© Peuples Noirs Peuples Africains no. 63-66 (1988) 117-123



AFRIQUE : LA FAILLITE

Mireille DUTEIL

Les Gabonais demandent le départ de Bongo. Les Ivoiriens mettent Houphouët-Boigny en mauvaise posture. De Libreville à Abidjan, de Yaoundé à Kinshasa, la population victime de la crise, lassée de ses dirigeants se soulève. Une situation qui place Paris dans un triple piège.

« L'Afrique est mal partie », tonnait, iconoclaste, dès les années 60, l'agronome René Dumont. « C'est à se demander si nos peuples et notre continent sont naturellement frappés d'incapacité », écrivait courageusement, en 1985, le Togolais Edem Kodjo, ancien secrétaire général de l'OUA, dans un livre intitulé « Et demain l'Afrique ». Le vent de la liberté venu de l'Est aidant, la France, décontenancée, découvre que le continent noir, avec lequel elle entretient des liens privilégiés depuis Richelieu, risque de retomber dans l'oubli. Et qu'elle n'est pas simple spectatrice du naufrage africain. Quand des émeutes fragilisent le trône d'Omar Bongo, le Gabonais, que des grèves incessantes paralysent une Côte-d'Ivoire aux mains d'un vieux capitaine qui ne veut pas lâcher la barre, que des incidents sanglants secouent un Cameroun si fragile et si proche de l'explosion, c'est la France [PAGE 118] qui est en première ligne. Car la faillite de l'Afrique francophone c'est aussi un peu la sienne. Et, sur les ruines du domaine africain, un triple piège attend Paris : politique, financier et militaire. Voilà trente ans que la France tente de résoudre la quadrature du cercle : comment bâtir une politique africaine, préserver les intérêts de l'Hexagone sur le continent noir et perpétuer l'esprit de cette « communauté franco-africaine » voulue par le général de Gaulle, tout en respectant les règles contraignantes d'une indispensable rigueur économique ? La recette n'a jamais été trouvée.

« C'est bien là le malheur, soupire un haut fonctionnaire. Les considérations d'ordre politique l'ont toujours emporté sur les exigences d'une aide au développement efficace. »

La rupture aurait pu avoir lieu en 1981. L'élection de François Mitterrand le socialiste donne des bleus à l'âme à l'Afrique noire francophone. Tandis que, du nord au sud du continent, la rue « vote » pour Mitterrand, les responsables, eux, craignent que le vent du changement qui souffle sur l'Hexagone ne distende les liens entre la France et ses « amis africains traditionnels ». En quelques voyages sous les tropiques, plusieurs apartés discrets dans les salons élyséens et des « coups de main » donnés au bon moment (discrète intervention militaire au Cameroun, menacé par le Nigeria, en juillet 1981), Mitterrand l'Africain saura les convaincre qu'il n'en est rien. Car entre le Président français, ministre de la France d'outre-mer du gouvernement Pleven, et l'Afrique, il y a déjà, en 1981 plus de trente ans d'histoire commune. Alors, à la crainte de certains Africains de vivre un changement sans continuité se substituera au fil des années, à la déception des autres, une continuité sans changement.

Car les Africains, citadins ou paysans, en ont assez. Ils sont excédés des éternels centres de soins sans médicaments ni infirmiers, des écoles sans enseignants ni livres, des policiers racketteurs et des juges corrompus. De Libreville à Abidjan, de Yaoundé à Kinshasa, une jeunesse désœuvrée, s'entassant dans [PAGE 119] les immenses bidonvilles de la périphérie des capitales (l'Afrique subsahariennne est à 50 % citadine), supporte de plus en plus difficilement les richesses trop ostentatoires d'une nomenklatura née de trente ans de pouvoir.

