© Peuples Noirs Peuples Africains no. 63-66 (1988) 213-225



ECRITURE IN MONOCRATIE :
DE LA MISERE INTELLECTUELLE AU CAMEROUN

Ambroise KOM

Lorsque Ahmadou Ahidjo arrive au pouvoir en 1958, le Cameroun est un pays tout à fait démocratique : pluralité des partis politiques, élections libres précédées de campagnes électorales animées, presse dynamique traduisant la diversité des opinions de la population. Le pays est bien sûr une mosaïque d'ethnies, mais il n'est pas encore légalement et institutionnellement tribalisé.

Préoccupés par la lutte contre l'occupant, l'écrivain camerounais d'alors ne semble pas se poser le problème de son appartenance ethnique. Ainsi, lorsque Alexandre Biyidi choisit Mongo Beti comme pseudonyme, il s'agit davantage de l'affirmation de son identité de Camerounais, d'Africain que d'une vision tribaliste du pays. Toute la production littéraire de l'époque s'attèle à dénoncer les exactions du pouvoir colonial qui, depuis plus d'un demi-siècle, sévissait au Cameroun.

Je ne reviendrai pas ici sur les textes de Beti, d'Oyono et sur tous les ouvrages qui ont marqué de manière significative la production culturelle de l'époque. On sait que Le Pauvre Christ de Bomba ( 1956) fut interdit parce que le pouvoir le considérait comme une offense à l'ordre colonial et religieux. A aucun moment cependant, Mongo Beti ne fut mis à l'ombre ou personnellement inquiété de quelque manière pour avoir osé exprimer des idées non conformes. D'ailleurs, la loi qui s'appliquait sur le livre était la même que celle qui avait cours en métropole. Il a fallu attendre 1966 pour que naisse une loi camerounaise sur la "presse", c'est-à-dire sur les métiers du livre et la circulation [PAGE 214] des idées.

La loi no 66/IF/18 du 21 décembre 1966 et ses modifications subséquentes s'inscrivait dans la philosophie globale du pouvoir en place. Elle limitait sévèrement la publication et la circulation d'idées critiques du régime. Les notions d'intérêt national, d'ordre public et de sécurité de l'Etat y sont entendues comme l'intérêt du groupe dominant. Quiconque les met en question peut être étiqueté de "subversif" et traité comme tel. C'est la confirmation, dans les textes, de l'ordre monocratique.

Mais, bien avant la loi de 1966, les idéologues du régime avaient mis au point une stratégie sans faille pour désintégrer les partis d'opposition. Citant Samuel Kamé à ce propos, Jos-Blaise Alima écrit : 1) répéter les thèmes de l'adversaire; 2) attaquer les points faibles; 3) ne jamais attaquer la propagande adversaire de front lorsqu'elle est puissante; 4) attaquer et discréditer l'adversaire; 5) mettre la propagande de l'adversaire en contradiction avec les faits; 6) ridiculiser l'adversaire soit en imitant son style et son argumentation, soit en propageant des histoires à son sujet ; 7) faire prédominer le climat de force. Dans une situation comme la nôtre, cela consiste à organiser des milices composées de jeunes gens des deux sexes. Ne pas hésiter dans un tel cas à copier des méthodes fascistes : équipes, sections, compagnies, bataillons, régiments, divisions, à l'exemple de l'Allemagne ...[1]

L'atmosphère de terreur qui découle des méthodes élaborées par Kamé explique en partie la disparition des journaux d'alors et le silence de la plupart des écrivains camerounais pendant la décennie qui a suivi l'indépendance. L'organisation du territoire, de la police et la définition des libertés publiques en général, semblent s'inspirer de la philosophie du même Kamé. On s'efforce de mettre en place des institutions telles que toute opinion qui divergerait de la politique officielle soit perçue comme une dissidence grave avec les conséquences qui s'ensuivent : intimidations, tracasseries policières, emprisonnements, exécutions sommaires.

