IV. UN CAS PLAISANT DE DIALOGUE DE SOURDS
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NIGERIA : UN COLLOQUE A LAGOS
LE RÔLE POLITIQUE AMBIGU DES ÉCRIVAINS
Alain RICARD
Un récent colloque à Lagos a permis aux écrivains
francophones de découvrir la relative liberté de parole de
leurs collègues nigérians, le régime n'ayant pas
complètement rompu, malgré son caractère autoritaire,
avec la tradition ango-saxonne.
Tchicaya U'Tam'si a faussé compagnie à la francophonie.
"Encore un dialogue rompu, un autre rayon détaché du soleil',
a écrit Jean Baptiste Tati Loutard, ministre congolais de la
culture, dans la "Tradition du songe" et ces lignes auraient pu servir
d'épitaphe au poète congolais disparu le 22 avril dernier (Le
Monde du 23 avril) Or c'est ce recueil qui vient de recevoir le prix
Okigbo, décerné par l'Association des auteurs nigérians
(ANA) en mémoire du poète nigérian Christopher Okigbo,
mort il y a vingt ans dans les rangs de l'armée biafraise.
La remise officielle du prix coïncidait avec le Symposium
international sur les littératures africaines tenu à Lagos du 2
au 7 mai. Près d'une centaine d'écrivains venus de toute
l'Afrique, y compris l'Afrique du Sud ce qui n'est pas fréquent dans
les congrès littéraires africains ont donc pu se retrouver
dans la capitale nigériane.
Près de trente ans après les indépendances, vingt ans
après la conférence de Niamey qui avait vu, en pleine guerre du
Biafra, la naissance de la francophonie, les relations culturelles entre la
France et le Nigéria ont bien changé, même si elles ont
encore du chemin à faire avant d'atteindre le niveau des relations
économiques : le tiers de la Bourse de Lagos est détenu par des
sociétés franco-nigérianes qui occupent des positions
très importantes, notamment dans banque, le pétrole, le
génie civil. Les écrivains nigérians, venus en grand
nombre assister au symposium organisé parle gouvernement de Lagos
avec l'UNESCO et le gouvernement français à l'initiative de M.
Jacques Thibau, ambassadeur de France, ont pu aussi mesurer la place
conservée en Afrique par la présence de la France : près
de soixante écrivains francophones étaient venus de douze
pays.
Un atelier portait sur un thème impensable il y a vingt ans : "L'anglais
et le français, langues africaines." Un briseur de langue comme
l'Ivoirien Ahmadou Kourouma, auteur du best-seller africain "les Soleils des
indépendances", se retrouve, à juste titre, à
l'avant-garde de ce mouvement où il rejoint des pionniers illustres
comme le Nigérian Amos Tutuola. Plusieurs participants devaient insister
sur l'importance des [PAGE 190] traductions : les écrivains francophones
connaissent mal leurs collègues anglophones. De même,
l'encouragement à écrire en langues africaines n'aura que peu de
diffusion internationale s'il ne s'appuie sur les traductions.
La liberté de parole des Nigérians a été pour
beaucoup d'auteurs francophones une révélation. Les
écrivains jouent ici un rôle politique ambigu. Dans son effort
pour mobiliser le pays, le gouvernement a besoin du soutien de l'opinion
publique; aussi a-t-il commencé à courtiser les écrivains
qui, par leur position dans les salles de classe et les rédactions des
journaux, ont une grande influence sur la jeunesse. L'organisation du symposium
faisait partie de cette opération de charme.
"Pour dîner avec le diable, il faut une cuillère avec un long
manche" a fait remarquer Wole Soyinka, prix Nobel de littérature
1986, dont le discours inaugural était une réflexion sur les
stratégies des poètes face au pouvoir et un appel contre ce qu'il
nomme "le droit divin du fusil en Afrique". Il répondit ainsi
à ses détracteurs qui l'accusent de s'être laissé
"récupérer" en acceptant le poste de responsable national de la
sécurité routière. Plusieurs orateurs ont mis en cause le
gouvernement qui, laissant la bride sur le cou à ses
éléments les plus réactionnaires, a expulsé du pays
deux universitaires, dont un membre de l'ANA.
Une exception et un modèle
La vitalité de la presse, l'activisme des étudiants et des
syndicats sont autant de points d'appui en faveur d'une liberté
d'expression accrue. Il est évident que le Nigiéria
représente à cet égard en Afrique à la fois une
exception et un modèle, comme les travaux du symposium l'ont bien
montré.
Pourtant, comment généraliser ? La constitution d'une Union
panafricaine des écrivains, indépendante des gouvernements,
était encore une fois à l'ordre du jour. Mais dans la plupart
des pays francophones, les associations d'écrivains sont
étroitement dépendantes des ministères de la culture...
Les écrivains africains peuvent-ils s'appuyer sur le prix Nobel et
l'exemple nigérian pour s'émanciper un peu de la tutelle des
pouvoirs en place ? Par un étrange paradoxe, le symposium montrait
qu'une telle tutelle peut s'instaurer au Nigéria si l'association des
auteurs n'est pas vigilante. La vieille "négligence bienveillante" de la
tradition politique anglo-saxonne à l'égard des hommes de culture
est-elle en train de disparaître et de céder la place à un
interventionnisme étatique pas toujours éclairé ?
L'anglophonie serait-elle contaminée par la francophonie ?
Alain RICARD
"Le Monde" 20 mai 1988
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