© Peuples Noirs Peuples Africains no. 79 (1991) 7-16



LA CENSURE AU CAMEROUN

Pius NJAWÉ

Je voudrais exprimer tout d'abord mon profond regret de ne pouvoir être parmi vous dans ce forum qui, j'en suis certain, donnera une nouvelle impulsion à la presse francophone en Afrique. Loin d'être une volonté délibérée, mon absence à cette rencontre est une illustration patente de l'état de liberté surveillée que vit le journaliste camerounais aujourd'hui. En effet, mon passeport m'a été confisqué depuis le 7 janvier dernier par les autorités de la Sûreté nationale camerounaise, à la suite d'une prétendue saisie administrative de mon journal Le Messager ( no 209 ), acte que j'assimile à un hold-up, voire à du gangstérisme d'Etat. Depuis lors, toutes les démarches engagées en vue de le récupérer n'ont eu aucun succès. Et c'est bien dommage.

Mercredi dernier, alors que je me trouvais à Yaoundé en compagnie de mon avocat pour ces démarches auprès du Délégué Général à la Sûreté nationale, ma secrétaire m'annonce au téléphone que la rédaction du journal a été victime, dans la nuit, d'un cambriolage pour le moins surprenant : des individus mal lunés sans doute, mais bien intentionnés peut-être, se sont introduits sans effraction dans nos locaux et ont emporté l'unité centrale de l'ordinateur de la rédaction, quelques accessoires et un lot de documents. Il s'est agi sans aucun doute d'une de ces expéditions punitives que Le Messager connaît ainsi pour la troisième fois de son existence.

Il m'a été demandé de traiter, dans le cadre de cette rencontre, du thème "Défendre la liberté d'expression". Avec votre permission, je voudrais, au risque de paraître égocentrique, – veuillez me le pardonner –, présenter assez sommairement la situation que vit Le Messager depuis quelques semaines, [PAGE 8] comme exemple de solidarité dans la défense de la liberté d'expression.

Dans l'après-midi du 27 décembre dernier, l'édition no 209 du Messager est mise en vente à Yaoundé. Moins de deux heures après, la police fait irruption dans les kiosques et retire brutalement aux dépositaires leurs stocks; dans les rues, les crieurs sont séquestrés tandis que les lecteurs se voient arrachés des mains, leurs exemplaires, sans la moindre explication. Dans la même nuit à Douala, les locaux du journal sont investis par la police qui y reste jusqu'au lendemain; tous les employés sont interpellés et certains conduits à leur base tandis que le Directeur du journal que je suis est vivement recherché.

Le 29 décembre au matin, des individus sans aucun mandat écrit se présentent à mon bureau et me demandent de les suivre. Je refuse d'obtempérer, tant qu'ils ne m'auront pas présenté une réquisition régulièrement signée du Procureur de la République ou d'un Commissaire de police judiciaire.

Le 1er janvier au petit matin, un de mes collaborateurs, Célestin Monga, est arrêté à son domicile par des éléments de la police judiciaire qui le soumettent à un interrogatoire de cinq heures. Célestin avait signé, dans le numéro 209 en question, une lettre ouverte au Président Paul BIYA, intitulée "La démocratie truquée". Son interpellation et sa garde-à-vue nous ont ainsi permis de déduire que cette lettre ouverte serait à l'origine de la saisie arbitraire dont l'édition incriminée était l'objet.

Le 3 janvier, je me présente devant le Procureur général accompagné de mon avocat. Je suis aussitôt confié au Commissaire de Police Judiciaire pour être entendu sur procès verbal. Cela durera une journée entière. Au cours de l'interrogatoire, on tentera sans succès de me faire affirmer que la lettre de Monsieur Monga a été insérée frauduleusement dans le journal, à mon insu. Célestin est libéré ce même jour après 54 heures d'une garde-à-vue dont la durée réglementaire est de 48 heures.

Le 4 janvier, n'ayant toujours pas reçu notification de la saisie opérée depuis le 27 décembre, alors qu'aux termes de la loi sur la liberté de communication sociale, le censeur n'avait que [PAGE 9] quatre heures pour se prononcer sur le contenu du journal et me faire notification en cas de saisie, je décide de remettre en vente le petit stock que la police n'avait pas pu emporter. Resaisie, puis réinterpellation, et nouvelle déposition à la police judiciaire le 7 janvier. Ce même jour, mon passeport et celui de Célestin Monga sont confisqués. Nous sommes inculpés, par voie de citation directe, d'outrage au Président de la République, aux Cours et Tribunaux et aux membres de l'Assemblée Nationale. L'affaire est enrôlée à la chambre correctionnelle du Tribunal de Première instance de Douala pour son audience du 10 janvier.

