© Peuples Noirs Peuples Africains no. 59-62 (1988) 229-239



LA TENTATION DE L'INSTITUE UNE VIE A L'ENVERS DE
Patrice Etoundi Mballa

Ambroise KOM

Jusqu'à une date très récente, la littérature camerounaise était caractérisée par des œuvres qui prenaient leurs distances vis-à-vis des instances politiques, religieuses et morales, instances qui prétendaient légiférer en matière de biens symboliques. Pendant et après la période coloniale, ce sont des œuvres se situant plutôt en marge du pouvoir établi qui ont vu le jour. De Mongo Beti à Yodi Karone en passant par F. Oyono, René Philombe et autres Bernard Nanga, il ne semblait y avoir, de la part des producteurs, la recherche d'aucune légitimité autre que la légitimité interne au champ. Malgré la censure et les tracasseries de toutes sortes, rien ne dit d'ailleurs que les Beti, Philombe, Karone, etc. ont déjà déposé leur plume.

Toujours est-il qu'à côté de cette tradition littéraire qui a fait du Cameroun un des chefs de file de la littérature africaine contemporaine, il se développe depuis peu une production inféodée au système institué. Autant, hier, on a pu considérer un Louis-Marie Pouka, le "parnassien" camerounais comme le chantre des valeurs coloniales, autant, aujourd'hui, Une vie à l'envers de Patrice Etoundi Mballa paraît totalement pris en charge par un réseau naissant de l'institution littéraire.

La publication à Yaoundé en 1987, d'Une vie l'envers aux Editions Sopecam, a permis de révéler ou plutôt de confirmer l'existence au Cameroun d'une force instituante dont l'objectif est d'intégrer des pratiques éparses en un système cohérent. En effet, les éditions Sopecam (Société de Presse et d'Edition du Cameroun) sont une création de l'Etat camerounais; une société parapublique comme on l'appelle. Elles publient Cameroon Tribune, le quotidien généralement cité comme le porte-parole officieux du gouvernement. L'auteur d'Une vie à l'envers officie à Cameroon Tribune en qualité de journaliste, Chef de Service de la rubrique "Société". Il est également présenté dans un encart publicitaire (voir Annexe I) comme un billetiste de renom tant il est vrai qu'il contribue souvent à "Autant le dire" de Cameroon Tribune.

Mon intention ici consiste moins à étaler la biographie, fût-elle professionnelle, de l'auteur d'Une vie à l'envers, qu'à mettre en relief une position de classe qui s'exprime de façon indissociable dans sa carrière de journaliste et dans sa production littéraire. Mais avant une analyse approfondie du système qui assure un statut spécifique à l'œuvre, [PAGE 230] il convient de présenter ce qui nous semble devoir être retenu du récit que Patrice Etoundi Mballa propose au lecteur.

Une vie à l'envers traite de l'aventure du jeune Balita que des fantômes enlèvent et promènent dans un univers mythique. Le texte de Patrice Etoundi Mballa se prête mal au résumé. Les onze chapitres de l'œuvre comptent un minimum d'actions et mettent en scène peu de personnages. D'une part il y a Balita et l'univers des vivants à l'arrière plan, d'autre part on a le monde des fantômes. Après avoir intenté un procès des plus rocambolesques à Balita, les fantômes lui font découvrir divers aspects de leur environnement avant de le reconduire sur terre. Plutôt mince, l'intrigue d'Une vie à l'envers est de peu d'intérêt. Balita, l'actant principal, n'est pas maître de son destin, et à aucun moment il ne mène le jeu. En fait de roman, Une vie à l'envers relève d'une sorte de bricolage. On dirait un amalgame de fragments d'origines diverses : discours politique et idéologique, prescriptions morales et pamphlets pseudo-philosophiques se suivent et/ou se superposent.

Aussi vais-je me contenter d'isoler en les citant largement les aspects de l'énoncé qui permettent de restituer Une vie à l'envers dans un procès global de l'institution littéraire au Cameroun. D'emblée le procès sans chef d'accusation auquel les fantômes soumettent Balita lorsque ce dernier entre dans leur royaume donne l'occasion au narrateur de traiter de l'administration judiciaire, des libertés publiques et même de la peine capitale. Chez les fantômes, apprend-on, la justice, en plus d'être libre de toute corruption, est des plus expéditives :

    Les fantômes lui avaient épargné les mille tracasseries qui précèdent généralement les procès chez les hommes. Il [Balita] n'allait pas connaître, lui, les mesquineries des enquêteurs et leurs interminables interrogatoires[1].

