© Peuples Noirs Peuples Africains no. 63-66 (1988) 255-272



SYNDICAT NATIONAL DE L'ENSEIGNEMENT SUPERIEUR

CONGRES EXTRAORDINAIRE DES 11 ET 12 AOUT 1989

DECLARATION DE POLITIQUE GENERALE

En cette fin du XXème siècle, les peuples traversent une période caractérisée d'une part, par l'aspiration universelle à la paix et à la liberté, le triomphe de l'idée démocratique, mais aussi, d'autre part, par l'intensification de l'exploitation des peuples les plus démunis, entraînant, entre autres conséquences, l'aggravation de leur dette extérieure.

Que ce soit en Asie, en Amérique Latine, en Afrique, en Europe ou au Moyen-Orient, les mouvements populaires ont pour levain la volonté décuplée des peuples de conquérir la liberté, de bannir l'exploitation et de créer les conditions suffisantes pour l'éclosion de sociétés véritablement démocratiques. Ce que nous enseigne ainsi la situation dans le monde, c'est que la solution de tous les problèmes, économiques, politiques, sociaux, culturels et autres, passe par l'instauration d'une démocratie authentique c'est-à-dire pluraliste. C'est pour avoir ignoré cette exigence fondamentale des peuples, que divers régimes dictatoriaux à l'Est comme à l'Ouest, au Nord comme au Sud, ont lamentablement échoué. [PAGE 256]

Dans notre pays, cependant, le mensonge, la manipulation, la corruption et la gabegie, l'intimidation, le meurtre, sont aujourd'hui devenus des méthodes courantes de gouvernement. A la faveur de ces méthodes, des groupes d'individus se sont organisés pour piller librement et en toute impunité les richesses du pays, le précipitant progressivement dans une crise profonde, d'une gravité sans précédent dans l'histoire du Dahomey indépendant devenu depuis la République Populaire du Bénin.

Réunis en Congrès extraordinaire les 11 et 12 août 1989 à l'institut National d'Economie de Cotonou, les enseignants de l'Université Nationale du Bénin, organisés au sein du Syndicat National de l'Enseignement Supérieur, ont procédé à une analyse minutieuse des problèmes politiques économiques et sociaux qui se posent actuellement avec une acuité dramatique à notre pays. Au terme de leurs travaux, ils ont décidé de consigner dans la présente Déclaration, et de porter à la connaissance de l'opinion publique nationale et internationale, la gravité exceptionnelle de leur constat.

Déjà en octobre 1979, les cadres civils et militaires de notre pays, réunis en conférence à l'appel du Chef de l'Etat, Président du Comité Central du Parti de la Révolution Populaire du Bénin (PRPB), établissaient un diagnostic sans complaisance de la situation politique, économique et sociale, et lançaient une mise en garde sévère assortie de propositions concrètes pour une nouvelle orientation. La présente Déclaration voudrait se situer, à dix ans d'intervalle, par rapport à ce diagnostic, apprécier l'évolution de la situation depuis lors, et proposer, à l'adresse des couches laborieuses, et de tous les secteurs actuellement en lutte, un certain nombre de tâches en vue d'imposer le changement.

I. LA CONFERENCE DES CADRES D'OCTOBRE 1979

Réunis en Assemblée Générale du 6 au 14 otobre 1979, au Palais de la Présidence, des responsables de Ministères, de sociétés et services nationaux, de sociétés et services provinciaux, [PAGE 257] ainsi que des officiers des Forces Armées Populaires, des cadres politiques du Conseil National de la Révolution et de ses instances locales, dressaient, sur la situation politique, économique et socio-culturelle du pays, le constat suivant :

A. Sur le plan politique

Au lendemain du coup d'Etat du 26 octobre et du Discours-Programme du 30 novembre 1972, qui entendait restaurer une Politique nouvelle d'Indépendance Nationale, notre pays a connu une période de démocratie relative, au cours de laquelle les organisations de jeunes et de travailleurs ont volontairement, sans aucune contrainte, sur la base de leurs convictions anti-impérialistes, et sans les facilités d'un appui matériel et institutionnel de l'Etat, déployé des efforts soutenus pour donner à ce coup d'Etat un contenu réellement progressiste. Dans le même temps, elles s'efforçaient de réaliser leur unité au prix de nombreuses concessions mutuelles.

