© Peuples Noirs Peuples Africains no. 63-66 (1988) 318-338



LIVRES LUS

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TRAVERSEE DU DESERT : LA FIN DES MIRAGES
Une autopsie responsable de la crise démocratique au Cameroun

Cilas KEMADJIO

La crise économique, occultée par le mirage pétrolier depuis 1975, a plongé le Cameroun dans un état de coma avancé. Dans un navire en naufrage, le capitaine mobilise l'équipage, les passagers et les secours extérieurs pour remettre la barque à flots. Au Cameroun, l'« Etat administratif répressif et étranger » marginalise les compétences nationales dans l'entreprise de sauvetage. La médication prescrite par la monstrueuse bureaucratie tentaculaire et les experts étrangers s'articule autour du « classicisme du plan d'ajustement structurel ». Elle contient ainsi plus de toxines mortelles que d'éléments curatifs. Le Cameroun devient ainsi une « société malade avec des médecins en chômage. » Un tel paradoxe résulte d'un système où « l'arbitraire prime sur la compétence, l'expérience, l'intégrité et la droiture. » La régénération du tissu national nécessite un « diagnostic fouillé et méticuleux de ces trente années de tâtonnements, d'exclusions, de confusion, de crise démocratique au Cameroun ».

Changer le Cameroun : Pourquoi pas ?[1] – publication interdisciplinaire, œuvre d'un groupe d'intellectuels camerounais – dépasse cet inventaire des errements pour proposer une thérapeutique, fondamentale. [PAGE 321]

Le sabordement des forces nationalistes par le colonisateur français permet l'installation au pouvoir d'un régime à sa solde. Ce premier acte consacre la rupture permanente qui va caractériser les relations entre un gouvernement à la « nationalité transitoire » et le peuple camerounais. La violation de la légalité républicaine aura pour but de concentrer tous les pouvoirs entre les mains du Président : 1959, 1962, 1964, 1966 et 1972 sont quelques dates marquantes des multiples coups d'Etat opérés contre les institutions constitutionnelles.

Le Parlement, à force d'être folklorisé, organise son suicide en transférant ses prérogatives à l'Exécutif. La justice est mise sous tutelle. On vit ainsi une « démocratie de principe et un despotisme de fait ». Les mises en garde faites par le député Daniel Kemajou en novembre 1959 contre la « dictature, le pouvoir personnel [...], le règne du bon plaisir, l'omnipotence policière, les camps de concentration, les déportations, les arrestations et les emprisonnements arbitraires... » apparaissent aujourd'hui des prophéties réalisées. La « vision sécuritaire de l'Etat » confère à l'armée et à la police une fonction répressive.

L'organisation du territoire cloisonne les populations à l'intérieur des « limites provinciales arbitraires ». L'ethnicisation du découpage administratif empêche la constitution de grands blocs pouvant faire contrepoids face au pouvoir central. L'option du quadrillage de l'espace national et l'hypercentralisation font des communes des « relais locaux des forces contraignantes. »

L'« aristocratie administrative qui, en prenant l'Etat en otage, a instauré une anarchie totale, une jungle et une gabegie permanentes » est le principal banqueroutier de la faillite économique. Le concept de « non- économie » caractérise la situation camerounaise. Le Cameroun est un réservoir de matières premières et un déversoir de produits manufacturés quand il n'est pas transformé en poubelle industrielle de l'Occident. Le laminage des planteurs au profit de la bureaucratie improductive de l'ONCPB accentue l'exode rural. Le raffermissement du secteur tertiaire risque de provoquer une néantisation de la production. L'échec des grands ensembles industriels entraîne un recentrage verbal vers les PME/PMI. La primauté des constructions [PAGE 322] de prestige sur les réalisations économiquement stratégiques prive le pays d'une infrastructure de base.

Le système bancaire en service colonial souffre de la politisation dans la distribution des crédits. L'immunité tribale, politique ou administrative protège les insolvables et les détourneurs de fonds publics de toute poursuite judiciaire. Il s'ensuit la signature des traités avec le FMI et la Banque Mondiale. Cette prétendue restructuration opère le passage du néo-colonialisme camouflé à une recolonisation ostentatoire.

La « somnolence institutionnalisée, l'immobilisme ambiant ont fait oublier que l'éducation est une réalité dynamique qui doit servir de locomotive à la société ». L'école est ici une vaste entreprise de décervelage. La pédagogie mimétique contribue à reproduire des copies conformes du parti unique. La pléthore des effectifs, l'inexistence d'infrastructures adaptées, l'aliénation des programmes et le mépris des enseignants sont au service de la promotion de l'analphabétisme. Une Nation d'ignorants « corvéables et taillables à merci » est le prototype recherché. L'Université, baromètre de l'importance accordée au savoir dans tout système, est soumise à l'incompétence des administrateurs. La délivrance de diplômes sans contenu, couronne la banalisation du système éducatif. La tribalisation instituée est la modalité politique de cette négation de tout effort. Après les auxiliaires de la colonisation, le Cameroun indépendant forme les serviteurs de la médiocratie.