Dès lors, des éléments de l'armée, de la gendarmerie et de la police débarquent chaque jour par milliers à Douala, en provenance d'autres villes du pays, pour renforcer les effectifs locaux. La capitale économique du Cameroun, de loin la plus importante ville du pays, est en état de siège : des patrouilles mixtes sillonnent les quartiers tous les soirs à partir de 18 heures, interpellant les passants, fouillant les véhicules et procédant même à des arrestations.

Le jour même du procès, le quartier administratif est presque complètement quadrillé, et le palais de justice placé sous haute surveillance : un cordon de policiers fortement armés l'ont cerné sur environ 300 mètres à la ronde. Ne peuvent y accéder que les fonctionnaires de la justice, les avocats, les observateurs étrangers, et quelques rares privilégiés.

Cet impressionnant dispositif de sécurité est renforcé une semaine plus tard, lors des deux audiences suivantes. Les effectifs ont presque doublé tandis que le matériel anti-émeutes récemment acquis sort pour la première fois des casernes. Des hélicoptères des forces aériennes survolent à très basse altitude et à fréquences régulières le palais de justice et les quartiers populaires de la ville, lançant des bombes lacrymogènes pour disperser tout attroupement de plus de trois personnes.

Pendant toute le durée du procès, la presse officielle, notamment le quotidien gouvernemental la radio et la télévision, orchestrera une campagne de dénigrement systématique contre la presse indépendante qu'elle qualifie d'irresponsable; elle tentera même de préparer l'opinion publique à accepter la [PAGE 10] sentence du tribunal qu'elle essaie d'orienter à travers des analyses ciblées qui grossissent exagérément les faits reprochés aux prévenus. La radio et la télévision ont même réalisé l'exploit d'annoncer avec 24 heures d'avance le jugement avant-dire-droit du Tribunal, ce qui a amené les 115 avocats de la défense à se déconstituer, estimant que le secret du délibéré a été violé, et que leur présence ne s'expliquait plus dans un procès dont le verdict final était connu à l'avance.

Les autorités administratives et les dirigeants du parti unique (Rassemblement Démocratique du Peuple Camerounais) multiplient quant à eux réunions et meetings au cours desquels ils tentent de dresser les populations contre les "aventuriers de tous bords". Un haut responsable de l'administration invitera d'ailleurs les parents à veiller à ce que leurs enfants ne deviennent pas des "chairs à canon"...

Je disais tantôt que cette situation du Messager me semble être un exemple patent de solidarité en matière de défense de la liberté de la presse. Tenez : aussitôt après l'arrestation de Célestin Monga, un comité pour sa libération a été créé à Douala, qui a fait circuler une pétition ayant recueilli plus d'un millier de signatures; et lorsque nous avons été traduits en justice, le comité a étendu son action à la confection de tracts, de tee-shirts, de banderoles et de pancartes réclamant notre relaxe pure et simple. Il a réussi à mobiliser derrière lui l'immense majorité des populations de Douala qui ont organisé tout au long du procès des marches pacifiques à travers la ville, bravant les armes et les engins anti-émeutes des forces de l'ordre, et arrêtant même leurs activités économiques pour nous marquer leur soutien.

A Yaoundé, deux mille personnes ont signé un mémorandum adressé au Président de la République, dans lequel ils réclamaient notre relaxe, tandis qu'une trentaine de journalistes de la presse indépendante de Douala publiaient un autre mémorandum exigeant non seulement la libération immédiate et inconditionnelle de Célestin Monga, mais aussi la suppression pure et simple de la censure au Cameroun.

A Garoua, dans le nord du pays, de violents affrontements ont eu lieu le jour de la tenue de la deuxième audience du procès, [PAGE 11] le 17 janvier, entre les forces de l'ordre et plusieurs manifestants qui se rendaient paisiblement au palais de justice de cette localité pour témoigner de leur soutien aux prévenus de Douala. Ces accrochages ont fait, selon le bilan officiel, trois morts, tandis que des édifices publics ont été incendies.