La dissolution, par le Gouvernement Militaire Révolutionnaire (GMR), de toutes les organisations de jeunes le 18 avril 1974, marque une nouvelle étape de l'évolution politique du pays. Cette décision administrative, inspirée par l'une des organisations concernées, la Ligue Nationale de la Jeunesse Patriotique, (qui avait réussi à s'ériger en conseillère exclusive du Gouvernement Militaire Révolutionnaire), et dictée par l'impatience, l'opportunisme, l'illusion de pouvoir faire la Révolution par des raccourcis bureaucratiques sans une réelle mobilisation et une participation consciente des masses, devait entraîner une fuite en avant, marquée notamment par :

    1) la proclamation arbitraire du marxisme-léninisme comme idéologie d'Etat, au mépris de la configuration réelle, sur le terrain, des forces aspirant à une véritable politique d'indépendance nationale;

    2) la création du Parti de la Révolution Populaire du Bénin (PRPB), déclaré parti d'avant-garde marxiste-léniniste, et cadre unique, obligatoire, de toute activité militante;

    3) l'imposition au peuple d'une Loi Fondamentale hautement [PAGE 258] équivoque, comme seule base institutionnelle de démocratisation du pouvoir.

    4) le triomphe des méthodes administratives pour embrigader les masses et les cadres, méthodes contraires, en fait, aux principes marxistes-léninistes de direction que sont le centralisme démocratique, la ligne de masse, la critique et l'autocritique.

B. Sur le plan économique et socio-culturel

Tout en saluant certaines mesures prises par le GMR dans le respect des objectifs définis dans le Discours-Programme du 30 novembre 1972 la Conférence des Cadres constatait cependant que là encore, la proclamation bureaucratique du marxisme-léninisme comme idéologie d'Etat, et la confiscation du pouvoir par un parti minoritaire, devaient conduire à la substitution du programme économique du PRPB du Discours-Programme du 30 novembre 1972, et du même coup, à des escalades se traduisant notamment par :

    – la multiplication de structures inopérantes telles que régies et sociétés provinciales, sociétés d'Etat et autres institutions créées selon des schémas préétablis et conformément à des modèles étrangers sans analyse préalable et sans égard aux conditions particulières de notre pays;

    – la confusion entretenue dans les services et les unités de production, entre structures politiques et structures administratives, entraînant des conflits d'attribution entre Comité de Défense de la Révolution (CDR) et Direction et par voie de conséquence, une baisse de la productivité; l'élaboration d'un plan triennal d'Etat fréquemment remis en cause en cours d'exécution, tenu au secret vis-à-vis de ceux-là mêmes qui sont chargés de son application, et souvent en porte-à-faux, dans certains de ses objectifs, par rapport aux exigences actuelles de développement de notre pays.

La Conférence des Cadres constatait également la bureaucratisation excessive de la gestion des entreprises et services publics, les lenteurs administratives résultant de la superposition de nouvelles procédures aux anciennes, déjà passablement lourdes, l'interférence fréquente des échelons supérieurs de [PAGE 259] l'administration ou du parti (préfet, ministre, CNR ou Comité Central) dans des domaines qui relèvent de la gestion courante, la perturbation du fonctionnement normal des services et entreprises publics par des membres du Parti, qui se prévalent de cette qualité pour se soustraire à leurs obligations professionnelles, les arrêts intempestifs de travail occasionnés par des visites d'hôtes de marque, ou des réunions et autres manifestations politiques. Le Syndicat National de l'Enseignement Supérieur fait sien, dans ses grandes lignes, ce bilan critique établi par la Conférence des Cadres voici dix ans. Mais la situation s'est-elle améliorée depuis lors ? La réalité qui s'étale sous nos yeux nous oblige malheureusement à répondre non.

II. LA CRISE POLITIQUE

L'évolution politique du pays est marquée, depuis lors, par une confiscation de plus en plus totale des libertés démocratiques, le bâillonnement progressif de toute opposition et de toute critique, malgré des tentatives timides de libéralisation qui ont vite tourné court, les progrès du monolithisme politique et syndical, l'usage inconsidéré et abusif par l'Etat de la force, et de toutes sortes de moyens de coercition, en vue de compenser illusoirement sa perte réelle de crédibilité, donc d'autorité. Cette évolution se traduit notamment par :

    – le renforcement progressif du contrôle du Parti sur l'Etat entraînant la suppression de toute instance de contrôle du Parti lui-même et de ses dignitaires;