Un pouvoir artificiel, anti-national, a-t-il vocation à représenter la Nation à l'extérieur ? La diplomatie camerounaise, du vide conceptuel de l'ère Ahidjo à l'« exubérance verbale et inconséquente » du régime Biya, n'a pu que refléter le démembrement interne. La confusion et l'incompétence la caractérisent. Un rayonnement extérieur doit être soutenu par une dynamique nationaliste. Le consensus national, ici comme dans tous les domaines de la vie nationale, est la clé de voûte de la réussite.

La dépolitisation de l'armée, de la justice et des postes directoriaux permettra à ces rouages importants de l'Etat de retrouver leur vocation nationale. L'établissement d'un plan de carrière augmentera la productivité des fonctionnaires. Le démantèlement [PAGE 323] de l'arsenal réglementant la tribalisation ouvrira la voie à une intégration nationale. La décentralisation et l'allégement des procédures présideront à l'émergence d'une administration de développement, moins procédurière. Le culte du mérite reposera sur la reconnaissance de la qualification de l'expérience et de la performance. La décolonisation radicale de l'économie fera de celle-ci un instrument tourné vers les besoins nationaux.

Une éducation en service national dépassera le dogmatisme pédagogique sans tomber dans le piège d'une pédagogie libertaire. L'émergence d'une personnalité camerounaise dans le domaine technologique et scientifique est possible grâce aux ressources humaines existantes. Une politique de recherches intégrées aux exigences de l'industrie nationale devra se fonder sur des infrastructures comportant des laboratoires, des bibliothèques et des structures de vulgarisation (revues ... ). La valorisation des résultats devra être systématique.

La réconciliation de la Nation avec l'armée et la police crée une osmose propice au développement tout en sécurisant les citoyens. Les consciences libérées du traumatisme d'un Etat oppressif n'en seront pas moins disponibles pour le sacrifice patriotique. La mise en place d'une telle méthodologie nationaliste, humaniste et source de progrès suppose un solide consensus national. Le peuple, rétabli dans son rôle de gestionnaire suprême de la Nation, peut changer le Cameroun. « En clair, changer le Cameroun signifie mettre à la disposition de l'enfant, uniquement des modèles constitués de valeurs intrinsèques, et ce davantage dans les faits que dans les discours. [...] il est impératif que le Cameroun d'aujourd'hui cesse de se gérer à la manière d'une fédération d'ethnies, lesquelles renvoient sans cesse aux calendes grecques l'avènement de la dissolution des unes dans les autres. »

L'ouvrage est anonyme. Il ne s'agit point de clandestinité. L'effacement du nom fait surgir la communauté nationale. Messager du peuple, l'intellectuel n'a ici nulle prétention au messianisme. La voix de la terre, fertilisée par le sang des martyrs du nationalisme et de la liberté proteste. Cet ouvrage est un héritage. [PAGE 324] Celui de Martin Paul Samba défiant le colonialisme allemand. Celui du légendaire Um Nyobé et des patriotes ayant tendu aux Gaulois l'incontournable embuscade de l'indépendance. Celui de Tchundjang démontrant l'imposture du CFA. Celui de Mongo Beti traquant l'esclavage de la francophonie, mais dénonçant l'extermination des intellectuels par les macoutismes indigènes. Changer le Cameroun. Pourquoi pas ? convoque le passé d'errements et de luttes dans une « vision prophétique. » Qu'importe les quelques coquilles qui émaillent l'ouvrage. Qu'importe les redites inhérentes à la nature composite de l'ouvrage. Qu'importe que certaines analyses soient par trop panoramiques. Qu'importe ces données chiffrées variables. Il importe plutôt de souligner que ce texte est la première critique d'envergure du système camerounais réalisée par des intellectuels camerounais résidant au Cameroun. La production endogène est en soi une victoire sur l'extraversion éditoriale.

Le risque de la carrière brisée est moindre par rapport à l'internement dans quelque cachot sombre de Mantoum, Yoko, Tcholliré ou encore Batouri. L'hypothèse la plus optimiste demeure celle d'un dénigrement de la vie privée des rédacteurs par la propagande du parti unique. En ce sens, cet ouvrage est une prise de parole politique. Il refuse la fatalité d'une Afrique maudite. Son appel est clair : voici venu le temps de se ceindre les reins comme de vaillants hommes.

