© Peuples Noirs Peuples Africains no. 63-66 (1988) 291-301



LE MESSAGER
DANS LE COLLIMATEUR D'UN DICTATEUR...

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LA DEMOCRATIE TRUQUEE
LETTRE OUVERTE A PAUL BIYA

Célestin MONGA

Monsieur le Président,

Comme beaucoup de Camerounais, j'ai été choqué par le ton outrageusement condescendant, paternaliste et prétentieux que vous avez employé à l'Assemblée Nationale le 03 décembre pour vous adresser au peuple. Comment pouvez-vous vous permettre de dire à 11 millions de Camerounais : "Je vous ai amenés à la démocratie..." Dans ce pays où tous les jours les droits les plus élémentaires de l'homme sont bafoués, où la majorité des gens n'ont pas de quoi vivre alors qu'une petite poignée d'arrivistes se partage impunément les richesses du pays ?

De quelle démocratie parlez-vous avec tant d'emphase ? Avez-vous déjà mis les pieds à New-Bell, cher Président ? A quelle "liberté" avez-vous conduit ce pays où 98% de la population urbaine vit dans les bidonvilles sans moyens de se soigner, de se nourrir, correctement ni même de revendiquer leurs droits ? Que signifient vos discours et vos slogans pour les dizaines de milliers de personnes (essentiellement des enfants en bas âge) qui dorment dans les rigoles à Douala chaque soir ? Quel est cet "Etat de droit" où n'importe quel obscur policier [PAGE 293] peut se permettre d'enlever qui il veut, sans avoir de comptes à rendre à personne ? Etes-vous réellement fier de ce Cameroun où le pouvoir judiciaire est à la botte du pouvoir exécutif ? Etes-vous fier en tant que Premier magistrat du pays, de la justice camerounaise actuelle qui condamne en priorité ceux qui n'ont pas su corrompre le tribunal ?... A votre place je serais beaucoup moins triomphaliste.

Et la récente session de l'Assemblée Nationale, pompeusement baptisée "Session des libertés" par vos propagandistes les plus zélés, n'apportera ni la justice sociale ni le bien-être pour les pauvres. Ceci pour de nombreuses raisons que vous connaissez mieux que moi:

1) Les députés d'un parti unique ne sont pas qualifiés pour organiser le multipartisme et la concurrence. Comment comptez-vous organiser des élections pluralistes en utilisant une loi électorale rédigée sur mesure par un parti unique ?

2) Le RDPC a durablement noyauté tous les rouages de l'Etat, de l'armée, des chefferies traditionnelles, ainsi que toutes les structures locales de pouvoir. De plus, il dispose de moyens matériels et financiers colossaux (dont chacun connaît l'origine), ce qui faussera le jeu politique de demain.

3) Le cadre institutionnel dans lequel fonctionne ce pays est truqué : il n'est pas normal que des députés illettrés votent clandestinement, sans publicité, des lois qui engagent l'avenir de tout un peuple. Dans n'importe quel pays démocratique les textes soumis au Parlement sont publiés longtemps à l'avance, ce qui permet aux élus du peuple d'y réfléchir sérieusement et à l'opinion publique de savoir ce qu'on lui réserve.

4) La vérification de la constitutionnalité des lois est actuellement bloquée par les lourdeurs de la procédure de saisine de la Cour Suprême : seuls le Président de la République et à certaines conditions le Président de l'Assemblée Nationale, peuvent saisir cette honorable Cour. Or, dans la pratique, les lois n'étant jamais votées sans leur consentement, on voit mal pourquoi ils se préoccuperaient de vérifier a posteriori leur constitutionnalité.

5) Toutes les couches sociales majoritaires sont actuellement exclues de la réflexion : qu'il s'agisse des jeunes, des enfants, [PAGE 294] des femmes, des chômeurs des étudiants ou des paysans à aucun moment on ne leur offre la parole, chacun des apprentis politiciens s'arroge le droit de parier en leur nom sans même connaître leurs problèmes, et sans les avoir consultés.

Il est donc urgent, M. le Président que la politique cesse d'être un cirque permanent pour devenir réellement le champ d'expression des ambitions populaires. Pour cela, il faudrait arrêter les slogans creux et simplistes qui encombrent quotidiennement la une de Cameroon Tribune et laisser la parole aux gens qui ont des choses intéressantes à dire, et je peux vous assurer qu'il y en a beaucoup dans ce pays.