Que dire alors de ces 115 avocats du Barreau du Cameroun qui se sont constitués de façon spontanée et de manière désintéressée pour assurer notre défense, sinon qu'ils ont ainsi confirmé l'adage selon lequel l'avocat est le dernier rempart de la liberté.

Au plan diplomatique, toutes les chancelleries installées au Cameroun ont suivi avec beaucoup d'intérêt cet événement; nombre d'entre elles nous appelaient assez régulièrement pour nous exprimer leurs encouragements. Certaines ont d'ailleurs délégué des observateurs au procès, et notamment : Etats-Unis d'Amérique, France, Grande Bretagne et Allemagne,

La presse internationale s'en est faite l'écho aux quatre coins du monde : RFI, BBC, Deutsche Welle, Le Monde, Libération, Le journal de Genève, etc...

Quant aux organisations internationales qui défendent la liberté de la presse en particulier et les Droits de l'homme en général, elles ont harcelé tout au long de la procédure les autorités de Yaoundé, à travers des lettres de protestation dont le ton laisserait rarement indifférents même les pires ennemis de la liberté : Reporters Sans Frontières qui a pour la circonstance dépêché à Douala un observateur, en la personne de Maître Casanova du barreau de Montpellier. La Fédération Internationale des Editeurs de Journaux, la Fédération Internationale des journalistes, le Committee to Protect Journalists, Africa Watch, Article 19, l'Union des Journalistes de l'Afrique de l'Ouest, Index on Censorship, etc... sans oublier celles qui, comme la Fédération des Journalistes du Québec, le syndicat des Professionnels de l'Information et de la communication du Sénégal, le Groupe Multimedia SUD COM, etc..., nous ont témoigné leur sympathie, leur soutien et leurs encouragements.

En Afrique, les pouvoirs politiques sont si sensibles à ce genre de pressions extérieures que nous sommes aujourd'hui [PAGE 12] convaincus que ces diverses réactions à travers le monde ont été pour beaucoup dans le verdict que le Tribunal a prononcé au terme de ce procès, à savoir :

    – 6 mois d'emprisonnement avec sursis pendant trois ans pour les deux prévenus;
    – 300 000 F. CFA d'amende chacun;
    – publication du jugement dans Le Messager.

Sans compter que le Président de la République a été débouté en sa demande de dommages-intérêts comme non fondé.

"Verdict d'apaisement", s'est dépêché de titrer la presse officielle, non sans préciser que le Président de la République n'avait jamais porté plainte dans cette affaire. Comme s'il était possible de demander des dommages-intérêts sans s'être constitué partie civile.

A vrai dire, seules la pression de la rue et les protestations internationales peuvent justifier un tel verdict, car au regard des forces déployées, au regard aussi des moyens engagés et des arguments développés, le pouvoir semblait être décidé à en découdre une bonne fois pour toutes avec un journal qui ne cesse de déranger, d'empêcher de tourner en rond.

Comme on le voit donc, dans un environnement sociopolitique où les droits élémentaires de l'homme sont chaque jour foulés au pied par les dirigeants, "Défendre la liberté d'expression" constitue à lui seul tout un programme. En admettant que les tracts, les banderoles, les marches, les journaux et même la radio et la télévision, sont autant de supports à l'expression, il est loisible d'affirmer que ceux-ci sont vivement combattus et réprimés par les pouvoirs politiques dès lors qu'ils ne font pas l'apologie des dignitaires des régimes, et pour peu qu'ils portent sur les moindres revendications, y compris les plus légitimes.

Cette liberté ainsi menacée a besoin d'être défendue contre ses oppresseurs que sont les pouvoirs politiques, mais aussi les puissances financières et autres groupes de pression. Mais comment défendre la liberté d'expression dans nos oligarchies sans être taxé de subversif ? Comment défendre cette liberté fondamentale sans s'attirer la foudre de ces dirigeants qui [PAGE 13] n'ont d'argument que celui de la violence qu'ils opposent à toute forme d'expression contraire à l'ordre établi ?

