© Peuples Noirs Peuples Africains no. 59-62 (1988) 149-164



REALITES FRANCAISES ET CONVENTIONS FRANCO-AFRICAINES DE CIRCULATION DES PERSONNES

Valentin DONOVON

L'accès à l'indépendance de l'ancienne Afrique Occidentale française a donné le jour à un nombre foisonnant d'accords entre les Etats de cette partie du Continent et la France qui est naturellement restée leur principale partenaire dans les rapports interétatiques.

Il s'en suit que les liens de coopération englobent tous les domaines possibles, allant des accords particuliers dont la signature n'est de nature à inspirer aucun sentiment de fierté à certains de nos dirigeants[1], aux protocoles les plus anodins sur l'élimination de la double imposition, en passant par les conventions au sujet des questions les plus variées.

Comment situer les conventions de circulation des personnes par rapport à cet ensemble impressionnant de traités au contenu aussi divers ? On peut à juste titre dire que leur contenu embrasse également des éléments divers et généraux à l'instar de l'ensemble des accords conclus dans d'autres domaines, mais il faut aussi et surtout noter que ce sont sans aucun doute des accords de synthèse : Ils constituent une charnière entre presque tous les autres accords, aussi bien de ceux qui les précèdent, de ceux qui sont signés simultanément, que de ceux dont la signature est intervenue par la suite.

Il en est ainsi d'autant plus que l'objet des autres accords franco-africains, que ce soit dans leur contenu ou dans la réalisation de leur objet, suppose implicitement ou explicitement l'existence d'une certaine forme de circulation des personnes; il en est ainsi de la coopération et de l'assistance en matière des questions militaires, de la coopération en [PAGE 150] matière du personnel médical, et même dans une certaine mesure, des affaires consulaires et diplomatiques. Et la liste n'est pas terminée !

Les conventions de circulation des personnes sont donc le dénominateur commun des divers aspects de ce vaste programme de coopération couvert par les nombreux autres accords.

C'est dire l'importance que revêtent ces accords. Mais c'est là aussi un de leurs points faibles. L'extrême étendue de leur champ d'application personnelle ne les rend-elle pas trop souples ou trop sommaires pour régir de façon adéquate la situation de certaines catégories d'individus qu'ils prétendent couvrir ? Il semblerait que si. En effet de tels accords, même s'ils comportent des dispositions sur les étudiants et stagiaires[2], les consuls et diplomates[3], les gens de mer[4] ou autres, ne sauraient suffire pour régler les différents problèmes posés par l'ensemble de ces dernières catégories de personnes. On peut toutefois considérer que dans l'esprit des Parties Contractantes, ils régissent de façon satisfaisante la condition des travailleurs africains en France. C'est sans doute la raison pour laquelle celles-ci n'ont pas jugé nécessaire de conclure des accords de main-d'œuvre en sus de ces conventions de circulation des personnes. Il y a donc une relation certaine entre les dispositions essentielles de ces accords et les marchés de l'emploi des Etats signataires, et plus particulièrement du principal Etat d'accueil, la France en l'occurrence. [PAGE 151]

I Politique française d'immigration de 1962 à nos jours

Il faut distinguer ici deux grandes périodes : la première de 1962 à 1973, qui se caractérise par un certain "libéralisme", et la seconde, de 1974 à 1985, qui se caractérise par un certain "verrouillage" des frontières.

A. Période de 1962 à 1973 : des entrées " faciles" aux premières tentatives de "fermeture"

a) 1962-1967

Cette période s'est caractérisée par une grande ouverture des portes d'entrée de la France aux étrangers. Non seulement les conditions d'entrée et de séjour en général étaient plus "tolérantes ", mais encore il était possible pour les touristes et pour les personnes entrées de façon clandestine et irrégulière, de se faire "régulariser". Les forts taux de régularisation enregistrés dans la période pour certaines nationalités sont assez révélateurs de cette politique d'ouverture des frontières à l'immigration : en 1966, 93% des immigrants étaient régularisés; en 1967, ce taux est resté identique, mais il atteint 95% en 1968; ce qui veut dire que presque tous les immigrants étaient entrés en France, soit irrégulièrement, soit comme touristes. Ce n'est pas par hasard que cette période a été marquée par une série importante d'accords d'immigration et de main-d'œuvre[5]. On peut voir en cette tendance l'écho d'une lointaine déclaration du Général de Gaulle devant l'Assemblée Consultative : "Afin d'introduire au cours des prochaines années, avec méthode et intelligence, de bons éléments d'immigration dans la collectivité française, un grand plan est tracé"[6]. [PAGE 152]

Selon Georges Tapinos, c'est le début de l'immigration des Africains noirs, bien qu'il y ait eu quelques petites vagues d'immigrants de ce continent quelques années auparavant. C'est de toutes les façons la période où cette immigration a commencé à devenir relativement remarquable. On comprend que le autorités françaises n'aient pas aussitôt mis une barrière juridique à cette immigration naissante, puisqu'elles avaient dans le même temps des problèmes de main-d'œuvre à résoudre[7].

