© Peuples Noirs Peuples Africains no. 63-66 (1988) 1-9



POURQUOI LA CRISE ?

Odile TOBNER et Mongo BETI

Le lecteur africain, parcourant les textes que voici ne se défendra sans doute pas d'un certain optimisme, c'est du moins ce que nous avons souhaité. Une telle profession de foi va bien entendu surprendre le lecteur occidental qui peut-être même nous accusera de cultiver délibérément le paradoxe : on lui crie de partout que l'Afrique accablée par des maux innombrables, est en train de s'abîmer dans le gouffre où ont disparu des espèces entières, tels les mammouths ou les diplodocus. Il a fini par se persuader que dans le fond, l'Africain, cet être si bizarre c'était peut-être tout simplement une variété de diplodocus. Alors, qu'il crève ou survive, après tout quelle importance ?

Mais non, la race africaine n'est pas en train de s'éteindre, bien au contraire. Jamais peut-être elle n'a eu devant elle des horizons aussi lumineux; nous en sommes convaincus, dussions-nous étonner M. Jean Imbert, muezzin d'une déploration convenue qui a entonné dans Le Point un loufoque requiem pour l'Afrique. Ce n'est pas que nous ayons l'intention de nier les malheurs de l'Afrique nous prétendons seulement qu'ils n'ont pas la signification que leur donnent les grands prêtres de la liturgie médiatique occidentale, qui, d'ailleurs, se sont toujours trompés sur l'Afrique. Les malheurs de l'Afrique, y compris sa faillite politico-économique, sont les signes visibles d'une bienheureuse mutation dont on observera bientôt les effets réels sur le destin de l'homme noir. Etant entendu que cette révolution (car cette crise est avant tout un profond bouleversement révolutionnaire, où les observateurs occidentaux ne voient, comme d'habitude, que conflits tribaux) loin d'être le fruit du hasard, obéit à une logique.

On ne peut prétendre comprendre ce qui se passe aujourd'hui en Afrique, et en particulier en Afrique francophone, qu'après avoir essayé de situer cette actualité dans une perspective historiquement [PAGE 2] plausible : quel meilleur repère alors que l'histoire de la longue marche il y a trente ans des Afro-américains ? Tout indique que c'est la meilleure sinon l'unique référence, même abstraction faite des affinités établies.

La période de l'histoire des Noirs américains allant de 1865 ( année du vote du 13e amendement qui déclare illégale toute forme de servitude involontaire) jusqu'à l'année 1877 (au cours de laquelle est décidé le retrait des troupes nordistes stationnées dans les Etats du Sud), cette période, appelée Reconstruction, semble la préfiguration dans l'histoire des Noirs africains (et en particulier des Africains francophones) de la période qui va de 1960, année de la proclamation des indépendances jusqu'à 1964, année où Paris dépêche ses parachutistes à Libreville pour rétablir la dictature du vieux Président Mba qui venait d'être renversé par de jeunes officiers gabonais.

Ce qui frappe ici, c'est que, dans un cas comme dans l'autre, bien qu'à un siècle d'intervalle on observe un processus à peu de choses près identique. L'émancipation des Noirs semble d'abord entrer dans le domaine des faits : ils votent, sont éligibles, siègent dans les assemblées représentatives, exercent les plus hautes fonctions, figurent jusqu'aux instances suprêmes des Etats. Bref ils jouissent pleinement des droits civiques. En Afrique, ils détiennent apparemment seuls le pouvoir au lendemain des proclamations d'indépendance.

En réalité, rien de plus précaire que cette émancipation aux Etats-Unis, bien sûr, mais même en Afrique; la liberté des Noirs, là-bas et ici, est menacée par des forces redoutables sous lesquelles elle ne va pas tarder à succomber aux États-Unis, avec le retrait en 1877 des troupes nordistes stationnées dans le Sud, en Afrique avec l'intervention des parachutistes français en 1964 à Libreville, un précédent qui va instituer une sinistre tradition d'interventionnisme occidental.

La période qui suit (pour les Noirs américains : du retrait des troupes nordistes en 1877 à l'affaire Rosa Parks en décembre 1955; pour les Africains : de l'intervention des parachutistes français à Libreville en 1964 à la révolte des étudiants et lycéens ivoiriens en février 1990) est l'une des plus sombres [PAGE 3] pour les Noirs, qui perdent tous les droits que la Guerre de Sécession pour les uns, les proclamations d'indépendance pour les autres, semblaient leur avoir apportés. C'est un retour en arrière équivalant à des décennies sinon à des siècles. Pour les Américains, c'est la période dite de la ségrégation; pour les Africains une dénomination reste à trouver (peut-être foccartisation ?)

