© Peuples Noirs Peuples Africains no. 79 (1991) 1-6



CARNAGE AU MALI : APPRENTIS-SORCIERS A L'ELYSEE

Mongo BETI

La manière dont les medias français rendent compte ou ne rendent pas compte des révolutions d'Afrique francophone est toujours très significative.

Examinons par exemple le cas du carnage de Bamako le vendredi 22 mars. Les événements ont commencé très tôt puisque à RFI – station il est vrai très marginale en France –, à 7h30 du matin, heure où je l'écoute avant d'aller au lycée, on parlait déjà d'une vingtaine de morts presque tous de très jeunes collégiens, tués par les forces de l'ordre (on parlera de 40 morts au cours de la journée).

Il n'en fallait pas tant, au moment des révolutions de l'Est il y a quelques mois, pour faire de gros titres quelques heures après dans la presse ou pour éclipser tous les autres événements dans les actualités des radios et des télévisions.

Or, je 22 mars à midi, rien sur aucune chaîne de TV française ni de radio (sauf bien entendu RFI) sur le carnage du Mali. Même à RFI, si on évoque bien le nombre consternant de morts, on utilisera constamment des euphémismes : on dira, non pas massacre (comme à Sharpeville ou à Soweto), mais drame, tragédie, termes qui, déjà, atténuent la responsabilité du dictateur malien.

Dans la soirée, Le Monde, journal "objectif", qui est mis en vente à Paris vers 15h, ne fait nulle part mention de l'événement, annoncé pourtant dix heures plutôt à RFI (donc probablement aussi par l'AFP). [PAGE 2]

Aux actualités de 20h, alors que RFI vient de faire timidement allusion à 40 morts maliens TF1 énoncera, au milieu de son journal, et très furtivement, une ou deux phrases peu intelligibles sur l'affaire, le moins malhonnête étant encore A2 qui, bien qu'en milieu de journal, et sans l'avoir annoncé dans le sommaire, assortit l'information de quelques détails bienvenus sur la situation au Mali.

Le lendemain matin, samedi 23 mars, sensible changement de ton à RFI : on ne parle plus de 40 morts, mais de 25, sans précision sur l'âge des victimes. Et d'ailleurs, indique-t-on maintenant, la "tragédie" est imputable principalement aux casseurs et autres vandales qui se sont infiltrés parmi les manifestants défilant pour réclamer la démocratisation du régime. Une telle attribution de responsabilité au moment des révolutions de l'Est eût suscité des hurlements de protestation indignée dans l'opinion : il y avait pourtant aussi des vandales et des casseurs (il y en a toujours) parmi les insurgés de l'est de l'Europe.

On s'acheminait donc tout doucement vers le scénario médiatique de la banalisation devenu classique dans la relation des convulsions du pré carré : quelques entrefilets dans les journaux, quelques mentions furtives des morts – trois ou quatre selon la version officielle, une dizaine selon les opposants ? – dans les grandes chaînes nationales de télévision et de radio. Ensuite, le silence et l'oubli.

Samedi 23 mars, fin de la matinée, la tendance s'inverse brutalement tout à coup.

Libération, journal du matin, qui n'en est plus à un virage près sur l'Afrique francophone a consacré un grand article, très sévère pour le régime du général Traoré, à la situation au Mali. Cette fois, pas la moindre complaisance.

A la mi-journée, c'est une véritable explosion médiatique à la suite d'un élément nouveau : la troupe du général Traoré vient de commettre d'autres atrocités à Bamako, en particulier en tirant au pistolet mitrailleur sur un cortège de femmes contestataires. Le Monde lui-même est obligé d'y aller de son édito réprobateur d'autant que d'autres précisions, les unes plus horribles que les autres, viendront s'ajouter à la liste des crimes [PAGE 3] de l'armée et de la police maliennes, décidément livrées à des officiers devenus fous.

