© Peuples Noirs Peuples Africains no. 63-66 (1988) 142-147



Lettre à l'Europe

L'impérialisme et son héritage

CHINWEIZU

1992 perpétuera-t-il le cauchemar que vit L'Afrique à l'ombre de l'Europe ou contribuera-t-il à y mettre fin ?

Tout Africain qui se prend à méditer sur la puissance future de l'Europe qui va naître en 1992 se demande, bien sûr, quel en sera l'impact sur les relations afro-européennes. Et, s'il songe aux souffrances que l'Afrique endure depuis cinq cents ans, il se demande si les suites de 1992 ne risquent pas d'être aussi néfastes que celles de 1492, 1884 ou 1945. En 1492, Christophe Colomb débarquait en Amérique. Cet événement allait déclencher un trafic d'esclaves qui dévasterait l'Afrique pendant plus de trois siècles. En 1884, à Berlin, les puissances européennes se partagèrent l'Afrique. Par la suite, leurs troupes envahirent et conquirent ce continent déjà brisé par l'esclavage. Les terres africaines furent expropriées par la force, les expropriéteurs allant parfois jusqu'au génocide (comme celui des Herers en Namibie) pour parvenir à leurs fins. La main-d'œuvre africaine fut mise au service des intérêts des conquérants (aux pratiques souvent barbares, comme en témoignent les dix millions de vies sacrifiées à l'extraction du caoutchouc, en l'espace de vingt ans, au Congo Belge). Pendant quatre siècles (de 1517, année où commença le trafic transatlantique d'esclaves, à 1920, date à laquelle l'Europe acheva la pacification de l'Afrique), l'influence de l'Europe sur 1 'Afrique fut systématiquement et massivement destructrice. En 1945, l'Allemagne fut vaincue par les Alliés, mais la victoire coûta si cher que les vainqueurs durent réorganiser leurs empires. Au cours de ce processus, les territoires morcelés grâce auxquels [PAGE 143] l'Europe gouvernait les Africains furent déclarés politiquement autonomes et abandonnés dans le désert du sous-développement néocolonialiste où, faute d'autonomie économique et culturelle, ils errent encore aujourd'hui.

Dans ce contexte, la question cruciale qui me vient à l'esprit est la suivante : 1992 perpétuera-t-il le cauchemar que vit l'Afrique à l'ombre de l'Europe ou contribuera-t-il à y mettre fin ? Dans cette lettre, je m'adresse surtout aux Européens qui sont nés depuis 1960. En effet, ils sont nés trop tard pour participer à la dévastation de l'Afrique, mais à temps pour avoir une influence décisive dans le modelage de la nouvelle Europe. J'en connais et certains d'entre eux sont mes amis. Beaucoup n'ont aucun lien affectif avec le racisme, et réagissent à la musique, à la littérature, au cinéma, aux arts et à l'artisanat africains sans faire preuve de cette condescendance que l'impérialisme inculqua à leurs aînés. Leur génération, si elle veut, peut contribuer à débarrasser les relations afro- européennes du racisme et de l'impérialisme. Mais, bien qu'elle n'ait pas connu le colonialisme, cette génération n'en est pas moins son héritière. Et par crainte que des facteurs inconscients ne viennent corrompre ses bonnes intentions, il est nécessaire de l'aider à identifier les aspects de cet héritage impérialiste qui font encore des ravages en Afrique. En voici quelques uns. L'autonomie politique n'abolit pas les croyances et les arrangements institutionnels grâce auxquels l'Europe a dévasté l'Afrique; ceux-ci furent simplement réorganisés. Sous leur nouvelle forme, ils maintiennent le développement africain dans des limites fixées par l'Europe. Depuis 1960, les gouvernements africains continuent à être faits et défaits par l'Europe, et ce non seulement à travers les coups d'Etat qui s'y décident. Des mercenaires européens et des « conseillers » politiques et militaires ont instauré en Afrique des régimes dont les Africains se débarrasseraient s'ils en avaient le choix, et aboli des régimes que les Africains, s'ils en avaient eu le choix, auraient maintenus. La carrière tragi-comique de l'« empereur » Bokassa n'est que l'exemple le plus absurde de ce syndrome. Les plans des experts du « développement » et les plans de crédit frauduleux des banquiers et des fournisseurs ont asservi les économies [PAGE 144] africaines en les piégeant à leur dette extérieure. Et si ces économies ont été incapables d'échapper au piège, c'est en raison de traités économiques tels que la convention de Lomé et des conditions et calendriers de paiement imposés par le Club de Paris

La vie culturelle et la vie politique africaines ont été manipulées par des Européens au moyen de la religion, des académies, et même de la Fondation Nobel. En effet tous les prix Nobel octroyés jusqu'ici à des Africains (Luthuli, Tutu, Soyinka) constituent des actes d'ingérence destinés à orienter le développement politique et culturel de l'Afrique dans des directions favorables à l'hégémonie européenne.