Le ton partisan des « néo-activistes de la politique politicienne » est d'emblée récusé. Ce livre, dénué de « sensationnalisme ou de démagogie », évite les promesses utopiques marquées du sceau de l'opportunisme et du dogmatisme idéologique. Le langage de la rationalité scientifique garantit la tonalité sereine et la profondeur des analyses.

L'impressionnant soubassement documentaire confirme, malgré un effort réel de conceptualisation, les analyses dans la description. Certes, l'effort de médiatisation théorique dépasse l'empirisme anecdotique des chroniques journalistiques et des rapports administratifs. La prochaine étape sera celle d'une élaboration de modules plus opératoires pour la libération nationale, la mobilisation populaire, l'unité [PAGE 325] nationale et les relations avec l'extérieur. Changer le Cameroun, c'est, certes, faire reculer la misère morale et matérielle. C'est aussi réfléchir en permanence sur la marche quotidienne de la cité dans ses discours et ses pratiques. Le sens profond de ce Livre Blanc provient aussi de cette démarche authentiquement intellectuelle[2].

Cilas KEMADJIO
Etudiant en Doctorat
Littérature Africaine
Université de Yaoundé

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RETOUR AU BURKINA FASO : LA DEUXIEME MORT DE THOMAS SANKARA

Guy MARTIN

Il est indéniable que la révolution démocratique et populaire initiée le 4 août 1983 par une poignée de jeunes officiers progressistes dirigés par le capitaine Thomas Sankara avait soulevé de grands espoirs, tant parmi l'intelligentsia "tiersmondiste" et africaine qu'au sein des masses populaires africaines aspirant à la transformation radicale d'un système politique, [PAGE 326] économique et social sclérosé. Durant sa brève existence, la jeune révolution burkinabé – évoluant dans un contexte politique et socio-économique éminemment défavorable – a été la proie d'inévitables "maladies infantiles". Elle s'est trouvée très tôt confrontée à de multiples contradictions économiques, sociales et politiques qui ont fini par en altérer la substance et par la miner de l'intérieur. L'expérience révolutionnaire burkinabé devait connaître un dénouement tragique lorsque le 15 octobre 1987, Thomas Sankara et treize de ses plus proches collaborateurs périrent aux mains d'une garde prétorienne à la dévotion de son ami intime et alter ego Blaise Compaoré dans ce qui apparaît comme l'un des plus sanglants coups d'état de l'histoire de l'Afrique contemporaine.

Comme toute révolution, la révolution burkinabé a eu ses sympathisants et ses détracteurs et a suscité une abondante littérature allant des panégyriques les plus excessifs aux critiques les plus virulentes en passant par des analyses plus objectives et nuancées. Véritable auberge espagnole de la recherche africaniste, chacun y a trouvé ce qu'il désirait y voir à travers son expérience personnelle, ses préjugés, son idéologie et ses attentes. Que Sankara incarne aux yeux de la jeunesse et de l'intelligentsia africaine "le refus, l'espoir, l'énergie, un autre possible ou, plus simplement, une certaine fierté"[3], c'est incontestable. Que certains intellectuels (occidentaux ou non) aient souvent péché par absence d'esprit critique, dans des analyses où la réalité objective fut parfois occultée par une évidente sympathie révolutionnaire, nous en convenons volontiers[4]. Mais du fait même de ces profondes divergences d'analyse et d'interprétation, aucune école ne saurait prétendre détenir le monopole de la vérité historique sur la révolution burkinabé. Dès lors, il convient d'être circonspect lorsque, plus de trois ans après la publication d'un numéro spécial sur « Le Burkina Faso » (no 20/Décembre 1985), l'équipe de Politique africaine, dirigée par René Otayek, revient sur le sujet (« Retour au Burkina », no 33/Mars 1989) avec la prétention de "remettre les choses à leur place" et de "mettre à mal quelques idées reçues sur le sankarisme" sous couvert "de bilan critique". Notons tout d'abord que René Otayek établit une [PAGE 327] distinction subtile entre la jeunesse et l'intelligentsia africaine qui, accablées sous le poids de la crise économique et... du SIDA (mais en ont-elles la triste exclusivité ?), sont excusées de s'être laissées prendre au mirage de la révolution sankariste, et les intellectuels occidentaux, auxquels il n'est pas pardonné de s'abandonner à un "tiers-mondisme à courte vue !" débouchant sur une "absence totale d'esprit critique"[5]. Autrement dit : aux Africains les rêves, aux Occidentaux la réalité et l'analyse objective des faits. On peut légitimement se demander si il ne s'agit pas, en fin de compte, de consacrer une certaine division internationale du travail intellectuel qui sanctionnerait le monopole de la production intellectuelle dans les pays développés alors que le Tiers-monde serait cantonné dans une fonction de simple consommation.