Il existe pourtant un arsenal de dispositifs juridiques tendant à garantir aux peuples leur droit à la libre expression; ainsi, outre les différentes conventions internationales telles la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme et la Charte africaine des Droits de l'Homme et des Peuples dont sont signataires la quasi-totalité des Etats africains, la constitution de chaque pays dispose généralement dans son préambule que "la liberté d'expression est garantie sur l'ensemble du territoire". D'autres dispositions légales viennent souvent appuyer cette garantie constitutionnelle. Seulement, dans la plupart des cas, ces dispositions, en même temps qu'elles proclament la liberté d'expression, comportent tellement de restrictions qu'elles deviennent plutôt nocives dans leur application.

Il faut cependant cerner la notion de liberté d'expression qui à mon sens, englobe la liberté de conception de la pensée, et la liberté de diffusion de la pensée En Afrique, où on est encore au stade de liberté de conception de la pensée, toutes les structures de gestion de la société concourent à modeler une pensée unique calquée sur le parti unique. Dès lors, le premier combat, à mon avis, devrait porter sur la revendication d'un environnement propice à la liberté de penser. Les institutions et les structures socio-politiques fonctionnant sur le modèle de système unique, les dirigeants africains se refusent généralement à prêter une oreille attentive aux aspirations profondes des populations à un peu plus de liberté. S'isolant ainsi de l'environnement international qui aujourd'hui plus qu'hier ne conçoit plus le développement que dans le cadre d'une nouvelle redéfinition de pouvoir.

Ainsi, la moindre manifestation d'étudiants protestant contre un système éducatif archaïque et inadapté, la moindre revendication d'ouvriers surexploités ou de paysans sans armes réclamant le juste salaire de leurs durs labeurs, sont vite matées à l'artillerie lourde, aux engins anti-émeutes acquis au prix fort avec l'argent du pauvre contribuable. La presse pour sa part doit faire face à une censure sauvage et agressive dès lors qu'elle refuse d'être « la voix de son maître ». [PAGE 14]

Il est aujourd'hui inexplicable pour un pays comme le Cameroun, de continuer à soumettre la presse à une censure préalable au moment même où son chef prétend avoir "mené les Camerounais à la démocratie". Ceci vaut pour tous les autres pays africains où la presse est encore confrontée à des problèmes essentiels liés à sa survie. Car à vrai dire, les premiers obstacles à la liberté de la presse dans nos pays après les entraves politiques sont avant tout économiques.

    – monopole ou inexistence des moyens de production des supports (imprimeries);
    – monopole ou inexistence des moyens de distribution (messageries, voies de communication);
    – étroitesse du marché publicitaire;
    – étroitesse du lectorat liée au taux élevé d'analphabétisme;
    – etc...

Et si l'on y a joute les contraintes administratives et politiques évoquées plus haut, la boucle est bouclée :

    – réglementation on ne peut plus répressive;
    – formation et modelage de journalistes à l'idéologie de parti unique;
    – surveillance policière;
    – monopole des moyens d'expression collective (radio-télé);
    – contrôle des moyens de financement;
    – multiplication des saisies et des procès;
    – non respect des dispositions légales;
    – rétention de l'information;
    – désinformation;
    – cambriolages "politiques";
    – impossible distanciation de l'autorité judiciaire par rapport à l'exécutif;
    – etc...

Dans un tel contexte, la défense de la liberté d'expression passe nécessairement par un développement des moyens techniques de coopération internationale entre journalistes, entreprises de presse, organisations pour la défense des Droits de l'Homme, etc.... avec pour objectif d'aboutir à terme à une véritable délocalisation de l'information. [PAGE 15]

J'aimerais pour terminer, suggérer aux journalistes, aux observateurs, aux organes de presse, aux organisations internationales, ainsi qu'aux organisations non gouvernementales réunis dans le cadre de ce colloque, de s'élever une fois de plus contre cette injure faite à l'endroit du peuple camerounais par la récente promulgation d'une loi liberticide pour la presse qui consacre la censure et institutionnalise le règne de l'arbitraire. Ceci est d'autant plus grave que le Cameroun qui est souvent cité en exemple dans bien des domaines, risque de servir de modèle peu honorable pour des pays comme le Mali qui, sans doute inspiré par mon pays, vient d'adopter la censure.

Non ! L'Afrique ne mérite plus, aujourd'hui encore, d'être ainsi traitée par ses dirigeants comme un gros adulte éternellement immature.

Je vous remercie.

Pius NJAWÉ


[PAGE 16]