Le temps des « pères de la nation » est largement révolu. Les Camerounais ne sont pas des enfants que vous avez jugés « mûrs pour la démocratie ». Ils sont un peuple dont la créativité a été bridée par trente années d'obscurantisme, et qui aspire enfin à gérer soi-même son destin. Plus que jamais une grande rencontre nationale réunissant toutes les sensibilités politiques s'impose. Votre parti, le RDPC, n'a pas le monopole des idées. Ne vous méprenez pas sur la patience manifestée par les Camerounais jusqu'à présent, ils sont capables du meilleur comme du pire.

Post-scriptum : je vous signale enfin que nous sommes peut-être le seul pays au monde où les lois votées ne sont même pas publiées dans le Journal Officiel comme le prévoit la Constitution. Parce que l'imprimerie nationale, dont c'est la principale attribution, est en état de cessation d'activité. Est-ce vraiment sérieux ?

Célestin MONGA[1]

[PAGES 295 et 296 : Notes de bas de page]

[PAGE 297]

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Mongo BETI

Monsieur le redacteur en chef,[2]

J'ai été extrêmement flatté de recevoir le questionnaire que vous avez bien voulu m'adresser mais j'hésite à y répondre. Voici pourquoi.

1) Je me demande si certains noms ne seraient pas tabou dans votre journal. J'y lisais l'autre jour une interview donnée par notre compatriote Albert Ndogmo, exilé au Canada. L'évêque disait à un moment de la conversation que son texte "Je ne peux plus me taire"[3] n'avait été publié dans aucun journal (sans doute une pierre dans le jardin du Messager ?). C'était inexact, et l'inteviewer, Pius N. Njawé, qui est aussi votre directeur, le savait à moins d'être très mal informé (ce qui serait surprenant chez un journaliste chevronné). Il savait que ce texte avec d'autres (voyez comme c'est curieux que J. M. Tekam m'accuse de tribalisme dans le dernier J.A. Economie, parce que je mets des textes à la portée de nos compatriotes !), avait été publié dans un "Spécial Cameroun" de Peuples noirs-Peuples Africains en 1988. Il le savait forcément, mais pourquoi s'est-il gardé de le dire à l'évêque ? Parce qu'il ne faut pas (sinon aux risques et périls du contrevenant) [PAGE 298] prononcer le nom de Mongo Beti au Cameroun, ni celui de Peuples noirs-Peuples africains ? Alors menons-nous vraiment le même combat ? Le moins qu'on puisse dire, c'est que tout cela manque de transparence.

2) Il y a plus grave (car la première observation concernait une affaire somme toute personnelle). Comment expliquer votre obstination, frappante depuis de nombreuses années, à dissocier P. Biya, promoteur d'un Renouveau originel lumineusement démocratique, d'une classe politique fantasmatique (car tout le monde sait bien que rien au Cameroun, en matière politique du moins, n'existe que par le chef de l'Etat, président tout-puissant du parti unique, et grâce à lui) qui contrecarrerait systématiquement ses projets depuis huit ans, sans qu'on n'observe jamais chez ce grand chef ce coup de colère des grands hommes qui l'aurait amené une seule fois, en huit ans, à esquisser la plus petite tentative d'un coup de balai autour de lui ?

Si votre attitude a pu paraître subtilement tactique au début, ne croyez-vous pas qu'elle devient de plus en plus surréaliste, compte tenu de l'actualité ? Je ne prendrai qu'un exemple. Vous avez, avec d'autres il est vrai (sinon avec tous), contribué à la mise en condition – pour ne pas dire en léthargie – des Camerounais en ressassant depuis trois mois le thème "Attendons novembre, il va se passer des choses importantissimes dans la marche du Cameroun vers la démocratie ... etc." Novembre arrive et que se passe-t-il ? Personne ne peut le dire, l'impression est pourtant que la montagne a accouché d'une souris. On attendait le rapport de cette fameuse commission qui était censée plancher depuis trois mois sur les réformes à faire, mais on apprend que le chef de l'Etat a créé un comité de défense des droits de l'homme au Cameroun ! ! ! En somme il va réparer avec la main gauche, ce qu'il fait avec la main droite. Quel progrès ! Et le Parlement ?

De quoi y discute-t-on depuis quinze jours (il s'est en effet réuni le 6 novembre et nous sommes le 20) ? Est-ce que vous le savez, vous ? Nous, ici en France, nous n'en savons rien. Nous sommes pourtant habituellement mieux (et plus vite) informés ici que vous, et pour cause !

