de la Banque cotonnière. Ici encore, des affirmations simplistes, des formules abstraites, qui ne peuvent remplacer l'étude concrète des entreprises réelles.

Les affirmations sur l'opinion française et les colonies prêtent également à discussion et l'auteur aurait pu se référer aux ouvrages, assez nombreux, écrits sur ce thème. Si l'opinion se préoccupe peu des colonies, c'est en fait dès le début du siècle, du fait du ralliement de l'Eglise et de la propagande faite dans les livres scolaires de la IIIe République, que le "consensus" sur la légitimité et le caractère bienfaisant de la colonisation a été largement acquis dans l'opinion.

Le postulat selon lequel la "décolonisation" pourrait être assimilée à un "largage" des colonies et à l'abandon du marché protégé qu'elles constituaient ne résiste pas à l'examen. Certes, il y a eu dans ce domaine des pertes; la plus importante fut celle de l'Indochine dont chacun sait qu'elle ne fut pas délibérée. Elle fut consacrée par la défaite militaire, non sans avoir été précédée de tentatives "néo-coloniales" dont l'auteur donne d'ailleurs une excellente illustration dans la note confidentielle de Claude Cheysson, en date du 20 juin 1953, reproduite p.447 à 449. Il y eut ici un "repli" des capitaux, largement alimenté en son temps par les copieux "dommages de guerre" et le trafic des piastres[5]. Il y eut un repli, partiel, en Algérie, et des pertes réelles, mais qui ne se sont pas étendues à toutes les branches. N'oublions pas que la "nationalisation" du pétrole algérien en 1971 s'est faite par une prise de participation majoritaire de l'Etat, non par une éviction pure et simple. [PAGE 26]

En revanche, ce que l'auteur (sauf en quelques passages) passe sous silence, c'est que la zone de dépendance économique de la France, représentée très précisément par la "zone franc", n'a nullement été "perdue", mais bel et bien conservée, avec quelques accrocs au cours des temps, partiellement compensés par le "retour" du Mali et même, en 1985, l'entrée d'une ancienne colonie espagnole, la Guinée équatoriale.

La France y occupe toujours des positions privilégiées, tant en matière d'investissement que de commerce, grâce précisément à l'intégration monétaire. Certes, le monopole quasi absolu des années 1948-58 n'a pas été maintenu. La prépondérance française, tant en matière de commerce que d'investissements, n'y est plus que relative. Mais, en valeur absolue, les actifs français se sont développés notamment dans certains pays "riches" comme la Côte d'Ivoire, le Cameroun, le Gabon. Ce qui se traduit pour le premier et le dernier de ces pays par la présence d'une "colonie" française beaucoup plus nombreuse dans les années 70 qu'avant les indépendances. Dans deux passages (p.35-36 et p.78) l'auteur donne lui-même les éléments de la réponse : Si la zone franc n'absorbe plus en 1970 que 10% des exportations françaises contre 42,2% en 1952, le volume de ces exportations, en francs constants, est passé de 1958 à 1977 de 98,3 à 124,6 Milliards soit une progression de 12,6%. Comment dans ces conditions parler comme le fait l'auteur de la "disparition de la zone protégée" (p.32) et de la "perte du marché privilégié qu'était l'Empire" ? On pourrait dire au contraire plaisamment que la "décolonisation", dans le domaine africain, a "sauvé l'Empire".

Loin d'"exclure" le "marché colonial" traditionnel, le marché commun européen l'a institutionnellement intégré dès 1957 par les accords de Rome, intégration prolongée depuis par les "accords" quinquennaux successifs de Yaoundé et de Lomé.

Il y aurait beaucoup à dire sur la caricature qui est donnée de la Ve République, opposée à la IVe : où était le pouvoir réel, sous la IVe (comme sous la IIIe République) ? Entre les mains des détenteurs "apparents", notables locaux et élus, ou entre les mains de ceux qui finançaient les élections, comme cette fameuse officine du C.N.P.F. sise rue de Poitiers qui défraya la [PAGE 27] chronique sous la IVe République, et dont on peut difficilement soutenir qu'elle ait représenté autre chose que les puissances d'argent ? Représentatifs de la "haute administration" les Ministres de De Gaulle avec lesquels on vit pour la première fois en nombre des représentants directs de l'oligarchie financière (Couve de Murville, Chalandon) ou certains de leurs commis (Pompidou, directeur de la Banque Rothschild) accéder à des postes gouvernementaux ?

Quel redéploiement ?

Avant d'aborder le fond, une remarque de vocabulaire.

L'auteur parle à plusieurs reprises de "redéploiement". Il donne à ce terme un sens qui n'est nulle part expressément défini, mais qui finit par ressortir du texte : il s'agit de la conversion, supposée par la thèse de l'auteur, des investissements et du commerce, du domaine ci-devant colonial vers les pays industrialisés. Nous discuterons plus loin de la pertinence de l'hypothèse et donc du concept. Mais il faut bien dire ici que cette notion de "redéploiement", telle qu'elle apparaît dans le rapport Jeanneney de 1964 que l'auteur cite par ailleurs largement, a communément un tout autre sens :

Le rapport Jeanneney, tout en proposant le maintien de la France dans ses positions traditionnelles, assorti d'une ouverture à ses concurrents, fixe à l'impérialisme français l'objectif d'un "redéploiement" vers des zones du Tiers-Monde qui ne faisaient pas partie de sa zone d'influence traditionnelle : anciennes colonies de ses rivaux ou zones non défrichées : Afrique anglophone et belge, Proche-Orient (pétrolier notamment), Amérique latine.

A ce redéploiement, réel même s'il n'a pas eu l'ampleur espérée par ses initiateurs du début des années soixante, l'auteur ne fait pas la moindre allusion.

Un empire rentable

Passons au contenu. [PAGE 28]

La première partie de l'ouvrage, sous le titre "Mythes et réalités du bilan colonial" entreprend de réévaluer le rôle exact de l'Empire colonial dans l'économie capitaliste française.

On considérait jusqu'ici que les colonies, jusqu'à la première guerre mondiale, n'avaient tenu qu'une place marginale dans cette économie. En généralisant abusivement une situation de fait valable seulement pour l'Afrique noire, on considérait que, jusqu'aux années vingt, l'Empire était resté "en réserve". L'auteur entreprend de montrer qu'il n'en fut rien. Certes, en 1913, les colonies n'absorbaient que 13 % des exportations françaises (en valeur) et ne fournissaient que 9,4 des importations françaises; elles totalisaient à peine 10% des capitaux exportés.

