© Peuples Noirs Peuples Africains no. 63-66 (1988) 11-19



I. – L'AFRIQUE AVANT L'AFRO-PESSIMISME

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DUMONT CASSANDRE

Claude KRIEF

La décolonisation gaullienne inspirait à un agronome lucide une analyse courageuse. Trente ans après, elle est plus que jamais d'actualité.

« L'Afrique noire est mal partie ». Ce diagnostic dépourvu d'ambiguïté sert de titre au nouveau livre de René Dumont (Seuil, coll. Frontière ouverte). Ce livre est une bombe dont les éclats atteindront autant Dakar qu'Abidjan, Tananarive qu'Alger.

René Dumont est l'un des meilleurs spécialistes mondiaux de l'agriculture. Professeur à Paris, il sillonne le monde depuis des dizaines d'années. Cuba, Madagascar, le Mali, le Sénégal, le Congo, le Tchad, le Dahomey, le Cameroun l'ont officiellement appelé en consultation pour mettre sur pied leurs plans de développement. René Dumont s'est penché sur les problèmes économiques de l'Amérique latine, il a suivi les expériences chinoise et israélienne. Aujourd'hui, il juge sur pièces.

S'agit-il du jugement amer d'un tenant de l'Afrique coloniale ? Absolument pas. René Dumont est un partisan résolu de la décolonisation. Il se penche sur les problèmes du développement, parce que « le développement est la seule voie d'accès à l'indépendance vraie, à base économique, dont l'indépendance uniquement politique n'est qu'un préalable ».

Or, dans son livre, René Dumont reproche essentiellement aux nouveaux Etats indépendants un laisser aller, une facilité, une absence de mobilisation économique réelle qui, prévoit-il, font le lit d'une future explosion révolutionnaire. [PAGE 14]

Des scènes vécues donnent le ton : en mai 1961, au nord de Brazzaville, des paysans déclarent à René Dumont : « L'indépendance, ce n'est pas pour nous, mais seulement pour les gens de la ville... ». Au Cameroun, une personnalité affirme, sous les applaudissements de l'assistance : « La recolonisation, c'est-à-dire le transfert des pouvoirs aux Blancs, obtiendrait une majorité écrasante à un éventuel référendum organisé sur le thème "maintien de l'indépendance ou recolonisation"... »

Comment en est-on arrivé là, moins de trois ans après l'accession triomphale des divers Etats à leur souveraineté ? C'est ce qu'analyse René Dumont. Il écrit : « La décolonisation désormais la plus urgente est celle de la majorité des dirigeants africains. »

Cela peut paraître injuste, mais les faits sont là. La balkanisation africaine, favorisée par la décolonisation à la de Gaulle, a laissé en Afrique une quinzaine d'Etats. C'est-à-dire 15 gouvernements, plus de 150 ministres, des centaines de membres de cabinet, des milliers de parlementaires. Le Gabon a 1 député pour 6 000 habitants, contre 1 pour 100 000 en France. Chaque gouvernement est servi par une police et une armée. Il a sous ses ordres une administration pléthorique et surpayée. Les dépenses administratives, improductives, absorbent par exemple 60 % des recettes budgétaires internes du Dahomey. Une telle situation « mène les Etats africains à la ruine ».

Chaque membre de cabinet dispose d'une auto, rarement modeste. Le président Fulbert Youlou désire se construire un petit Versailles et va emprunter en Suisse pour le bâtir. Le président Houphouët-Boigny habille « à la française » les huissiers de son palais, qui a coûté plus de 4 milliards (des centaines de tonnes de marbre auraient été importées d'Italie... par avion). Dans les banlieues résidentielles, les fonctionnaires ont de superbes villas où le whisky coule généreusement. Pour trop d'élites africaines, l'indépendance a consisté à prendre la place des Blancs et à jouir des avantages exorbitants accordés aux « coloniaux. »

Les relations, les liens ethniques, le népotisme jouent pour l'obtention des sinécures ou des « bonnes places », dans les capitales. En mai 1961, les onze médecins africains, retour de [PAGE 15] France, présents au Congo, étaient affectés à Brazzaville ou à Pointe-Noire : « Les postes de brousse, c'est bon pour les Blancs. » Enfin, la brusque accession au pouvoir a troublé certains esprits et corrodé le sens moral. Depuis l'indépendance, la corruption paraît avoir pris des proportions effarantes en Centrafrique, au Congo, au Dahomey, en Côte-d'Ivoire, au Cameroun... [1]

En un mot la souveraineté des Etats africains a créé une caste privilégiée et surpayée. Un député travaille pratiquement trois mois par an et gagne à peu près 3 000 nouveaux francs par mois. C'est déjà plus qu'en Grèce ou qu'au Portugal. Mais, surtout, chaque mois de salaire représente le gain du paysan africain moyen pour six années de travail !