A l'évidence, René Otayek et son équipe sont de "ceux dont la tâche (l'occupation ?) est de déconstruire et reconstruire par le haut les sociétés africaines"[6]. L'objectif est clair : il s'agit de "déconstruire" le mythe de Sankara, de "s'interroger lucidement, sans céder aux conformismes intellectuels"[7]. Les auteurs de cette œuvre révisionniste entendent donc procéder à un "bilan critique" du projet révolutionnaire sankariste, qualifié de "populiste d'inspiration, nationaliste, autoritaire, aux contours idéologiques assez mal définis"[8]. En particulier, ils s'attachent à souligner le décalage existant entre ce projet et la réalité sociale qu'il prétendait transformer : en définitive, en 1989 comme en 1985, il s'agit de démontrer que le projet révolutionnaire sankariste est d'essence totalitaire (et non pas "totalisante"[9], comme R. Otayek et ses co-rédacteurs l'écrivent improprement), dans la mesure où il vise à "contrôler le plus étroitement possible l'ensemble de la société, civile et politique"[10], à "monopoliser la production théorique légitime"[11], et à instaurer un réseau institutionnel d'encadrement, de contrôle et de relais du pouvoir d'Etat. Le ton étant donné par le chef d'orchestre, les musiciens s'empressent d'emboucher la même trompette à l'unisson, qu'il s'agisse du discours idéologique (P. Labazée), de la politique urbaine (A. Marie), rurale (B. Tallet), syndicale (C. Kabaya-Muase) ou même sportive J.P. Augustin & Y.K. Drabo) et féminine (M.S. Kansé), [PAGE 328] l'objectif est le même : "... contrôler le plus étroitement possible l'ensemble de la société civile et politique... forger une sorte de nouvelle citoyenneté ... permettre l'homogénéisation du champ social et l'émergence d'un homme nouveau"[12]. Une lecture attentive de « Retour au Burkina » révèle que ce totalitarisme est considéré comme étant inhérent à l'idéologie conçue essentiellement comme un "instrument efficace de contrôle social"[13].

En filigrane de cette analyse se profile le modèle idéal préconisé par l'équipe de Politique africaine : celui de la démocratie libérale de type occidental telle qu'elle était pratiquée avant le coup d'état militaire de novembre 1980, au moment où "un Etat, parmi les plus démunis.... s'offre une campagne électorale à « l'occidentale » "mais aussi celui qui consacrait "la faillite des élites civiles...". Le blocage des institutions était total. Prévarication, népotisme et corruption sévissaient à tous les échelons. L'administration s'était transformée en chasse gardée du parti présidentiel..."[14].

En définitive, il s'agit non seulement de démystifier le projet révolutionnaire sankariste, mais aussi de démontrer que ce projet est dysfonctionnel, idéaliste, non viable et irrémédiablement voué à l'échec. En procédant ainsi à la destruction systématique du mythe de Sankara, on l'assassine une seconde fois, au plan des idées cette fois-ci. Autrement dit, bien que "d'autres Sankara sont à prévoir sans doute"[15], il convient de décourager toute tentative similaire de transformation radicale de la société dans le sens d'une plus grande participation populaire au processus de prise de décision politique et d'une plus grande justice économique et sociale. Remarquons au passage qu'il s'agit là d'un bel exemple de "totalitarisme intellectuel" dont les manifestations les plus évidentes sont : l'unicité de point de vue des auteurs de "Retour au Burkina", l'évacuation systématique de toute opinion différente de la leur, sanctionnée par un silence méprisant et une absence de citation éloquente[16], et la présentation de l'Etat sankariste comme repoussoir de ce qui attend les autres pays africains s'ils devaient céder à la "tentation totalitaire".

Sans vouloir relancer une polémique qui a été déclarée définitivement [PAGE 329] close, mais n'en déplaise à Jean-Pierre Jacob, qu'il me soit permis de répéter ici ce que j'avais écrit en 1986 dans le cadre d'un débat contradictoire qui nous opposait dans les pages de Genève-Afrique : en dernière analyse, ce qui devrait, à mon sens, retenir l'attention de tous les chercheurs africanistes de bonne volonté, c'est la contribution réelle et tangible du régime Sankara à l'amélioration du ni-veau de vie des masses rurales et urbaines burkinabé, objectif déclaré de la révolution[17]. Autrement dit, la révolution. Sankariste a-t-elle réussi, ne serait-ce que partiellement, à améliorer les conditions de vie de la population Burkinabé, première concernée par cette révolution ? A cet égard, on chercherait en vain des données statistiques précises sur les réalisations économiques et sociales du régime Sankara dans ce numéro spécial de Politique africaine, mis à part une vague référence à "un héritage économique et financier pas si mauvais que ça au fond"[18].

