© Peuples Noirs Peuples Africains no. 63-66 (1988) 47-60



LA COTE-D'IVOIRE : UNE AFRIQUE PARVENUE (I)

Jean-Claude POMONTI

Comme la plupart des Etats francophones d'Afrique noire, la Côte-d'Ivoire célèbre en 1980 le vingtième anniversaire de son indépendance. Dans ce pays qui a connu une stabilité politique durable et une remarquable expansion économique, la troisième décennie de l'indépendance s'ouvre sous le double signe de la succession – le président Houphouët-Boigny étant âgé de soixante-quatorze ans – et d'un ralentissement très net de la croissance. A ce propos, le président ivoirien a reçu, vendredi 25 janvier à Abidjan, M. Jacques de Larosière, directeur général du Fonds monétaire international. Il semble que le F.M.I. s'inquiète de la dette extérieure d'un pays contraint, désormais, de faire appel à des crédits commerciaux pour financer ses projets de développement.

Abidjan. – Monstre climatisé de l'Afrique francophone, avec ses gratte-ciel, ses échangeurs routiers et la fébrilité des chantiers qui effacent la forêt équatoriale, la capitale ivoirienne suscite le choc que donnerait sur les lagunes du golfe de Guinée la reconstruction de Manhattan.

En quittant l'aéroport international de Port-Boué, on nous annonce déjà que la large avenue Giscard-d'Estaing, qui dessert le centre de la ville, cédera bientôt la place à une « voie triomphale ». Elle traversera les quartiers populaires et contournera le Plateau, cœur de la cité. Se trouvant sur le [PAGE 48] tracé, le musée « devra être rasé ». Cent vingt mille habitants en 1960, à la veille de l'indépendance, au moins dix fois plus aujourd'hui. En 1985, deux habitants de la Côte-d'Ivoire sur dix seront Abidjanais.

Ici, le rêve d'enrichissement de certains citoyens – on parle de cent vingt milliardaires en francs C.F.A. – s'accommode, quand il le faut, de l'omnipotence de sociétés françaises et d'importants intérêts commerciaux libanais. Le résultat est impressionnant : un monde urbanisé, noir et blanc, qui affiche volontiers son luxe et dont les tentacules s'étendent désormais vers l'intérieur du pays.

En Côte-d'Ivoire, le goudron fait la course avec l'autobus et grâce à de petits écrans montés sur batteries, l'audio-visuel s'est installé dans les écoles de brousse sans attendre l'électrification. Miracle ou mirage, le développement ou, plus exactement, les reflets extérieurs de la croissance économique sont, avant tout, un sujet d'effarement.

« Au fond, résume un Français qui réside ici depuis plusieurs années, les Ivoiriens ont réalisé ce dont les autres Africains rêvent. » Pour ce qui est du songe de l' « élite », la remarque est juste.

Aux limites mal définies entre la forêt équatoriale et la savane, non loin de petits « bois sacrés » où vit encore le fétichisme, les vitrines, qui se veulent futuristes, de l'Afrique sont déjà prêtes ou en préparation.

C'est ainsi que, à Yamoussoukro ou à Bouaké, dans le centre du pays, et même à Korhogo, dans le nord, on aspire à la « civilisation des grands hôtels », avec piscine et tennis. Sur les routes ivoiriennes, les petites cités résidentielles modernes-bungalows et jardins privatifs – sortent de terre. Les grands magasins d'Abidjan regorgent de produits importés, des vins fins aux légumes frais, en passant par les fromages de France. Dans les épiceries africaines de Korhogo, grand centre rural septentrional, on trouve du sucre suisse Aarberg de première qualité.

Même dans la forêt, où l'on vit souvent de la cueillette du café ou du cacao, le changement est sensible. « La récolte d'une tonne de café rapportera en janvier environ 6 000 francs à un petit [PAGE 49] planteur, de quoi s'habiller, acheter un bijou à sa femme, un mouton et du vin pour fêter le tout et, peut-être même, un poste de radio », nous explique un expert agricole suisse.

