© Peuples Noirs Peuples Africains no. 59-62 (1988) 187-190



IV. – UN CAS PLAISANT DE DIALOGUE DE SOURDS

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NIGERIA : UN COLLOQUE A LAGOS
LE RÔLE POLITIQUE AMBIGU DES ÉCRIVAINS

Alain RICARD

Un récent colloque à Lagos a permis aux écrivains francophones de découvrir la relative liberté de parole de leurs collègues nigérians, le régime n'ayant pas complètement rompu, malgré son caractère autoritaire, avec la tradition ango-saxonne.

Tchicaya U'Tam'si a faussé compagnie à la francophonie. "Encore un dialogue rompu, un autre rayon détaché du soleil', a écrit Jean Baptiste Tati Loutard, ministre congolais de la culture, dans la "Tradition du songe" et ces lignes auraient pu servir d'épitaphe au poète congolais disparu le 22 avril dernier (Le Monde du 23 avril) Or c'est ce recueil qui vient de recevoir le prix Okigbo, décerné par l'Association des auteurs nigérians (ANA) en mémoire du poète nigérian Christopher Okigbo, mort il y a vingt ans dans les rangs de l'armée biafraise.

La remise officielle du prix coïncidait avec le Symposium international sur les littératures africaines tenu à Lagos du 2 au 7 mai. Près d'une centaine d'écrivains venus de toute l'Afrique, y compris l'Afrique du Sud – ce qui n'est pas fréquent dans les congrès littéraires africains – ont donc pu se retrouver dans la capitale nigériane.

Près de trente ans après les indépendances, vingt ans après la conférence de Niamey qui avait vu, en pleine guerre du Biafra, la naissance de la francophonie, les relations culturelles entre la France et le Nigéria ont bien changé, même si elles ont encore du chemin à faire avant d'atteindre le niveau des relations économiques : le tiers de la Bourse de Lagos est détenu par des sociétés franco-nigérianes qui occupent des positions très importantes, notamment dans banque, le pétrole, le génie civil. Les écrivains nigérians, venus en grand nombre assister au symposium – organisé parle gouvernement de Lagos avec l'UNESCO et le gouvernement français à l'initiative de M. Jacques Thibau, ambassadeur de France, – ont pu aussi mesurer la place conservée en Afrique par la présence de la France : près de soixante écrivains francophones étaient venus de douze pays.

Un atelier portait sur un thème impensable il y a vingt ans : "L'anglais et le français, langues africaines." Un briseur de langue comme l'Ivoirien Ahmadou Kourouma, auteur du best-seller africain "les Soleils des indépendances", se retrouve, à juste titre, à l'avant-garde de ce mouvement où il rejoint des pionniers illustres comme le Nigérian Amos Tutuola. Plusieurs participants devaient insister sur l'importance des [PAGE 190] traductions : les écrivains francophones connaissent mal leurs collègues anglophones. De même, l'encouragement à écrire en langues africaines n'aura que peu de diffusion internationale s'il ne s'appuie sur les traductions.

La liberté de parole des Nigérians a été pour beaucoup d'auteurs francophones une révélation. Les écrivains jouent ici un rôle politique ambigu. Dans son effort pour mobiliser le pays, le gouvernement a besoin du soutien de l'opinion publique; aussi a-t-il commencé à courtiser les écrivains qui, par leur position dans les salles de classe et les rédactions des journaux, ont une grande influence sur la jeunesse. L'organisation du symposium faisait partie de cette opération de charme.

"Pour dîner avec le diable, il faut une cuillère avec un long manche" a fait remarquer Wole Soyinka, prix Nobel de littérature 1986, dont le discours inaugural était une réflexion sur les stratégies des poètes face au pouvoir et un appel contre ce qu'il nomme "le droit divin du fusil en Afrique". Il répondit ainsi à ses détracteurs qui l'accusent de s'être laissé "récupérer" en acceptant le poste de responsable national de la sécurité routière. Plusieurs orateurs ont mis en cause le gouvernement qui, laissant la bride sur le cou à ses éléments les plus réactionnaires, a expulsé du pays deux universitaires, dont un membre de l'ANA.

Une exception et un modèle

La vitalité de la presse, l'activisme des étudiants et des syndicats sont autant de points d'appui en faveur d'une liberté d'expression accrue. Il est évident que le Nigiéria représente à cet égard en Afrique à la fois une exception et un modèle, comme les travaux du symposium l'ont bien montré.

Pourtant, comment généraliser ? La constitution d'une Union panafricaine des écrivains, indépendante des gouvernements, était encore une fois à l'ordre du jour. Mais dans la plupart des pays francophones, les associations d'écrivains sont étroitement dépendantes des ministères de la culture... Les écrivains africains peuvent-ils s'appuyer sur le prix Nobel et l'exemple nigérian pour s'émanciper un peu de la tutelle des pouvoirs en place ? Par un étrange paradoxe, le symposium montrait qu'une telle tutelle peut s'instaurer au Nigéria si l'association des auteurs n'est pas vigilante. La vieille "négligence bienveillante" de la tradition politique anglo-saxonne à l'égard des hommes de culture est-elle en train de disparaître et de céder la place à un interventionnisme étatique – pas toujours éclairé ? L'anglophonie serait-elle contaminée par la francophonie ?

Alain RICARD
"Le Monde" 20 mai 1988