Une telle situation, constate René Dumont, est particulièrement dangereuse. Elle est le fruit de nos « subventions d'équilibre », qui permettent aux gouvernements africains de « boucler » leurs budgets sans avoir à faire face aux difficultés réelles. Il y a fuite devant les responsabilités, au lieu de l'austérité et de la mise au travail. Le résultat, c'est que l'Afrique noire marche vers une sorte de « sudaméricanisation ». Les brasseries et les fabriques de Coca-Cola sortent de terre à Abidjan, mais, pour René Dumont, le quartier de Treichville et ses bidonvilles évoquent déjà les favelas de Rio de Janeiro. La voie est ouverte pour une sorte de vassalisation néocoloniale...

Au même moment, le paysan africain se sent rabaissé, pour ne pas dire méprisé. Son sort n'a guère changé, mais, comparativement aux Mercedes des « messieurs » de Yaoundé ou aux Chevrolet des fonctionnaires d'Abidjan, il prend la mentalité d'un prolétaire, d'un exploité. Y a-t-il déjà des signes politiques de cette prise de conscience ? Si l'on admet, pense René Dumont, que le refus de l'impôt est le premier signe de la révolte, le mouvement est déjà amorcé. L'impôt de capitation n'aurait été recouvré qu'à 45 % à Madagascar – 15 % seulement dans certains districts – tandis qu'à Obala, au nord de [PAGE 16] Yaoundé, au Cameroun, 4 millions à peine avaient été payés sur 36.

Une révolte paysanne n'est plus à exclure si les choses ne changent pas. René Dumont rappelle que la révolution cubaine est née de la conjoncture des paysans et de quelques étudiants. Sans cet encadrement la révolte paysanne risque de dégénérer en jacquerie, en congolisation anarchique. Mais on n'en est pas encore là... Et René Dumont constate que la majorité des étudiants africains ne sont « révolutionnaires » qu'en paroles : l'attrait des « bonnes places » ou des carrières avantageuses a fait rentrer dans le rang bon nombre d'entre eux, tandis que les autres se refusent encore, pour la plupart, aux analyses réalistes qui leur permettraient de déterminer des voies raisonnables, adaptées à l'Afrique.

Car il ne suffit pas, comme on le fait un peu partout dans les capitales du monde noir, de parler de démocratie, de socialisme. En bien des endroits, constate René Dumont, il ne s'agit que d'alibis tandis qu'ailleurs des conceptions fondamentales diffèrent. Peut-on parler de démocratie quand certaines dictatures sont à peine déguisées ? Presque aucune opposition, même constructive, n'a la possibilité de s'exprimer[2]. Et peut-on parler de socialisme là où on laisse en place les structures de l'économie de traite tout en défendant les intérêts des sociétés commerciales ou des capitalistes ?

Ce bilan sans complaisance ne réjouit pas René Dumont. Il n'épargne aucun Etat. Ni le Mali : « 75 % d'enfants sont scolarisés à Bamako, mais seulement 3 % dans la brousse reculée ». N'est-ce pas le signe d'une insuffisance d'efforts en faveur des paysans ? Ni la Guinée : il souligne ce qu'il a pu y avoir de hâtif et de prétentieux dans certaines nationalisations qui ont été suivies d'échecs complets. En un mot, aucune des « maladies de l'indépendance », là même où les options politiques « progressistes » semblent des garanties, ne lui échappe.

Que doit faire dans ces conditions l'Afrique, pour sortir de [PAGE 17] l'ornière ? Là est, au fond, le vrai propos de René Dumont. Son ouvrage est pratiquement un « bréviaire de développement ». Non qu'il entende imposer des solutions toutes faites, des recettes « universelles ». Il sait que les premiers choix, ceux qui déterminent le visage d'un plan, sont « politiques ». Il sait également que les travaux des technocrates ne sauraient suffire : c'est aux Africains eux-mêmes de déterminer ce qu'ils veulent faire, en un véritable dialogue avec la « base » Mais, cela posé, René Dumont recherche à partir d'une sorte de « socialisme minimum » quelles sont les possibilités, les priorités, les voies d'un développement africain qui permettraient au continent noir de ne pas demeurer « à la traîne ».

Le « socialisme minimum » de René Dumont est déjà passablement révolutionnaire. Pourquoi ? Il suppose que les dirigeants s'accordent politiquement pour « accorder la priorité à la satisfaction des besoins les plus urgents de la grande masse de la population ». Cela implique la fin des privilèges des nouvelles castes, une sorte de « Nuit du 4 août » des néo-bourgeois, un renversement des mentalités. Cela veut dire que, au lieu d'importer massivement des automobiles particulières, on préférera des autobus ou les camions; au lieu de bâtir des palais, des hôpitaux coûteux, on préférera des écoles et des dispensaires modestes; au lieu de limiter l'enseignement à une oligarchie, on se penchera sur les besoins de la masse paysanne; au lieu d'importer des aliments de luxe, on veillera à pallier les méfaits de la malnutrition dans les campagnes, etc.