La domination des Noirs dans cette période repose des deux côtés respectivement sur trois piliers qui à l'examen se recouvrent malgré le décalage dans le temps, dans l'espace et la culture :

    – la prostitution multiforme et galopante l'intimidation permanente du Ku-Klux-Klan et l'aliénation religieuse, chez les Noirs américains

    – la corruption épidémique, la terreur policière instaurée par les partis uniques et le lavage massif des cerveaux chez les Africains.

Une manifestation de cette identité affectant les destins des peuples noirs, ici et là-bas, me paraît plus étonnante encore que toutes les autres : il s'agit de la parenté, profonde bien que peu visible au regard, qui lie la fameuse "clause du grand-père", utilisée contre les Noirs dans le Sud des Etats-Unis, et le parti unique des Républiques africaines (et francophones en particulier). La clause du grand-père et le parti unique procèdent de la même philosophie et produisent exactement des effets identiques : dépouiller le citoyen noir en Amérique comme en Afrique, de la faculté de choisir par un suffrage librement exprimé les dirigeants de la communauté et donc de contribuer, de quelque façon, à la maîtrise du destin collectif et ipso facto, de son propre destin. Ce résultat est obtenu en exigeant, dans un cas, de citoyens affranchis depuis moins d'une génération que leur grand-père ait été électeur, ce qui était évidemment impossible; dans l'autre cas, on excipe de l'appartenance de l'homme africain à une tribu, lui faisant grief en somme de relever d'une culture originale – autant dire d'être lui-même – pour le condamner d'avance au parti unique et lui interdire ainsi, compte tenu de la nature même de cette institution, tout choix décisif par le suffrage, et donc toute possibilité [PAGE 4] de peser de quelque manière sur la direction d'un Etat auquel il est néanmoins tenu de verser des impôts sans compter les autres obligations.

L'homme noir en Amérique comme en Afrique, était ainsi, pendant cette période voué à l'inexistence civique, à la zombité en quelque sorte là-bas parce qu'il avait une ascendance servile, ici parce qu'il avait une ascendance tribale, dans l'un et l'autre cas pour une faute, si faute il y a, qui ne pouvait être imputable à sa personne individuelle. C'est une philosophie qui, en un mot, se résume à la fatalité de l'abjection dont M. Jacques Chirac, théoricien autorisé de la coopération franco-africaine exposa naguère à Abidjan une fort brillante défense et illustration.

Voici encore une manifestation, troublante de l'identité historique des peuples noirs des deux côtés de l'Atlantique : cohabitant pendant quatre-vingts ans avec les Blancs dans la même cité en tant que citoyens à les Noirs américains n'en récoltèrent que la pauvreté quand leurs compatriotes prospéraient; l'obscurantisme quand leurs compatriotes jouissaient des lumières de l'intelligence et de l'éducation; ils furent opprimés par les mêmes lois qui protégeaient la liberté de leur voisin blanc, sans que cette exclusion scandalise la morale chrétienne dominante, qui, au contraire, voulut longtemps y trouver sa légitimité.

De la même façon quoique plus difficile à démêler tant on y a mis de confusion, cohabitant avec les Français dans le système dit de la coopération franco-africaine, les Noirs africains n'en ont retiré, comme leurs frères américains, que pauvreté, obscurantisme et oppression par dictateurs charismatiques et partis uniques interposés sans que cette situation suscite la révolte ni même la mauvaise conscience des doctrinaires dominants bien au contraire. Ayant un jour pour dénoncer les turpitudes d'un dictateur criminel, rédigé "Main basse sur le Cameroun, autopsie d'une décolonisation", Mongo Beti soumit son manuscrit au jugement d'un éditeur connu sur la place de Paris pour sa brillante intelligence et son engagement auprès du Tiers-monde. Et que lui répondit-il ? "Monsieur ceci n'est pas une autopsie mais une diffamation". Chacun convient [PAGE 5] aujourd'hui que ce despote, malheureusement disparu, fut un vrai petit Néron.

Arrêtons ici un parallèle dont la richesse comme le lecteur a pu en juger pourrait encore être explorée longtemps.

La leçon essentielle que j'en tire légitimement me semble-t-il, la voici; compte tenu de la similitude de cheminement ainsi révélée, les Africains ne devaient-ils pas pour briser la chaîne de cette fatalité, emprunter la stratégie qui a libéré leurs frères américains ? Et si les événements actuels n'étaient autre chose que les prémices d'une révolution comparable à celle des Noirs américains ?

Pour accéder à la dignité qui leur fut longtemps refusée de citoyens part entière les Noirs américains ont été acculés à la mise en œuvre d'une révolution qui n'a pas pu éviter la violence, y compris l'effusion de sang. L'affaire a commencé par un incident banal, à Montgomery, dans l'Etat sudiste d'Alabama, où les Noirs étaient livrés sans défense à toutes les rigueurs de la ségrégation. Le 5 décembre 1955, une vieille négresse appelée Rosa Parks, qui s'était affalée sur la banquette d'un bus, épuisée par une journée de travail, ose refuser de céder sa place au voyageur blanc qui l'exigeait, conformément à un usage invétéré.