Mais si on examine le rang occupé par l'ensemble colonial face aux autres entités impliquées dans le commerce extérieur de la France et les placements de capitaux, l'image est différente. Dès 1896, donc quinze ans après le début des grandes conquêtes et avant même leur achèvement, l'Empire dispute à l'Allemagne et à l'Union belgo-luxembourgeoise la seconde place dans le commerce extérieur français, après la Grande Bretagne. Cette seconde place est définitivement acquise en 1924. L'Empire accède à la première place en 1928 et il la conservera pendant trente ans, jusqu'en 1958. Il joue un rôle de premier plan comme fournisseur de certaines matières premières et denrées agricoles. Il absorbe 40 à 80 % des exportations de certaines branches de production ( sucre raffiné, cotonnades, produits métallurgiques). Le commerce avec l'Empire joue le rôle d'"amortisseur" dans les périodes où le commerce avec l'étranger stagne ou recule : ainsi, de 1880 à 1896, alors que les exportations vers l'étranger stagnent, celles destinées à l'Empire ont presque doublé, dans la période de crise et de dépression ( 1927-1936), les premières diminuent des 2/3, les secondes de 1,7 % seulement.

Sur le plan des investissements, la "vision d'un capitalisme médiocrement intéressé à son domaine colonial doit être totalement révisée." (p. 106). [PAGE 29]

Pour les seules sociétés recensées par les Annuaires Desfossés (qui ne représentent pas tout l'investissement privé), l'investissement colonial occupe, en 1914, dans les investissements directs extérieurs, la deuxième place, après la Russie et à peu près à égalité avec l'Espagne. Les taux de profit, comme nous l'avons déjà signalé, – et il s'agit ici des taux calculés à partir des résultats "déclarés", pour les actionnaires et le fisc – sont dans l'ensemble très supérieurs à ceux réalisés dans les autres secteurs. Au surplus, même si le rôle massif de l'investissement public ne se manifeste qu'après 1930 – et même pour l'essentiel, après la deuxième guerre mondiale – (plus de 80 % de l'exportation des capitaux publics outre-mer de 1930 à 1954), "l'intervention massive de l'Etat, l'orientation qu'il donne aux budgets des divers territoires, assurent à l'investissement privé une sécurité et des conditions de rentabilité dont il ne peut guère trouver l'équivalent ailleurs." (p. 119).

A tout cela, l'auteur apporte en un second temps quelques correctifs. Il a noté que les capitaux "appelés" par les sociétés cotées en Bourse ne peuvent être identifiés aux investissements réels : sur 469 sociétés recensées, 38 % ont disparu très vite et représentent, soit des échecs, soit des escroqueries boursières. L'auteur en cite longuement quelques-unes (p. 124-127). On pourrait en ajouter bien d'autres. La plupart des sociétés concessionnaires du Congo étudiées par Catherine Coquery-Vidrovitch[6] appartinrent à cette catégorie; de même les innombrables sociétés qui se proposèrent d'exploiter l'or de l'Afrique occidentale[7]. Mais cela ne change rien aux taux de profit moyens calculés par l'auteur. Et si l'espoir de profits fabuleux (appuyé sur quelques exemples réels) explique que les sociétés coloniales aient pu fournir un terrain particulièrement [PAGE 30] favorable aux escroqueries boursières, chacun sait qu'aucun secteur d'activité n'en fut tout-à-fait exempt.

L'auteur observe ici que ces investissements, réduits à leur juste dimension, n'ont pas bouleversé les économies locales : il cite à cet effet l'exemple de l'Afrique noire, mais on pourrait lui faire observer que lui-même souligne qu'il faudrait plutôt prendre en considération l'Indochine et l'Algérie. Peut-on soutenir, dans le cas algérien, que l'économie locale n'a pas été "bouleversée" ?

C'est à ce propos que l'auteur croit devoir me prendre à partie, me reprochant d'avoir écrit que, dans le cas particulier de l'Afrique noire, l'impérialisme a "intégré la traite traditionnelle"[8]. (p. 127-128).

Selon lui, ce serait "concilier les inconciliables" que de juxtaposer "capital exporté" et "faiblesse du capital investi", "oligarchie financière" et "traite traditionnelle". "Si les capitaux exportés n'introduisent aucune rupture avec les pratiques du mercantilisme, fondé sur le pillage d'un système économique simple, l'impérialisme disparaît alors comme stade spécifique". (p. 128)

L'auteur semble ignorer que la combinaison d'un contrôle des économies coloniales par les capitaux exportés et de la faiblesse du capital investi est une caractéristique commune de toutes les économies coloniales, cette faiblesse du capital investi étant consubstantielle au retard technologique et au "sous-développement". L'archaïsme spécifique de l'Afrique noire n'y apporte qu'une nuance particulière. L'économie de traite mise en place avec la conquête coloniale dans les pays d'Afrique noire, même si elle est marquée par un particulier archaïsme, est foncièrement différente, tant de l'économie de traite esclavagiste que de celle fondée sur le commerce "légitime" des années 1860-1880. Elle repose sur l'exploitation en profondeur du pays à travers un réseau de factoreries implanté sur l'ensemble du territoire et bénéficie des interventions de l'Etat évoquées plus haut par l'auteur. [PAGE 31] L'oligarchie financière, je l'ai montré, s'est subordonné les "maisons" bordelaises ou marseillaises progressivement, au cours du premier quart du XXe siècle : sa domination est totale dès les années trente avec le quasi-monopole des trois "grands", Unilever anglo-hollandaise, C.F.A.O. liée à l'armement maritime et à l'industrie de Marseille, S.C.O.A. liée à la Banque suisse et lyonnaise. Tout cela répond aux faits, et non – comme semble le croire M. Marseille – à la volonté qu'il me prête de les mettre en conformité avec les thèses de Lénine ! Si l'auteur s'était reporté à l'ensemble de mon texte, il aurait pu se dispenser de cette sortie. Il est vrai que M. Marseille, ayant fait ainsi disparaître l'impérialisme "comme stade spécifique", à partir de l'exemple de l'Afrique noire qu'il récusait précédemment comme non pertinent avant les années trente, explique par là que les milieux d'affaires intéressés aient pu "envisager sans crainte" la "perte" du marché privilégié que constituait l'Empire ( p.128). C'est sa thèse centrale. L'ennui est que la "perte" de ce marché relève de son imagination, tout autant que la disparition de l'impérialisme comme stade spécifique.

La fin de la première partie est consacrée au rôle des investissements publics. Nous y reviendrons en rendant compte de la troisième partie, qui traite du rôle de l'Etat.

L'auteur voit dans la progression massive de ces investissements après la deuxième guerre mondiale, la contrepartie d'un "désinvestissement" des capitaux privés et l'effet de la "contrainte de la politique de souveraineté" obligeant à garantir la solvabilité des pays dominés. Nous avons vu déjà ce qu'il faut penser du "désinvestissement" : il n'est pas douteux en ce qui concerne l'Indochine et, dans une mesure plus limitée, l'Afrique du Nord. Mais en contrepartie, en Afrique noire, l'investissement privé et public s'est poursuivi à grande échelle après les indépendances. C'est des années soixante et du début des années soixante-dix que datent les grands investissements miniers et pétroliers en Afrique noire : Pétrole du Gabon et du Congo, Fer de Mauritanie, Uranium du Gabon et du Niger, Phosphates du Togo, etc. Le "grand désir frustré" ( p. 90) de trouver dans l'Empire une base [PAGE 32] d'approvisionnement en matières premières textiles qu'évoque Jacques Marseille (7% seulement des approvisionnements métropolitains entre 1948 et 1958) s'est réalisé en partie après la "décolonisation". C'est à partir de 1960 que se développe, dans la zone franc (hors zone franc à la fin des années 70) l'activité de la Compagnie Française pour le développement des fibres textiles (C.F.D.T.) société d'économie mixte contrôlée à 80 % par l'Etat. Dotée du monopole d'achat, elle produit directement et par les sociétés nationales "encadrées" plus de 600.000 t. de coton-graine en 1979-1980[9]. Certes, une partie de cette production alimente les industries textiles locales ou est vendue sur le marché mondial (source de devises). Mais, en 1981, la zone franc (c'est-à-dire la C.F.D.T. et ses filiales ou quasi-filiales) fournit 47.654 t. de coton-fibre sur 181 000 t. importées par la France, soit 26 %, ce qui n'est pas négligeable[10].