Tous les analystes sont aujourd'hui d'accord. Pendant vingt-cinq ans, nul ne pouvait sans risque pour sa sécurité personnelle, [PAGE 215] exprimer sur quelque plan que ce soit une opinion contraire à celle du prince régnant. On connaît le sort réservé à Mongo Beti, à Abel Eyinga, à Ossendé Afana, à René Philombe et à tous ceux qui osèrent prendre la plume pour dénoncer d'une manière ou d'une autre les exactions du pouvoir d'Ahidjo. A l'époque, les seuls écrits qui eurent droit de cité furent les textes de circonstance rédigés par des hagiographes attitrés. Outre les journalistes du parti et de l'Etat, on peut citer : Louis-Marie Pouka M'bague, dit "Poète national", auteur de Prière-hommage (18-02-68), poème composé à la gloire d'Ahmadou Ahidjo à l'occasion du dixième anniversaire de son accession au pouvoir; S.-M. Eno Belinga, auteur de Cameroun : la révolution pacifique du 20 mai (Yaoundé, Lamaro, 1976), texte lyrique et dithyrambique qui célèbre les "hauts faits" d'Ahmadou Ahidjo; Vers le Mont Cameroun : entretien avec Jean-Pierre Fogui (Paris, ABC, 1982) de Joseph-Charles Doumba, s'inscrit dans le même registre que l'ouvrage d'Eno Belinga et de Jos-Blaise Alima, Les Chemins de l'unité (Paris, ABC, 1977).

Dans Les chemins de l'unité, par exemple, Jos-Blaise Alima ne trouve que vertus au régime d'Ahidjo. L'auteur applaudit à la manière dont l'opposition camerounaise fut décapitée. Sur le plan intérieur et extérieur, toutes les initiatives du tyran furent, d'après lui, payantes. La prétendue démocratie gouvernante, le libéralisme planifié, le développement auto-centré, le non-alignement sont considérés comme des succès sans précédent. Pour Jos-Blaise Alima, la planification, tant sur le plan économique que sur celui des idées, a permis la mise en place d'un Etat moderne et fort. Le pouvoir exclusif exercé par l'ancien chef de l'Etat était une trouvaille on ne peut plus salutaire pour la nation camerounaise. L'auteur conclut :

    L'humilité intellectuelle nous oblige à constater qu'il n'y avait vraiment pas d'autre voie à suivre que celle empruntée par A. Ahidjo vers le "rendez-vous de l'universel". C'était la seule conforme aux vœux d'un peuple camerounais qui aspire à la paix et au progrès[2].

On se souvient pourtant avec quel acharnement et même avec quelle férocité le régime du premier Président du [PAGE 216] Cameroun fut décrié, quelques mois seulement après son départ. Les médias officiels ainsi que de nombreux autres critiques furent unanimes à pourfendre l'unanimisme institutionnalisé qui, de 1958 à 1982, caractérisa le pouvoir au Cameroun. Pareil contexte avait considérablement atrophié la littérature camerounaise à l'intérieur du pays. Seuls quelques exilés tels que Yodi Karone et Mongo Beti osèrent prendre la plume pour transposer, chacun à sa manière, les réalités nationales. L'interdiction de fait des Chauves-souris (1980) de Bernard Nanga peu après sa publication, avait confirmé à quel point les censeurs de l'ancienne République unie du Cameroun étaient restés vigilants.

Avec l'arrivée au pouvoir du Président Biya en 1982, l'atmosphère change de manière significative. Mais une situation plutôt paradoxale voit le jour. Tout se passe comme si le réflexe monocratique précédemment installé à la tête de l'Etat s'était maintenant déplacé au niveau d'une élite intellectuelle qui s'investit comme l'incarnation du pouvoir établi. Alors que le Président Biya apparaît comme un homme d'Etat moderne, disposé à sortir le pays de l'obscurantisme d'hier, en faisant sauter les verrous de l'autocratie (culte de la personnalité, medias exclusivement encenseurs etc.), des universitaires à l'esprit gangrené par les manières du Grand Camarade déchu reprochent au nouveau Chef de l'Etat ses tendances libérales et démocratiques.

De 1983 à 1985, le Président Biya pose pourtant les jalons de la nouvelle société camerounaise. Dans une phrase célèbre prononcée au congrès de Bamenda, le nouveau Président du Cameroun déclare : "Aussi ne revendiquons-nous aucun monopole : ni celui de la parole, ni celui de la raison, ni celui du cœur, ni celui du patriotisme"[3]. Et il ajoute un peu plus loin : "Notre parti doit alors pouvoir convaincre tous les Camerounais de bonne foi, quels qu'ils soient, où qu'ils se trouvent, quoi qu'ils pensent, qu'il n'est plus nécessaire, pour exprimer ses opinions, de prendre le maquis, de vivre en exil ou de quitter sa famille"[4].