C'est le signal d'une longue période de bouleversements dont les historiens n'ont pas fini de ressasser les temps forts : boycott des transports publics à Montgomery sous la conduite de Martin Luther King (1956); émeutes à Watts, ghetto noir de Los Angeles et assassinat de Malcolm X ... (1965); naissance des Black Panthers (1969); assassinat de Martin Luther King (1968); acquittement triomphal d'Angela Davis accusée de complicité de meurtre et de conspiration contre l'ordre public... Bien qu'incomplet selon certains, le succès de cette révolution ne fait pas de doute aujourd'hui.

La révolution entreprise par les Noirs d'Afrique (et en particulier par les Noirs d'Afrique francophone) en vue d'élever le continent à une véritable souveraineté et frayer en même temps la voie à l'unité africaine vient seulement de commencer on peut en voir l'acte fondateur dans la manifestation du 19 février 1990 à Abidjan au cours de laquelle ruinant brusquement [PAGE 6] trente années de propagande intensive des médias français, les étudiants ivoiriens et leurs cadets lycéens et collégiens ont proclamé qu'Houphouët-Boigny n'était pas un chef charismatique ni un monument de sagesse africaine mais un vulgaire prévaricateur, le Bokassa de Yamoussoukro.

Notre révolution, comme celle des Noirs américains, connaîtra des hautes eaux et des basses eaux des bourrasques suivies d'accalmies, des triomphes et des déroutes, elle durera de longues années, mais elle est irréversible ayant désormais pour moteur l'amère expérience des trois décennies qui viennent de s'écouler et pour support les forces vives du Continent : jeunesses scolaires et universitaires, intelligentsias et bourgeoisies citadines, auxquelles se joignent déjà les femmes, la classe la plus opprimée de la société africaine. Il s'agit là de catégories irréductibles, je veux dire dont ne sauraient venir à bout les armes si longtemps utilisées avec succès contre nous : la corruption, la mystification charismatique, la persécution.

A court terme l'enjeu de cette bataille c'est d'en finir avec les dictateurs et les partis uniques, c'est-à-dire avec les stratégies de subtile vassalisation façon pré carré dont ils sont les instruments indispensables; à long terme, de libérer définitivement l'homme noir de toute sujétion grâce, notamment, à l'instauration et à l'exercice illimité des libertés démocratiques.

Ces similitudes entre le destin du Noir en Amérique et celui du Noir en Afrique, ces coïncidences, symétries et recoupements, aussi troublants qu'ils puissent paraître, n'ont rien de vraiment énigmatique ni paradoxal : contrairement aux thèses de l'historiographie occidentale, les Noirs ont été soumis ici et là-bas à deux oppressions étroitement apparentées, c'est-à-dire façonnées par la même inspiration judéo-chrétienne et profondément marquées par l'obsession raciales, syndrome de la mystique de l'élection. Ces systèmes nous ont fait cheminer sur des sentiers décalés dans le temps et l'espace mais parallèles, et déboucher dans des ghettos identiques. Harlem, cité forcée de vivre en marge, c'est l'Afrique des partis uniques, contrainte de camper à la lisière de la vraie vie, la vie [PAGE 7] en liberté. Là-bas comme ici, il y a bien eu un projet cohérent. Pour avoir été le premier sinon le seul à se livrer à une description d'une précision clinique du mal africain nous pardonnons volontiers à Olivier Postel-Vinay de paraître ignorer (ou, pire encore, d'ignorer réellement) qu'on avait jusqu'ici confiné l'Afrique, délibérément, froidement dans le rôle de fournisseur de matières premières, parce que l'industrialisation, porteuse d'orages politiques et sociaux, même quand elle se réduit à la mascarade des éléphants blancs, risquait de déranger l'ordre mondial. Foccart le vrai décolonisateur de l'Afrique dans l'ombre du général de Gaulle, le promoteur et l'architecte obstiné des partis uniques francophones, n'obéissait pas à des préoccupations différentes.

Pour déjouer le complot qui, de part et d'autre de l'océan les avait condamnés à la non-vie, les Noirs n'auront donc finalement pas eu d'autre choix que l'insurrection, la révolte, la violence.

Ce ne sont pas là des thèses improvisées et bricolées dans la fièvre afin de coller à une actualité brûlante, c'est au contraire le fruit d'une réflexion que nous menons depuis des décennies. Voici une citation extraite d'une étude parue à une époque où nous étions traités d'illuminés par les dogmatiques Diafoirus de la coopération franco-africaine de papa :

    ...Tenant compte de l'impatience des jeunes Africains, de l'ampleur des problèmes de l'inadéquation des régimes politiques, de l'archaïsme des idéologies qui les sous-tendent et surtout de l'acharnement et de l'obstination insensée du protecteur impérialiste à conserver ses exorbitants privilèges, n'est-on pas fondé à prédire l'avènement à brève échéance d'une période de chaos ?