Dans la forêt du Sud, comme dans la savane du Nord, le Valpierre – un gros rouge français – se taille un beau marché sous le sobriquet de « gramoxone » (du nom d'un défoliant utilisé par les Américains au Vietnam) au même titre que la bière, le gin et même le whisky. Les cubes de bouillon Maggi, fabriqués sur place, ont également un franc succès. Si les familles économisent peu, les enfants peuvent désormais fréquenter l'école et, selon la tradition africaine, les moments importants de la vie sont fêtés « dignement ». La célébration d'un enterrement peut s'étendre sur une semaine.

« Rendez-vous dans vingt ans »

Dans un pays qui, à la date de l'indépendance, était en retard sur ses voisins anglophones comme le Ghana, ou francophones, comme la Guinée, l'aspect de voyante revanche de ces progrès n'est pas sans importance. Sous la houlette du « Vieux » – qualificatif respectueusement familier du président Houphouët-Boigny – la Côte-d'Ivoire se félicite d'avoir refusé le « développement au rabais », pour reprendre une expression qui revient dans toutes les conversations. Recevant à Abidjan, en 1957, le « socialiste » Nkrumah, le futur président ivoirien ne lui avait pas caché son ambition d'associer, après l'accession à la souveraineté, son pays à l'ancienne métropole « Rendez-vous dans vingt ans » avait-il lancé au visionnaire panafricain, en lui proposant une « compétition loyale ». Chassé du pouvoir en 1966, Nkrumah est mort en exil peu après. Le Ghana a peine, dès le départ, à définir une ligne politique et son économie s'est assez désorganisée pour que, depuis quelque temps, une bonne partie de sa récolte de cacao gagne en fraude la Côte-d'Ivoire, où elle est achetée à meilleur prix.

Aux yeux des dirigeants ivoiriens, le pari fait par M. [PAGE 50] Houphouët-Boigny voilà plus de vingt ans a été tenu. Le produit intérieur brut a triplé. Le revenu par tête est évalué à 4 500 francs par an, l'un des plus élevés du continent. Même si ce chiffre n'est guère supérieur à 1 000 francs en brousse, il représente un enrichissement quasi général. La croissance économique a été tout à fait remarquable : un taux de 11% pendant les dix années qui ont suivi l'indépendance, et qui est demeuré fort honorable depuis (entre 6 % et 8 % suivant les années, exception faite d'une chute sérieuse en 1974).

Les raisons de cette percée économique sont assez complexes. Par instinct et, sans doute, au départ par goût des petits pas, l'autorité longtemps indiscutable du chef baloué, ancien ministre d'Etat de de Gaulle, de ce « Vieux » qui peut revendiquer, à juste titre, la paternité de l'indépendance, a bénéficié en priorité au développement des produits agricoles à l'exportation. « Houphouët est un paysan, et c'est sur l'agriculture qu'il a misé », dit-on volontiers à Abidjan. La capitale ivoirienne s'est construite d'abord sur les dividendes de l'exploitation – hélas ! aussi, du pillage – d'une riche forêt équatoriale : 80 % de la production de bois est exportée d'une année sur l'autre, les espèces les plus rares étant aujourd'hui, en dépit d'efforts tardifs de reboisement, en voie de disparition. Elle s'est également faite sur des montagnes de café et de cacao, dont la Côte-d'Ivoire est le premier producteur africain. La production de café est passée de 185 500 tonnes en 1961 à 250 000 tonnes en 1979, et celle de cacao de 93 605 tonnes à 320 000 tonnes pendant la même période, donnant naissance à une petite bourgeoisie rurale dont l'existence explique, pour une bonne part, la stabilité du régime.

Cette prospérité des planteurs s'est doublée d'une expansion sensible d'autres cultures – et de la naissance d'un secteur agro-industriel complémentaire : huile de palme dans le sud, riz et coton dans la savane. Pour prendre l'exemple du coton, la production en a quintuplé ces dix dernières années, encourageant le développement du tissage sur place. Aux alentours de Korhogo, les tisserands traditionnels, organisés en groupements à vocation de coopératives, sont manifestement à l'aise. Mais la Côte-d'Ivoire n'a pas, non plus, négligé les grands [PAGE 51] schémas de développement : depuis 1972, dans le centre du pays, le barrage de Kossou a permis d'aménager la vallée du Bandama et de renforcer le potentiel hydro-électrique du pays.