Qu'il nous soit permis de citer ici, à titre d'exemple les résultats du régime Sankara dans les domaines économique et social tels qu'ils ont été recensés par les "Assises nationales sur le bilan critique des 4 années de révolution" qui se sont tenues à Ouagadougou du 8 au 10 janvier 1988 : Désormais, 2 repas et 10 litres d'eau par jour et par Burkinabé; 32 barrages et retenues d'eau réalisés chaque année contre une moyenne annuelle de 20 auparavant; 600 puits et 1 100 forages en 1986, 106 kilomètres de routes bitumées par an contre une moyenne annuelle de 59 km au cours des 23 précédentes années; la création d'un système de transport en commun auquel les Burkinabé n'avaient jamais eu droit auparavant; un taux de scolarisation passé de 16 % à 24 % en 4 ans de révolution, grâce à la multiplication des infrastructures scolaires, à la baisse des frais de scolarité et au déplafonnement des prix des fournitures scolaires; la mise en place d'un poste de santé primaire dans chaque village[19].

Au lendemain du coup d'état sanglant du 15 octobre 1987, René Otayek osait écrire; "Y-a-t-il encore, y-a-t-il jamais eu un seul partisan de Thomas Sankara au Burkina Faso ?" [20]. La vive émotion qu'a suscitée la mort de Sankara tant au Burkina qu'à l'étranger, parmi les masses autant qu'au sein des élites, est un témoignage éloquent de la pérennisation du "mythe [PAGE 330] Sankara"[21]. D'ailleurs, R. Otayek ne se répond-il pas à lui-même lorsqu'il remarque : "Par-delà la mort – et par elle – Sankara est devenu la figure emblématique de ceux qui rêvent d'une Afrique autre" [22] ?

En fin de compte, qu'est-ce qui est le plus important pour le paysan, l'ouvrier, ou le petit fonctionnaire burkinabè, l'amélioration de ses conditions matérielles de vie ou une illusoire "liberté" : celle de vivre aux marges de la subsistance ? Il faudrait peut-être enfin – et pour une fois – interroger les intéressés eux-mêmes sur ce point, plutôt que de laisser les intellectuels occidentaux et africains, de droite comme de gauche, poursuivre leurs débats stériles et leurs vaines arguties sur le sens profond et la portée de cette expérience révolutionnaire unique en Afrique.

Guy MARTIN
Diplomacy Training Programme
University of Nairobi
[PAGE 331]

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Un Bantou à Djibouti de Célestin Monga[23]

Mongo BETI

Bien qu'il n'ait que trente ans, c'est peu de dire que Célestin Monga ne ressemble pas aux écrivains de la jeune génération, comme on vient d'en avoir la révélation avec l'affaire qui l'a opposé récemment au régime de Paul Biya et dont nous rendons compte dans cette même livraison.

Dans le genre où on peut classer Un Bantou à Djibouti, à supposer qu'il faille absolument le classer, et qui est, en définitive, le reportage, tout auteur navigue constamment entre deux écueils, funestes l'un autant que l'autre. La plupart des écrivains de sa génération auraient choisi le poncif soporifique, le cliché complaisant, au risque d'infliger au lecteur un ennui impardonnable, mais c'est le prix à payer pour ne froisser personne, et en particulier pour garder le contact avec la francophonie mitterrandienne, ses fastes et ses pompes.

Nos jeunes écrivains sont nés, dirait-on, courtisans. Ils écrivent l'œil fixé sur les mirages de la célébration médiatique parisienne; aux aguets de l'applaudissement des petits clercs zélés qui, croit-on, dispensent la réussite littéraire en francophonie, ils ont oublié les exigences élémentaires de la plus [PAGE 334] noble des vocations.

Célestin Monga, heureusement, n'est pas de ceux qui feignent d'ignorer qu'il n'y a pas de raison qu'un Africain honnête prenne la plume en 1990 ou en 1991, si ce n'est d'abord pour défendre l'honneur de l'Afrique et le droit de ses peuples à la survie, sinon au bonheur qui est, certes, une idée bien neuve en Afrique. De grands efforts ont été déployés au cours des années 80 pour persuader les écrivains africains de langue française que prendre position dans un roman, un poème, une pièce et, bien sûr, un reportage, ce n'était plus de la littérature, mais de la politique. Il n'y aurait de littérature que ludique, c'est-à-dire gratuite, inutile. Et que de contorsions pour démontrer que Molière est ludique, sans compter Hugo ! Songez aux "Misérables" ! Je ne mentionnerai même pas Zola. S'il fallait encore des preuves du colonialisme récurrent de notre relation avec la France, il suffirait de dénoncer ce qu'il y a de méprisant dans ces tentatives de manipulation intellectuelle; car manifestement, on nous prend pour des imbéciles.