    Cette perspective ne peut que réjouir les Africains lucides ainsi que les vrais amis de l'Afrique. La révolte de la jeunesse africaine sans doute inéluctable désormais, sonnera définitivement le glas d'une servitude millénaire ainsi que la ruine des roitelets nègres et de leur protecteur impérialiste. Elle sera le signal de la grandiose mêlée d'où l'Afrique doit se relever sans [PAGE 8] doute sanglante, mais du moins libre enfin..." (Peuples noirs-Peuples africains, no 2, Mars-Avril 1978, pp. 29-30).

Venons en quand même maintenant à la question du jour, celle aussi qui est au centre de cette livraison : qui est responsable de ces trois décennies désastreuses ? A qui ce gâchis épouvantable doit-il être imputé ?

On trouvera nos propres thèses parmi d'autres, dans les textes qui suivent. Le lecteur sera sans doute surpris par le fossé des générations qui sépare souvent les commentateurs d'une même publication comme à l'hebdomadaire Le Point où, au prophétisme de bazar du directeur répondent de jeunes journalistes pratiquant les méthodes modernes d'enquête et dont les analyses recoupent très souvent celles des militants africains, analyses connues depuis longtemps mais dont la droite et même la gauche officielle françaises s'étaient toujours gaussées, ce qui leur ôtait toute chance d'être connues du grand public en France comme en Afrique.

En effet, les malheurs actuels de l'Afrique francophone trouvent une bonne part de leur origine dans l'aberration française qui a voulu que ces Etats relèvent du domaine réservé, ce qui en a fait un sujet tabou, le terrain rêvé de la censure, de la désinformation et du fantasme. C'est ce que nous avons voulu illustrer en ouvrant le numéro spécial par un choix de textes dont certains sont de haute qualité littéraire (nous pensons à la prose de Gilbert Comte, en particulier), mais dont tous (à l'exception de celui de Claude Krief) relèvent de l'échafaudage hasardeux gouverné par l'apriori, quand ce n'est pas, comme chez Philippe Decraene, de la déformation pure et simple.

Ce numéro spécial annonce la reprise de la parution régulière de Peuples noirs-Peuples africains. Nous enverrons sous peu une lettre personnelle aux abonnés pour expliquer à chacun de quelle façon nous avons réaménagé le service de son abonnement, compte tenu de la longue interruption dont émerge la publication. Qu'ils ne nous adressent aucune somme d'argent avant cette circulaire; en tout état de cause la revue leur sera servie, selon le rythme qu'ils connaissaient déjà. [PAGE 9]

Nos amis n'ont pas oublié l'escroquerie dont nous avons été victimes fin 1984, et dont nous les avons abondamment entretenus durant toute l'année 1985. En ruinant notre trésorerie, ces saboteurs nous avaient déstabilisés pour de longues années. Nous n'avons pas à ce jour obtenu un sou des douze millions de francs cfa qui nous ont été volés par le nommé Elundu Onana, lequel, nous dit-on, se promène en toute liberté là-bas, comme des centaines d'autres escrocs bien connus : c'est une des particularités du Renouveau (?) de Paul Biya, outre la persécution des journalistes, les escrocs y bénéficient d'une insolente impunité. Nous ne désespérons pourtant pas de faire rendre gorge bientôt à Elundu Onana; car là-bas aussi, la roue tourne. Il n 'est pas déraisonnable de spéculer sur des changements prochains au Cameroun, pouvant aller jusqu'à l'alternance. Alors les escrocs ne seraient sans doute plus impunis.

En attendant, nous pensons quand même avoir surmonté ce mauvais coup. Comment ? Conseillés par des hommes d'expérience, nous nous sommes réorganisés de manière à fabriquer nous-mêmes la plus grande partie de la revue : nous nous sommes dotés pour cela, grâce à un emprunt, d'une station complète de P.A.O. Nous allons donc pouvoir faire des économies d'argent sinon de labeur et de fatigue puisqu'aux besognes que nous exécutions déjà nous-mêmes, nous allons ajouter la saisie des textes et la mise en page de chaque numéro.

Nous demandons à ceux de nos amis qui nous envoient des contributions de dactylographier soigneusement leurs textes, en utilisant l'interligne 3.

Que, d'une manière générale, nos lecteurs ne s'étonnent ni ne s'indignent si nous nous abstenons de répondre aux lettres personnelles : c'est que cela nous est physiquement impossible.

Odile TOBNER et Mongo BETI