    – le développement du parasitisme officiel du Parti-Etat, qui émarge ouvertement au budget national, au grand préjudice des contribuables qui, dans leur immense majorité, ne sont pas membres du PRPB;

    – la multiplication et le renforcement des structures d'embrigadement de la population, déclarées organisations de masse du Parti, telles que l'Union Nationale des Syndicats des Travailleurs du Bénin (UNSTB), l'Organisation de la jeunesse Révolutionnaire du Bénin (OJRB), les Comités de Défense de la Révolution (CDR), l'Organisation des femmes [PAGE 260] Révolutionnaires du Bénin (OFRB), les Comités Révolutionnaires de Vigilance (CRV), la Coopérative universitaire, etc.;

    – la valse incessante des cadres à la tête des administrations et des sociétés d'Etat, en privilégiant le critère d'allégeance politique au détriment de la compétence;

    – la généralisation de la corruption et du trafic d'influence, amenant quasiment certains cadres à acheter leur nomination à des postes de direction, auprès de diverses personnalités influentes, et par voie de conséquence à "rentabiliser" à leur tour les postes en question, par les moyens les plus sordides;

    – l'extorsion abusive aux partenaires nationaux et internationaux, à l'occasion de la négociation des marchés d'Etat, d'un pourcentage parfois énorme du chiffre d'affaires, au titre des commissions, pourboires et pots-de-vin;

    – l'enrichissement illicite et rapide, par de telles méthodes et par d'autres encore, de certains dignitaires du Parti et de l'Etat, ainsi que des hauts cadres de certains secteurs, directement ou par parents, épouses, maîtresses et protégés divers interposés;

    – le filtrage savant de l'information par une commission de censure constituée au niveau du Comité Central du PRPB, entraînant le black-out total, même dans les journaux privés, sur des faits importants de l'actualité nationale, dont la presse étrangère se fait parfois, heureusement, l'écho;

    – la monopolisation de la presse officielle par le Pouvoir en place et son parti entraînant, à longueur d'émissions et de pages, un monologue prétentieux et lassant, une propagande politique abêtissante et unilatérale, l'évacuation de tout débat véritable sur les questions d'intérêt national, enfin un encouragement massif à la passivité intellectuelle et à la médiocrité;

    – les violations constantes des droits de l'homme et des libertés fondamentales, la multiplication des arrestations arbitraires, le recours fréquent au chantage et à l'intimidation, le terrorisme d'Etat, entraînant de nombreuses tueries, et une insécurité permanente au sein des populations;

    – le développement du charlatanisme et de la superstition [PAGE 261] à différents niveaux de l'appareil politique, et l'interférence directe de ces croyances privées avec la conduite des affaires publiques;

    – la pratique devenue courante de la démocratie au tiers, consistant, pour les élections à l'ANR ou à d'autres instances, à faire sélectionner par les électeurs trois candidats par poste à pourvoir, en réservant au Comité Central, ou à une autre instance de décision, la sélection finale;

    – le recours systématique à la fraude électorale inévitable dès lors qu'a été supprimée toute possibilité de contradiction, et que n'existe en outre aucune structure neutre de contrôle et de vérification des résultats électoraux;

    – la réduction de l'ANR, formée dans ces conditions, au rôle dégradant de simple chambre d'enregistrement des décisions du Parti-Etat et de son Chef, au moins pour toutes les questions essentielles;

    – la faillite totale du régime, malgré, ou plutôt en raison même, de cette énorme concentration des pouvoirs, son incapacité à gérer sainement les ressources nationales et à tenir ses engagements envers les travailleurs, les élèves et les étudiants et envers toute la nation. Jamais depuis l'indépendance, notre pays n'est tombé si bas, de manière aussi durable. Mus par l'appât du gain, certains dignitaires du régime sont allés jusqu'à signer ou faire signer par le gouvernement, un accord scélérat tendant à faire du Bénin, un dépotoir, parmi d'autres, des déchets toxiques et nucléaires des grandes puissances industrielles, sans égard pour la survie et la santé de nos populations. Les négociateurs Béninois ont acquis, sur le marché international du courtage, une solide réputation d'insatiabilité, tant les pourcentages qu'ils exigent au titre des commissions, pourboires et pots-de-vin sont énormes. Si l'on tient compte de ses dimensions et de ses possibilités économiques limitées, notre pays est ainsi en passe de battre tous les records internationaux de la corruption et de la prévarication. C'est dans ce contexte général, marqué par l'enrichissement illicite d'une poignée, qu'est intervenue l'accumulation des retards de paiement des salaires et des bourses. Le Pouvoir traverse, à l'heure actuelle, une grave crise de confiance et de légitimité. Tout le [PAGE 262] monde sait, dans le pays, que les élections générales du 18 juin 1989 ont été truquées. L'Assemblée Nationale issue de ces élections ne représente donc qu'elle-même et le Comité Central qui l'a mise en place. Ces élections furent une immense escroquerie politique, indigne de notre peuple et de ses traditions démocratiques.