Et, dans ce système, la France a sa part de responsabilité. Au moins par complicité passive. Un haut fonctionnaire explique : « Nous avons cherché à assurer, en douceur, la transition vers l'indépendance. Ainsi, nous avons garanti à l'Afrique un revenu minimum pour ses matières premières, en obtenant la création du Stabex[1] nous avons envoyé en Afrique de nombreux assistants techniques pour suppléer au manque de cadres et l'avons aidée à construire un vaste secteur public. Nos intentions étaient bonnes. Les résultats, beaucoup moins. »

Car nombre de ces pays novices dans les affaires, se comportant en « fils à papa », assurés de trouver à Paris le filet de protection qui rattraperait leur erreur de jeunesse, ont pris des libertés avec les principes d'une bonne gestion. L'indispensable Stabex ? Il leur a évité de monter des filières de transformation de leurs matières premières agricoles. Résultat : lorsque les cours de celles-ci se sont effondrés, des pays tels que la Côte-d'Ivoire, que le café et le cacao faisaient vivre dans une certaine opulence, ont été incapables de maîtriser leur endettement. La création d'un secteur public ? Indispensable au départ pour suppléer l'absence d'investisseurs locaux, il est vite devenu tentaculaire, mal géré, et pis, prédateur. Mais Paris ferme les yeux. D'abord, parce que l'Afrique n'est pas encore un fardeau. Loin de là. Pendant la décennie 70, face à l'envolée des cours des matières premières, c'est l'euphorie. Dans certaines capitales, l'argent coule à flots. A Abidjan, le Plateau se couvre de buildings de verre et d'autoroutes. Les entrepreneurs français font antichambre chez les Présidents africains et financent de grands projets à n'importe quelles conditions. C'est l'époque des « éléphants blancs », ces gros investissements [PAGE 120] coûteux et qui, parfois, ne seront jamais utilisés. Ainsi des cinq sucreries construites en Côte-d'Ivoire, des cimenteries au Togo et au Congo, du Chemin de fer transgabonais et des barrages (indispensables mais surdimensionnés) de Diama et de Manantali, sur le fleuve Sénégal... Un pactole pour les entreprises françaises qui emportent les marchés. Une source d'enrichissement pour les ministres africains, qui, trop souvent, prennent leur commission au passage. Paris ferme toujours les yeux. L'essentiel n'était-il pas de s'assurer la complicité d'un réseau de relations permettant d'accroître l'influence politique et économique de la France ? Hélas, tout a une fin. La décennie 70 s'achève sur la chute des cours des matières premières et du dollar. Comme Cendrillon après les douze coups de minuit, l'Afrique francophone voit ses revenus s'évanouir. Restent les dettes. Vient alors le temps de faire appel au FMI et d'appliquer des politiques d'ajustement structurel. Un diplomate explique : « C'est tout le système qu'il a fallu remettre en question : d'une part, les administrations pléthoriques, qui fournissaient systématiquement des emplois à tous les diplômés; d'autre part, les entreprises d'Etat subventionnées, incapables de produire à des prix compétitifs ». Le remède est terrible pour cette Afrique trop imprévoyante. Jugement d'un fonctionnaire du FMI : « A la différence de l'Asie, les pays africains ont attendu d'avoir un cancer généralisé pour faire appel à nous, et encore ne veulent-ils accepter, comme médicament, que de l'aspirine. La Corée du Sud a appliqué une politique financière rigoureuse, il y a dix ans, alors qu'elle n'avait qu'un rhume de cerveau. Le résultat ne peut être que différent. »

C'est que la rigueur économique a un coût social important : licenciements, vérité des prix, stagnation des salaires... En Côte-d'Ivoire, en mars, les bailleurs de fonds exigeaient que l'Etat fasse 130 milliards de francs CFA d'économies. Houphouët-Boigny a voulu ponctionner les salaires de la fonction publique (entre 5 et 40 %). La décision a mis le feu aux poudres. Depuis, la contestation ne s'est plus arrêtée.

Au Gabon les mêmes causes ont produit les mêmes effets. [PAGE 121] Partout, la baisse du niveau de vie, sur un fond d'usure du pouvoir et de très grandes inégalités sociales, est à l'origine des émeutes. Une constatation : d'Abidjan à Libreville, via Yaoundé, ce sont les pays « riches » de l'Afrique francophone (les pays dits « intermédiaires ») et non les pauvres d'entre les pauvres du Sahel qui se révoltent. Deux raisons. La première : pauvres de toute éternité, le Mali, le Burkina-Faso, voire le Centrafrique (qui n'est pas au Sahel), n'ont pas eu à changer leur mode de vie de façon aussi drastique que les Etats qui ont eu un jour la chance de goûter à la richesse. La seconde : les pays pauvres connaissent moins d'inégalités de revenus, la corruption y est (relativement) moins grande. Les frustrations de la population semblent donc, pour le moment, elles aussi, moins aiguës.