Ces affirmations semblent semer la panique dans les [PAGE 217] rangs des "pouvoiristes" de tous bords qui prennent alors leur plume pour suggérer fortement au nouveau Président une rectification de sa politique de libéralisme avoué. L'un des défenseurs les plus acharnés de la monocratie est Hubert Mono Ndjana, professeur de philosophie de son état et signataire de L'Idée sociale chez Paul Biya (1985).

A vrai dire, l'essai de Mono Ndjana serait vite tombé dans l'oubli, n'eût été un compte rendu de lecture en forme de réquisitoire rédigé par Maurice Kamto et publié dans un journal local. Furieux de voir les inepties de son texte étalées au grand jour, Mono Ndjana se démasque et abat ses dernières cartes. Il proclame haut et fort : l'Etat c'est moi et quiconque s'en prend à moi, s'attaque à l'Etat. Il écrit précisément :

    M. Kamto a voulu réciter (...) des notions récemment étudiées en Faculté (...). Cette légèreté explique peut-être l'outrage qu'il fait aux institutions de notre pays et à celui qui les incarne. A moins que ses élans fougueux ne signifient rien d'autre que le secret désir de se faire un nom en s'attaquant à plus forte partie ?

    (...) en fait de démocratisation et de libéralisation (...), le Président Biya a raison de procéder méthodiquement et progressivement. Les crypto-révolutionnaires impatients et trépidants qui auraient sans doute souhaité que l'on inaugurât déjà le multipartisme dès même le 7 novembre 1982, veulent en réalité pousser le chef de l'Etat à des mutations hasardeuses et précipitées (...) comme si le multipartisme (...) d'essence non-africaine (...) représentait une priorité dans la conjoncture actuelle (...)

    (...) On m'a fait l'honneur de me considérer comme l'Ayatollah du Renouveau. J'accepte. (...) Le Renouveau n'a en effet qu'une seule alternative : ou il s'impose, par les voies légales certes, mais sans se laisser surprendre par des manœuvres illégales, ou il se suicide en s'offrant en holocauste à ses ennemis dans un excès de démocratie débonnaire. (...) Au profit de qui donc voudrait-on que le Renouveau démantèle les "structures répressives léguées par le régime antérieur" ? Je pourrai terminer (...) en rappelant ( ... ) à notre [PAGE 218] ami qu'on ne badine ni avec la science (???), ni avec l'Etat... (Je souligne)[5].

Pour Mono Ndjana qui s'est ainsi institué idéologue et grand censeur du Renouveau, "la connaissance devient une mystification, un fétiche, un simple sésame pseudo-culturel pour accéder aux classes sociales élevées"[6]. A moins d'être dans les cercles du pouvoir, nul, d'après Mono Ndjana, ne peut saisir les intentions profondes du Prince. Raison pour laquelle il se présente comme le porte-parole indispensable, le médiateur obligé de la pensée du chef de l'Etat. Atteint du syndrome de la brouette, Mono Ndjana oublie totalement qu'une culture intellectuelle authentique est fondée sur la curiosité et le doute systématique. On comprend de ce fait qu'il veuille contraindre tout intellectuel camerounais – à défaut d'arguments la police de l'Etat lui prêtera main forte – à entrer dans sa brouette pour louanger à temps et à contretemps tout geste du nouveau Président. On pourrait donc dire de Mono Ndjana ce que Femi Osofisan écrit de certains historiens africains. Ces derniers ont tendance à béatifier tout le passé du continent noir pour la simple raison qu'il s'agit de leur continent :

    Ils scrutent avec acharnement tous les courants de notre histoire orale à la recherche d'empires et de héros, glorifiant les tyrans, les impérialistes, les marchands d'esclaves, les psychopathes et autres canailles, tel Mansa Musa qui dilapida sans retenue les deniers publics lors de son voyage à la Mecque, fournissant ainsi, sans le vouloir, des modèles à nos Idi Amin et Sese Seko Mobutu contemporains (...).

    Ce faisant, ils participent à la dilution de la valeur du progrès humain au sein d'une mythification du pouvoir. (...).

    Dans notre société l'élite bourgeoise a monopolisé l'Etat depuis l'indépendance, s'est repliée sur ses affrontements sans merci pour le pouvoir, à la faveur desquels elle est prête à déchirer le reste de la société en factions antagonistes[7].