En revanche, ceux qui attendaient une condamnation ferme et sans équivoque de l'Elysée, comme à l'époque des insurrections et des massacres de Roumanie, en seront pour leurs frais. Bredouillant dans ce style mou et insignifiant qui caractérise M. Roland Dumas, un porte-parole anonyme du Quai d'Orsay viendra bien prononcer vers 13h quelques phrases stupides, genre : "... nous sommes vivement préoccupés ... nous suivons avec une attention particulière...".

Voilà qui leur fera une belle jambe, à ces pauvres Maliens, que M. Roland Dumas suive le massacre des leurs avec une particulière attention.

A l'Elysée, silence encore le samedi 23 au soir. Silence toujours le dimanche matin 24 mars où l'on apprend pourtant que, comme les Nazis à Oradour-sur-Glane le 10 juin 1944, l'armée du général Traoré n'a pas hésité, la veille, à mettre le feu dans un supermarché où la foule s'était réfugiée, faisant d'un seul coup au moins soixante-cinq morts – femmes et enfants brûlés vifs.

Il y aura eu au moins un aspect positif dans cette affaire : c'est en effet la première rupture entre F. Mitterrand et la grande presse auparavant majoritairement docile ou acquise d'avance aux suggestions de discrétion de l'Elysée sur la situation en Afrique; l'eût-elle voulu cette fois, qu'elle n'eût pas pu s'en tenir à sa réserve habituelle sans se discréditer complètement aux yeux des lecteurs et des télespectateurs et autres auditeurs de radio, au lendemain de la guerre d'Irak livrée prétendument contre un dictateur sanguinaire. L'Elysée, cette fois, est bien isolé; c'est que l'Elysée, comme nous n'avons cessé de le dire ici, aussi longtemps que nous en avons eu les moyens du moins, s'est piégé en Afrique où il n'a cessé de jouer avec l'ambiguïté.

C'était bien joli l'an dernier à La Baule de prêcher la bonne parole démocratique aux dictateurs africains et même d'assortir l'octroi de l'aide financière d'un début de soupçon de conditionnalité. Mais pourquoi, dans l'application, faire deux poids deux mesures ? [PAGE 4]

D'une part on laisse carrément tomber comme poissons pas frais les dictateurs pseudo-marxistes, les Kérékou, les Sassou Nguesso, sans doute pour les punir d'avoir osé jadis chercher l'inspiration ailleurs que dans la francophonie bourgeoise et capitaliste. Les voilà, faute de ressources, obligés de se déculotter devant le peuple et de convoquer des conférences nationales où ils sont vivement mis en cause et même sommés, comme à Brazzaville, de venir s'expliquer sur leur gestion financière (euphémisme pour dire : leurs détournements de fonds publics).

Avec d'autres dictateurs, au contraire, on usera de maints ménagements, chouchouteries, tergiversations et autres cajoleries. A ceux qui comme Houphouët et Bongo, sont en situation d'organiser sans risque des élections, on enverra des milliards qui, à l'évidence, seront utilisés pour asphyxier les opposants, en général très démunis et incapables de mener des campagnes électorales coûteuses. Houphouët et Bongo gagnent donc leurs élections quasiment sans coup férir – ce qui ne résout rien, faut-il le dire ?

Mais il y avait une catégorie très délicate de dictateurs africains : ceux qui ne pouvaient pas organiser des élections ou des conférences nationales sans risque d'être renversés. Citons pêle-mêle le Cameroun, le Mali, le Niger, le Centrafrique le Togo (le cas du Tchad est un peu particulier). Ici les régimes en place, à force surtout de corruption et de détournements de fonds publics, se sont rendus affreusement impopulaires. S'ils tentaient la moindre ouverture, il suffirait d'une pichenette pour les renverser.

Que faire de ces gens-là ?

Pas question de les laisser tomber ni même de les exposer au risque d'éviction : ce sont de vieux amis de F. Mitterrand, ou même – c'est le cas de Paul Biya, dictateur du Cameroun – ses créatures. Pas question non plus de les laisser s'enfermer dans une image fâcheuse d'immobilisme.

