© Peuples Noirs Peuples Africains no. 59-62 (1988) 229-239
Patrice Etoundi Mballa Ambroise KOM Jusqu'à une date très récente, la littérature camerounaise était caractérisée par des œuvres qui prenaient leurs distances vis-à-vis des instances politiques, religieuses et morales, instances qui prétendaient légiférer en matière de biens symboliques. Pendant et après la période coloniale, ce sont des œuvres se situant plutôt en marge du pouvoir établi qui ont vu le jour. De Mongo Beti à Yodi Karone en passant par F. Oyono, René Philombe et autres Bernard Nanga, il ne semblait y avoir, de la part des producteurs, la recherche d'aucune légitimité autre que la légitimité interne au champ. Malgré la censure et les tracasseries de toutes sortes, rien ne dit d'ailleurs que les Beti, Philombe, Karone, etc. ont déjà déposé leur plume. Toujours est-il qu'à côté de cette tradition littéraire qui a fait du Cameroun un des chefs de file de la littérature africaine contemporaine, il se développe depuis peu une production inféodée au système institué. Autant, hier, on a pu considérer un Louis-Marie Pouka, le "parnassien" camerounais comme le chantre des valeurs coloniales, autant, aujourd'hui, Une vie à l'envers de Patrice Etoundi Mballa paraît totalement pris en charge par un réseau naissant de l'institution littéraire. La publication à Yaoundé en 1987, d'Une vie l'envers aux Editions Sopecam, a permis de révéler ou plutôt de confirmer l'existence au Cameroun d'une force instituante dont l'objectif est d'intégrer des pratiques éparses en un système cohérent. En effet, les éditions Sopecam (Société de Presse et d'Edition du Cameroun) sont une création de l'Etat camerounais; une société parapublique comme on l'appelle. Elles publient Cameroon Tribune, le quotidien généralement cité comme le porte-parole officieux du gouvernement. L'auteur d'Une vie à l'envers officie à Cameroon Tribune en qualité de journaliste, Chef de Service de la rubrique "Société". Il est également présenté dans un encart publicitaire (voir Annexe I) comme un billetiste de renom tant il est vrai qu'il contribue souvent à "Autant le dire" de Cameroon Tribune. Mon intention ici consiste moins à étaler la biographie, fût-elle professionnelle, de l'auteur d'Une vie à l'envers, qu'à mettre en relief une position de classe qui s'exprime de façon indissociable dans sa carrière de journaliste et dans sa production littéraire. Mais avant une analyse approfondie du système qui assure un statut spécifique à l'œuvre, [PAGE 230] il convient de présenter ce qui nous semble devoir être retenu du récit que Patrice Etoundi Mballa propose au lecteur. Une vie à l'envers traite de l'aventure du jeune Balita que des fantômes enlèvent et promènent dans un univers mythique. Le texte de Patrice Etoundi Mballa se prête mal au résumé. Les onze chapitres de l'œuvre comptent un minimum d'actions et mettent en scène peu de personnages. D'une part il y a Balita et l'univers des vivants à l'arrière plan, d'autre part on a le monde des fantômes. Après avoir intenté un procès des plus rocambolesques à Balita, les fantômes lui font découvrir divers aspects de leur environnement avant de le reconduire sur terre. Plutôt mince, l'intrigue d'Une vie à l'envers est de peu d'intérêt. Balita, l'actant principal, n'est pas maître de son destin, et à aucun moment il ne mène le jeu. En fait de roman, Une vie à l'envers relève d'une sorte de bricolage. On dirait un amalgame de fragments d'origines diverses : discours politique et idéologique, prescriptions morales et pamphlets pseudo-philosophiques se suivent et/ou se superposent. Aussi vais-je me contenter d'isoler en les citant largement les aspects de l'énoncé qui permettent de restituer Une vie à l'envers dans un procès global de l'institution littéraire au Cameroun. D'emblée le procès sans chef d'accusation auquel les fantômes soumettent Balita lorsque ce dernier entre dans leur royaume donne l'occasion au narrateur de traiter de l'administration judiciaire, des libertés publiques et même de la peine capitale. Chez les fantômes, apprend-on, la justice, en plus d'être libre de toute corruption, est des plus expéditives :
Là aussi, la torture est inconnue. Déjà bien au fait des méthodes qui caractérisent la justice terrestre,
A l'occasion du procès de Balita et des propos sur la torture, le narrateur donne des indications précises sur le lieu de déroulement du récit. Il s'agit de Mbalmayo au Cameroun. Injustement accusé de vol, apprend-on, Ossossongo, l'un des oncles maternels du jeune homme, y avait été emprisonné et torturé. La police d'alors, nourrissant une amitié complice envers un Blanc victime de vol, le vengea en brutalisant sans vergogne les habitants des quartiers indigènes. Le narrateur situe l'incident du vol à une époque lointaine : "Cela s'était passé dans les années 19..." (VE, 44). Mais rien ne dit qu'il s'agit la de pratiques à jamais révolues dans l'espace cité. D'ailleurs, les remarques que fait un policier blanc à un bourreau noir qui éprouve quelque gêne à exécuter sa tâche ont une portée universelle et même absolue.