Là aussi, la torture est inconnue. Déjà bien au fait des méthodes qui caractérisent la justice terrestre,

    Balita éprouva un immense soulagement à cette seule pensée qu'il n'allait point être torturé physiquement. Avant cela, l'éventualité d'être roué de coups, piétiné, traîné dans des excréments humains, enchaîné étroitement les mains derrière le dos, suspendu par les pieds, électrocuté à petites doses aux endroits les plus sensibles du corps, l'avait bel et bien oppressé ... (VE, 43-44) [PAGE 231]

A l'occasion du procès de Balita et des propos sur la torture, le narrateur donne des indications précises sur le lieu de déroulement du récit. Il s'agit de Mbalmayo au Cameroun.

Injustement accusé de vol, apprend-on, Ossossongo, l'un des oncles maternels du jeune homme, y avait été emprisonné et torturé. La police d'alors, nourrissant une amitié complice envers un Blanc victime de vol, le vengea en brutalisant sans vergogne les habitants des quartiers indigènes. Le narrateur situe l'incident du vol à une époque lointaine : "Cela s'était passé dans les années 19..." (VE, 44). Mais rien ne dit qu'il s'agit la de pratiques à jamais révolues dans l'espace cité. D'ailleurs, les remarques que fait un policier blanc à un bourreau noir qui éprouve quelque gêne à exécuter sa tâche ont une portée universelle et même absolue.

    La torture a, certes, un petit côté révoltant; mais aucune société organisée ne peut survivre si elle ne dispose point de structures, d'institutions et de lois assez efficaces pour imposer à l'ensemble des citoyens la menace de la contrainte physique. Et dès l'instant où la contrainte physique est légitimée, les diverses voies et méthodes – torture comprise – dont on peut user pour atteindre un certain ordre social cessent d'être considérées comme honteuses; et les hommes chargés de maintenir la réalité de la contrainte physique ne sauraient plus être traités vulgairement de bourreaux.

Et l'officier de poursuivre :

    [ ... ] nous servons sous un régime précis dont la survie même ne peut se contenter des caprices généreux de nos bonnes intentions. Nous devons nous imposer une ligne d'action précise et rigoureuse. De toute façon, des individus de second ordre, comme vous et moi, n'ont aucune chance de s'attaquer victorieusement aux systèmes établis. Le régime en place ne pourra jamais tolérer que vous lui fassiez tout le temps des leçons de morale. Croyez-moi, ce sont les systèmes qui sacrifient et brisent les individus. Et non point le contraire. Alors un bon conseil : cessez de rêver.

    [ ... ] nous travaillons ici pour essayer de faire triompher, non pas forcément la justice parfaite, mais du moins une certaine forme de justice qui puisse servir les réalités spécifiques qui sont les nôtres. C'est pourquoi, il ne nous appartient pas de remettre en cause certaines mesures et méthodes qui ont été étudiées et mises en place, en fonction d'un but précis à atteindre.../.../ Quand vous optez pour une, profession, cela veut dire, très souvent, que vous vous engagez à désapprendre. (VE, 55).

Le Blanc conclut :

    La section à laquelle vous appartenez travaille, je vous le répète, suivant des méthodes précises, en vue d'obtenir des buts tout aussi précis. Elle peut s'améliorer, certes; mais, elle ne pourra jamais radicalement changer. C'est vous qui devez changer. (VE, 56). [PAGE 232]

Point n'est besoin de fréquenter une école de tortionnaires si l'on veut connaître leurs manières d'opérer. Il suffit de lire et de relire Une vie à l'envers, récit qu'il convient effectivement de lire à l'envers. Car l'homme noir a sans doute pris à son compte aujourd'hui ce que lui ressassait l'homme blanc hier. De même, les événements qui se déroulent dans un univers apparemment fantastique peuvent n'être qu'une transposition d'un vécu quotidien. A preuve, ces autres remarques du chef blanc :

    Vous auriez pu naître dans une société qui prône le suicide comme une délivrance, le vol comme une prouesse, le viol comme une expression glorieuse de la virilité et le meurtre, enfin, comme une conséquence normale et inéluctable de la fureur de vivre. Rien ne permet de dire aujourd'hui que vous n'auriez pas trouvé des motifs de satisfaction au sein d'une telle société pervertie. [ ... ] être libre pour un homme d'aujourd'hui, c'est refuser d'être libre, c'est renoncer à ses premiers idéaux... c'est vivre de la liberté d'autrui... " (VE, 57-58).