Monga, lui, fonce comme un chien fou, prend tous les risques, frappe d'estoc et de taille, balaye tout devant lui ! Un vrai jeu de massacre. Si vous êtes un imbécile, un extravagant, un irresponsable, un présomptueux, un individu bête et méchant, rangez vos abattis.

A la trappe les néo-colonialistes français qui se croient investis d'on ne sait quelle mission de rayonnement; à la trappe les phallocrates qui, pour le libre épanouissement de leurs misérables fantasmes, se croient en droit de soumettre de si jolies filles aux horreurs de l'excision et de l'infibulation; à la trappe les intoxiqués du kat, drogue douce universellement consommée ici, responsable de cette mentalité de résigné qui prévaut chez les Djiboutiens; à la trappe les hommes politiques pleutres, magouilleurs, et, bien entendu, corrompus comme partout en Afrique. Ce n'est pas avec cette franchise abrupte, cher ami, qu'on se fait inviter chez M. Alain Decaux, ni chez personne en général. On réussit tout juste à se faire beaucoup d'ennemis.

Monga n'en a cure, et il a bien raison. Seules trouvent grâce à ses yeux les femmes, non seulement parce qu'elles sont extraordinairement [PAGE 335] belles, mais aussi parce qu'elles sont des victimes impuissantes sur lesquelles s'acharne un ordre social absurde. Et notre auteur, par principe, se solidarise avec toutes les victimes; ça fait plaisir à entendre, on sent bien que ce Camerounais-là, au moins, n'a pas de compte numéroté en Suisse, et même que c'est le cadet de ses soucis. L'Afrique n'est pas entièrement corrompue; elle abrite encore des hommes de cœur. Rappelons-nous qu'il eût suffi d'un seul juste à Gomorrhe...

N'allez pas croire qu'il n'y ait que véhémence, imprécation, objurgation et compagnie dans ce livre de 160 pages. L'auteur ne serait alors qu'un journaliste engagé. La séduction du personnage réside en fait bien davantage dans sa poésie : j'appelle ainsi cette façon qu'il a de s'impliquer esprit, corps et âme dans ce qu'il décrit. Et c'est vrai que le lecteur ne sait plus très bien distinguer entre le témoin passionné, qui n'oublie jamais la musique des mots ni les potentialités explosives de leur agencement, l'esthète nourri d'Oscar Wilde de Cioran, de Haendel, le philosophe, qui n'hésite pas à tâter de la manière à la fois sententieuse et paradoxale d'un Sénèque, l'homme de culture qui sait épier l'âme collective d'un peuple tapie derrière une légende ou un mythe.

Pour le dire en un mot, et un seul, il y a dans ce regard je ne sais quoi qui crochète les coffres, et qui ne manquera pas de libérer de leur timidité frileuse les jeunes écrivains africains, communément avides de girons où se réfugier paresseusement. Bref, il y a là quelque chose de résolument novateur.

Mongo BETI

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A la recherche de la lumière

Odile TOBNER

Célestin Monga, dans Fragments d'un crépuscule blessé (Editions Silex 1990), a eu l'idée de commenter des photographies de la vie en Afrique du Sud. Ces images et les poèmes qui [PAGE 336] les accompagnent constituent les "Fragments"; le "Crépuscule blessé" est suggéré être celui de la vieillesse. L'expression apparaît, en effet, deux fois : en regard de l'image de Cameroun Mandela et de celle d'une femme anonyme décrépite. L'ordre du livre se construit dans une continuité, partant du travail, dur ou humiliant, de la pauvreté, de la ségrégation, indissoluble trinité du statut des Noirs en Afrique du Sud, se poursuivant avec la révolte, la répression, les violences, les morts. Après la vision de quelques notes d'espoir, le volume s'achève par un ensemble de "figures", de John Vorster à Victoria Mxenge.

Tel qu'il est cet ouvrage est fort et convaincant. Il informe sur une réalité dont on ne parlera, qu'on ne montrera jamais assez. Ainsi l'image du visage tuméfié, déformé par les coups, du fragile adolescent Thomas Kasire, vivant ses derniers instants avant de périr torturé par la brute épaisse dénommée Andries Van Rooyen, est de celles qui méritent de hanter les mémoires, monument de la souffrance d'une communauté opprimée. Sur cette image, dont le langage est au-delà de toute parole, Monga sait se faire bref, alignant neuf mots nus :

    Détresse
    Spasme
    Sadisme
    Effroi
    Overdose
    Râles
    Dégoût
    Refoulement
    Eternité...