III. LA SITUATION ECONOMIQUE ET SOCIOCULTURELLE

Par rapport au constat effectué voici dix ans, par la Conférence des Cadres, la situation s'est aussi considérablement détériorée, sur le plan économique et socio-culturel, sous l'effet conjugué des facteurs suivants :

    1) La journée continue de travail, imposée contre l'avis de la majorité, a continué à "sévir", pendant quelque temps, développant l'affairisme et son corollaire, l'absentéisme, parmi les agents de l'Etat et des sociétés. Elle a fait perdre au total à l'économie nationale des millions d'heures de travail, devenant ainsi un facteur majeur de la baisse de la productivité du travail, et de la production.

    2) Le maintien d'une centaine de Sociétés nationales et provinciales, devenues de véritables gouffres financiers, a entamé la dégradation rapide de la situation financière de notre pays.

    3) La politique de ponctions anarchiques opérées dans les caisses des banques et des quelques rares Sociétés d'Etat encore en bonne santé économique, a conduit ces structures à la faillite.

    4) La politique d'industrialisation improvisée et ruineuse a abouti à la mise en place de grands complexes inopérants, véritables "éléphants blancs" qui ont aggravé considérablement notre endettement extérieur. La Société Sucrière de Savè (jusqu'à sa mise en gérance privée) et la Société des Ciments d'Onigbolo ne sont pas seulement des gouffres financiers. Elles ont aussi contribué à la paupérisation de nos masses populaires, en vendant leurs produits beaucoup plus cher que les cours pratiqués sur le marché international. La manière [PAGE 263] dont cette politique d'industrialisation a été menée nous a définitivement convaincus qu'elle ne tendait nullement à réaliser de véritables projets de développement mais visait plutôt à créer, comme l'a écrit Pierre Péan dans "L'argent noir", "des usines à fabriquer ... des commissions pour les intermédiaires, et des dettes pour les pays sous-développés, aujourd'hui dans l'incapacité de rembourser" (p.12)

    5) Le Pouvoir s'est contenté de combattre la corruption de façon tapageuse chez les petits agents, alors que de nombreux responsables du régime continuaient tranquillement à s'enrichir à coups de détournements, de prébendes, de commissions et autres "dessous de table", organisant parfois des transferts illicites de fonds vers l'extérieur. Cet exemple criminel, venant d'en haut et demeuré impuni, a fini par tuer le goût du travail chez les agents, et par ruiner, chez les citoyens, le respect de la chose publique.

    6) Le recrutement massif d'agents sans qualification opéré dans la fonction publique à partir de 1980, dans le cadre d'une politique stupide et inintelligente dite d'équilibre régional, a eu pour conséquence, comme chacun sait, un gonflement suicidaire de la masse salariale payée mensuellement par notre Etat.

    7) La poursuite ruineuse de la campagne pour la production s'est traduite par la perte de millions d'heures de travail pour les services, et de centaines de millions de francs CFA d'investissements non rentabilisés, pour les sociétés.

    8) La consécration, par la Loi fondamentale, du contrôle du Parti sur l'Etat, a eu pour conséquence le financement des activités du Parti de la Révolution Populaire du Bénin et de ses organisations annexes, par des décaissements du Trésor public, ce qui constitue un véritable détournement, et entraîne un immense gaspillage des deniers publics. La saine gestion exige que ces activités soient financées par les cotisations des seuls membres du Parti.

    9) L'utilisation fréquente de l'appareil d'Etat pour domestiquer les cadres par la distribution de mannes ou de punitions selon les cas, a fini par introduire la confusion et à généraliser la mauvaise gestion dans toutes nos sociétés ou unités de production, suivie d'une baisse de productivité dans les services; [PAGE 264]

    10) Enfin, la crise économique internationale et ses conséquences néfastes sur les économies dominées, achève de renforcer et d'amplifier les effets nocifs des facteurs internes de mauvaise gestion énumérés ci-dessus, tout en fournissant aux dirigeants un alibi facile pour couvrir, masquer et tenter de faire oublier cette mauvaise gestion.