Mythification du pouvoir, monopole de l'Etat pour le pouvoir sont autant d'expressions dont l'écho se fait entendre dans le milieu de nombre d'intellectuels camerounais. [PAGE 219]

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A la suite de Mono Ndjana, le journaliste Jacques Fame Ndongo condamne énergiquement les écrivains africains pour leur rêve d'absolu et pour leur refus ou leur hésitation à s'engager aux côtés du pouvoir établi. Dans une thèse récemment mise à jour, l'auteur reproche à Mongo Beti de nuire au "consensus national" en accentuant par certains de ses écrits, "le clivage entre le Prince et le Scribe"[8]. Pour Fame Ndongo, il faut que naisse une nouvelle race d'écrivains capables de répondre aux "égarés" que sont Mongo Beti, Alioum Fantouré, Emmanuel Dongala etc. par des œuvres agressives et conformes :

Car, au fait, il ne manque guère d'esprits doués et caustiques pour présenter la contrepartie des romans comme Le Devoir de violence, Les Soleils des indépendances, Le Cercle des tropiques, etc. Les universités africaines et les divers instituts de recherche (...) regorgent de "cerveaux" pouvant tenir la dragée haute à la "classe contestante" en produisant (...) des romans soulignant les vertus de l'unité nationale et du progrès économique dans la paix en exhortant tous les Africains à s'unir pour bâtir un continent fort et prospère[9].

L'appel de Fame Ndongo a été entendu. Deux de ses collègues journalistes ont produit des textes qui font l'apologie de la monocratie. Dans Information et démocratie en Afrique. L'expérience camerounaise (Yaoundé, Sopecam, 1987), Valentin Nga Ndongo[*] se fixe comme objectif de "réfléchir sur (le) rôle de l'information en tant que pilier d'une expérience démocratique africaine dont l'originalité est de se dérouler dans le cadre du monopartisme" (p. 10). En annexe à son ouvrage, Nga [PAGE 220] Ndongo publie la loi camerounaise (1966) sur la presse et suggère discrètement la mise en application de toutes les restrictions qu'elle contient afin de bâillonner les écrivains qui ne seraient pas favorables au régime en place. L'auteur conclut :

    (...) Est-il pertinent de fonder un journal, d'écrire un article ou de réaliser une émission, c'est-à-dire de prendre la parole pour s'attaquer, inutilement, à ses semblables et au pouvoir ou pour exposer ses états d'âmes tribalistes ? Dans nos sociétés traditionnelles, l'enfant (... ) n'était-il pas privé de parole ? (...) Car seul ce nécessaire apprentissage peut assurer à (...) l'individu la maîtrise de la parole, lui fixer les normes de la liberté, le prémunir contre les excès – toujours tentants – d'une parole incontrôlée et irresponsable, empêtrée dans les miasmes pestilentiels d'une logorrhée charriant l'injure, l'intolérance, le libertinage et le sectarisme (p. 85).

Les vœux de Nga Ndongo sont souvent exaucés. Outre que la loi de 1966 demeure inchangée, les censeurs officiels et occultes jouent pleinement leur rôle sur l'ensemble du territoire. Qui plus est, les journalistes « patriotes » des medias d'Etat inondent le pays d'une information orientée dans le sens que suggère l'auteur de Information et démocratie en Afrique.

Comme lui, du reste, certains journalistes se donnent pour mission de produire des "chefs-d'œuvres" pour illustrer leur foi et leur engagement. Il en va ainsi de La Flamme et la fumée (Yaoundé, Sopecam, 1985) de Henri Bandolo, journaliste et "intellectuel de l'année" (1985) d'après la Radio d'Etat. En 1987, Une vie à l'envers (Yaoundé, Sopecam, 1987) a valu à Patrice Etoundi-Mballa, journaliste à Cameroon Tribune (quotidien gouvernemental) d'être promu "écrivain de l'année" par la même Radio Cameroun.

Dans une mise, en scène particulièrement élaborée, Une vie à l'envers tente d'amener le lecteur à adhérer sans hésiter au système institué quel qu'il soit. Du coup, la plus exécrable des autocraties se trouve défendue, légitimée, glorifiée. L'auteur écrit à cet effet :

    les tyrans véritables sont très peu nombreux à [PAGE 221] travers le monde (...) C'est finalement chacun de nous qui crée sa propre tyrannie et enfante ses tyrans dès l'instant où il refuse de se plier aux lois en vigueur. (...) Pour peu qu'on veuille avoir l'honnêteté d'admettre que le pouvoir en place fait de son mieux pour réussir un certain programme d'action, on découvre tout d'un coup que les institutions incriminées ne sont pas aussi "tyranniques" qu'on les avait vues jusque-là ... [10]