Sept mots auraient peut-être suffi, puisqu'en supprimant "sadisme" ou "spasme" et en mettant "effroi" après détresse, apparaissait l'acrostiche DESORDRE, qui exprime l'essence même de la violence. C'est bien le sens que lui donnait Goethe dans le célèbre aphorisme où il dit préférer une injustice à un désordre. Trop de salauds bornés l'ont cité à l'appui de leur violence pour qu'on ne saisisse pas chaque occasion de dénoncer [PAGE 337] leur grossier contre-sens. Même si on ignore les circonstances qui éclairent le sens de cette parole – une armée d'occupation se trouvait chassée, il s'agissait d'arrêter la populace dans son massacre vengeur – comment supposer qu'un poète, lorsqu'il parle d'"ordre", désigne un quelconque ordre social ou politique ! Il désigne une profonde et radicale obéissance à une harmonie de nature esthétique. La violence et la laideur ne font qu'un, elles ont l'avantage, comme la poésie et la beauté, d'être de l'ordre de la perception et facilement identifiables, tandis que la justice et l'injustice ne sont que des idées.

C'est dire l'excellence de l'association du mot et de l'image dans ces "Poèmes sur photos " de Célestin Monga, et la force redoublée que l'un accorde à l'autre. Mais le sujet : l'Afrique du sud, s'il était excellent pour le journaliste, n'était peut-être pas le meilleur pour le poète. Sa position est celle, irréductible, du spectateur et non de l'acteur. Quelle que soit la force de la sympathie qui le pousse vers les acteurs de cette tragédie, elle n'est que de la sympathie. Elle s'exprime, certes, très fortement par l'identification. A cet égard le jeu des personnes, dans les textes, est bien ce qu'il y a de plus signifiant. La première personne est, de loin, la plus employée : une quarantaine de fois sur soixante treize poèmes. Il faut y ajouter une quinzaine de "nous"; ce qui ne laisse qu'un petit nombre de textes mis à distances par la troisième personne : il s'agit surtout des Blancs, des policiers – sauf une fois, où le "nous" est employé pour des policiers –, mais aussi d'un chef zoulou, demi-nu, obèse et grotesque, et enfin du martyre Thomas Kasire et d'enfants misérables. Ces images signalent les différents refus de la sensibilité, haine, honte, horreur. Tout aussi intéressant le jeu des pronoms sur les "figures". S'il est naturel de trouver le "ils" dans l'image de Vorster avec Kissinger, on trouve le "je" en face de Buthelezi, de Winnie Mandela et de Nelson Mandela, tandis que les deux seuls "tu" de tout le recueil sont adressés à Victoria Mxenge et Desmond Tutu, images idéalisées, familières mais distantes.

La fréquentation de ces images ne saurait laisser quiconque indifférent, elle a certainement fortement marqué l'auteur. Le gain de son étude est d'en être devenu plus sage... ou plus fou, [PAGE 338] c'est selon l'idée qu'on se fait de la littérature. Le compagnonnage de la souffrance n'est inoffensif que pour des êtres futiles, dont aucun sujet n'entamera jamais la légèreté de conscience. Célestin Monga n'est pas de ceux-là. De son voyage aux enfers s'il n'a pas rapporté ce qu'il allait chercher, une source d'inspiration où se projeter et s'oublier soi-même, il est revenu seul mais fortifié, mûr pour une mission prophétique : dire le réel et le voir prendre vie, sortir de sa mortelle pétrification.

Odile TOBNER


[1] Collectif, Livre Blanc par un groupe d'intellectuels, Changer le Cameroun. Pourquoi pas ? Yaoundé, Octobre 1990, 400 p.

[2] Etant donné l'état actuel des libertés au Cameroun, et quoi qu'en dise le critique, c'est bien dans un cadre de clandestinité (assorti de menaces précises et explicites) que se situent la rédaction l'édition et, forcément, la diffusion de cet ouvrage. PNPA n'a pas le livre en stock; nous n'en connaissons pas le prix. Nous promettons toutefois de transmettre toute demande de renseignement aux amis qui nous ont fait parvenir le livre. (NDLR)

[3] René Otayek, "Rectification", in "Retour au Burkina", Politique africaine no. 33 (Mars 1989), p. 3.