Dans ce cadre, des conduites générales se dessinent. Le point de départ ? « L'homme noir se trouve enfermé dans le cycle infernal d'une agriculture sous-productive, réalisée par des hommes sous-alimentés, sur une terre non fertilisée. » Le point d'arrivée ? Des Etats industrialisés intégrés dans l'économie mondiale alors que l'Afrique est aujourd'hui « à la traîne ».

Méthodiquement, chapitre après chapitre, René Dumont analyse concrètement les différents paliers à franchir. D'abord, extirper les racines vivaces de l'économie de traite, les séquelles de la colonisation qui survivent un peu partout. En un mot le paysan vend sa production à bas prix à un organisme [PAGE 18] qui, lui, revend à taux élevés graines, objets de consommation courante, et joue parfois le rôle d'agent « prêteur », c'est-à-dire d'usurier. Le premier obstacle au développement de l'Afrique est là.

Il s'agit ensuite de rompre la « prolongation du pacte colonial », qui rend impossible une industrialisation véritable. Pour cela, briser les monopoles. René Dumont cite à ce sujet le Pr Gendarme, dont le livre sur l'économie de Madagascar a « mystérieusement » disparu de la vente[3]. Gendarme montre en particulier, dans son livre « L'Economie de Madagascar », les liaisons étroites qui existent entre les grandes compagnies de commerce, les banques et les sociétés de navigation. Il dénonce le handicap fondamental que constitue pour le développement le taux excessif des frets maritimes : « L'explication du prix prohibitif de l'électricité, des marges commerciales énormes, de la désorganisation des productions locales ne réside-t-elle pas dans l'action des compagnies... on retrouve à plusieurs siècles de distance le schéma à peine déformé de l'ancienne Compagnie des Indes. »

Comment agir ? Là, encore, René Dumont ne donne pas de recette magique. Il expose les écarts avec la situation qu'ont pu trouver les révolutionnaires russes, chinois ou cubains. Il constate les différences de mentalités et d'aptitudes. Mais il revient à une ligne générale : « Le développement agricole accéléré doit être non un préalable, mais un corollaire, un adjuvant de l'industrialisation. » Cela suppose une protection douanière, la création d'un important « secteur public », tant dans l'industrie que dans l'agriculture... Aucun des propos de René Dumont ne reste abstrait ou « dans l'air ». Il cite en permanence, références à l'appui, certains types de culture ou d'élevage, l'utilisation industrielle de telle graine, de telle essence, la fabrication de tel engrais, l'introduction de tel outil; le choix des types de coopérative agricole, ou de liaisons commerciales, est toujours fonction de produits, de régions, d'hommes...

L'application d'un tel programme bouleverserait l'Afrique [PAGE 19] noire. Il s'agit, en un mot, d'une « socialisation appliquée », qui apparaît comme la seule voie vers un développement réel, la seule en tout cas qui donnerait aux paysans un enthousiasme et les mobiliserait effectivement dans la construction des nouveaux Etats. Hors de cette voie, il n'y a place que pour un renforcement des dictatures, une accentuation des différences sociales et, à terme une imprévisible explosion. René Dumont décrit donc le mal, mais il donne, avec bon sens les clefs des principaux remèdes.

Remèdes qui ne sauraient agir seuls : il faut aussi le désintéressement et le courage des hommes au travail, dirigeants en tête. René Dumont choquera bien des hommes politiques africains, mais, comme il l'écrit : « Me taire aurait été pure lâcheté. »

« L'Afrique noire est mal partie » est également une « leçon de coopération ». Cette leçon prend tout son poids à l'heure de l'indépendance algérienne. René Dumont montre les impasses du « néocolonialisme », au moment même où celui-ci paraît politiquement triompher en Afrique noire. C'est en aidant l'Afrique à devenir majeure et développée que les échanges les plus féconds pourront s'instaurer : « L'Angleterre vend plus en 1961 à l'Allemagne qu'à l'Inde. » Il faut donc se détourner des politiques de dons, de subventions d'équilibre, de maintien de divisions. En un mot, il faudrait en même temps tourner le dos à un « dégagement » qui trouve de plus en plus de défenseurs, se désolidariser d'intérêts et de sociétés privées dont les objectifs ne coïncident nullement avec ceux de la France, sans s'effrayer pour autant des mesures « socialistes » prises par nos anciennes colonies. Pour la France de 1962, hélas ! une telle politique paraît encore du domaine du rêve.

Claude KRIEF
(L'Express, 23 août 1962)


[1] Déjà ! Quelle clairvoyance, et combien anticipatrice ! Quel génie méconnu, cet homme ! (NDLR)

[2] Enfin un africaniste français qui osait poser le problème de la démocratie en Afrique ! Il y aura certainement un jour une statue de René Dumont dans chaque capitale d'Afrique noire. (NDLR)

[3] Phénomène devenu aujourd'hui classique. (NDLR)