En avril 1988, un haut fonctionnaire du Ministère des Affaires extérieures a publié sous les auspices de l'Ecole supérieure des Sciences et Techniques de l'Information (ESSTI) que dirige Jacques Fame Ndongo, un ouvrage dans la préface duquel Fame Ndongo écrit : "l'auteur laisse entendre que la philosophie politique de M. Paul Biya entretient d'étroites relations avec la vision chrétienne de l'univers ( ... ). M. Eleih établit de saisissantes analogies entre M. Biya et Moïse ou encore David"[11]

Allah ouakbar ou la main de Dieu de Eleih-Elle Etian s'inspire de l'histoire récente du Cameroun. L'auteur procède à un portrait caricatural des groupes sociaux et surtout des groupes ethniques représentatifs de la société camerounaise. Il montre le rôle négatif joué par celui qu'il appelle le roi Albert et par tous ceux, putschistes et autres rêveurs, qui oseraient contester le pouvoir en place :

    Oui, tous ceux qui désobéissent à la loi, à l'autorité, au projet de société préconisé par le Président de la République autant que les tricheurs, Por Dios, sont des mutins, des mutins, et leur part sera dans le feu de la gehene[12].

Et l'auteur de poursuivre :

    Je trouve pour ma part que le Président est trop bon, un peu naïf même. Il prend trop de risques. (...) Je crois que nous devons rester vigilants sur tous les fronts, sachant que si notre Président, notre régime, notre pays avaient un danger à redouter aujourd'hui, il ne viendrait ni nécessairement, ni uniquement du Nord[13].

Pour Eleih-Elle Etian, un pouvoir quasi divin comme celui qu'exerce le Président camerounais actuel ne saurait souffrir [PAGE 222] la moindre contestation.

On le voit. Qu'il s'agisse des essais comme ceux de Mono Ndjana, Jos-Blaise Alima et Fame Ndongo ou des ouvrages fictifs mais fortement porteurs d'idéologie comme ceux de Patrice Etoundi-Mballa et Eleih-Elle Etian, il se dégage un effort soutenu pour instituer au Cameroun une manière unique de penser. On peut douter que l'on ait là affaire à des contributions pouvant aider à "bâtir une véritable démocratie au diapason du monde"[14] comme nous y invite le Président Paul Biya dans Pour le libéralisme communautaire. Il écrit notamment :

    A l'écoute des populations et particulièrement attentive à leurs conditions matérielles et spirituelles, la démocratie que j'entends promouvoir apparaît comme une organisation politique tendue vers leur prospérité commune. Conciliatrice des exigences d'ordre, de liberté, d'égalité et de progrès, la démocratie est devenue à notre époque l'une des plus hautes aspirations de l'humanité, le régime politique des peuples mûrs et dignes.

    Le Cameroun peut et doit s'engager dans cette voie, être au diapason de l'évolution positive du monde (...)[15]

L'enjeu consiste ici à savoir comment concilier pareille ouverture avec les affirmations du prétendu "Ayatollah" du Renouveau qui, lui, en appelle à l'instauration d'une dictature en bonne et due forme. Aux termes de nombreuses considérations pseudo-historiques, Mono Ndjana fait fi des objectifs avoués du Président Biya. Et il affirme :

    Dans le contexte camerounais, on pourrait parler de la dictature du Renouveau. La libéralisation proclamée par le Chef de l'Etat ne saurait par conséquent s'instaurer immédiatement, spontanément sous peine de se renier. Elle implique au contraire, et cela n'est qu'apparemment paradoxal, une certaine dictature du Renouveau s'exerçant sur les éléments anti-Renouveau en mettant naturellement à profit les structures répressives léguées par l'ordre ancien. Ces structures ne doivent pas se démanteler dans l'immédiat, mais changer seulement de cible et se diriger contre les ennemis objectifs du progrès. Ennemis [PAGE 223] avoués ou ennemis sournois qu'il importe désormais de savoir dépister.[16]

Nous voilà à des années-lumière d'une "société démocratique où chaque citoyen", écrit encore le Président Biya, "joui(rait) des libertés fondamentales et participe(rait) à la définition des objectifs nationaux avec possibilité de choisir les personnalités devant le représenter dans les postes électifs"[17].

Promouvoir une pensée unique éloigne également les essayistes et écrivains camerounais cités des préoccupations de nombre de leurs autres congénères africains tels que Soyinka, Ngugi, Beti, Philombe, Osofisan, etc. Ces derniers se refusent à considérer le pouvoir politique comme une mystique intangible et en appellent à une libération toujours plus grande des imaginations créatrices. Devant les plus hautes autorités du gouvernement militaire nigérian, Soyinka déclarait encore en mai 1988 :

    We must now invite all our dictatorships under no matter what camouflage, and however comparatively civilianized and domesticated they are – to set a definitive date within this century for the abandonment of this denigration of our popular will.