Quant aux "contraintes" de la politique de souveraineté, si elles ont été considérablement allégées par les indépendances de l'Indochine et de l'Algérie (surtout dans la mesure où, en fin de période, elles consistaient en d'énormes dépenses de guerre), elles n'ont pas été levées en ce qui concerne l'Afrique noire. Les charges budgétaires se sont dans ce domaine maintenues et par périodes ont augmenté : dans le cadre de la zone franc, les "apports publics" de l'"aide" ont continué d'équilibrer, du point de vue comptable, les flux de revenus privés à destination de la France.

Sur tous ces points, le moins qu'on puisse dire est que l'auteur fait preuve d'une extrême légèreté, lançant des affirmations (ou des interrogations) qu'il aurait été aisé de vérifier en les confrontant avec des faits ou données facilement accessibles. [PAGE 33]

Colonisation et industrie

La seconde partie a pour titre : "Redéploiement" ou protectionnisme. Nous avons vu le sens particulier que donne l'auteur au terme de redéploiement. Il s'agit pour lui d'un effort d'investissement et d'exportation en direction des pays capitalistes développés, que le protectionnisme impérial aurait longtemps entravé ou freiné, et que la "perte" de l'Empire aurait libéré.

Cette partie s'engage par une intéressante analyse de la crise de 1929-30 en France et de la dépression qui l'a suivie.[11]

L'auteur réfute l'interprétation contemporaine de Charles Rist qui ne voulait y voir qu'une "retombée" de la crise américaine. Sans causes internes proprement françaises. Jacques Marseille montre au contraire qu'elle a ses racines dans le puissant développement industriel des années vingt, sans développement concomitant du marché intérieur et donc fortement tourné vers l'exportation; les premiers signes de la crise, simples "clignotants", se manifestent dès 1927, en partie du fait de la "consolidation" du franc par Poincaré.

La suite de l'exposé fait beaucoup plus problème.

Selon l'auteur, à partir des années 30, la politique de l'"autarcie" impériale aurait prévalu, sous la pression des secteurs les plus retardataires de l'industrie française (au premier chef l'industrie cotonnière); le marché colonial protégé aurait été pour eux le moyen d'échapper à l'ouverture sur le monde et aux nécessaires restructurations qu'elle aurait impliqué. Les partisans de l'"autarcie"[12] l'auraient emporté sur les "libéraux" hostiles au protectionnisme impérial mais [PAGE 34] désarmés par les effets de la dépression, les deux courants se rejoignant au demeurant dans une même conception du rôle attribué aux colonies : fournir des matières premières et absorber des produits manufacturés.

A ces deux stratégies apparemment opposées, mais se rejoignant pour confirmer en quelque sorte les analyses marxistes de l'impérialisme, se confronterait une "troisième voie", celle de l'industrialisation, dont les porte-parole "modernistes" se seraient manifestés dès les années trente sans jamais réussir à faire prévaloir leur point de vue. La "fraction du patronat ayant proposé dès les années trente une stratégie commune de "mise en valeur" originale et "progressiste" dans la mesure où elle devait s'accompagner d'une plus grande autonomie et d'une croissance impulsée par une industrialisation "autocentrée".... (fut) incapable d'imposer ... sa volonté" (p. 279) aux fractions attachées au débouché colonial protégé.

On voit ici apparaître un postulat : celui selon lequel l'industrialisation coloniale ou néo-coloniale serait identique au développement "autocentré" considéré par certains marxistes comme significatif de la rupture avec l'impérialisme.

"Comme l'a bien montré Ch. Michalet, cette stratégie de développement ne s'inscrit pas en rupture de l'impérialisme. L'industrialisation de certains pays du Tiers-Monde qui s'est accélérée à partir des années 60 (mais a connu des précédents, notamment lors des deux guerres mondiales : J.S.-C.) a plutôt contribué à étendre l'organisation du capitalisme à l'échelle mondiale, le salariat et les méthodes d'organisation du travail qui semblaient jusque là caractéristiques du "centre."". (p. 241).

Première observation; L'industrialisation néo-coloniale récente dont certains pays d'Amérique latine et d'Extrême-Orient fournissent l'exemple n'a rien à voir avec un "développement autocentré". De ce dernier type de développement, seul le japon, dans la sphère capitaliste, peut témoigner, ayant réussi au tournant des XIXe et XXe siècles à échapper à la mise en dépendance et à passer presque sans [PAGE 35] transition de la féodalité au capitalisme monopoliste, à l'impérialisme. Depuis, seuls les pays socialistes se sont orientés dans cette voie (avec plus ou moins de difficultés). Aucun pays de la sphère de dépendance impérialiste, même de ceux qui ont réussi un certain développement du marché intérieur, comme la Corée du Sud (pratiquant à cet effet un protectionnisme rigoureux et même, pour un certain nombre de produits, la prohibition à l'importation pure et simple) n'ont vraiment rompu leur dépendance par le développement industriel : ils l'ont au contraire à bien des égards aggravée. Leur économie industrielle ne s'est pas organisée en fonction des besoins de la population, mais de la stratégie des multinationales sur le marché mondial, pratiquant le "tout à l'exportation" et sacrifiant délibérément certaines branches d'activité indispensables à un "développement autocentré". Ainsi, pour la Corée du Sud, l'agriculture (prix bas maintenus par l'importation massive et continue de surplus en provenance des Etats-Unis, prix bas au demeurant indispensables au maintien du bas niveau des salaires, nécessaire à la "compétitivité" des entreprises exportatrices sur le marché mondial).[13]

Deuxième observation : la vue simpliste d'une colonisation dont la caractéristique serait l'absence d'industrie n'a jamais été une vue "marxiste" et ne répond pas à la réalité d'intégration de l'univers entier par le capitalisme à travers le marché mondial et la colonisation (ou le néocolonialisme) est caractérisée par deux tendances contradictoires; la première est celle qui consiste à répandre partout, avec la généralisation de l'économie marchande, les germes du mode de production capitaliste. Marx avait cru – à tort, et on le lui a assez reproché ! –, parce qu'il raisonnait à partir des conditions qui étaient celles du capitalisme préimpérialiste, à un bouleversement rapide de l'Inde du fait de cette pénétration capitaliste. En fait, un siècle après avoir été [PAGE 36] dotée d'un réseau de chemins de fer, l'Inde produisait des rails, mais importait toujours d'Angleterre ses locomotives. C'est en effet la tendance contraire qui a prévalu, avec l'impérialisme de la fin du XIXe siècle, tendance consistant à faire obstacle au développement des rapports capitalistes stricto-sensu dans les colonies et pays dominés, en usant au besoin de mesures politiques (système douanier, etc.). L'utilisation des formes économico-sociales pré-capitalistes est en effet plus "économique" que la généralisation du salariat, et à ce motif proprement économique s'ajoutent des considérations politiques : la crainte qu'une telle généralisation, avec le développement d'un prolétariat indigène, ne présente des risques politiques. On trouvera l'argument sous la plume du socialiste Marius Moutet, cité par M. Marseille (p. 336).