En clair, rétorque le Noir : "... il est parfaitement impossible à l'homme de survivre, s'il n'accepte, au sein d'une société donnée, de se conformer à la liberté dirigée que les autres lui imposent ?" (VE, 58)

Et le Blanc de confirmer :

    Tu as enfin fort bien compris. La loi naturelle n'exige-t-elle pas déjà que la graine soit enfouie sous terre, qu'elle pourrisse d'abord avant qu'elle germe enfin ? Il en est de même pour l'homme. Il faut absolument qu'il se détruise et se renie, s'il veut se prévaloir de quelque liberté et avoir, au sein de la société, une petite place au soleil. (VE, 58)

Patrice Etoundi Mballa suggère de nous laisser pétrir par le système qui nous gouverne. Nos connaissances, notre personnalité, notre éthique seront sacrifiées par amour de la société ou plus précisément pour le plus grand bien du pouvoir dominant. Pour réussir, il suffit de prendre exemple sur Balita qui "n'était pas un frondeur. Il n'était pas de ces jeunes qui font de la contestation leur apostolat. Il aimait à poser des questions dans le seul but d'enrichir ses connaissances sur cet étrange monde des fantômes". (VE, 98-99). L'ordre social, quel qu'il soit, doit être accepté et respecté tel qu'il est. D'autant que ceux qui traitent certains régimes de tyranniques n'ont pas encore étayé leurs accusations de preuves irréfutables. Pour Patrice Etoundi Mballa,

    les tyrans véritables sont très peu nombreux à travers le monde. En effet, même dans ce que vous appelez "démocraties avancées", le pouvoir en place apparaît toujours tyrannique à tout ceux qui en contestent les méthodes et les procédures; ce pouvoir apparaît abominable à tous ceux qui prétendent militer dans l'opposition. En somme, c'est finalement chacun de nous qui crée sa propre tyrannie et enfante ses tyrans, dès l'instant où il refuse de se plier aux lois en vigueur. [PAGE 233] C'est très simple. Pour peu qu'on veuille avoir l'honnêteté d'admettre que le pouvoir en place fait de son mieux pour réussir un certain programme d'action, on découvre tout d'un coup que les institutions incriminées ne sont pas aussi "tyranniques" qu'on les avait vues jusque là... Alors, ayez, vous aussi, cette honnêteté envers nous. Acceptez nos points de vue. Vous verrez, notre réalité deviendra aussitôt pour vous-même et pour vos semblables, douce et rassurante. (VE, 73-74)

En faisant l'effort de se mettre du côté du tyran, même ses crimes les plus odieux se justifieront sans peine. De là à légitimer la peine de mort, il n'y a qu'un pas qu'Une vie à l'envers franchit allègrement. En effet, convaincu qu"'il faut, coûte que coûte, punir les coupables, pour faire l'exemple" (VE, 91), l'auteur écrit :

    [ ... ] il faut absolument que le crime soit sévèrement puni. Cela sert d'exemple et constitue la seule manière possible de bannir la voie à tous les ennemis publics qui mettent leur ambition à vouloir détruire la société dans ses fondements mêmes. C'est la société, auréolée de toutes ses valeurs les plus sûres, qui doit survivre et triompher, et non point ces brigands et tous ces autres criminels qui massacrent, pillent, incendient, volontairement, sous prétexte qu'ils n'en peuvent plus. (VE, 195)

Au terme d'une longue réflexion sur le crime et le châtiment, l'auteur conclut sans biaiser : "Ceux qui tuent doivent être tués à leur tour et [ ... ] ceux qui menacent dangereusement la sécurité des autres citoyens doivent être automatiquement extirpés de la société", (VE, 196)