La résultante de tout ce qui précède est la crise économique aiguë dans laquelle se débat actuellement et douloureusement notre pays. Elle se traduit essentiellement par :

    – la banqueroute des institutions financières et le démantèlement du système bancaire de notre pays;

    – la liquidation de nombreuses sociétés et une compression dramatique des personnels des entreprises encore en activité;

    – la baisse de la production agricole, qui accroît notre dépendance alimentaire vis-à-vis de l'extérieur;

    – le marasme profond du secteur commercial, qui a provoqué une réduction catastrophique de nos recettes douanières;

    – et, pour couronner le tout, une crise grave du Trésor public, qui met pratiquement l'Etat béninois en état de cessation de payement.

La crise développe sur le plan social les conséquences essentielles suivantes :

    – l'aggravation du chômage, alimenté par la multiplication des licenciements et des compressions;

    – l'appauvrissement, et parfois la ruine de milliers d'épargnants, qui n'avaient pas d'autre choix que de faire confiance aux banques d'Etat, les seules du pays, et dont les avoirs se trouvent aujourd'hui gelés, en attendant, peut-être, d'être prochainement déclarés à jamais perdus;

    – la paupérisation réelle des masses et des cadres, avec son cortège funeste de misère physique et morale, qui a déjà eu pour conséquence, dans les hôpitaux et hors des hôpitaux, des cas de mort par inanition, ou par incapacité d'acquérir les produits prescrits;

    – le développement dramatique de la délinquance, de la criminalité et de la dépravation des mœurs. Et pour finir, ironie [PAGE 265] du sort, le même Pouvoir, qui prônait naguère une Politique Nouvelle d'Indépendance Nationale, en est venu à pratiquer fébrilement la vieille et ancienne politique bien connue de dépendance néo-coloniale, se traduisant par :

    – la main tendue à l'ancienne puissance coloniale pour quémander des subventions budgétaires;

    – l'assujettissement de notre pays à la tutelle du Fonds Monétaire International et de la Banque mondiale, à travers un programme anti-social d'ajustement structurel.

Face à ce délabrement de l'économie nationale, et à l'aggravation consécutive de leurs conditions de vie, face aussi à l'inaction de l'UNSTB, centrale syndicale décrétée unique et organisation de masse du Parti, les travailleurs des différents secteurs sont spontanément entrés en lutte pour défendre leurs intérêts. A l'heure actuelle encore, se développe dans la fonction publique nationale une grève quasiment générale déclenchée par les travailleurs eux-mêmes, sans aucun mot d'ordre de la direction de l'UNSTB, qui n'a pas réussi, non plus, malgré de nombreuses manœuvres de diversion, à arrêter le mouvement. De leur côté, les étudiants de l'Université Nationale du Bénin se sont organisés, en marge des structures bureaucratiques la Coopérative universitaire, pour défendre leurs intérêts, en déclenchant un mouvement de grève soutenue que la direction officielle de la Coopérative n'a pas réussi, non plus, à interrompre. Et il en est de même dans l'enseignement primaire et secondaire. Dans ces conditions, le constat s'impose de la non-représentativité des appareils bureaucratiques de direction de l'UNSTB, de la Coopérative universitaire, du Syndicat National des Enseignements Moyens, Général, Technique et Professionnel (SYNEMGTP), du Syndicat National des Enseignants Maternel et de Base (SYNEMB). Ces appareils ne sauraient plus être considérés comme des interlocuteurs valables ni comme les porte-parole authentiques des secteurs concernés. Et il en est probablement de même dans plusieurs autres secteurs.

IV ENSEIGNEMENTS ET TÂCHES
[PAGE 266]

Au terme de ce constat, les enseignements et tâches suivants s'imposent :

A. Sur le plan Politique

La crise profonde qui secoue actuellement notre pays ne connaîtra un commencement de dénouement qu'au prix d'un rétablissement effectif, total et sans réserve des libertés démocratiques.

