© Peuples Noirs Peuples Africains no. 63-66 (1988) 315-317



MALADIES SUR ORDONNANCE

Daniel NELSON

LONDRES – Le docteur Christina DeWind contient difficilement sa colère quand elle parle des ventes anarchiques de produits pharmaceutiques dans les pays en voie de développement . "Au fond de moi, je suis convaincue que c'est un crime".

Chirurgien chargée d'une région de 2 400 kilomètres carrés au Zaïre, Christina DeWind a choqué de nombreux lecteurs du British Medical Journal, par sa description de ce qui se passe sur le terrain. Elle parlait d'un jeune homme, tout à fait désespéré, qui développait un sida. On lui avait vendu des antibiotiques complètement inopérants dans son cas : "C'est si facile et si profitable de lui vendre ces pilules, commente Christina DeWind. Cet homme est en train de mourir, de toutes façons. Alors pourquoi ne pas lui voler ses derniers sous ?"

Un autre patient avait marché pendant quatre jours, endurant les pires souffrances, jusqu'au centre de santé où elle travaillait, alors qu'il y avait un hôpital tout près de chez lui : "J'ai acheté plein de pilules, de toutes les couleurs, lui a déclaré le malade, mais je veux que l'on m'examine. Personne ne l'a fait jusqu'ici".

Pendant la conversation, elle en apprend plus sur cette tragique histoire : des charlatans déguisés en infirmières de la Croix Rouge qui gagnent un argent fou en vaccinant à tour de bras n'importe qui contre n'importe quoi; des employeurs qui repassent à leurs salariés les antibiotiques qui leur restent après un traitement; des vétérinaires qui injectent jusqu'à vingt grammes de tétracycline pour l'infection la plus bénigne, sans, bien sûr, changer de seringue; des infirmières qui arrondissent leurs fins de mois en approvisionnant largement les gens en "rangi mobili" (mot swahili qui signifie "deux couleurs", des capsules que tout le monde considère comme des panacées)... [PAGE 316]

Les médecins eux-mêmes sont coupables, accuse le Dr DeWind. Un confrère ougandais lui a assuré qu'aucun patient ne quitte l'hôpital où il exerce, sans une bonne poignée d'antibiotiques.

Et elle remonte la chaîne, toujours plus en amont, vers les firmes pharmaceutiques qui se dégagent de toute responsabilité dans l'utilisation qui est faite de leurs produits, préférant montrer du doigt les politiciens corrompus qui se laissent acheter en toute connaissance de cause.

Les conséquences de cette anarchie sont considérables, et dangereuses. La gonorrhée et la tuberculose deviennent de plus en plus résistantes aux médicaments, du fait de prescriptions erronées. Cela pourrait bientôt concerner également le paludisme.

Certains spécialistes estiment qu'un usage constamment inadéquat pourrait anéantir l'efficacité d'antibiotiques présentés avec force publicité comme les plus performants.

Selon Christina De Wind, cette perversion de la médecine provient du fait que "la prévention ne rapporte pas d'argent, la vente, si. Le plus sérieux obstacle à la réalisation des objectifs de "Santé pour tous en l'an 2000" que se sont fixé les Nations Unies, vient de la commercialisation des médicaments." Pour mettre un peu d'ordre dans ce chaos, "les gouvernements devraient se montrer plus stricts sur ce qui est mis en circulation".

L'Organisation mondiale de la santé (OMS) développe un Programme d'action médicaments. Il vise à encourager les gouvernements à réduire leurs dépenses grâce à l'établissement d'une liste de médicaments essentiels. Mais nombre d'ONG en activité sur le terrain constatent que ce programme s'essouffle.

Un porte-parole de la section européenne du réseau Action Santé International (HAI) a déclaré à Panos : "Le problème est double. La moitié de la population mondiale ne dispose pas d'un accès régulier aux médicaments essentiels. Pourtant, on assiste à une surconsommation massive et inadéquate de remèdes superflus et souvent dangereux".

Le rôle que doit jouer l'OMS dans le considérable effort qui doit être entrepris au niveau mondial pour modifier cet [PAGE 317] état de fait est bien clair, a ajouté le porte-parole "mais des développements récents ont jeté le doute sur la détermination et la compétence de l'OMS à assumer ce leadership".

HAI invoque une récente décision du gouvernement danois de réduire de 90% ses contributions au Programme d'action médicaments. Pour le réseau, une telle mesure est significative de cette crise de confiance. De même, de nombreux pays du Nord n'ont jamais jugé bon de financer un tel programme, refus fondé en partie sur leur opposition à toute restriction à la liberté du commerce des produits pharmaceutiques.

Selon un éditorial de la prestigieuse revue médicale britannique The Lancet, les industriels de la pharmacie considèrent que le concept de médicaments essentiels représente plus une menace contre les affaires qu'une mesure sanitaire. Ces industriels ont peu à peu accepté la validité du dispositif dans le secteur public des pays les plus pauvres, mais ils s'opposent à sa mise en application dans le secteur privé ou dans les autres pays en développement, ou encore, dans les pays industrialisés.

Le D. John Dunn, de la division médicaments de l'OMS, admet qu'il y a eu quelques problèmes et concède que l'on ne doit plus mettre l'accent sur une application universelle des politiques de médicaments essentiels, mais encourager les pays les plus pauvres à adopter ces listes.

Il est clair, cependant, que l'éducation du public est nécessaire si l'on veut modifier la situation décrite par le Dr DeWind : "Le patient africain qui sort de l'hôpital avec une poignée de pilules de toutes les couleurs est très content : cela représente pour lui un stock de réserves pour sa famille, et quelque chose à vendre pour le prochain jour de marché".

Daniel NELSON
(PANOS)[1]


[1] PANOS : Service d'Information de l'Institut PANOS, 31, rue de Reuilly 75012 Paris.