De la manière dont se déroule le récit, il est bien difficile de savoir qui organise la "nouvelle société" que prône Une vie à l'envers. Un vif dialogue entre Balita et le fantôme met hors-jeu les cadres intellectuels et leurs prétentions à détenir quelque vérité. Incisif, le fantôme précise sa pensée en ces termes :

    il est souhaitable que tu surmontes, avant tout, la grande fascination qu'exercent généralement sur les esprits simples les diplômes que les uns et les autres ont obtenus. Ces diplôme universitaires sont de belles références, certes, mais dans la plupart des cas, ils ne constituent la preuve, ni de la régularité ou du sérieux des études suivies; ni de l'intelligence particulièrement vive de leurs impétrants. Cela dit, les gens les plus dangereux dans une cité sont précisément tous ces intellectuels qui détiennent le pouvoir. Ce sont généralement les pires messagers. Non seulement ils ne transmettent jamais tels quels les ordres donnés, mais encore ils détournent constamment l'autorité à leurs fins personnelles. Quand ils n'ont pas de postes en vue, ils deviennent aigris et mécontents et se réfugient dans une sourde agression. Au contraire, ils font montre d'un excès de zèle intéressé, dès qu'ils croient avoir obtenu, enfin, la charge à laquelle ils n'avaient cessé de rêver. (VE, 115-116) [PAGE 234]

Les valeurs intellectuelles ainsi contestées, quel modèle social nous promet-on ? Rien, sinon une aventure mythique dans une société sans patronyme, sans ethnie, sans race et sans classe. Au sujet des noms, Patrice Etoundi Mballa écrit :

    les noms sont liés à de si nombreux particularismes qu'il est imprudent d'affirmer leur capacité de cultiver une telle forme supérieure de fusion entre les différents individus d'une société donnée. En plus du fait qu'ils singularisent les individus, les noms rappellent si constamment les différentes origines qu'ils semblent plaider en faveur des divisions.

    [ ... ] puis comme symboles de divisions, les noms sont effectivement des éléments déterminants des désordres que l'on voit éclater ici et là.

    [ ... ] il (le nom] a souvent valu des promotions inattendues à des nullités de premier ordre. (VE, 136-137)

Tout comme les noms, les races sont facteur de division. Mais le procès qui est ici fait à la race blanche, se justifie-t-il ?

    Bien évidemment, dans cette tentative d'avoir toujours raison, ils [les Blancs] ne se sont jamais demandé si les conditions de vie du Noir imposaient des exigences comparables à celles auxquelles ils devaient faire face, eux, et qui, assurément, leur avaient fait découvrir la roue et les chariots comme des nécessités vitales. Ils n'ont jamais voulu savoir si le Noir avait besoin, dans sa conception originelle du bonheur, de ne plus porter ses charges sur la tête. (VE, 145)

En tout état de cause, constate, dépité, Patrice Etoundi Mballa, la mort est l'aboutissement inéluctable de toute aventure humaine :

    les hommes, quels que soient leur naissance, leur rang social et la parcelle d'autorité qu'ils détiennent, finissent un jour ou l'autre par fermer les yeux à la lumière du soleil, pour faire leur entrée dans ce monde lavé de mortalité qui s'étend au-delà de la vie charnelle et qui est précisément le royaume des fantômes. Et pour ce grand voyage, il n'y a jamais eu de billet aller-retour. (VE, 188)

Une vie à l'envers, on le voit, est émaillé de prises de position débridées et de jugements à l'emporte-pièce. La manière dont le texte est conçu, on l'a souligné, ne permet pas toujours de distinguer avec précision le point de vue que veut faire passer l'auteur. Mais l'on sait par ailleurs que tout personnage et tout point de vue que révèle un texte empruntent toujours à la vision du monde de son créateur.

Sans vouloir ici retourner à certains errements de la méthode biographique, on peut clairement établir le lien entre de nombreux passages de l'énoncé et l'expérience du journaliste et du billetiste de Cameroon Tribune. On sait, journalisme d'Etat oblige, qu'il arrive que des instances supérieures rappellent à tel ou à tel autre journaliste de la radio, de la télévision ou de la presse écrite, son statut de porte-parole officieux du gouvernement. Toute velléité de s'écarter de la voie dûment tracée par [PAGE 235] le pouvoir régnant est toujours sanctionnée en conséquence : mesures administratives diverses, tracasseries policières, limogeage/révocation.

