© Peuples Noirs Peuples Africains no. 63-66 (1988) 112-115



« Ce continent en est au XIIIe siècle »

Guy GEORGY

Ancien fonctionnaire de la France d'outre-mer, Guy Georgy a effectué l'essentiel de ses quarante ans de carrière en Afrique. Il fut notamment ambassadeur au Dahomey, en Libye, en Algérie et directeur du département Afrique-Madagascar au Quai d'Orsay. Considéré comme l'un des meilleurs connaisseurs du continent noir, il analyse les raisons profondes de la crise qui secoue l'Afrique.

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Guy Georgy : En réalité, il y a un décalage chronologique entre l'Afrique et l'Occident. Les Occidentaux font toujours l'impasse sur ce que fut leur passé. Nous n'avons pas toujours été aussi performants que nous le croyons. Il n'y a pas si longtemps, la France connaissait encore des famines. L'Afrique est actuellement dans une phase historique qui correspond à notre XIIIe siècle. Entre le XIIIe siècle et l'époque contemporaine, il s'est passé beaucoup de choses ! Nous, les Européens, nous sommes au bout de cette évolution et nous avons toujours tort quand nous essayons d'extrapoler nos qualités, nos façons de penser sur des gens qui, mentalement sont au XIIIe siècle.

Le Point : Mais il y a eu la colonisation...

GG : Cette colonisation n'a pas duré plus d'une soixantaine d'années. Peu de chose. Mais une vraie révolution. La colonisation ne s'est pas appuyée sur les chefs mais sur les enfants des chefs. Ceux-ci ont tout de suite vu que pour accéder à la richesse, [PAGE 113] au pouvoir on ne pouvait pas rester dans la tradition. Ils en sont sortis. La colonisation, c'était donc la rupture de la coutume, des habitudes collectives. C'était l'appropriation personnelle, absolument contraire à la vieille tradition africaine. Les indépendances sont survenues avant même que la notion de patrie ait pénétré les esprits. Elles ont surtout été imposées par le contexte international[1].

LP : Les Occidentaux ont aussi apporté un modèle de société fondamentalement différent...

GG : Nous avons décalqué notre modèle. Nous sommes des escargots qui portons nos maisons sur le dos. Constitutions, découpages administratifs : nous avons tout transposé. Nous avons, lors des indépendances, laissé ces pays avec un modèle de développement et des charges qui sont ceux de nos sociétés et n'étaient pas adaptés L'Afrique avait besoin de conserver encore les valeurs sociologiques rudimentaires qui avaient permis, au fil des millénaires, d'assurer, dans des conditions difficiles, la survie de ces peuples éparpillés.

LP : L'homme africain n'a pas été pris en compte ?

GG : L'homme africain a des structures mentales qui ne sont pas les nôtres. Il a une vision du temps différente. L'Africain est un individu qui ne se projette pas dans l'avenir. Cet avenir n'appartient qu'à Dieu. Les Blancs, eux, se fabriquent un futur avec leur agenda...[2] Ne nous étonnons pas s'il existe des hiatus ou des incompréhensions. Quand nous regardons de quoi est fait l'individu et la société, il faut qu'il y ait des valeurs, des règles. Celles-ci existaient dans une société rurale qui a été démantelée. On a laissé les gens s'empiler dans les villes qui [PAGE 114] sont devenues d'autant plus gigantesques que l'amélioration des conditions sanitaires a entraîné une prodigieuse croissance démographique qui a fait passer l'Afrique de 200 à 600 millions d'habitants en cent cinquante ans. Les richesses n'ont pas augmenté dans les mêmes proportions. Les valeurs sociales ont été détruites.

LP : Il y a également la question de l'enseignement...

GG : On a, là aussi, voulu transposer. Faire de l'enseignement une fin en soi. On a oublié que chez nous, au XIIIe siècle[3], il n'y avait pas beaucoup de gens dans les universités. Les choses ne peuvent pas se donner. Elles se gagnent, s'assimilent, se conçoivent avec le temps. Elles ne se décalquent pas. Les individus formés par l'Europe sont des individus formés pour l'Europe. Pas pour l'Afrique.

LP : L'Asie, elle, a décollé. Pourquoi pas l'Afrique ?

GG : Les Asiatiques sont moins ludiques que les Africains. Ils ont un long passé, un culte du travail. L'Asie est une fourmilière en action, l'Afrique une fourmilière au repos. Les Africains ont tout de même eu la chance d'avoir bénéficié pendant trente ans d'une aide extérieure de 400 milliards de dollars, plus autant en prêts. Tout cela a été englouti dans l'achat de biens de consommation fabriqués par les Blancs.

LP : Que peut raisonnablement espérer l'Afrique aujourd'hui ?

GG : Il y a eu l'Afrique postcoloniale. Une nouvelle Afrique apparaît. Ce continent est face à un double vide : celui créé par la décolonisation hier, celui engendré par l'effondrement de l'idéologie marxiste[4] aujourd'hui. Qui va occuper ce vide ? [PAGE 115] D'abord les religions. Il y a l'islam, mais l'Eglise catholique est beaucoup plus structurée et elle est très active. Elle a mis en place des hommes et une stratégie depuis longtemps. Quel débouché pour un jeune Noir en dehors du Ciel ?[5]

Guy GEORGY
(Le Point, 4 juin 1990)


[1] Et voilà la vieille nostalgie de l'Afrique de papa, assaisonné du syndrome du complot international, très probablement marxiste ! (NDLR)

[2] Tendez vos rouges tabliers les gars ! ... NDLR

[3] Ma parole, c'est une idée fixe ! Mais pourquoi le XIIIe ? Pourquoi pas le IXe ou le VIIe ? Tant, qu'à décider arbitrairement ... (NDLR)

[4] Tiens, qu'est-ce que je disais ! Ces gens-là n'ont que des réflexes et ils prétendent penser. (NDLR)

[5] On frémit à la pensée des responsabilités que cette espèce de Homais a pu assumer ! Et l'on comprend certainement mieux les raisons de l'échec de la France en Afrique. (NDLR)