Que vous faut-il pour réaliser enfin que P. Biya n'a pas [PAGE 299] plus envie de libéraliser son régime aujourd'hui qu'il n'en avait l'envie hier, tout simplement parce qu'il est le complice et même le parrain de ce fameux entourage (en réalité une maffia) insaisissable, et qui est, de ce fait, assuré de l'impunité, de sorte qu'il n'y a aucun profit politique à le dénoncer à l'exclusion de son chef, puisque cela ne tire jamais à conséquence. Autrement dit, c'est du bavardage, et au fond ça arrange bien le pouvoir.

Mais voici que la censure des journaux (et sans doute des livres) se durcit brusquement. De son côté, Le Monde, quotidien français très influent dont chacun connaît la philosophie africaine, assez proche de celle du pouvoir socialiste et qui s'était montré auparavant plutôt indulgent à l'égard du Renouveau, annonce (éditions datées mercredi 14 novembre) que "les prisons camerounaises sont de véritables mouroirs (...) où certains détenus mangent des souris crues" (témoignage d'un ancien prisonnier politique); que deux étudiants arrêtés par des militaires pendant une manifestation sont morts en détention des suites des tortures. Et j'en passe.

Voilà où en est le Cameroun au bout de huit longues années de Renouveau originel (sic) si régulièrement complimenté dans vos colonnes. Ne craignez-vous pas, à vous obstiner dans cette ligne, de prêter le flanc au ridicule qui est, comme vous savez, dans le métier que vous faites, le risque peut-être le plus redoutable ?

C'est vrai que chacun mène le combat qu'il peut, à l'endroit où il se trouve, avec les armes dont il dispose. Il faut quand même un minimum d'harmonisation intellectuelle (pour ne pas dire idéologique puisque ce mot fait peur, comme tant de choses, au Cameroun) entre les Camerounais s'ils veulent être efficaces. Je vous reproche, comme aux dirigeants du Front Démocratique Camerounais (c'est ce que J.-M.Tekam ne me pardonne pas, par-delà son délire) de vous situer déjà par votre questionnaire dans l'après-Biya, alors que le vrai problème, préalable; incontournable, c'est au contraire selon moi, la présence de Paul Biya. Selon moi la question n'est pas (encore) : que faire pour accéder à la démocratie et à la prospérité ? mais très exactement : que faire pour conquérir la liberté de [PAGE 300] choisir librement les chemins de notre destin et, éventuellement, ceux qui nous conduiront librement à la prospérité ? Selon moi, il s'agit encore et avant tout de notre LIBERTE DE CHOIX. Et non de l'objet de ce choix. En d'autres termes, je me bats, moi, pour un principe et non pour des combinaisons ou des magouilles politiciennes.

Contredisant les analyses de prétendus spécialistes français, je pense qu'une raison de l'attachement obstinément indéfectible des Camerounais à l'U.P.C, c'est que ses fondateurs ont été les premiers (et malheureusement jusqu'ici les seuls) à poser ce problème sans tricherie, sans dérobade : c'est ça, la vraie transparence. Les peuples opprimés aiment la transparence. Mais nous, leurs cadets, craignant sans doute qu'une telle clarification idéologique ne nous entraîne dans un bouleversement de notre pratique, ou encore qu'elle n'attire sur nous leur destin tragique, nous préférons à l'image du chef du Renouveau, ronronner dans la rhétorique creuse.

Il paraît qu'actuellement des dirigeants de l'opposition camerounaise en exil négocient des compromis. Compromis avec qui et à propos de quoi ? Qu'ont donc fait les dirigeants politiques camerounais jusqu'ici (je parle de ceux qui gouvernent depuis trente ans) sinon négocier, concéder des compromis ? Où cela a-t-il conduit ?

A mon humble avis, il faut en finir une bonne fois pour toutes avec le néo-colonialisme, d'où naissent tous les maux qui, aujourd'hui, nous accablent. En fait de stratégie commune, nous pouvons nous accorder au moins sur ce mot d'ordre : Paul Biya doit partir, d'une façon ou d'une autre, d'abord parce que, quand un homme politique a mené son pays jusqu'au désastre omnidimensionnel dont chacun peut être témoin au Cameroun, on voit mal ce qu'il pourrait faire d'autre que de disparaître; mais surtout parce que Paul Biya se doit de laisser le champ libre à une réconciliation des Camerounais, (réconciliation inconcevable, il faut le dire sans hypocrisie, tant que Paul Biya sera là), suivie elle-même d'un débat qui devra être absolument libre, je veux dire à l'abri de toute ingérence extérieure – parce que, reconnaissez-le, l'ingérence extérieure, c'est ce qui nous tue depuis trente [PAGE 301] ans, pour ne pas dire depuis toujours.