    I urge my fellow writers to use their skill and exploit whatever strategies can be thought of for ending the uncertainty of the forcibly governed (...) Any sacrifices for our emancipation must be born of free will, in no matter what aspects of our existence. For them of course there will be no further need of "A PLAY OF GIANTY" but of plays that celebrate the giant in every individual among our people[18].

Soyinka faisait en quelque sorte écho aux propos de Femi Osofisan qui, face à la mythification du pouvoir de la part de certains de ses collègues d'Ibadan, s'interrogeait à juste titre :

    Demandons-nous quelle sorte de citoyen deviendra l'étudiant qui a été imprégné de ce type d'enseignement. Pourra-t-il ne pas être contaminé par ce que Herbert Read appelait [PAGE 224] cette "volonté de pouvoir ?", cette course aux meilleures positions sociales à n'importe quel prix ?[19]

La plupart des écrivains camerounais convoqués dans le présent essai étant des éducateurs à divers degrés (enseignants, journalistes), ils peuvent être perçus comme des modèles et des donneurs de leçons. Ils proposent la béatification du pouvoir quel qu'il soit et s'acharnent, tout en prétendant militer pour le Renouveau, à établir une équation d'égalité entre le régime d'hier et celui d'aujourd'hui. Ils perdent de vue, ce faisant, que les deux hommes qui incarnent ces deux périodes de l'histoire du Cameroun se veulent différents l'un de l'autre. L'ambiguïté est donc de taille. N'y a-t-il pas contradiction fondamentale, en effet, à proclamer effrontément, comme le fait Mono Ndjana, que le Renouveau, c'est l'ordre ancien renouvelé ?

On le voit. La pauvreté, la faim et la volonté de pouvoir semblent avoir à jamais installé dans nombre de pays africains une véritable misère de la pensée.

Ambroise KOM
(Université de Yaoundé)


[*] Le présent article a été rédigé en 1988, c'est-à-dire bien avant la nomination de Valentin Nga Ndongo au poste de "Directeur des organes de presse d'information et de propagande du Rassemblement Démocratique du Peuple Camerounais" (RDPC), nomination ayant pris effet à compter du 1er juillet 1989 (lire Cameroon Tribune, no 4443 du 1er août 1989, p.2)

[1] Jos-Blaise Alima, Les Chemins de l'unité. Comment se forge une nation : l'exemple camerounais, Paris, ABC, 1977, p. 86-87.

[2] Ibidem, p. 176.

[3] Cameroon Tribune, no. 3232 du 23 mars 1985, p. 5.

[4] Ibid., p. 6.

[5] "L'Idée sociale chez Paul Biya : Hubert Mono Ndjana à Maurice Kamto", Le Messager, no 65 du 10 au 24 août 1985, p. 9.

[6] Lire à ce propos : Femi Osofisan, "Discours (peu) académique", Politique Africaine, no 13, mars 1984, p. 76.

[7] Ibid., p. 72.

[8] Jacques Fame Ndongo, Le Prince et le scribe. Lecture politique et esthétique du roman négro-africain post-colonial, Paris, Berger-Levrault, 1988, p. 320, no 10.

[9] Ibid., p. 316.

[10] Patrice Etoundi-Mballa, Une vie à l'envers, Yaoundé, Sopecam, 1987, pp. 73-74.

[11] Eleih-Elle Etlan, Allah ouakbar ou la main de Dieu, Yaoundé, Essti, 1988, p. 8.

[12] Ibid., p. 59.

[13] Ibid., p. 60.

[14] Paul Biya, Pour le libéralisme communautaire, Paris, ABC, 1987, pp. 39-40.

[15] Ibid., p. 43.

[16] Hubert Mono Ndjana, L'Idée sociale chez Paul Biya, Yaoundé, Université de Yaoundé, 1985, p. 23.

[17] Paul Biya, Pour le libéralisme communautaire, op. cit., p. 138.

[18] Wole Soyinka, "Power and créative stratégies", discours prononcé à l'ouverture du Symposium International sur les Littératures Africaines, Lagos, mai 1988, p. 6-7, Inédit.

[19] Femi Osofisan, "Discours (peu) académique", Politique africaine, art. cit., p. 72.