Quarante cinq mille Français

Autre atout important, la Côte-d'Ivoire a pu draîner une main-d'œuvre africaine très nombreuse – environ deux millions de travailleurs – venue de pays voisins moins bien lotis. Sur les plantations et les chantiers, dans la forêt et la savane, Maliens, Guinéens et, surtout, Voltaïques ont été, et demeurent les ouvriers du développement ivoirien. Ils forment près du tiers d'une population évaluée a près de huit millions d'habitants. Les bras ne manquent pas et, pour des raisons tenant à la fois aux habitudes et à l'« efficacité » – argument avancé fréquemment par M. Houphouët-Boigny, – ils sont sous les ordres de chefs et de contre-maîtres européens, le plus souvent français. La petite communauté française de 1960 – sept mille âmes – a grandi : nos compatriotes se sont retrouvés de quarante-cinq mille à quarante-sept mille à la date de la rentrée de 1979 dont quatre mille cinq cents coopérants. Les résidents de longue date, vieux coloniaux, ne sont plus que cinq mille. De sept mille à huit mille ressortissants ne sont pas immatriculés au consulat de France et leurs situations, souvent irrégulières, démontrent que le régime n'est pas contraignant à cet égard. Abidjan contrôle mal en effet l'afflux de citoyens français. Avec leurs familles, les coopérants forment une masse de vingt mille personnes. En septembre, pour la rentrée scolaire, on a compté jusqu'à cinquante-neuf vols par semaine à partir de la France, dont trente-quatre supplémentaires, pour ramener à pied d'œuvre ce petit monde d'enseignants et d'experts.

La libre circulation des capitaux et les énormes crédits affectés à l'éducation – 30% du budget – ou à l'effort d'équipement ont créé un appel d'air. Allemands, Suisses, Taiwanais, Américains sont également actifs sur place. La [PAGE 52] communauté commerçante libanaise a bénéficié du reflux de capitaux et d'hommes provoqué par la guerre du Liban. Ces intermédiaires entreprenants – construction, petits commerçants – forment aujourd'hui un bloc cohérent de cent mille personnes. Toutefois, le Français demeure, pour les Ivoiriens, l'interlocuteur traditionnel, celui auquel ils songent en premier, parfois le modèle, souvent le partenaire et l'associé. « Nous leur offrons, dans le cadre de leur réel développement, des réponses immédiates, nous assure un haut fonctionnaire français. « Senghor écrit sur l'Eurafrique; moi, je la fais », aurait déclaré un jour le président Houphouët-Boigny.

Dernier ingrédient du succès ivoirien : une bonne dose de chance. Entre 1976 et 1978, le boom sur les marchés mondiaux du café et du cacao a relancé la croissance économique. Aujourd'hui, sans trop le dire, on se rassure en pensant que des gisements de pétrole et surtout de gaz naturel ont été découverts dans le secteur de Grand-Bassam, à l'est d'Abidjan. Dans ce pays où « en plantant une allumette, on obtient un arbre au bout d'un an », comme le dit un diplomate, l'ouverture des frontières, en permettant la circulation des hommes et des capitaux, a été l'un des facteurs de la croissance.

Mais elle eût été impossible sans la stabilité du régime : celle-ci ne fut vraiment menacée qu'une seule fois en 1970, à l'occasion d'une révolte des Bétés dans l'Ouest sous-peuplé. La « sagesse » souvent vantée du président Houphouët-Boigny s'est mesurée à son aptitude à faire taire les rancœurs en offrant à d'éventuels opposants une place à l'intérieur d'un système particulièrement ouvert fait de dosages ethniques prudents, même si les Baloués (sic) – l'ethnie du chef de l'Etat – se sont réservé la part la plus importante du festin. En Côte-d'Ivoire, autrefois parent un peu pauvre sinon méprisé d'un empire colonial, l'Afrique noire prend enfin sa revanche en s'installant au haut bout de la table.