Voilà sans doute qui explique la furie de l'auteur quand il se rend compte que sa vision morale/sociale n'est pas agréée par telle ou telle autre autorité. Paradoxe ? Certes ! Mais tout indique qu'à force de vouloir médiatiser les volontés du pouvoir et les orientations du régime en place, Patrice Etoundi Mballa a fini par s'identifier au pouvoir qu'il sert, c'est-à-dire par prendre lui-même en main la responsabilité de mettre en place un code social de son cru. Après pareille auto-investiture, l'auteur se prend donc pour le dépositaire de l'orthodoxie et quiconque ne suit pas ses prescriptions sera considéré comme hors-la-loi. Qu'on en juge :

    veillez toujours à ce que vos désirs et vos aspirations ne deviennent trop violents et ne se cristallisent en vous sous la forme d'un idéal qu'il vous faudrait défendre à tout prix. Car même si ces désirs soutiennent une cause noble, vous deviendrez, quand même, pour tous ceux qui ne partagent pas alors votre idéal, un homme extrêmement dangereux qu'il faudrait absolument éliminer. Vous deviendrez une sorte de maladie dont on craindrait la contagion. Dès lors tout mouvement de révolte que vous pourriez esquisser pour combattre l'injustice sera automatiquement considéré comme une manœuvre évidente de subversion. Tout ce que vous pourriez tenter, même légitimement, pour amener la société à s'occuper du seul intérêt commun, à reconnaître à chaque citoyen un peu de sa dignité humaine, prendra subitement aux yeux des arrivistes surtout, les proportions effrayantes d'une véritable rébellion ouverte ou d'une intolérable anarchie. Bien entendu, tout acte désespéré de votre part, aussi insignifiant qu'un court billet inséré dans un journal, qu'un léger sourire de dépit sur le passage d'un interminable cortège de véhicules officiels sera aussitôt assimilé à une atteinte grave à la sûreté intérieure de l'Etat. Et ce sera le crime. A partir de là, le processus sera déclenché : les juges appliqueront sèchement la loi et les bourreaux, de leur côté, feront joyeusement leur travail, en toute beauté.,, (VE, 199)

En réalité, c'est d'une véritable lutte pour le pouvoir qu'il s'agit. Le bras de fer entre le journaliste-donneur de leçons et ses "patrons" au sujet de la légitimité du pouvoir ne prend nullement en compte le point de vue du petit peuple. Parfaitement conscient de ses objectifs, le journaliste qui semble avoir résolument pris en main l'élaboration des normes sociales n'hésite pas à vouer aux gémonies les grands et les petits, les puissants et les faibles qui hésitent à souscrire à sa vision du monde :

    quelle attitude adopteriez-vous, une fois devenu un homme politique, face à ces étranges nationalistes, prétendument très engagés, dont le sens de l'Etat se limite à briguer désespérément les postes les plus en vue, à détourner le plus astucieusement possible les deniers publics, à se construire des dizaines et des dizaines de villas somptueuses et à rouler dans les plus luxueuses voitures du monde ? (VE, 198) [PAGE 236]

En définitive, le journaliste lui-même fait figure d'un obsédé du pouvoir qui cherche désespérément à édicter et à imposer à ses congénères une vision personnelle de l'organisation sociale. Malheureusement pour lui, sa position de classe ne lui permet pas d'opérer avec autant de facilité qu'il le voudrait. Voilà probablement qui justifie une certaine amertume, les constats de frustré, les sentiments de désespoir et d'impuissance que révèle le livre :

    ... Quand vous ne détenez pas le pouvoir réel et que vous n'êtes pas suffisamment protégé d'en haut, prenez le moins de risques possible. Mieux même, n'en prenez point du tout. Bien que le fait de dire la vérité soit, pour un citoyen libre, à la fois un devoir impératif et un droit inaliénable, sachez, dans la plupart des cas, vous abstenir de faire des révélations exactes, susceptibles de nuire aux intérêts de ceux qui sont plus puissants que vous. Au contraire, si on vous le demande, si c'est cela que l'on exige de vous, dites que le laid est beau, que des lignes courbes sont tout à fait droites et que des couleurs noires sont parfaitement blanches. Donnez toujours les meilleures impressions possibles, même en vous affublant du ridicule. Quand il s'agira des arts, n'hésitez pas à admirer ce qui est faux si on vous l'impose. Soignez, comme tout le monde, le culte de la nullité. Sachez trouver de l'originalité dans la banalité la plus plate. Prenez place dans le chœur des griots flatteurs et criez avec la foule : "Tout va bien. Tout va très bien. Toutes nos statues sont les plus belles du monde !" ...