Ceci étant dit, ce "freinage", avec parfois le veto politique opposé à la création d'industries "concurrentes" de celles de la métropole, se heurte dès l'origine à la tendance inverse. J'ai eu l'occasion, dans un de mes ouvrages, de montrer cette très lente érosion des formes sociales "traditionnelles" et l'émergence des rapports capitalistes, dont l'apparition d'industries, d'abord rudimentaires sera l'un des éléments[14]. Ceci dans une des zones coloniales les plus retardataires. Bien entendu, l'évolution fut plus rapide dans les colonies exploitées de manière moins archaïque, plus intensive, Indochine et surtout Afrique du Nord. Ces industries connaîtront des "poussées" (souvent suivies de régressions) notamment à l'occasion des deux guerres mondiales qui rendent plus difficiles les échanges avec la métropole. Dans nos colonies, jusqu'à la fin de la période coloniale (et même au delà pour les pays africains de la "zone franc") le rôle de ces industries restera néanmoins marginal, et leur fonction économique s'inscrira dans les circuits [PAGE 37] traditionnels du commerce colonial (import-substitution ou première transformation, généralement incomplète, des matières premières exportables : extraction d'huile brute, bois débités et placages au lieu de grumes, etc.). M. Marseille, sur cette industrialisation, reste au niveau des "discours" proclamés par un certain nombre de personnages et s'abstient de toute étude concrète de cette industrialisation, qui semble ici un simple projet, brusquement réalisé à partir des années soixante, alors qu'il s'agit d'une étape nouvelle dans un processus ininterrompu, et qui ne concerne du reste, sous ses formes les plus développées, que des pays étrangers à l'ex-Empire colonial français (Amérique latine, Extrême-Orient).

Troisième observation : il est bien vrai (et sur ce point, M. Michalet a raison), que cette "industrialisation dépendante" ne s'inscrit pas en rupture avec l'impérialisme; elle obéit au contraire à ses impératifs, elle est son produit. Il s'agit de l"'exportation" de secteurs industriels à forte proportion de main d'œuvre peu ou modérément qualifiée : textile, traitement du pétrole, puis plus récemment métallurgie lourde, automobile, chantiers navals, optique et électronique. Ces formes là sont en général restées absentes de la zone d'influence directe du capitalisme tramais, et ont été le fait bien plutôt de capitaux américains, japonais, ouest-allemands.

Quatrième observation : le développement du commerce extérieur et des investissements vers l'étranger non colonial (les pays "développés") est présenté par l'auteur comme alternatif avec le commerce et l'exportation de capitaux vers le domaine colonial. C'est ainsi qu'il interprète le passage de 42,2% des exportations françaises vers l'"Outre-Mer" en 1952 à 10 % en 1970 pour ce qu'il appelle imprudemment l'"ancienne" zone franc (p. 35). Aucune donnée n'est fournie dans le domaine des investissements.

L'auteur tombe ici dans cette illusion statistique qu'il dénonce par ailleurs. Les deux "mouvements", loin d'avoir un caractère alternatif, sont en fait de nature différente. Le premier, qui s'est développé à partir de la fin des années 50, et dont la "Construction" européenne est un des terrains, mais non le seul, s'inscrit dans le développement d'une [PAGE 38] certaine "intégration" des économies occidentales sous la houlette des Etats-Unis. Sa première étape, contemporaine du "Plan Marshall", fut marquée par la pénétration en Europe (y compris en France) des capitaux nord-américains, moins d'ailleurs par apport réel que par achat – en dollars-papier-d'entreprises déjà existantes, ensuite reconverties dans le cadre d'une stratégie transnationale, parfois fermées pour laisser la place à des réseaux de distribution de produits importés .

La création du Marché commun européen – même si elle peut parfois déboucher sur des oppositions d'intérêt entre Marché commun et Etats-Unis – fut appuyée dès le départ par les États-Unis dont la pénétration économique en Europe était entravée par le morcellement politique et les multiples barrières politiques et douanières. (Nous laisserons ici de côté les motivations politiques nord-américaines, au demeurant non négligeables). La pénétration massive des capitaux nord-américains, dès la fin des années cinquante, précéda le développement des exportations de capitaux français vers les autres pays "développés".

L'exportation des capitaux français vers l'"Outre-Mer" n'avait (et n'a toujours) d'autre contrepartie que le reflux des revenus vers la (ou l'ex-) métropole. L'exportation de capitaux français vers les pays développés a été précédée et reste accompagnée par la pénétration massive, en France, de capitaux étrangers : nord-américains, ouest-allemands, hollandais, japonais... De même, le développement des exportations françaises vers les pays "développés" a été précédé et demeure accompagné par un développement des importations de produits et équipements étrangers (essentiellement nord-américains dans une première étape, celle du Plan Marshall).

La balance, dans l'ensemble, comme on le sait, n'est pas favorable à la France. Il est vrai que les restructurations de l'appareil capitaliste opérées en France dans les années soixante, au demeurant insuffisantes et incomplètes, plus axées sur la concentration financière que sur la rénovation technique, avaient pour but de mettre la France au niveau de la [PAGE 39] compétition internationale engendrée par cette intégration. Le "veto" temporaire opposé par De Gaulle à l'entrée de la Grande Bretagne dans le Marché commun visait à donner à la France le temps d'opérer ces restructurations.

L'opération, en fin de compte, ne s'est pas faite au bénéfice de l'économie française. La loi du plus fort (ou des plus forts : U.S.A., R.F.A., Japon) prévalant dans la jungle de l'OCDE et du Marché commun, les gouvernements de la France ont accepté ou choisi, au nom de la politique des "créneaux" de rentabilité, d'abandonner des pans entiers des industries de base (machines-outils, etc.) sans lesquelles il n'y a pas d'indépendance nationale, et ce mouvement s'est accéléré dans le contexte de la crise. La France est ainsi entrée dans la voie d'une certaine "tiers-mondisation", d'une mise en dépendance à l'égard de ses partenaires plus puissants.