Elle y montre un solide appétit qui va du pain quotidien – on importe 136 000 tonnes de blé à cet effet – à un usage parfois extravagant des bénéfices de la croissance. Alors pourquoi cette morosité qui finit bien par percer après que la conversation eut énuméré les brillantes réussites de l'un des régimes les plus [PAGE 53] stables du continent ? Les Ivoiriens ne seraient-ils pas convaincus de leur propre triomphe ? Auraient-ils, en fin de compte, l'impression que chez eux la charrue a peut-être été placée devant les bœufs ?[1]

(Le Monde, 29 janvier 1980)
[PAGE 54]

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Lors que, abandonnant la "culture" africaine, le même journaliste aborde un aspect "technique" du sujet, il montre aussitôt l'étendue impressionnante de sa clairvoyance et de sa compétence comme on le voit dans le texte qui suit, publié le lendemain, et faisant partie du même reportage.[2]

LA COTE-D'IVOIRE : UNE AFRIQUE PARVENUE (II)

Korhogo. – « A la demande des autorités gouvernementales, et ceci dans l'intérêt de la nation, notre clientèle est priée d'éviter tout gaspillage dans la consommation d'électricité. » En lisant la notice qui l'attend dans sa chambre à l'hôtel Mont-Korhogo, le visiteur ne peut que songer aux lampadaires qui éclairent, sur 3 kilomètres, la route de l'aéroport voisin pourtant encore dépourvu d'un système d'atterrissage nocturne. Comme toutes les autres, cette ville de soixante mille âmes dispose d'une « présidence », spacieuse résidence réservée au chef de l'Etat, et donc inutilisée la plupart du temps. A l'hôpital, qu'on remet à neuf et dont la gestion a été confiée, pour plus de rigueur, à un lieutenant-colonel, travaillent neuf médecins français, dont un psychiatre. Dans les lycées, le nombre des enseignants français est d'environ quatre-vingts depuis la rentrée scolaire.

« Austérité et rigueur », titre Fraternité – Matin à propos de l'adoption à la mi-novembre d'une rallonge budgétaire de 27 milliards de francs C.F.A. A Yamoussoukro, village où le président Houphouët-Boigny est né en 1905, et dont il a fait le Versailles de sa présidence, le marbre est venu d'Italie par [PAGE 55] avion. La splendide Ecole supérieure des travaux publics, qui a ouvert ses portes en octobre 1979, doit accueillir mille cinq cents étudiants et cent trente professeurs permanents issus de préférence de grandes écoles françaises. Pour leurs enfants, on a construit une « petite école française » où l'enseignement sera dispensé par... des instituteurs venus de France. Des logements spacieux ont été prévus pour cette petite communauté d'enseignants venus renforcer les dizaines de professeurs déjà affectés aux deux magnifiques lycées pilotes bâtis pour les Ivoiriens.

Censés assouvir une aspiration légitime à la fierté, ces établissements scolaires sont dotés d'un complexe sportif – terrains de tennis, deux piscines, dont l'une couverte, et gymnase omnisports – et comprennent une salle de spectacle de mille trois cents places, des ateliers de musique et de céramique, des laboratoires de photographie ainsi qu'un bâtiment à climatisation centrale regroupant des laboratoires de chimie et de sciences naturelles. Chaque laboratoire de langues, comme le souligne une brochure, est équipé d'un pupitre de commandes et de vingt-cinq cabines avec magnétophone et contrôle vidéo, ce qui permet à l'enseignant de transmettre « à son gré un programme par bande ou à partir d'une caméra, et de communiquer avec toute la classe ou de suivre individuellement les élèves ».