    ... En tout et partout, résignez-vous dans une somptueuse impuissance, à être content de votre sort. Apprenez à vous accommoder des humiliations que l'on vous fait subir. Cessez de rêver aux étoiles trop lointaines qui ne luiront jamais pour vous. Trouvez plutôt des condoléances de toutes sortes dans cette souffrance muette qui caractérise si bien les vaincus, les impuissants et les martyrs; c'est, de toute façon, la seule forme de liberté, de dignité et d'héroïsme que les hommes consentent enfin à accorder à d'autres hommes. (VE, 200).

Il est néanmoins significatif qu'Une vie en l'envers se termine sur une autre prescription morale en forme de code de conduite :

    cultive en moi le sens de la générosité, de l'idéal et de l'abnégation, afin que je sache toujours placer au dessus de mes ambitions personnelles les intérêts supérieurs de toute la communauté. Fais que je m'habitue à la vraie lumière, afin que je ne foule jamais aux pieds la beauté. Si tu peux, rends-moi juste et respectueux de la valeur réelle des hommes et des choses. Puissé-je, grâce à toi, ne devenir jamais complice, par mon silence ou par ma démission, d'une erreur collective, volontairement entretenue et habilement présentée sous la forme d'un slogan salvateur. (VE, 223)

Morale de nationaliste, de chrétien, de résigné ou de délateur ? Sans doute un peu de tout cela, puisque de l'ensemble du texte de Patrice Etoundi Mballa se dégage à la fois le point de vue du nationaliste, du chrétien et du dépositaire de l'orthodoxie gouvernante. [PAGE 237]

C'est peut être aussi ce qui explique la publication de l'ouvrage par la Sopecam. Bien plus, à peine paru, Une vie à l'envers, a fait l'objet d'une énorme campagne de publicité dans Cameroon Tribune et dans tous les médias contrôlés par l'Etat.

Devant un jury dont l'identité des membres a été gardée comme un secret d'Etat, la Radio gouvernementale a élu Patrice Etoundi Mballa, meilleur écrivain de l'année 1987. Jamais la liste de ses concurrents n'a été rendue publique. Soulignons qu'en 1985, la même Radio avait sacré Henri Bandolo[2], un autre gourou de Cameroon Tribune, intellectuel de l'année, suite à la publication de La Flamme et la Fumée, aux mêmes éditions Sopecam. Tout se passe comme si avant 1985 il n'y avait jamais eu d'intellectuel au Cameroun et comme si depuis 1985 il n'y en a plus eu. De même qu'avant 1987 le Cameroun n'avait pas eu d'écrivain digne d'être couronné par la presse gouvernementale !

Il est donc évident que les conditions de production et de mise en marché d'un texte comme celui de Patrice Etoundi Mballa s'inscrivent dans des pratiques sociales déterminées. L'habillage dont l'ouvrage a fait et continue de faire l'objet aurait pour but de donner au texte et à son auteur un statut tout à fait spécifique : sans doute celui de modèle d'écrivain d'une certaine période de l'histoire littéraire du Cameroun. Tous les médias officiels, instances suprêmes de légitimation et de consécration culturelles, semblent s'être passé le mot pour promouvoir Une vie à l'envers. La contribution des universitaires à ce vaste mouvement s'est limitée à l'appel téléphonique d'un journaliste à un responsable du Département de ... français (!) de la Faculté des Lettres pour savoir ce que ce dernier pensait du choix de Patrice Etoundi Mballa comme écrivain de l'année. Il s'agissait, on le voit, d'une consultation a posteriori, pour la forme !