« Mais l'homme ne vit pas seulement de pain, mais aussi de songes », dit joliment Guy Georgy, ambassadeur de France et "vieil Africain". Alors, cette Afrique qu'on croyait trop docile s'est réveillée. L'effondrement des pays de l'Est aidant, étudiants, universitaires, cadres supérieurs, formés à l'école française des droits de l'homme, ont relevé la tête, La contestation sociale a débouché sur une remise en question politique des régimes. Pour l'ancienne métropole, qui trois décennies durant, a soutenu, contre vents et marées, son pré carré africain, c'est le piège.

  • Politique, d'abord. La France du Bicentenaire est partagée entre son désir de voir l'Afrique francophone entrer enfin dans l'ère de la démocratie et sa crainte d'une explosion généralisée et incontrôlable chez ses anciens protégés. Les émeutes au Gabon ont ainsi donné lieu, à Paris, à des réactions diverses. « La démocratie fait des progrès partout, elle doit en faire aussi en Afrique. » a déclaré, mardi, Roland Dumas, ministre des Affaires étrangères. Mais, à l'Elysée, on semble plus soucieux d'assurer la sécurité du Gabon et d'éviter les troubles qu'entraînerait la destitution de Bongo. Une différence d'approche qui explique aussi la quasi-mise sous le boisseau du rapport Hessel, commandé par Matignon, sur la politique de [PAGE 122] coopération de la France. Très critique (à juste titre) sur les erreurs passées, il recommande de traiter l'Afrique sans plus d'indulgence que les autres pays du tiers monde. Un langage qui passe mal auprès de Mitterrand l'Africain.

  • Financier, ensuite. L'Afrique a beaucoup rapporté à la France, surtout aux entreprises privées, dans la décennie 70. Les « rentrées » financières venant d'Afrique étaient alors estimées entre 15 et 20 milliards de francs par an. Depuis, les flux se sont inversés. Certes, le solde de la balance commerciale est toujours en faveur de Paris, mais, en contrepartie, le Trésor français est obligé de combler les trous du budget de certains Etats africains. La Côte-d'Ivoire est, ces dernières années, parmi les plus gourmandes. En six mois, Paris (troisième bailleur de fonds d'Abidjan, derrière le FMI et la Banque mondiale) lui a versé 1,3 milliard de francs. Une somme très probablement insuffisante pour combler le gouffre des finances ivoiriennes (4 milliards de francs en 1990).

  • Militaire, enfin. « Il faut respecter l'indépendance de ces pays, chaque peuple doit décider lui-même de ce qui le regarde », déclarait mardi, à Montluçon, à propos du Gabon, Jean-Pierre Chevènement. Manifestement, le ministre de la Défense, qui a dû envoyer d'urgence quelques centaines de légionnaires à Libreville, n'entend pas mettre le doigt dans l'engrenage africain. Les armées ont déjà 7 000 hommes (sans compter ceux basés au Tchad) en Afrique francophone, en vertu des accords de défense signés en 1960 avec quatre pays auxquels s'est ajouté Djibouti en 1977. « Le but de ces accords était sans doute d'aider les pays africains à faire leurs premiers pas [ ... ] Depuis, le temps a passé «, a fait remarquer Chevènement. Un langage qui n'est pas très éloigné de celui de Pierre Messmer, ancien Premier ministre de Pompidou : « Rien n'oblige la France à aider un gouvernement qui n'est plus soutenu par la population. Seules les circonstances justifient ou non une intervention. » Il ajoutait : « La France doit repenser une politique africaine qui n'a pas beaucoup évolué depuis trente ans. »

    Aussi, à La Baule, du 19 au 21 juin, lors de la Conférence [PAGE 123] franco-africaine, Paris va-t-il tenter de faire comprendre à « son » Afrique noire que les temps ont changé. Le jeu est délicat. Car nul ne gagnerait, et surtout pas les Africains, à ce que les changements naissent de « démocratisations » sanglantes.

    Mireille DUTEIL
    (Le Point, 4 juin 1990)


    [1] Fonds de stabilisation des recettes d'exportation.