Rien n'est impossible en Côte-d'Ivoire. Les quelque cinquante mille habitants de Yamoussoukro – fierté du régime, qui sera bientôt reliée à Abidjan par une véritable autoroute – disposent de plus de dix mille points d'éclairage public, soit davantage que les un million deux cent mille Abidjanais. Terminée en janvier 1977, pour la visite du président Giscard d'Estaing, une spacieuse « résidence des hôtes », de deux étages, est précédée de bassins avec jets d'eau lumineux qui se reflètent sur les marbres de la vaste esplanade, des murs et des escaliers. En prévision d'une visite du roi Hassan II qui fut décommandée, elle a été agrémentée d'un pavillon d'été à la coupole dorée. L'entrée de la présidence de la République, construction bien plus imposante, est flanquée de deux béliers dorés et donne sur un vaste plan d'eau habité par une vingtaine de crocodiles que des gardes nourrissent chaque après-midi. Le bélier et le crocodile sont les fétiches du président Houphouët-Boigny. [PAGE 56]

Quelques bévues

« Un jour, on arrivera à faire aussi bien que le Blanc », nous a dit un Ivoirien pour résumer, de façon sarcastique, la « philosophie » de cette vitrine nationale. « Aussi longtemps que vous ne seriez pas venu ici il y aurait eu dans mon action quelque chose que vous n'eussiez pas compris », avait dit, de son côté, le président Houphouët-Boigny à son homologue français en le recevant à Yamoussoukro.

Le haut fonctionnaire ivoirien d'Abidjan ne peut que s'ébahir devant les réalisations du régime. Fils de berger ou de petit planteur, transposé trente ans plus tard dans une prospérité climatisée (résidence, limousine, bureau), il envoie ses enfants à l'école française, se rend en Europe une ou deux fois par an, s'habille chez un couturier qui signe français et comptabilise les avantages que lui vaut déjà sa « modeste » carte de visite, tout en lorgnant ceux dont bénéficie son chef-ministre ou P.D.G., – lequel partage assez généreusement les dividendes de son propre succès. Aux réceptions offertes à Korhogo par M. Coulibaly, vice-président de l'Assemblée et première personnalité du Nord, le champagne coule à flots et la nourriture est livrée – par avion – par l'hôtel Ivoire-Intercontinental d'Abidjan. Quant au visiteur, il ne peut que se louer de pouvoir sortir son chéquier parisien ou une carte internationale de crédit pour régler les exorbitantes additions qu'on lui tend. Rien n'est trop beau ni trop cher. Caviar, foie gras et saumon fumé, sans parler des laitues et frisées de France, figurent sur les cartes de tout restaurant digne de ce nom.

Le président Houphouët-Boigny a eu la sagesse de préférer au rêve d'une industrialisation trop rapide l'exploitation du potentiel agricole du pays. Ce faisant quelques bévues ont été commises. Le Nord, sahélien, risquant d'être à la traîne du progrès, le gouvernement s'y est lancé dans l'opération la moins rentable qu'il ait patronnée en y introduisant la canne à [PAGE 57] sucre. Les cinq projets des régions de Ferkéssédougou et de Katiola sont revenus, en moyenne, à 56 milliards de francs C.F.A. chacun. « Les marchands de chaudrons vous ont roulés » a dit un diplomate européen à des Ivoiriens déconfits. Non seulement l'investissement initial a été le double de ce qu'il aurait dû être, mais le prix de revient dépasse le double du cours mondial. L'apparition d'un microclimat consécutif à l'abattage de la forêt pour faire place aux plantations de cannes à sucre a favorisé l'apparition d'un papillon parasite qui a fait baisser les rendements.

En 1979, la Sodésucre, société d'Etat qui gère ces projets, a dû subventionner la production à raison de 15 milliards de francs C.F.A. Le gouvernement est contraint de réviser l'objectif de 300 000 tonnes de sucre qu'il s'était fixé : la production actuelle s'élève à quelque 100 000 tonnes par an et quatre projets supplémentaires ont dû être abandonnés. Le prix de revient étant égal au prix de vente sur le marché local, on parle maintenant de « mettre sous plastique » deux usines. On se propose aussi de mettre un peu d'ordre dans la gestion. A Ferke II, pour transporter le personnel, la direction se croit tenue de faire appel aux notables de Korhogo, lesquels lui louent des autocars à raison de 500 francs par jour frais d'entretien et d'essence non compris. De même, dix-sept seulement des cinquante logements prévus pour les experts étrangers ont été construits pour que subsistent les profits lucratifs des investisseurs qui ont construit des villas destinées à la location dans le nouveau « quartier résidentiel » de la ville.