De là à ce qu'on retrouve Une vie à l'envers comme manuel scolaire sous peu, il n'y a qu'un pas que les instances de l'éducation nationale pourront franchir d'autant plus aisément que, comme le reconnaît le Ministre de l'Education Nationale :

    Il y avait des auteurs, des maisons d'édition qui venaient faire pression pour que leurs livres soient automatiquement inscrits [au programme]. Ce qui gênait la liberté des inspecteurs pour choisit et apprécier à leur juste valeur les ouvrages qui sont les meilleurs. Comme la liste n'était pas limitative, il n'y avait pas de raison d'écarter l'un et d'accepter l'autre. De sorte que cela devenait même un problème politique. (Cameroon Tribune, no 4098 du 17 Mars 1988). [PAGE 238]

Le temps passé auquel a recours le Ministre doit-il faire illusion ? Ne s'agit-il pas d'une manière élégante de reconnaître une pratique implicite, dont on peut douter qu'elle a cessé ? On pourrait donc dire, à la suite de Jacques Dubois, qu'un texte comme Une vie à l'envers,

    retire une part de sa réalité du jeu de rapports et de positions auquel il participe à l'intérieur du système [ ... ], que le texte [...] est déterminé par les conditions institutionnelles de son apparition [ ... ] qu'il porte en lui les marques de ces conditions.[3]

La présente analyse a déjà permis de mettre en relief les acteurs qui jouent un rôle dans l'appareil et qui contribuent à faire la littérature et à définir la littérarité au Cameroun en ce moment. Bien que la Sopecam ait surtout publié des guides, des traités, des manuels et des essais généralement élaborés par des auteurs en odeur de sainteté, cette corporation semble vouloir se positionner comme la maison d'édition par laquelle doit passer quiconque, aujourd'hui au Cameroun, aspire au statut d'écrivain, même si dans un dossier (voir annexes II et III) paru dans le no 4081 du 23 Février 1988, le responsable des éditions Sopecam reconnaît qu'il est seul à lire les manuscrits. Il conclut son interview par un appel du pied aux pouvoirs publics pour permettre :

    aux éditeurs de faire émerger les jeunes auteurs en leur donnant (sic) prioritairement les livres scolaires où ils sont certains de faire de l'argent. Grâce aux bénéfices ainsi obtenus, nous pourrions produire des livres à caractère culturel. (Cameroon Tribune no 4081, 23 Février 1988, p.18).

Assurément, les éditions Sopecam comptent sur les pouvoirs publics mais aussi sur la solidarité des médias gouvernementaux et leur réseau de journalistes patentés pour promouvoir leurs publications. Evidemment les pouvoirs publics ne sauraient encourager la diffusion d'un texte qui ne prendrait pas en compte les éléments de leur vision sociale et politique. La Sopecam se présente ainsi comme un appareil chargé de la fabrication des écrivains de l'institution. Il peut s'agir d'écrivains appartenant déjà à la fraction dominante du groupe social ou d'écrivains en quête de légitimité, c'est-à-dire aspirant à venir prendre place au sein du groupe dominant. Dans un cas comme dans l'autre, l'écrivain devient un instrument comme un autre parmi les appareils idéologiques d'Etat. [PAGE 239]

Je ne reviendrai plus ici sur les problèmes d'édition et de diffusion auxquels font face les écrivains en Afrique. Le coût élevé de la fabrication et de la distribution du livre, les concurrences des grandes maisons européennes installées en Afrique, les problèmes de censure et autres découragent quiconque veut se lancer dans l'industrie du livre. A telle enseigne que la plupart des maisons d'éditions qui survivent en Afrique francophone sont presque toujours des créations étatiques : Nouvelles Editions Africaines (N.E.A.), Sopecam etc. Il est vrai que ces maisons permettent une certaine promotion de la culture locale. Mais ainsi que le prouve l'expérience camerounaise, le risque d'inféodation, prélude à une perte totale d'autonomie créatrice, est énorme. Dans ces conditions, du reste, l'attrait du système institué est plus suicidaire pour l'écrivain et pour l'art qu'elle n'est stimulatrice.

Ambroise KOM
Université de Yaoundé


[1] Patrice Etoundi Mballa, Une vie à l'envers, Yaoundé, Sopecam, 1987, p.43. Toutes mes références renvoient à la présente édition. Je l'indiquerai dorénavant par VE.

[2] Devenu Ministre depuis le 16 mai 1988.

[3] Jacques Dubois, "Sociologie des textes littéraires", La Pensée, no 215, Otobre 1980, p.85.