En ce sens, le SNES exige :

    – la libération immédiate et inconditionnelle des détenus politiques et de tous les prisonniers d'opinion, qui peuplent encore nos prisons et autres lieux de détention; la libération, notamment, des étudiants et des enseignants de l'Université Nationale du Bénin, des enseignants et élèves des écoles primaires et secondaires et de tous ceux qui sont encore détenus pour fait de grève ou pour toute autre raison, sans inculpation officielle ni jugement, en violation flagrante de la Déclaration universelle des droits de l'homme;

    – la réintégration des fonctionnaires radiés suite à la grève de juin-juillet 1975, ou d'autres grèves et mouvements revendicatifs;

    – la levée de l'interdiction qui frappe diverses organisations politiques, et le rétablissement total et sans réserve de la liberté d'association;

    – l'amnistie générale pour les personnes physiques et morales frappées d'interdit politique, y compris les exilés politiques, qui doivent être autorisés à regagner le Bénin sans être inquiétés, et rentrer en possession de leurs biens confisqués;

    – la cessation immédiate et définitive de la pratique terroriste consistant à arrêter et malmener, aux lieu et place d'une personne recherchée, son père ou sa mère, son conjoint ou sa conjointe, ou quelque proche parent ou ami;

    – le rétablissement de la liberté d'expression et de critique, ce qui suppose la suppression de toute censure ou, à tout le moins, de celle du Comité Central du PRPB, qui ne peut être à [PAGE 267] la fois juge et partie; ceci afin de permettre une information plus complète et plus objective sur l'actualité nationale et internationale, et de favoriser l'indispensable débat national, libre et pluraliste, sur les questions d'intérêt général;

    – des sanctions administratives et pénales exemplaires contre les tortionnaires et assassins, même en mission commandée, et contre leurs commettants, en particulier les meurtriers de :

      * Parfait Atchaka élève du CEMC Gbegamey, tué par balle en 1985 en marge d'une manifestation d'élèves et d'étudiants, à laquelle il ne participait même pas;

      * Rémy Akpoko torturé à mort pour délit d'opinion au commissariat de police d'Abomey en 1988;

      * Olabissi, 25 ans, froidement abattu le 24 janvier 1989 dans une rue de Porto-Novo par un capitaine des para-commandos pour avoir tenu, en riant, un propos jugé ironique;

      * Christophe Hounmenou, soldat de la Brigade de la Garde Présidentielle, mort des suites des tortures subies;

      * Serge Gnimadi, 21 ans, mort en détention à Porto-Novo en février 1989;

      * Luc G. Togbadja, étudiant en sciences économiques, arrêté le 3 avril 1989 et mort sous la torture le 7 mai 1989;

      * Désiré Araba, tué froidement par balles par un agent en uniforme de l'escorte présidentielle, le lundi 31 juillet 1989, au volant de sa voiture;

      * les ouvriers d'Agrimatec (ex-Société Sucrière de Savè), tués par les Forces de l'ordre pour avoir protesté pacifiquement contre le retard de paiement de leurs émoluments hebdomadaires;

      * sans parler des nombreuses autres victimes non encore identifiées. De telles sanctions seraient encore aujourd'hui l'unique moyen pour le pouvoir de prouver que ces crimes n'ont pas été ordonnés, souhaités ou de quelque façon encouragés par lui. Par ailleurs, afin de permettre une information plus précise sur l'état des libertés et la situation des droits de l'homme dans le monde scolaire et universitaire, comme dans tout le pays, et pour mettre fin à la conspiration du silence, le Congrès extraordinaire invite le Bureau à mettre en place une cellule [PAGE 268] des libertés et des droits de l'homme.

Enfin, la prise en charge effective, par la communauté nationale, de ses problèmes et de ses affaires, suppose :

    – la séparation du Parti et de l'Etat, et l'arrêt immédiat du financement par le budget national des activités du PRPB;

    – l'instauration du multipartisme;

    – le pluralisme syndical, le rétablissement de l'autonomie politique et organisationnelle des syndicats.

Ces réformes profondes supposent un amendement de la Loi fondamentale au terme d'un large débat démocratique et d'une consultation populaire véritablement libre.