[4] Les ouvrages et articles suivants souffrent notamment de ce travers : S. Andriamirado, Sankara le Rebelle (Jeune Afrique Livres, 1987); Babou Paulin Bamouni, Burkina Faso : Processus de la Révolution; (L'Harmattan, 1986); Guy Martin, Idéologie & Praxis dans la Révolution Populaire du 4 août au Burkina Faso (Genève-Afrique vol. 24, no 1, 1986, pp. 35-62); et Jean-Philippe Rapp & Jean Ziegler, Thomas Sankara : Un nouveau pouvoir africain (Pierre-Marcel Favre/ABC, 1986). Pour une évaluation critique des ouvrages d'Andriamirado, Bamouni et Rapp & Ziegler, voir notre note de lecture in The Journal of Modern African Studies vol. 26, no. 4 (December 1988), pp. 691-3. Voir également notre note sur l'ouvrage de Rapp & Ziegler in Genève-Afrique vol. 24, no. 2 (1986), pp.171-3.

[5] R. Otayek, "Rectification", in op. cit., pp. 3-4.

[6] Ibidem, p. 3.

[7] R. Otayek, "Avant-Propos", in "Le Burkina Faso", Politique africaine no. 20 (Décembre 1985), p. 4.

[8] R. Otayek, "Rectification", in op. cit., pp. 2-3.

[9] Selon le Petit Robert (édition 1977, p. 1983), une proposition totalisante est, en philosophie, une "proposition universelle dont la vérité se fonde sur l'observation antérieure de chacun des individus qu'on y réunit dans une même assertion", tandis qu'un régime totalitaire est, en politique, un "régime à parti unique, n'admettant aucune opposition organisée, dans lequel le pouvoir politique dirige souverainement et même tend à confisquer la totalité des activités de la société qu'il domine"). C'est donc bien de projet totalitaire (et non pas "totalisant") dont René Otayek et ses co-rédacteurs veulent parler.

[10] R. Otayek, "Avant-Propos", in op. cit., p. 9.

[11] Pascal Labazée, "Discours et contrôle politique : les avatars du Sankarisme", in "Retour au Burkina", op. cit., p. 12.

[12] J.P. Augustin & Y.K. Drabo, "Au Sport, citoyens !", in "Retour au Burkina", op. cit., p. 63.

[13] P. Labazée, "Discours & contrôle politique", in "Retour au Burkina", op. cit., p. 19.

[14] R. Otayek, "Avant-Propos", in op. cit., pp. 3, 5.

[15] R. Otayek, "Rectification", in op. cit., p. 3.

[16] Remarquons, à cet égard, l'absence quasi-totale de référence aux travaux généralement favorables au régime Sankara, notamment ceux cités à la note 2 (excepté quelques références aux ouvrages de Bamouni et Rapp & Ziegler). L'ouvrage de référence sur l'expérience Sankariste de Pierre Englebert, La Révolution Burkinabé (L'Harmattan, 1986), ne fait l'objet d'aucune mention alors que les œuvres de René Otayek sur le sujet sont abondamment citées. Pour une évaluation critique de l'ouvrage d'Englebert, voir notre note de lecture in JMAS citée à la note 4.

[17] Voir Jean-Pierre Jacob, "A Propos du Burkina Faso : Etat totalitaire et totalitarisme sans Etat", Genève-Afrique vol. 24, no. 1 (1986), pp. 155- 160; Guy Martin, "A propos du Burkina Faso Genève-Afrique vol. 24, no. 2 (1986), pp. 174-7 : et J.P. Jacob, "Tribune des Lecteurs", Genève-Afrique vol. 25, no. 1 (1987), pp. 112-3.

[18] R. Otayek, "Rectification", in op. cit., p. 9.

[19] Cité in S. Andriamirado, Il s'appelait Sankara : Chronique d'une mort violente (Jeune Afrique Livres, 1989), pp. 162-3; voir également Sidwaya no. 937, 11 janvier 1988 et Carrefour africain no. 1021, 15 janvier 1988.

[20] R. Otayek, "Burkina Faso : "Quand le tambour change de rythme, il est indispensable que les danseurs changent de pas", Politique africaine no. 28 (Décembre 1987), p. 116.

[21] Comme l'atteste la création récente de l'Association Internationale Thomas Sankara (AITS), association de droit suisse dont le siège est à Genève (B.P. 484), avec un secrétariat en France (56 bis, rue du Louvre, 75002 PARIS). Pour commémorer le premier anniversaire de la mort de Thomas Sankara, l'AITS a organisé le 15 octobre 1988 à l'Université de Paris XII/ Créteil un Colloque sur le thème "Qui était Thomas Sankara ?" qui a rassemblé 250 personnes venues d'Afrique et de divers pays européens (cf. le compte rendu d'Etienne Le Roy in "Retour au Burkina", op. cit., pp. 73-4).

[22] R. Otayek, "Rectification", in "Retour au Burkina", op. cit., p. 2.

[23] Editions Silex, Ivry-sur-Seine, 1990.