Telle est, en quelque sorte, ma réponse à votre questionnaire.

Croyez, Monsieur le Rédacteur en Chef, en l'assurance de ma considération distinguée.

Mongo BETI


[1] Economiste et écrivain, Célestin Monga, trente ans, a été journaliste à Jeune Afrique, assistant en science politique du Pr Christine Desouches à Panthéon-Sorbonne, avant de retourner au Cameroun et d'y enseigner quelque temps à l'Université de Yaoundé. Il est actuellement cadre à la B.I.C.I.C. (Banque Internationale pour le Commerce et l'industrie du Cameroun) dont il dirige la Division des Etudes Economiques. Il est aussi l'auteur de plusieurs ouvrages : Ces Africains qui font l'Afrique (Silex, Paris, 1988), Fragments d'un Crépuscule blessé (Silex, Paris, 1990), Un Bantou à Djibouti (Silex, Paris, 1990)

Ce texte est à l'origine d'une empoignade politico-judiciaire typique du « style » de gouvernement de Paul Biya; son dénouement est encore en suspens au moment de "boucler" cette livraison de PNPA. La lettre ouverte désormais fameuse, pour ne pas dire historique (elle vaut largement le "J'accuse" d'Emile Zola dans l'affaire Dreyfus, car elle révèle elle aussi, sur le mode du sarcasme glacé que malgré ses grands airs,« le roi est nu ! »), a été publiée dans l'hebdomadaire indépendant Le Messager no 209, du 27 décembre 1990. Le journal est saisi dans les kiosques quelques heures après sa mise en vente. Le lendemain, à Douala, la police cerne le siège de l'hebdomadaire avant d'y pénétrer pour une perquisition. Le jour de l'an, à 6h 30 des inspecteurs arrêtent Célestin Monga à son domicile et l'emmènent au commissariat où il est détenu et interrogé pendant quarante-huit heures. Il n'est libéré que sous la pression de l'opinion camerounaise et internationale très rapidement mobilisée et dont l'indignation ne laisse à Paul Biya aucune illusion sur l'image méprisable que ces pratiques donnent de son régime. Le petit dictateur ne veut pourtant pas perdre la face et ordonne d'assigner le jeune journaliste (à qui son passeport a été retiré) devant la Chambre Correctionnelle du Tribunal de Première instance de Douala, le 10 janvier en même temps que Pius Njawé, le directeur de la publication.

L'affaire se corse le jour du procès : à l'appel de tracts anonymes des dizaines de milliers de manifestants (25 000 selon des témoignages dignes de foi) se rassemblent autour du tribunal et affrontent les militaires qui ont envahi la ville. Nouvelle reculade du petit dictateur : le procès est reporté au 17 janvier. La suite au prochain numéro, comme on disait jadis dans les feuilletons. Voilà huit ans que Paul Biya prononce des discours ronflants sur la démocratie. Mais mis au pied du mur, il se comporte chaque fois comme son sinistre prédécesseur, en autocrate borné et perfide.

Par malheur pour lui, les Camerounais savent maintenant de façon certaine à quoi s'en tenir. Paul Biya est tout à fait incapable de libéraliser son système, un régime ossifié dans les mauvaises habitudes de l'intolérance et de la violence. A l'évidence, il n'y a pas d'autre issue à cette impasse que le départ de l'homme du prétendu Renouveau. (NDLR).

P.S. Contre notre attente nous sommes finalement à même d'annoncer le verdict du procès qui a finalement eu lieu à Douala les 17 et 18 janvier, deux journées rythmées par des manifestations populaires en faveur des accusés, et réprimées avec sauvagerie selon la tradition de la dictature camerounaise (au moins trois morts dans le nord du pays). Le verdict traduit une nouvelle reculade du dictateur local : six mois de prison avec sursis et 300.000 francs cfa d'amende pour chacun, au lieu des cinq ans de prison que la presse gouvernementale n'avait cessé de leur promettre tout au long des semaines précédant le procès. La démocratie est en marche au Cameroun aussi, et personne ne pourra plus l'arrêter. Qu'on se le dise. (NDLR).

[2] Texte publié dans Le Messager le même jour que la lettre ouverte de Célestin Monga.

[3] Il s'agit du texte d'un tract publié dans Le Cameroun de Paul Biya, autopsie d'un chaos annoncé (Spécial Peuples noirs-Peuples africains, mars 1988)