Et l'officier de poursuivre :
[ ... ] nous travaillons ici pour essayer de faire triompher, non pas forcément la justice parfaite, mais du moins une certaine forme de justice qui puisse servir les réalités spécifiques qui sont les nôtres. C'est pourquoi, il ne nous appartient pas de remettre en cause certaines mesures et méthodes qui ont été étudiées et mises en place, en fonction d'un but précis à atteindre.../.../ Quand vous optez pour une, profession, cela veut dire, très souvent, que vous vous engagez à désapprendre. (VE, 55). Le Blanc conclut :
Point n'est besoin de fréquenter une école de tortionnaires si l'on veut connaître leurs manières d'opérer. Il suffit de lire et de relire Une vie à l'envers, récit qu'il convient effectivement de lire à l'envers. Car l'homme noir a sans doute pris à son compte aujourd'hui ce que lui ressassait l'homme blanc hier. De même, les événements qui se déroulent dans un univers apparemment fantastique peuvent n'être qu'une transposition d'un vécu quotidien. A preuve, ces autres remarques du chef blanc :
En clair, rétorque le Noir : "... il est parfaitement impossible à l'homme de survivre, s'il n'accepte, au sein d'une société donnée, de se conformer à la liberté dirigée que les autres lui imposent ?" (VE, 58) Et le Blanc de confirmer :
Patrice Etoundi Mballa suggère de nous laisser pétrir par le système qui nous gouverne. Nos connaissances, notre personnalité, notre éthique seront sacrifiées par amour de la société ou plus précisément pour le plus grand bien du pouvoir dominant. Pour réussir, il suffit de prendre exemple sur Balita qui "n'était pas un frondeur. Il n'était pas de ces jeunes qui font de la contestation leur apostolat. Il aimait à poser des questions dans le seul but d'enrichir ses connaissances sur cet étrange monde des fantômes". (VE, 98-99). L'ordre social, quel qu'il soit, doit être accepté et respecté tel qu'il est. D'autant que ceux qui traitent certains régimes de tyranniques n'ont pas encore étayé leurs accusations de preuves irréfutables. Pour Patrice Etoundi Mballa,
En faisant l'effort de se mettre du côté du tyran, même ses crimes les plus odieux se justifieront sans peine. De là à légitimer la peine de mort, il n'y a qu'un pas qu'Une vie à l'envers franchit allègrement. En effet, convaincu qu"'il faut, coûte que coûte, punir les coupables, pour faire l'exemple" (VE, 91), l'auteur écrit :
Au terme d'une longue réflexion sur le crime et le châtiment, l'auteur conclut sans biaiser : "Ceux qui tuent doivent être tués à leur tour et [ ... ] ceux qui menacent dangereusement la sécurité des autres citoyens doivent être automatiquement extirpés de la société", (VE, 196) De la manière dont se déroule le récit, il est bien difficile de savoir qui organise la "nouvelle société" que prône Une vie à l'envers. Un vif dialogue entre Balita et le fantôme met hors-jeu les cadres intellectuels et leurs prétentions à détenir quelque vérité. Incisif, le fantôme précise sa pensée en ces termes :
Les valeurs intellectuelles ainsi contestées, quel modèle social nous promet-on ? Rien, sinon une aventure mythique dans une société sans patronyme, sans ethnie, sans race et sans classe. Au sujet des noms, Patrice Etoundi Mballa écrit :
[ ... ] puis comme symboles de divisions, les noms sont effectivement des éléments déterminants des désordres que l'on voit éclater ici et là. [ ... ] il (le nom] a souvent valu des promotions inattendues à des nullités de premier ordre. (VE, 136-137)
En tout état de cause, constate, dépité, Patrice Etoundi Mballa, la mort est l'aboutissement inéluctable de toute aventure humaine :