Le coût des experts étrangers

Le souci lancinant d'éviter le « développement au rabais » a conduit le ministère de l'économie, des finances et du plan, à entretenir cent quatre-vingts experts étrangers, ce qui lui reviendrait, pour chacun d'eux, selon l'un des intéressés, au chiffre impressionnant mais sérieusement calculé de 3 200 de nos francs par jour. En outre, la Côte-d'Ivoire, ayant depuis sept ans dépassé – et de loin – son « quota », se voit contrainte aujourd'hui [PAGE 58] de financer 80 % des salaires des coopérants français. Dans l'attente d'un logement des dizaines d'entre eux vivent en ce moment dans les grands hôtels d'Abidjan à raison de 200 à 300 francs par jour.

Où prendre tout cet argent ? Il provient surtout des énormes profits réalisés par l'Etat sur le bois, le cacao et le café. Pour prendre l'exemple de cette dernière denrée, quand le cours mondial s'en situe à 1 200 francs le quintal, le planteur reçoit la somme de 250 francs. La différence va à une caisse de stabilisation, qui fixe les prix et finance les projets de développement dans le cadre de plans quinquennaux. Des crédits et un afflux de capitaux privés étrangers sont venus compléter l'effort de cet autofinancement. De ce fait, le pays a pu s'offrir un bon réseau routier, des écoles permettant un fort taux de scolarisation (77 %) et un deuxième port en eau profonde, celui de San-Pedro. Dans le Nord, on a introduit avec succès des cultures sèches comme celle du coton et, dans le centre, le palmier à huile ainsi que l'hévéa. La culture du riz a été développée. La diversification de cultures commercialisées correspond au double souci de ne pas trop dépendre des fluctuations des cours du cacao et du café (les deux tiers des recettes à l'exportation) et de pallier l'épuisement de la forêt.

Toutefois, depuis deux ans au moins, la belle machine semble se dérégler. En février 1977, un rapport de la Banque mondiale, se fondant sur une enquête réalisée vingt mois plus tôt, a tiré la sonnette d'alarme. Il indiquait que sur des périodes de cinq ans depuis 1960, « la tendance a été à un taux de croissance déclinant ». La distribution des revenus est demeurée inégale en dépit de la redistribution qu'assurent toujours en Afrique les solidarités familiales et villageoises : en 1973-1974, les 40 % des plus pauvres de la population ont perçu 19,7 % de l'ensemble des revenus contre 51,6 % aux 20 % les plus fortunés. [PAGE 59]

Une lourde dette extérieure

Le service de la dette extérieure, par rapport aux exportations, est passé de 6 % en 1969 à 11 % en 1975. Des évaluations plus récentes indiquent que ce taux s'est élevé à 14,9 % en 1976 et qu'il a atteint 18 % en 1979. Cette augmentation est due en partie, au fait que la Côte-d'Ivoire accepte des crédits commerciaux de plus en plus nombreux. En 1971-1974, en ce qui concerne les investissements, la part du secteur public correspondait à un peu plus de 60 % du total, contre 40 % au lendemain de l'indépendance. Tandis que le secteur privé a continué de transférer à l'étranger ses ressources, le secteur public a été forcé d'emprunter de plus en plus à l'extérieur pour réduire l'écart entre les investissements et l'épargne », notait également, en 1977, la Banque mondiale.

