© Peuples Noirs Peuples Africains no. 59-62 (1988) 171-173



TROP C'EST TROP !!!

DE QUI M. CAMDESSUS SE MOQUE-T-IL ?

Siméon KUISSU

Le coup de colère de Mr. Michel Camdessus contre les dirigeants des pays sous-développés ne manque pas de sel. Le directeur général du FMI, découvrant aujourd'hui une évidence que même les petits enfants connaissent depuis des décennies en Afrique, a déclaré: "Des choses criminelles sont à l'origine de la situation dans les pays en développement. Il y a la corruption dans ces pays; il y a là-bas des gens dont l'égoïsme sans borne les pousse à placer tout leur argent à l'étranger, ce qui entraîne une fuite terrible de capitaux."

L'ancien gouverneur de la Banque de France ne pouvait ignorer ni la réalité ni le montant colossal des sommes que les dirigeants africains des pays de la ZF détournent et placent à l'étranger depuis plus de 20 ans : tous les capitaux qui sortent d'Afrique, frauduleusement ou en toute "légalité", atterrissent à Paris; le franc CFA, cette chimère qui n'a cours dans aucune banque hors d'Afrique, doit d'abord, pour être déposé ailleurs, être converti en devises par la Banque de France. Après cette conversion, les capitaux peuvent s'envoler vers les autres places financières des pays riches membres du FMI, au vu et au su de tout le monde. Les responsables de ces "choses criminelles" bénéficient, on le voit, de solides complicités à l'étranger et Mr. Camdessus serait certainement embarrassé pour répondre à cette question: du voleur ou du receleur, qui est le plus criminel ?

De plus, dans le cas de la France, le crime est aggravé par la préméditation : la Banque de France se trouve au centre d'un système monétaire scélérat qui a mis en coupe réglée toute l'économie des pays africains francophones : la zone franc. Ce système comporte plusieurs mécanismes diaboliques dont voici les principaux:

    1) Côté privé, toutes les banques commerciales qui opèrent en Afrique sont des filiales de banques occidentales, françaises pour la plupart. Ces banques collectent toute l'épargne locale. Elles n'en réinjectent qu'une infime partie dans l'économie du pays, refusant le crédit aux entreprises nationales ainsi condamnées à l'autofinancement qui limite leur capacité de développement, ou à la faillite qui engendre le chômage [PAGE 172] et la misère. L'essentiel des fonds collectés est exporté tout à fait légalement à la faveur de la convertibilité libre illimitée, et à parité fixe, (1 FF = 50 FCFA) du F.CFA en FF, vers Paris et ensuite vers les places financières des pays riches membres du FMI, où ils alimentent la spéculation boursière.

    2) Côté public, le Trésor français contrôle les Banques Centrales des Etats de l'Afrique de l'Ouest (BCEAO) et des Etats de l'Afrique Centrale (BEAC). Ces deux banques contrôlent à leur tour le crédit aux Etats membres, et filtrent le crédit aux banques commerciales, ce qui leur permet d'orienter les économies nationales à leur guise.

    3) Au cœur du système, la Banque de France spolie les Etats africains de leurs gains en devises, sous prétexte de garantir leur monnaie, alors que ces Etats n'ont pas de monnaie; le FCFA, c'est le FF. Ainsi chaque Etat membre de la ZF est tenu de déposer ses gains en devises à la banque de France. Celle-ci crédite alors son "compte d'opération" au trésor français du montant équivalent (au cours du jour en Francs CFA).

Les dirigeants africains néocoloniaux sont bien les fils de leur père, et le plus "criminel" ou le plus "égoïste sans borne" n'est certainement pas le saint-esprit.

La situation économique des pays africains est très grave, et il était plus que temps que Mr. Camdessus, s'en émeuve. Mais il se trompe ou croit pouvoir tromper l'opinion en se contentant d'insulter les dirigeants africains. Qui urine contre le vent s'expose à se faire mouiller par ses propres urines; c'est un proverbe allemand et Mr. Camdessus qui parlait à Bonn, devrait le savoir. Les dirigeants africains corrompus sont indéfendables, mais ce sont des créatures des puissances occidentales membres du FMI, qui pratiquent le néocolonialisme. Ces dirigeants africains se sont enfermés dans un cercle vicieux. Ils ont créé des régimes de terreur pour s'enrichir et enrichir leurs maîtres sans contestation. Cela a duré 20 ans. Maintenant ces régimes sont essoufflés. Ni les peuples ni les hommes d'affaires ne leur font plus confiance.

L'incertitude politique est telle que même les plus patriotes n'osent rapatrier le moindre centime pour investir localement, alors que tout le monde sent bien que l'économie s'écroule. Aucun Etat n'arrive à rembourser sa dette extérieure régulièrement. Les potions du FMI ne sont même plus calmantes. Elles accélèrent le mécontentement populaire et aggravent l'incertitude. Dans le cas du Cameroun, on parle d'un crédit du FMI d'environ 200 millions de dollars (60 milliards CFA) : c'est absolument ridicule. Cela ne représente même pas le montant de la fuite des capitaux du Cameroun pendant 1 mois. En mai 86 par exemple cette fuite avoisinait 300 milliards CFA. [PAGE 173]

La seule façon de sortir de ce cercle vicieux, c'est de rétablir la confiance. Pour rétablir la confiance il faut une ouverture politique. La démocratie est le gage de la stabilité. Elle permettra un certain contrôle sur les dirigeants, la sanction des corrompus et de l'exportation illicite des capitaux, l'établissement d'un contrôle des changes qui est pourtant une chose normale pour les pays occidentaux. Le rétablissement de la confiance créera les conditions du retour des capitaux nationaux et du redémarrage de l'économie. Dans le cas du Cameroun, les sommes qui pourront ainsi être rapatriées sont sans commune mesure avec l'aumône que nous donnerait le FMI.

Siméon KUISSU