B. Sur le plan économique et social

Pour payer les arriérés de salaires, de bourses et secours scolaires, rétablir la régularité des salaires, et d'une manière générale, sortir de l'impasse le Trésor public, le Syndicat National de l'Enseignement Supérieur estime que la solution la plus sûre, et la seule juste, est d'imposer le rapatriement des fonds frauduleusement exportés et déposés sur des comptes divers dans des banques étrangères, y compris les recettes effectuées par certains dignitaires, anciens ou actuels, du Parti et de l'Etat, au titre de commissions, pourboires et pots-de-vin, à l'occasion de la conclusion des marchés d'Etat. Le Syndicat National de l'Enseignement Supérieur demande que soit organisée, d'urgence, une lutte conséquente contre l'enrichissement illicite, et institué un contrôle direct, par les travailleurs des secteurs concernés, des décaissements du Trésor public et de la gestion des recettes de l'Etat selon des modalités qui restent à définir.

Enfin, la collusion de l'UNSTB avec le pouvoir, son rôle objectif de frein, d'obstacle au mouvement des travailleurs, son inféodation au PRPB, obligent à reconsidérer la position du SNES au sein de la centrale syndicale.

Le Syndicat National de l'Enseignement Supérieur ne saurait s'inféoder à aucun parti, bien qu'il se réserve le droit de prendre position sur tous les problèmes politiques. Il ne saurait [PAGE 269] non plus accepter la volonté de contrôle omnilatéral de la direction de l'UNSTB sur les activités des syndicats de base. L'unité d'action des travailleurs doit se forger dans la lutte et les relations horizontales de coopération et de soutien mutuel instaurées par cette lutte. C'est le lieu de rappeler que la décision de l'ex-UNSTD (devenu ensuite UNSTB) d'adhérer formellement à l'idéologie marxiste-léniniste et de participer aux instances politiques telles que le Bureau Politique National (noyau du futur PRPB) et le Conseil National de la Révolution (CNR, préfiguration de l'ANR), n'a été prise que par un Conseil Syndical extraordinaire réuni le 17 avril 1975, en violation flagrante des statuts établis par le congrès constitutif de l'UNSTD le 17 novembre 1974, et en particulier de son article 17. Le Conseil Syndical du 17 avril 1975 osait affirmer, dans sa "Déclaration d'orientation" : « L'orientation des textes de notre Centrale devenue caduque avec la proclamation du 30 novembre 1974 est à l'origine de la crise actuelle » en citant en exemple, précisément, cet article 17. Il s'agissait là, de toute évidence, d'un véritable coup d'Etat contraire à l'article 42 des statuts qui stipule : « Seul le congrès est habilité à porter des amendements aux présents statuts ».

Pour toutes ces raisons, le Syndicat National de l'Enseignement Supérieur cesse, pour compter du présent congrès extraordinaire, d'appartenir à l'UNSTB. Les travailleurs de l'enseignement supérieur continueront d'œuvrer, de toutes leurs forces, à l'unité d'action des travailleurs, sur une base démocratique. De ce point de vue, le SNES se félicite de la naissance des bureaux provinciaux de liaison des travailleurs en lutte dans l'enseignement moyen, et les assure de son soutien total. Il lance un appel aux travailleurs de tous les secteurs regroupés ou non dans les syndicats existants, pour qu'ils poursuivent la dynamique unitaire amorcée depuis janvier 1989, en dehors de toute inféodation et de toute allégeance à un parti, quel qu'il soit.

C. Sur le plan culturel et éducatif [PAGE 270]

Face à la crise qui secoue aujourd'hui le monde scolaire et universitaire, le SNES réaffirme que la seule issue possible est la satisfaction effective des revendications des étudiants et des enseignants à savoir :

    – le paiement intégral et immédiat des arriérés de bourses et secours scolaires et universitaires;

    – le paiement intégral et immédiat des arriérés de salaires des enseignants et le rétablissement de la régularité de ces salaires;

    – l'amendement de la décision-loi des finances, gestion 1989, en vue d'abroger les dispositions relatives à l'abattement de 50% des primes et indemnités, et dans le même ordre d'idées :

    – l'amendement de la loi des finances, gestion 1987, en vue d'abroger les dispositions pénalisant injustement les enseignants recrutés ou reclassés après le 1er janvier 1987;

    – l'abrogation immédiate des mesures illégales prises par le Conseil Exécutif National (C.E.N.), en sa séance du 26 juillet 1989, concernant les salaires des enseignants en grève;

    – l'abrogation immédiate et inconditionnelle, pour compter du 26 juillet 1989, de la mesure de radiation prise par le C.E.N., au cours de la même séance, à l'encontre de 23 professeurs de l'enseignement moyen;

    – la levée explicite des menaces de révocation agitées par le CEN à l'encontre d'enseignants et autres agents permanents de l'Etat ayant participé au mouvement actuel de revendication;