Une vie à l'envers, on le voit, est émaillé de prises de position débridées et de jugements à l'emporte-pièce. La manière dont le texte est conçu, on l'a souligné, ne permet pas toujours de distinguer avec précision le point de vue que veut faire passer l'auteur. Mais l'on sait par ailleurs que tout personnage et tout point de vue que révèle un texte empruntent toujours à la vision du monde de son créateur. Sans vouloir ici retourner à certains errements de la méthode biographique, on peut clairement établir le lien entre de nombreux passages de l'énoncé et l'expérience du journaliste et du billetiste de Cameroon Tribune. On sait, journalisme d'Etat oblige, qu'il arrive que des instances supérieures rappellent à tel ou à tel autre journaliste de la radio, de la télévision ou de la presse écrite, son statut de porte-parole officieux du gouvernement. Toute velléité de s'écarter de la voie dûment tracée par [PAGE 235] le pouvoir régnant est toujours sanctionnée en conséquence : mesures administratives diverses, tracasseries policières, limogeage/révocation. Voilà sans doute qui explique la furie de l'auteur quand il se rend compte que sa vision morale/sociale n'est pas agréée par telle ou telle autre autorité. Paradoxe ? Certes ! Mais tout indique qu'à force de vouloir médiatiser les volontés du pouvoir et les orientations du régime en place, Patrice Etoundi Mballa a fini par s'identifier au pouvoir qu'il sert, c'est-à-dire par prendre lui-même en main la responsabilité de mettre en place un code social de son cru. Après pareille auto-investiture, l'auteur se prend donc pour le dépositaire de l'orthodoxie et quiconque ne suit pas ses prescriptions sera considéré comme hors-la-loi. Qu'on en juge :
En définitive, le journaliste lui-même fait figure d'un obsédé du pouvoir qui cherche désespérément à édicter et à imposer à ses congénères une vision personnelle de l'organisation sociale. Malheureusement pour lui, sa position de classe ne lui permet pas d'opérer avec autant de facilité qu'il le voudrait. Voilà probablement qui justifie une certaine amertume, les constats de frustré, les sentiments de désespoir et d'impuissance que révèle le livre :
... En tout et partout, résignez-vous dans une somptueuse impuissance, à être content de votre sort. Apprenez à vous accommoder des humiliations que l'on vous fait subir. Cessez de rêver aux étoiles trop lointaines qui ne luiront jamais pour vous. Trouvez plutôt des condoléances de toutes sortes dans cette souffrance muette qui caractérise si bien les vaincus, les impuissants et les martyrs; c'est, de toute façon, la seule forme de liberté, de dignité et d'héroïsme que les hommes consentent enfin à accorder à d'autres hommes. (VE, 200). Il est néanmoins significatif qu'Une vie en l'envers se termine sur une autre prescription morale en forme de code de conduite :
Morale de nationaliste, de chrétien, de résigné ou de délateur ? Sans doute un peu de tout cela, puisque de l'ensemble du texte de Patrice Etoundi Mballa se dégage à la fois le point de vue du nationaliste, du chrétien et du dépositaire de l'orthodoxie gouvernante. [PAGE 237]
C'est peut être aussi ce qui explique la publication de l'ouvrage par la Sopecam. Bien plus, à peine paru, Une vie à l'envers, a fait l'objet d'une énorme campagne de publicité dans Cameroon Tribune et dans tous les médias contrôlés par l'Etat. Devant un jury dont l'identité des membres a été gardée comme un secret d'Etat, la Radio gouvernementale a élu Patrice Etoundi Mballa, meilleur écrivain de l'année 1987. Jamais la liste de ses concurrents n'a été rendue publique. Soulignons qu'en 1985, la même Radio avait sacré Henri Bandolo[2], un autre gourou de Cameroon Tribune, intellectuel de l'année, suite à la publication de La Flamme et la Fumée, aux mêmes éditions Sopecam. Tout se passe comme si avant 1985 il n'y avait jamais eu d'intellectuel au Cameroun et comme si depuis 1985 il n'y en a plus eu. De même qu'avant 1987 le Cameroun n'avait pas eu d'écrivain digne d'être couronné par la presse gouvernementale ! Il est donc évident que les conditions de production et de mise en marché d'un texte comme celui de Patrice Etoundi Mballa s'inscrivent dans des pratiques sociales déterminées. L'habillage dont l'ouvrage a fait et continue de faire l'objet aurait pour but de donner au texte et à