Cette tendance s'est renforcée depuis lors. Parce qu'elle offre moins de choix ou inspire moins de confiance, la Côte-d'Ivoire ne draîne plus de capitaux étrangers privés : en 1978, ces derniers n'ont représenté que 1% du total des investissements. En 1979, Abidjan a fait encore davantage appel aux deniers publics et à des emprunts à l'étranger pour financer ses investissements : le financement extérieur a atteint le record de 34 % du total. Des conditions de crédit plus dures expliquent pourquoi le service de la dette extérieure pourrait atteindre, dès 1983, la côte d'alerte de 25 % des exportations, même quand l'Etat envisage, comme c'est le cas pour 1980, de limiter à 50 milliards de francs C.F.A. les investissements publics, quitte à renoncer à tout nouveau projet et à suspendre le financement de certains qui ont déjà été amorcés. En 1979, les investissements publics s'étaient encore élevés à 250 milliards de francs C.F.A.

Même si les balances commerciales et des paiements demeurent légèrement positives – selon les évaluations pour 1979 – la charge croissante du service de la dette hypothèque l'avenir. Dans les quinze premières années, toujours selon la Banque mondiale, non seulement la croissance n'a pas résolu tous les problèmes mais, « en fait, elle en a créé d'autres qui lui sont propres ». Un économiste européen, qui participe de près au [PAGE 60] développement du pays, porte un diagnostic inquiétant : Les Ivoiriens ont eu la vie trop facile. Ce pays est riche de crédits. Il n'est pas prouvé que le modèle de développement adopté soit le bon, même si des correctifs semblent encore possibles. »

On pourrait, à ce propos, multiplier les exemples. Les investissements de prestige comme Yamoussoukro nécessiteront de lourds budgets de fonctionnement. Une urbanisation sauvage – affectant près du tiers de la population – est devenue un frein au développement. Les jeunes paysans affluent dans les villes, alors que la santé du pays repose de plus en plus sur la vitalité de l'agriculture où travaillent surtout des Voltaïques. A moyen terme, les Ivoiriens risquent de payer cher leur négligence du reboisement et aussi, mais à un moindre degré, l'insuffisance du renouvellement des plants de café et de cacao. L'« Ivoirisation » des cadres est demeurée modeste et, comme le note la Banque mondiale, après avoir longtemps favorisé le développement de l'économie, « le vaste afflux des travailleurs étrangers, européens et africains, suscite des tensions qui suggèrent qu'une limite de tolérance et d'efficacité a été atteinte ».

L'enrichissement de la Côte-d'Ivoire lui promet encore, semble-t-il, de bonnes années, mais, à l'heure des bilans, quelques doutes se manifestent sur la durée de cette prospérité.

Jean-Claude POMONTI
(Le Monde, 30 janvier 1980)


[1] Les Baloués dont il est à plusieurs reprises question dans ce texte, tout le monde aura compris qu'ils ne sont autres que les Baoulés.

Quant au système particulièrement ouvert, il eût peut-être alors fallu interroger Laurent Gbagbo qui, à cette époque, se trouvait précisément en Côte-d'Ivoire et en très mauvais termes avec le fameux « Vieux ». Il est vrai que sous la plume de Jean-Claude Pomonti, excellent journaliste au demeurant, mais paralysé par le carcan des tabous "francophones", les opposants ivoiriens étaient encore éventuels. On connaissait toute sorte d'opposants (exilés, armés, légalistes, ralliés ... ); les éventuels ivoiriens introduisaient à n'en pas douter une catégorie très intéressante.

La piètre qualité de l'information en France, on connaissait. Mais s'agissant de l'Afrique, c'est vraiment étonnant. C'est pourtant logique. L'africanisme en France, un désert de savants, grouille de carriéristes, qui ressassent éternellement les mêmes poncifs : les créateurs d'idées irritent la haute hiérarchie administrative qui adore les bonnes vieilles banalités si sécurisantes. C'est ce qu'a d'ailleurs très vite compris J.-Cl. Pomonti qui est bien vite retourné à l'Asie du Sud-Est, sa vraie spécialité, où il a d'ailleurs toujours brillé. Qu'était-il donc venu faire dans cette galère ?

[2] Commentaire de la rédaction de P.N.-P.A.