C'est alors qu'on imagina de recourir au doigté providentiel, au savoir-faire florentin, à toute la diplomatie éléphantesque de J.-Ch. Mitterrand qu'on a vu faire merveille quasi quotidiennement dans ces contrées éloignées et cependant chères à L'Elysée. Un jour tel dictateur, après un dîner en tête-à-tête [PAGE 5] avec M. Fils, fait une déclaration claironnante d'ouverture que le lendemain même sa police et son administration démentent spectaculairement en recourant sans état d'âme aux vieilles méthodes musclées qui ont fait leurs preuves pendant trente ans de parti unique et d'autocratie triomphante. Paul Biya, le Camerounais, s'est distingué comme le virtuose sans rival de cette valse-hésitation que Lénine qui, comme chacun sait, aimait les fines plaisanteries, eût appelée un-pas-en-avant-trois-pas-en-arrière.

Tout ça est pain bénit pour un dictateur auprès de qui les subsides continuent d'affluer, ce qui ne peut que le conforter dans son immobilisme de fait et sa démocratisation pour rire. Pourquoi un Paul Biya, assuré que les cent-cinquante mille fonctionnaires camerounais recevront en tout état de cause leur salaire grâce aux avances du trésor français et que, de ce fait, il ne risque ni arrêt de travail dans la fonction publique, aristocratie de ces régimes africains, ni manifestation scabreuse, se contraindrait-il à jouer son avenir à quitte ou double dans une tentative sérieuse d'ouverture, lui en fît-on de temps à autre énergiquement la suggestion après un dîner au champagne, dans l'euphorie d'un tête-à-tête tropical ?

Revenons à ce général Traoré : de notoriété publique, ses finances étaient à sec depuis belle lurette comme d'ailleurs partout en Afrique francophone. Alors qui payait pour que ses auto-mitrailleuses avec lesquelles il s'est permis de faucher des enfants et des femmes du Mali soient en état de marche ? Qui payait pour que ses prétoriens lui demeurent inconditionnellement fidèles ? Qui payait si ce n'est l'Elysée, ce repaire d'apprentis-sorciers ?

Pendant ce temps-là, l'exaspération populaire, elle, montait irrévocablement. Mais qu'est-ce que l'exaspération populaire en Afrique, hein, je vous demande un peu ? L'Afrique ? vous savez bien, c'est ce continent qu'on peut tenir avec une petite poignée d'hommes, dixit F. Mitterrand.

On vient de voir ce qu'il en est véritablement avec la boucherie de Bamako. D'autres carnages plus consternants que ceux de Sharpeville en 1960 (soixante-dix morts, une plaisanterie !) ou de Soweto en 1976 (cinq cents morts ! peuh, des nègres ... ), qui [PAGE 6] ont tant contribué à disqualifier l'apartheid, menacent notamment le Togo, le Cameroun, le Zaïre, le Centrafrique ... sans parler bien entendu du Mali.

Rien n'a donc changé en réalité dans les dispositions de l'Elysée à l'égard de l'Afrique; c'est toujours le même choix en faveur des dictateurs contre les peuples.

M. F. Mitterrand qui, si nous avons bien compris, est obsédé par le rayonnement de la France, ne semble pas capable de comprendre que les Africains ont depuis longtemps percé à jour ses tartuferies et que le divorce est consommé entre l'intelligentsia africaine que Mitterrand ne connaît pas (et que de ce fait, il méprise) et sa France des petites tactiques et des petites ruses; que c'est lui qui a le plus contribué à discréditer cette France en Afrique – plus par exemple qu'un Giscard d'Estaing dont les Africains n'ont jamais rien espéré.

Alors, nous posons une nouvelle fois cette question : combien de cadavres de nègres faudra-t-il pour que l'Elysée comprenne enfin que comme en Europe de l'Est il y a quelques mois, il n'est plus temps en Afrique francophone de finasser avec l'aspiration des peuples, fussent-ils noirs, à la démocratie, c'est-à-dire à l'exercice du droit universellement reconnu de disposer librement de leur destin ?

Mongo BETI