L'idéologie du racisme, bien qu'actuellement sur la défensive, n'a pas été éradiquée : les expressions utilisées par les Européens pour qualifier les Africains sont passées de « sauvages » à « primitifs », puis à « sous-développés » et finalement à « en voie de développement ». Aux yeux des Européens, les Africains leur sont toujours inférieurs.

En raison de ces contraintes néocolonialistes, les ressources de l'Afrique sont encore essentiellement exploitées au bénéfice de l'Europe. Dans leurs tentatives d'échapper à la crise sociale et à l'effondrement économique engendré par le détournement des ressources africaines, de nombreux Africains participent à la fuite des cerveaux vers l'Occident, tandis que d'autres se retrouvent dans les camps des réfugiés installés en Afrique par des agences occidentales d'aide internationale. Le lien entre ces attitudes désespérées et le système néocolonialiste qui les engendre n'est pas suffisamment mis en évidence. Les Européens qui s'inquiètent de la vague d'immigration pour raisons économiques qui déferlent sur leur pays, ou qui trouvent que les appels à leur bon cœur pour « sauver l'Afrique » se font trop nombreux, devraient se rendre compte que la seule solution à ces deux problèmes consiste à créer des économies africaines qui mettent les Africains au travail, en Afrique, pour transformer les ressources africaines en produits destinés aux Africains.

Pour construire une telle Afrique, il faudrait en finir avec les structures, les politiques et les pratiques grâce auxquelles [PAGE 145] l'Europe et ses complices africains ont jusqu'ici entravé la reconstruction et le développement de l'Afrique. Il faudrait aussi bâtir les relations afro-européennes sur des principes tels que l'égalité intrinsèque de toutes les races et les ressources de l'Afrique mises au service de son développement. De telles relations seraient établies par des patriotes africains en collaboration avec des Européens anti-impérialistes ayant compris qu'une Afrique prospère est de loin préférable à une Afrique vivotant grâce à l'aide internationale et que, plutôt que de dépenser autant d'admirable énergie humaine dans des opérations d'urgence, il vaudrait mieux utiliser cette énergie à en finir avec les situations d'urgence. Je propose aux Européens qui veulent mettre sur pied de telles relations de commencer par les trois projets suivants.

Le premier consiste à mener une intense campagne destinée à éradiquer le racisme. Celle-ci nécessiterait, entre autres, de récrire l'histoire du monde afin d'en éliminer les distorsions introduites par la notion de suprématie blanche. Il faudrait, pour cela, qu'une nouvelle génération d'érudits poursuive les travaux des pionniers tels que Martin Bembal (Black Athens, 1987), et Cheik Anta Diop (African Origin of Civilization, 1987), afin que les doctrines du racisme se dissolvent comme le sel dans l'eau.

Le deuxième projet consiste à lever le poids de la dette. Si l'on admet que le cas du Nigeria est exemplaire, alors il est clair que la dette africaine résulte en grande partie de machinations destinées à enrichir les financiers européens et leurs complices africains, aux dépens du peuple africain affamé. Cette dette devrait être soit effacée, soit perçue auprès des banques européennes dans les coffres desquelles les fonds ont été recyclés.

On accorde beaucoup d'attention à cette fausse dette. Or il en est une autre bien plus grave qui, elle, passe inaperçue. Il s'agit de la dette contractée par l'Europe envers l'Afrique au cours de cinq siècles d'esclavage et de travaux forcés, et pour l'exploitation de ces vastes terres couvertes de forêts et recelant des richesses minières : pour tout ce qui fut réquisitionné afin de servir au développement de l'Europe. Le troisième projet [PAGE 146] que je propose de mettre en œuvre consiste donc à en demander réparation à l'Europe pour financer la reconstruction et le développement de l'Afrique. Cela est un dû, au même titre que les dédommagements que l'on exige de ceux qui ont dévasté l'environnement afin de réparer les dégâts dont ils ont tiré profit.

Grâce à ce type de projets, les Européens post-impérialistes pourraient aider les Africains qui sont décidés à reconstruire l'Afrique. Une nouvelle Afrique pourrait alors coexister dans la prospérité et la dignité, avec la nouvelle Europe.

par CHINWEIZU

Traduit de l'anglais par Ana Gerschenfeld

Texte paru dans Revue Europoéenne du livre (Supplément du Monde), no 1, octobre 89.


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