© Peuples Noirs Peuples Africains no. 63-66 (1988) 318-338



UNE MORT SANS IMPORTANCE

P. CLAUDE

Le 8 septembre 1990, le Pape est à Yamoussoukro, chez Houphouët Boigny. Un journaliste raconte ...

Le pape n'en a rien su. Pas plus que Jacques Chirac, Jean Christophe Mitterrand, Edouard Leclerc ou le professeur Debré. Le « Vieux » lui-même l'ignore encore. Pourtant, Yao Bi Ballo est mort. Son cœur malade s'est arrêté de battre à 20 h 54, samedi 8 septembre 1990 à l'hôpital de la ville. Il avait onze ans. Sur le grand registre noir de l'établissement, une main anonyme a écrit trois lettres et quatre mots : « D/C/D/. Cause : défaut de médicaments. »

Yao Bi Ballo souffrait d'une pneumopathie sévère, fléau facile à soigner quand il est combattu à temps. Avec deux cents francs de pharmacie, le père de Yao aurait sans doute pu sauver le petit garçon. Il n'avait pas d'argent, l'hôpital non plus. Les médicaments promis par les autorités depuis des mois ne sont jamais arrivés. Beaucoup, en revanche, ont été livrés dans la villa voisine d'un « gros bonnet » du PDCI, le parti au pouvoir en Côte-d'Ivoire. Pas pour faire du trafic, simplement parce que les autorités ont pensé qu'il valait mieux soigner les éventuels malades étrangers du grand pèlerinage de Notre Dame-de-la-Paix dans cette belle villa climatisée plutôt qu'à l'hôpital où il fait si chaud.

L'établissement communal est petit, certes (cent cinquante lits), mais il est plutôt pimpant et même propret, une rareté en Afrique. Cependant, ses installations sont sommaires (pas de [PAGE 319] radio) et on y meurt beaucoup. Surtout très jeune. Quinze décès par mois dans le seul service de pédiatrie qui compte quarante lits. Le motif, après quelques jours d'hospitalisation, est souvent le même : D/C/D avant soins. C'est que l'hôpital de Yamoussoukro n'a rien, pas un sou, pour soigner les gens.

Silence et oubli

Quand un malade arrive, le médecin ausculte, diagnostique, hospitalise et rédige une ordonnance : (Un rouleau de sparadrap, une bouteille d'alcool à 90o, un paquet de coton, six seringues jetables. » Ajouter quelques antibiotiques, peut-être des corticoïdes, et la facture atteint vite 10 000 ou 15 000 francs CFA (deux ou 300 francs) : le prix d'un repas moyen au grand hôtel voisin du président. Une véritable fortune pour tous les « Makayas », le bas peuple en dialecte local, qui viennent s'échouer ici, à 500 mètres du merveilleux palais de M. Houphouët-Boigny.

Parfois, les petites sœurs catholiques du cru ont reçu des dons d'Europe, quelques médicaments à la limite de la validité. Dans ce cas, des enfants sont sauvés. Souvent, il n'y a rien. Alors, les « Makayas » indigents se sauvent la nuit avec leur bébé mourant sur le dos. Ils traversent les larges avenues de Yamoussoukro, longent le grand bassin aux caïmans repus, contournent les superbes pelouses du golf à dix-huit trous, enfilent l'une des rues sans goudron et sans lumière qui émaillent toute la ville, piétinent les déchets et les ordures qui cernent leur bougou (quartier) et c'est fini. Silence et oubli.

Dans le grand registre noir de l'hôpital de Yamoussoukro, ces mourants en fuite sont répertoriés sous la rubrique « évadés ». Samedi soir, moins de vingt-quatre heures avant l'arrivée du pape, le petit Yao s'est évadé pour toujours.

P. CLAUDE
(Le Monde, 11 sept. 1990)