son auteur un statut tout à fait spécifique : sans doute celui de modèle d'écrivain d'une certaine période de l'histoire littéraire du Cameroun. Tous les médias officiels, instances suprêmes de légitimation et de consécration culturelles, semblent s'être passé le mot pour promouvoir Une vie à l'envers. La contribution des universitaires à ce vaste mouvement s'est limitée à l'appel téléphonique d'un journaliste à un responsable du Département de ... français (!) de la Faculté des Lettres pour savoir ce que ce dernier pensait du choix de Patrice Etoundi Mballa comme écrivain de l'année. Il s'agissait, on le voit, d'une consultation a posteriori, pour la forme ! De là à ce qu'on retrouve Une vie à l'envers comme manuel scolaire sous peu, il n'y a qu'un pas que les instances de l'éducation nationale pourront franchir d'autant plus aisément que, comme le reconnaît le Ministre de l'Education Nationale :
Le temps passé auquel a recours le Ministre doit-il faire illusion ? Ne s'agit-il pas d'une manière élégante de reconnaître une pratique implicite, dont on peut douter qu'elle a cessé ? On pourrait donc dire, à la suite de Jacques Dubois, qu'un texte comme Une vie à l'envers,
La présente analyse a déjà permis de mettre en relief les acteurs qui jouent un rôle dans l'appareil et qui contribuent à faire la littérature et à définir la littérarité au Cameroun en ce moment. Bien que la Sopecam ait surtout publié des guides, des traités, des manuels et des essais généralement élaborés par des auteurs en odeur de sainteté, cette corporation semble vouloir se positionner comme la maison d'édition par laquelle doit passer quiconque, aujourd'hui au Cameroun, aspire au statut d'écrivain, même si dans un dossier (voir annexes II et III) paru dans le no 4081 du 23 Février 1988, le responsable des éditions Sopecam reconnaît qu'il est seul à lire les manuscrits. Il conclut son interview par un appel du pied aux pouvoirs publics pour permettre :
Assurément, les éditions Sopecam comptent sur les pouvoirs publics mais aussi sur la solidarité des médias gouvernementaux et leur réseau de journalistes patentés pour promouvoir leurs publications. Evidemment les pouvoirs publics ne sauraient encourager la diffusion d'un texte qui ne prendrait pas en compte les éléments de leur vision sociale et politique. La Sopecam se présente ainsi comme un appareil chargé de la fabrication des écrivains de l'institution. Il peut s'agir d'écrivains appartenant déjà à la fraction dominante du groupe social ou d'écrivains en quête de légitimité, c'est-à-dire aspirant à venir prendre place au sein du groupe dominant. Dans un cas comme dans l'autre, l'écrivain devient un instrument comme un autre parmi les appareils idéologiques d'Etat. [PAGE 239] Je ne reviendrai plus ici sur les problèmes d'édition et de diffusion auxquels font face les écrivains en Afrique. Le coût élevé de la fabrication et de la distribution du livre, les concurrences des grandes maisons européennes installées en Afrique, les problèmes de censure et autres découragent quiconque veut se lancer dans l'industrie du livre. A telle enseigne que la plupart des maisons d'éditions qui survivent en Afrique francophone sont presque toujours des créations étatiques : Nouvelles Editions Africaines (N.E.A.), Sopecam etc. Il est vrai que ces maisons permettent une certaine promotion de la culture locale. Mais ainsi que le prouve l'expérience camerounaise, le risque d'inféodation, prélude à une perte totale d'autonomie créatrice, est énorme. Dans ces conditions, du reste, l'attrait du système institué est plus suicidaire pour l'écrivain et pour l'art qu'elle n'est stimulatrice.
Ambroise KOM
[1] Patrice Etoundi Mballa, Une vie à l'envers, Yaoundé, Sopecam, 1987, p.43. Toutes mes références renvoient à la présente édition. Je l'indiquerai dorénavant par VE. [2] Devenu Ministre depuis le 16 mai 1988. [3] Jacques Dubois, "Sociologie des textes littéraires", La Pensée, no 215, Otobre 1980, p.85. |