Les exportations de capitaux publics (dans le cadre de l'"aide") ou privés se sont poursuivies avec les mêmes caractéristiques et les mêmes effets (importations de matières premières agricoles ou minérales, exportation de produits manufacturés et d'équipements) tant vers l'Empire "invisible" formellement défunt et en fait maintenu, que vers les zones de "redéploiement" – au sens habituel du terme. Certes, l'intégration au Marché commun a obligé la France, avec une progression des investissements et de la valeur du commerce, à laisser une part du marché à ses associés et concurrents tout en conservant une prépondérance relative indiscutable[15].

Cinquième observation : qui sont, concrètement, parmi les groupes et firmes français, les tenants de ces trois fractions que M. Jacques Marseille croit pouvoir identifier ? Tout au plus peut-on admettre que les industries "retardataires" pour qui le marché impérial présentait une importance vitale fussent particulièrement attachées au protectionnisme impérial. Mais qui sont les firmes et groupes tenants du "libéralisme" ? Le protectionnisme impérial des années trente a été accepté par [PAGE 40] tous (d'autant plus que, comme le reconnaît l'auteur, il n'y avait pratiquement pas le choix). Le discours "libéral" professé par d'aucuns, s'est toujours très bien accommodé, hier comme aujourd'hui, des pires pratiques protectionnistes.

Qui enfin constituerait le groupe, prépondérant mais impuissant – du moins jusqu'en 1958 – des tenants de l'industrialisation ? On ne le voit pas. En fait toute firme dont l'"industrialisation" coloniale ne lèse pas les intérêts, mais qui croit pouvoir y trouver une source de profit, a pu être occasionnellement "industrialiste", tout en défendant ailleurs et dans d'autres temps les formes les plus attardées du "pacte colonial".

Le projet consistant à créer à Dakar une grande unité de minoterie traitant des blés importés avait été conçu dès 1938. Il devait se heurter à l'opposition résolue et longtemps efficace de la meunerie française qui voyait ainsi lui échapper un marché protégé. Ce sont des intérêts étrangers à la meunerie française (un groupe israélite marocain, le groupe Mimran – Grands Moulins du Littoral – associé à des agrariens de l'Aisne et au groupe Rothschild) qui devaient briser le veto, non sans peine, en créant en 1947 les "Grands Moulins de Dakar", qui ne purent entrer en production qu'en 1954.

Mais la meunerie française, hostile à l'industrialisation lorsqu'elle la privait d'un débouché, pouvait s'en faire la promotrice lorsque l'opération devait se faire au détriment d'une autre branche. La création en Afrique tropicale, dont le climat convient parfaitement à la canne à sucre, d'une production sucrière, se heurta pendant toute la période coloniale au "veto" des sucriers de la métropole et des "vieilles" colonies, qui avaient peine à écouler une production excédentaire et étaient intéressés à conserver dans les colonies d'Afrique noire un marché protégé. C'est un des plus importants groupes minotiers français, le groupe Vilgrain, qui joua ici le rôle de "traître"; acquéreur en 1938 d'une concession dans le Niari (Congo français), il entreprit d'y créer avec le concours "technique" de sucriers néerlandais un complexe agro-industriel [PAGE 41] sucrier. L'interdit obtenu par les sucriers français ne fut levé qu'en 1954 et l'unité n'entra en production qu'en 1957[16].

L'abandon de la souveraineté a-t-il été source d'économies pour l'ex-métropole (comme le veut J. Marseille) ? Il faudrait ici produire des faits et des chiffres. En matière commerciale, il est vrai que l'intégration européenne a été avantageuse pour elle : les pays africains "associés" ont dû renoncer sur l'autel du libre-échange aux prix privilégiés dont bénéficiaient leurs produits sur le marché français (exemple de l'arachide) pour s'aligner sur les cours mondiaux. Mais en sens inverse, l'impossibilité pour les pays africains intéressés de s'approvisionner hors de la zone franc, sinon dans la limite des contingents de devises parcimonieusement accordés par les autorités de la zone franc (c'est-à-dire la Banque de France et le gouvernement français) oblige les pays en question à importer à des prix qui demeurent très supérieurs aux cours mondiaux. Le relatif désengagement militaire (qui n'a jamais été intégral) a comporté des retours coûteux (opérations "Barracuda" et "Manta", pour ne citer que les plus récentes); ce que coûtaient les soldes des administrateurs et gouverneurs coloniaux se retrouve en partie dans le coût des ambassades, missions de coopération, traitements de coopérants, etc., et il s'y ajoute les "pourboires" et marges accordés aux néo-bourgeoisies africaines, et singulièrement à certains de leurs chefs d'Etat, dont certains, on le sait, sont coûteux. En bref, il n'est pas évident (encore que ce soit possible) que le système néo-colonial soit plus "économique" que le système colonial.

A la recherche de l'Etat

La troisième partie de l'ouvrage de Jacques Marseille a pour titre : A la recherche de l'Etat. On peut y joindre ce qui est dit dans la première partie à propos des investissements publics.

L'auteur entend y analyser la nature et le rôle de l'Etat : et en même temps, quoique de manière allusive, faire la critique [PAGE 42] des thèses marxistes en la matière qui seraient à l'entendre caractérisées par leur faiblesse ou leur simplisme, l'Etat étant le "grand absent de la problématique marxiste de l'impérialisme" (p. 279)

Bien que l'auteur ne s'engage jamais dans un débat explicite, il met visiblement en cause la théorie du "capitalisme monopoliste d'Etat" qu'il assimile à une identification grossière de l'appareil d'Etat à l'oligarchie financière .

Contrairement aux affirmations des marxistes, "la domination politique directe de l'Etat colonisateur ne présentait pas les plus grandes "commodité" pour les intérêts privés" (p. 320) et l'administration coloniale n'était pas bienveillante à l'égard des intérêts privés, bien au contraire. La longue persistance du régime colonial tiendrait à l'indécision du pouvoir politique incapable de "trancher entre les diverses composantes du capitalisme français" (p. 326). Il faudra l'avènement de De Gaulle (après Mendès-France, précurseur incompris), pour que la haute administration éclairée, jusque là bridée par les "notables" et les "branches mortes" du capitalisme français, puisse mettre en jeu à la fois la décolonisation et le progrès économique.

Il faut pourtant constater qu'en matière de politique coloniale, on ne voit guère de trace d'"indécision" dans la pratique des gouvernements français, et les "composantes" du capitalisme français qui y auraient été hostiles ne se sont guère manifestées : toutes composantes confondues, elles ont appuyé les gouvernements dans le sens d'une politique de conservation à tout prix de l'Empire; on pourrait citer les déclarations de Mendès-France pour l'"Algérie française" et la défense acharnée de l'"autorité française" dans l'Empire par le général de Gaulle. Simplement l'un et l'autre, dans des situations devenues intenables, ont fait prévaloir des positions de repli. Et pour De Gaulle, ce fut long et douloureux (de 1958 à 1962) et cela coûta très cher au peuple algérien (quatre années de guerre sans merci avant la conversion à l'indépendance). [PAGE 43]

Plus que les conceptions qu'il critique, ce sont bien les explications proposées par l'auteur qui paraissent artificielles et simplistes. Disons d'emblée que cette troisième partie est la plus faible et la plus contestable de l'ouvrage, l'établissement des faits et leur interprétation étant ici remplacés par un discours qui s'appuie sur une suite de citations empruntées aux archives, jamais confrontées aux réalités. Les thèses que l'auteur prétend contester ne sont nulle part exposées avec précision et honnêteté, mais réduites à des caricatures qu'il lui est loisible de mettre en pièces.