    – la libération immédiate et inconditionnelle de tous les élèves, étudiants et enseignants des divers ordres arrêtés pour fait de grève ou délit d'opinion;

    – des garanties explicites quant au respect de la liberté d'expression et de l'autonomie d'organisation des diverses composantes du monde scolaire et universitaire, et quant au respect scrupuleux des franchises scolaires et universitaires. Le congrès invite en outre le gouvernement à renoncer à sa décision du 26 juillet 1989 d'organiser les examens nationaux de l'enseignement de base et de l'enseignement moyen, pour une minorité d'élèves, au titre de l'année 1988-1989, déclarée blanche pour tous les autres. Le Syndicat invite instamment ses membres à ne pas prêter appui, comme surveillants, examinateurs ou correcteurs, [PAGE 271] à l'application de cette mesure hautement discriminatoire.

Par ailleurs, le SNES réaffirme la solidarité de toutes les composantes de la communauté universitaire, et que les problèmes des étudiants et du personnel non enseignant ne sauraient laisser indifférents les enseignants, et vice-versa. Il mandate en conséquence le bureau pour se rapprocher des représentants authentiques de ces deux catégories socio-professionnelles, en vue d'une meilleure compréhension des problèmes du Campus, et d'une bonne préparation de l'Assemblée générale de la communauté universitaire, proposée dans la Déclaration du SNES en date du 21 avril 1989.

Le Congrès rappelle qu'en plus de ses tâches de formation, l'Université a pour vocation la recherche scientifique. Il demande en conséquence que soit mise en place une politique cohérente de la recherche, et que soit dégagé, à l'Université, un budget de recherche sérieux, conséquent, à la hauteur des besoins en ce domaine.

Pour finir, le congrès recommande au Ministre des Enseignements Moyen et Supérieur et au Ministre des Enseignements Maternel et de Base, de convoquer conjointement, dans un bref délai, les Etats Généraux de l'Education, afin d'amener les usagers directs de l'Ecole (élèves, étudiants, enseignants de tous ordres, parents d'élèves, responsables administratifs, notamment) à réexaminer globalement, ensemble, les problèmes relatifs aux différents ordres d'enseignement.

CONCLUSION

En conclusion, la crise profonde que traverse actuellement notre pays ne saurait être dénouée par quelque réforme de surface ou quelque replâtrage politique, encore moins par une escalade aveugle dans la répression et l'intimidation des populations. Elle appelle au contraire une solution radicale, c'est-à-dire, au minimum, une révision déchirante des méthodes de gouvernement.

C'est pourquoi, à l'adresse du Pouvoir en place, le Syndicat [PAGE 272] National de l'Enseignement Supérieur déclare que, s'il veut éviter que la tension actuelle ne débouche sur une grave explosion sociale, il doit prendre ses responsabilités et accepter courageusement de se remettre en cause devant la nation, en procédant à une véritable ouverture démocratique.

La crise récente qui a secoué l'Algérie, les réformes en cours dans des pays comme la Hongrie, la Pologne et l'URSS, la crise qui ébranle actuellement la République Populaire de Chine, la situation actuelle dans bien d'autres pays encore y compris ceux d'Afrique Noire, doivent nous convaincre définitivement que le régime de parti unique est désormais un régime d'arriération, et que l'avenir appartient à la démocratie.

Dans le cadre de cette ouverture, il faudra organiser d'urgence, en première priorité, un large débat démocratique au sein des masses sur les questions politiques, sociales et culturelles, en vue d'élaborer une Charte nationale capable de préserver l'unité de notre pays dans un système résolument pluraliste, et d'amorcer son redressement.

Mais, au-delà du Pouvoir en place, le SNES en appelle à toutes les forces démocratiques de notre pays pour qu'elles renforcent, dans la lutte, leur cohésion et leur unité en vue d'une meilleure coordination des actions engagées, et d'une plus grande efficacité. Il en appelle à la vigilance de tous les travailleurs, à la solidarité de toutes les couches de la population, au soutien de l'opinion publique nationale et internationale, et à toutes les forces de progrès au Bénin et hors du Bénin, pour empêcher le triomphe définitif de l'arbitraire et imposer, pour le mieux-être des populations qui souffrent, les changements nécessaires.

Fait à Cotonou, les 11 et 12 août 1989.

Le Congrès extraordinaire