Puisqu'il est question de l'Etat et du marxisme, il n'est pas inutile de rappeler quelques aspects de la théorie marxiste de l'Etat, que l'auteur semble ignorer ou réduire à la subordination mécanique de l'Etat à la classe dominante.

Cette théorie marxiste de l'Etat, certes, n'est pas achevée et du reste ne le sera jamais, pas plus que toute théorie scientifique. On peut déplorer l'absence du fameux chapitre du Capital sur l'Etat inscrit dans le plan initial et jamais rédigé : on ne peut perdre de vue la place prise dans l'œuvre de Marx et d'Engels, comme dans celle de Lénine, par la réflexion sur l'Etat. Elle y est au départ, dans la critique de la théorie hégélienne de l'Etat; Marx analyse concrètement la nature et le rôle de l'Etat dans ses ouvrages historiques (pour n'en citer qu'un, le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte) ; Engels y consacre une place considérable (à propos de la nature et de la genèse de l'Etat) dans les Origines de la famille, de la propriété et de l'Etat et dans l'Antidühring. La critique des programmes de Gotha et d'Erfurt, dont Lénine s'inspirera largement dans l'Etat et la Révolution aborde les problèmes de l'Etat et du socialisme. Un auteur qui ne se réclame pas du marxisme, que je sache, le professeur Gonidec, donne dans son manuel sur l'Etat africain une présentation objective de cette théorie et admet qu'elle est la seule à présenter un minimum de cohérence[17]. [PAGE 44]

Rappelons donc les termes essentiels de cette théorie de l'Etat. L'Etat est le produit des antagonismes de classes lorsque ceux-ci sont parvenus à un stade tel que se manifeste la nécessité d'un appareil de coercition et de répression permettant d'empêcher que ces antagonismes ne dégénèrent en conflits aigus et destructifs. L'Etat est donc un produit de la société, distinct de celle-ci; dans la mesure où son rôle est de réaliser le maintien et la reproduction d'une société divisée en classes, avec une classe dominante et exploiteuse et des classes exploitées, cet Etat a nécessairement un caractère de classe : il défend, avec la société telle qu'elle est, les privilèges de la classe dominante. Face aux idéologues de la bourgeoisie présentant l'Etat comme "au dessus des classes", face à la pénétration de cette idéologie bourgeoise au sein du mouvement ouvrier (notamment dans la social-démocratie allemande : Lassalle, Dühring, Cünow, etc.), Marx, puis Lénine, ont fortement insisté sur ce caractère de classe. Ceci en dehors de toute simplification réduisant l'Etat au rôle de simple instrument passif de la classe dominante. Si l'Etat "neutre", "au dessus des classes", est une illusion, il n'en reste pas moins que l'Etat, par définition, s'est dégagé de la société pour devenir un appareil relativement autonome; de ce fait, sans perdre pour autant le moins du monde son caractère de classe, son rôle de défenseur quant au fond des intérêts de la classe dominante, il peut jouer des contradictions internes à une société pour s'imposer à tous (la monarchie absolue de Louis XIV, le bonapartisme) y compris aux représentants directs et immédiats de cette classe dominante. La défense de l'intérêt général et à long terme de la société, peut le mettre en conflit avec les intérêts personnels et à court terme des membres de la classe dominante.

La classe bourgeoise en tant que classe dominante (surtout elle !) ne constitue jamais un bloc uni, mais au contraire [PAGE 45] constitue un champ permanent de conflits; à plus forte raison la classe bourgeoise et l'Etat à son service ne constituent pas une unité homogène. Autre chose est de constater, à l'époque de l'impérialisme, le poids écrasant de l'oligarchie financière qui, par delà ses conflits internes, s'impose dans l'Etat comme dans tous les domaines de la société avec une force en rapport avec les moyens dont elle dispose, ne laissant aux autres fractions, non monopolistes, de la bourgeoisie et aux classes moyennes (parfois à la classe ouvrière elle-même) que le rôle de masse de manœuvre. Concevoir, comme le fait l'auteur, la IVe République comme expression du pouvoir des "notables" est une illusion[18]. Dès la IIIe République, les puissances d'argent avaient appris l'art de manipuler les hommes politiques, directement et indirectement, de gauche comme de droite. Il est vrai que le régime parlementaire – et la crainte des comptes à rendre devant les électeurs – ne permettait plus, au milieu de ce siècle, à l'oligarchie financière de faire prévaloir ses vues comme elle l'aurait souhaité, comme elle le jugeait nécessaire. Le coup de force du 13 mai 1958 permit de lever cet obstacle, et la délégation de pouvoir rendant loisible au Général De Gaulle de légiférer par ordonnances permit de faire passer, au cours de cette année 1958, une avalanche de textes législatifs – des volumes entiers du Journal Officiel – textes préparés depuis longtemps par les services techniques du patronat français et demeurés dans les dossiers parce que insoutenables dans un débat parlementaire.

Le Général de Gaulle et ses ministres n'étaient pas pour autant des instruments passifs, "à la botte" du C.N.P.F. et du grand patronat (du moins pas tous !). On sait le mépris que professait De Gaulle à l'égard des milieux d'affaires. Boussac, accoutumé à prodiguer ses conseils et ses avis aux Présidents du conseil, en fit l'amère expérience en se voyant fermer la porte du Général. Mais en même temps, le Général De Gaulle, de par [PAGE 46] ses origines et son milieu social, partageait la plupart des conceptions du patronat et était tout disposé à lui laisser le soin de l'"intendance". De ce fait, la Ve République fit prévaloir mieux que la IVe les intérêts du grand capital financier, et ce notamment en réduisant le rôle du Parlement à celui d'une chambre d'enregistrement. Certains de ses ministres et hauts fonctionnaires étaient des hommes honnêtes, indépendants, et qui avaient le sentiment en appliquant cette politique de servir l'Etat et la Nation. Par ailleurs aussi, beaucoup de ces ministres et hauts fonctionnaires étaient, plus que par le passé, directement liés, de par leurs attaches familiales ou leur carrière, aux grandes affaires, et en défendaient tout naturellement les intérêts.

Dans son discours visant à illustrer la thèse d'une administration coloniale indépendante, voire "incommode" pour les milieux d'affaires, l'auteur me prend à partie à deux occasions (p. 317 et 320).

Prenant appui sur un échange de lettres assez vif entre l'Union coloniale (sur proposition du Président de la Compagnie française de l'Afrique occidentale : CFAO) et le gouverneur général de l'A.O.F. Jules Brévié, à propos de l'extension des attributions des sociétés indigènes de prévoyance, l'auteur conteste mon jugement, relatif à ces sociétés de prévoyance;[19] s'il s'était donné la peine de tourner la page, il aurait pu voir que le jugement qu'il m'attribue n'est pas de moi, mais émane d'une circulaire officielle du 22 Octobre 1947 signée du Ministre de la France d'Outre-Mer Marius Moutet. Quant au conflit qu'il évoque à partir d'un échange de correspondance (p. 316-317), il en tire la conclusion qu'il révèle une "volonté de tutelle administrative sur la [PAGE 47] commercialisation de la production indigène" et par delà, une "tentative, même si elle a en partie échoué, de mettre fin au monopole des sociétés commerciales". (p. 317).

De quoi était-il question ? Un décret du 9 Novembre 1933 avait élargi les attributions des sociétés de prévoyance, limitées jusque là à la fourniture de plants, semences et outillage moderne aux paysans africains, en vue des cultures d'exportation pour l'essentiel. Ce décret y ajoutait notamment le droit de commercialiser la production de leurs adhérents. D'où la vive protestation de l'Union coloniale contre cette "socialisation" du commerce. Le gouverneur général (futur Ministre de Pétain et fort peu socialiste) y répond par une fin de non-recevoir. Si l'auteur s'était donné la peine de lire les pages de mon livre dont il "épingle" un membre de phrase, il aurait pu compléter son information sur cette affaire et éviter une interprétation erronée.

En 1933, la chute des cours de l'arachide (passés de 81 fcs le quintal en 1930 à 50 fcs en 1933) met en question l'avenir même de cette culture dont le paysan se détourne pour revenir à l'économie de subsistance. Les ressources budgétaires de l'A.O.F. se trouvent réduites de moitié par rapport aux prévisions. Le commerce joue à la baisse et restreint les achats. La mesure prise par l'administration a pour but de contraindre le commerce (les traitants) à acheter et à revaloriser les prix d'achat.

Quelle est en définitive la portée de cette mesure ? Le rapport du Directeur général des Affaires économiques de la Fédération, que je cite, précise (en 1939) que si le commerce reste hostile par principe à cette activité des sociétés de prévoyance, l'hostilité vient surtout du petit commerce (des traitants) qui ne peuvent jouer autant qu'ils voudraient à la baisse. En revanche "les grosses maisons d'exportation... ne manquent pas d'apprécier les avantages des lots importants que les sociétés (de prévoyance) mettent périodiquement en adjudication"[20]. [PAGE 48]

Loin de "tenter" de mettre fin au monopole du grand commerce, l'activité des sociétés de prévoyance s'y insère ! Elle vise simplement à freiner les excès de la spéculation, dans la mesure où ils peuvent mettre en péril tout le système. Notons enfin que cette activité de vente des produits ne concernera pratiquement qu'une seule colonie, le Sénégal, et un seul produit, l'arachide, et là même, ne jouera qu'un rôle marginal; dans le cercle du Sine-Saloum, le plus gros producteur, les sociétés de prévoyance ne commercialiseront que 2 à 16 % du tonnage traité, le maximum correspondant à la campagne de guerre 1940-41 !

Un peu plus loin (p. 320), après avoir évoqué quatre exemples de conflits entre l'administration coloniale et des affaires privées, l'auteur me met à nouveau en cause : "Cela permet-il d'écrire, dit-il, qu'il y a eu "symbiose entre la haute administration coloniale et l'oligarchie financière" ? Ce second membre de phrase étant extrait de mon ouvrage déjà cité.[21]

Une première remarque : la phrase citée, complète, était la suivante : "En fait, il y a souvent association étroite (souligné par moi) sinon symbiose, entre la haute administration et l'oligarchie financière". La coupure opérée par M. Marseille me fait dire tout autre chose que ce que j'ai dit, et le "souvent" spécifie bien que ce n'est pas toujours ! Au surplus, ici comme précédemment, l'auteur passe sous silence les explications qui précèdent et qui suivent cette phrase.

Loin de nier l'existence de conflits entre l'administration et les sociétés privées, j'en fait largement état tout en soulignant, preuves à l'appui, et avec citations d'"experts" (les gouverneurs Deschamps et Annet) que les grands intérêts économiques, grâce à leurs entrées au Ministère, sont toujours en définitive les plus forts. Et j'ajoute : i>"Il y eut quelques hauts fonctionnaires parfaitement intègres et qui concevaient leur rôle comme une mission d'intérêt public". Mais l'influence du milieu, la prudence, les conduisaient à se montrer souvent [PAGE 49] "tolérants", sinon complaisants. Faute de quoi, leur carrière était vite compromise.[22]

La "preuve" de l'"association étroite" dont je parle, et à laquelle M. Marseille se garde de faire la moindre allusion, réside notamment dans le "pantouflage" des hauts fonctionnaires, directeurs généraux de services, gouverneurs généraux et gouverneurs, dans les conseils d'administration ou le personnel des grandes sociétés privées. Il serait intéressant d'en faire une statistique. Ce qui est sûr, c'est que la proportion est élevée et l'on comprendrait mal que lesdites sociétés confient des postes de responsabilités (ou de confortables sinécures) à des gens dont elles auraient eu à se plaindre !

Bien entendu, cela n'exclut pas certaines sortes de conflits : le gouverneur (plus tard Gouverneur général) Angoulvant, dans sa "pacification" de la Côte d'Ivoire, entra en conflit avec certaines sociétés de commerce à qui il avait interdit la traite des armes à feu ! Il défendait l'intérêt bien compris et à long terme des sociétés coloniales, et cela ne l'empêcha pas par la suite d'entrer au Conseil d'administration de la Compagnie générale des colonies (filiale de la Banque de Paris et des Pays-Bas), de la Banque commerciale africaine, et d'une demi-douzaine d'autres sociétés, pendant qu'il mariait sa fille au Directeur général de la Banque de l'Indochine, Paul Baudoin[23] souvent cité par M. Marseille ! (Et qui fut plus tard Ministre des Affaires Etrangères du Maréchal Pétain !)

Il faut à l'auteur une bonne dose de naïveté (ou d'aplomb) pour écrire sans sourciller que "la liaison entre Etat et grandes firmes qu'ils imaginaient (les théoriciens marxistes) est difficilement démontrable" ! (p. 320)

Puisqu'il est question de l'Etat, et de cette période de l'histoire, on aurait pu s'attendre à une critique par l'auteur de la théorie du capitalisme monopoliste d'Etat. Par exemple à travers le thème, abordé dans la première partie, du rôle des [PAGE 50] investissements publics. Ceux-ci, loin d'être destinés à appuyer les investissements privés, ne seraient que la rançon des obligations de souveraineté. Mais comment expliquer leur flux persistant, même après la disparition de ces obligations ? Pour mettre en cause cette théorie, il aurait fallu que l'auteur commence par l'exposer : il n'en fait rien et se contente de procéder par allusions. Il se trouve que j'ai consacré un volume de plus de 400 pages à la mise en œuvre de ce capitalisme monopoliste d'Etat dans le domaine colonial africain de la France.[24] L'auteur, certes, le mentionne dans sa bibliographie : mais il en ignore résolument le contenu.

Parade idéologique et méthode scientifique en histoire

Il nous faut maintenant conclure. Les vives critiques que nous avons ici développées ne doivent pas dissimuler l'intérêt de certaines parties de l'ouvrage, et des nombreux matériaux souvent d'un très haut intérêt qu'il a produits. Mais il contient aussi nombre d'affirmations qui ne résistent pas à la confrontation avec les faits.

En particulier, le "divorce" allégué n'a pas eu lieu et n'existe que dans l'imagination de son auteur. Les deux interventions effectuées au Tchad durant la législature de 1981 ne vont pas dans ce sens; encore moins depuis le 16 mars 1985, la reconstitution d'un Ministère de la Coopération à part entière, confié à un spécialiste de l'Afrique francophone en la personne de M. Aurillac, ainsi que la réémergence de M. Foccart comme conseiller aux affaires africaines du Premier Ministre, faisant pendant au conseiller du Président de la République, M. Guy Penne.

Comment l'auteur en est-il arrivé là ? Le désir d'"illustrer" une thèse qu'il juge originale le conduit à ne retenir, dans la complexité des faits et des opinions, que ce qui peut appuyer sa [PAGE 51] thèse (et c'est au demeurant assez mince) en ignorant délibérément tout ce qui va dans le sens contraire, et qui est légion. Il débouche ainsi dans le meilleur des cas sur un exercice de rhétorique, mais ne fait pas avancer d'un pouce la connaissance scientifique; il l'égare au contraire dans des impasses.

Dans la tradition universitaire française, c'est surtout à certains philosophes ou essayistes que l'on attribuait ce goût de la "parade" idéologique, la recherche du succès mondain par le brillant du paradoxe, au détriment du sérieux de la recherche. C'est d'ailleurs ce qui expliquait, chez les historiens, une défiance à l'égard de la "théorie", injustement assimilée à ce genre d'exercice idéologique, au bénéfice d'un empirisme prudent.

L'auteur nous explique que, dans un premier temps, adepte du marxisme, il "entreprit de donner un contenu scientifique à ses a priori" (p. 14). Puis, ayant subi "le refroidissement des enthousiasmes et le retournement des temps historiques" (p. 14) – et aussi peut-être le légitime désir de faire carrière – il a entrepris de mettre en question ses précédents a priori. En fait, il leur en a simplement substitué leurs contraires.

Ici réside le vice de sa méthode, avant comme après ! Le propre d'une théorie scientifique (ce que prétend être la théorie marxiste), c'est de rendre compte aussi bien que possible de la réalité, de l'expliquer. Sa pertinence se mesure à l'épreuve des faits, des données. Si cette épreuve n'est pas concluante, la théorie doit être revue, corrigée, au pire remise en question. Ceci vaut a fortiori pour une simple hypothèse de travail. La recherche a pour mission de vérifier, de corriger, et éventuellement d'infirmer théories et hypothèses de travail : elle ne saurait avoir pour objet de les "illustrer".

J. SURET-CANALE (1986)


[1] La politique de coopération avec les pays en voie de développement (Rapport Jeanneney). Paris, Documentation française, 1964, 136 p. + 288 p. annexes.

[2] Paris, Albin-Michel, 1984, 462 p.

[3] Parenthèse ajoutée par nous. J.S.-C.

[4] J. Bouvier : Naissance d'une banque : le Crédit lyonnais. Paris, Flammarion, 1968, p.57.

[5] Sur ce point : quelques indications dans R. Barbé : Quelques données économiques sur la crise du système colonial français, Economie et Politique, 36, juillet 1957, p. 564-566.

[6] Catherine Coquery-Vidrovitch : Le Congo au temps des grandes compagnies concessionnaires – 1898-1930, Paris, Mouton, 1972 et J. Suret-Canale : Afrique noire – L'ère coloniale, Paris, Ed. sociales, 1964, p.29-58.

[7] Jean Suret-Canale. o.c., p.345-346.

[8] L'auteur vise un passage de mon Afrique noire – L'Ere coloniale, o.c., p.204.

[9] 678.200 t. pour l'Afrique noire ex-française et Madagascar en 1983-84 (Marchés Tropicaux et méditerranéens, 2009 et 2010, 11 et 18 Mai 1984, p.1218-1222 et 1275-1277) .

[10] Statistiques du commerce extérieur de la France – 1981, rubrique 55-O1. 91.000 t. sont fournies par l'U.R.S.S. (plus de 50%).

[11] L'auteur parle le plus souvent de crise là où il s'agit de la dépression consécutive. Confusion de vocabulaire fréquente mais à proscrire. Pour l'avoir commise naguère, je me suis fait reprendre, à juste titre, par Ernest Labrousse (à propos d'une étude sur 1848).

[12] A préférer au barbarisme "autarchie", repris par l'auteur de la littérature de l'époque.

[13] Voir à ce sujet : Donghi Kim et Yon-Jae Joo : Situation et Politiques alimentaires en République de Corée. Paris, O.C.D.E., 1982.

[14] Afrique noire – L'Ere coloniale, o.c., p. 517-525. On trouvera une étude approfondie de ce problème, dans le cas du Sénégal, chez Monique Lakroum : Le travail inégal : paysans et salariés sénégalais face à la crise des années trente. Paris, L'Harmattan, 1982.

[15] cf J. Suret-Canale : Géographie des Capitaux en Afrique tropicale d'influence française. Thèse de doctorat d'Etat. Université de Paris VII, 1984.

[16] cf 1. Suret-Canale : Afrique noire, t. III, p. 291-294 et 360.

[17] P.F. Gonidec : l'Etat africain. Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1970. (p. 15 à 40). On notera en regard la pauvreté des "définitions" proposées par ailleurs : L'Etat ... (est) "l'ensemble des affaires suscitant un intérêt général" (!) ou "exprime la collectivité dans son unité" ( Jacques Donnedieu de Vabres : l'Etat. Paris, P.U.F. 1971, p. 5 et 13.

[18] Autre chose est de reconnaître que la Ve République a effectivement introduit un changement dans les modalités d'exercice du pouvoir, et des modifications – lentes mais durables – dans le personnel politique.

[19] Afrique noire - L'Ere coloniale, o.c., p. 309 Les "sociétés indigènes de prévoyance" instituées d'abord en Algérie, puis introduites dans les colonies d'Afrique noire et d'Asie, étaient de pseudo-coopératives (en fait totalement dépendantes de l'administration) dont l'objet était de "moderniser" l'agriculture indigène, principalement pour y promouvoir les cultures d'exportation.

[20] o.c., p. 306 (pour l'ensemble de l'affaire, voir p. 305-308).

[21] ibidem, p. 396.

[22] cf H. Deschamps : Méthodes et doctrines coloniales de la France. Paris, A. Colin, 1953, p. 174.

[23] Augustin Hamon et X-Y-Z : Les maîtres de la France. Paris, Editions sociales internationales, 1938, tome 3, p. 101.

[24] Afrique noire : de la colonisation aux indépendances (t. III). Crise du système colonial et capitalisme monopoliste d'Etat. Paris, Editions sociales, 1972.

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