D'autre part, dès 1964, les gouvernements algériens et français ont conjointement décidé de ralentir l'immigration des travailleurs algériens en France. Ce qui devait, étant donné l'importance numérique de l'immigration algérienne, créer un certain vide que d'autres travailleurs étrangers (ouest africains par exemple) pouvaient combler.

La politique française était en effet de varier les sources de ces recrutements de travailleurs étrangers de façon à ne pas avoir trop de ressortissants étrangers de même origine, en prévision du cas où l'immigration de ces ressortissants cesserait.

La France restait donc, dans cette période, largement ouverte à l' immigration de toutes origines. Le titre d'un article du Herald Tribune[8] paru dans la période et libellé en ces termes : "France Europe's Melting Pot" n'était sans doute pas une description exagérée du phénomène : la France comportait en 1966 plus de cent nationalités étrangères, ce qui n'était pas courant dans les Etats européens à l'époque.

b) Période de 1968 à 1973 : fermeture graduelle des frontières

A partir de 1968, la France a commencé à fermer petit à petit ses frontières. Nous avons vu que dans la période de 1962 à 1967, les entrées irrégulières étaient nombreuses et que les immigrants irréguliers et les touristes constituaient un pourcentage considérable des entrées totales.

Cette pratique va être découragée en 1968 par une circulaire ministérielle qui interdira les régularisations.

Cependant, cette interdiction demeure limitée, puisqu'admettant des exceptions : les régularisations sont autorisées pour les Portugais, pour les [PAGE 153] employés de maison, pour les travailleurs qualifiés dont la profession ne figure pas sur la liste des métiers frappés par le chômage (liste établie chaque trimestre par le Directeur-Régional de la main-d'œuvre); les "familles rejoignantes" étaient également autorisées à se "régulariser". Et cette mesure n'a pas manqué d'effet, car pour la plupart des nationalités étrangères, le taux de régularisation (nombre de régularisés divisé par le nombre de ressortissants concernés) a nettement baissé. Même pour les travailleurs turcs, pour qui les autorités françaises ont essayé de faciliter l'accès en France et l'admission à un emploi, ce taux n'a pas manqué de fléchir (98 % en 1968, 55 % en 1969, 8 % en 1970 et en 1971)[9].

Mais il faut remarquer que la France a été relativement pragmatique dans sa nouvelle décision de refus de régularisation. Autrement dit : elle l'accordait quand c'était nécessaire pour l'économie nationale. Il est en effet facile de remarquer que moins il y a d'introductions régulières de main-d'œuvre étrangère, plus elle a tendance à accorder la régularisation. C'est ce qu'indique ce tableau :

Source : O.N.I. – Evolution du taux de régularisation

On observe donc de la part de la France, une tendance à décourager quelque peu l'accès sur son territoire entre 1968 et 1973.

B) Période de 1974 à 1985 : de l'arrêt[10] de l'immigration au "retour" des immigrés. C'est la période où les mesures de restriction en matière d'immigration atteignent leur apogée. Déjà la circulaire Fontanet du 23 Février 1972 [PAGE 154] qui interdisait catégoriquement et sans exceptions les régularisations (donc plus intransigeante que celle de 1968), même si elle n'était pas entrée en vigueur par suite de l'hostilité permanente et combative des syndicats et de son annulation partielle par le Conseil d'Etat, était prémonitoire de la tendance de la politique gouvernementale en matière d'immigration pour la période 1973-77; tendance qui sera d'autant plus renforcée que le ralentissement économique de 1973 dû au renchérissement du pétrole aura introduit dans la situation de l'emploi des éléments nouveaux.

Des mesures de restriction et de suspension de l'immigration vont être envisagées à plusieurs reprises par voie de circulaire ou décision ministérielle.

C'est ainsi que la circulaire du 5 Juillet 1974 du Secrétariat d'Etat à l'immigration annonçait la suspension de l'immigration pour une période indéterminée, à la suite de la décision du Conseil des ministres du 3 Juillet. Selon cette décision, il ne devait plus y avoir de nouvelles introductions de travailleurs étrangers, la délivrance de nouveaux contrats permettant aux étrangers d'entrer en France comme migrants, étant suspendue; de même l'immigration familiale était suspendue jusqu'à nouvel ordre.

Les autorités françaises paraissaient d'autant plus convaincues de cette politique qu'entre le 3 Juillet et le 10 Octobre 1974, trois circulaires visant à arrêter l'immigration ou à la restreindre ont été émises. C'est à juste titre que Laurin constate que dans la période en question, "l'arrêt de l'immigration n'a plus un caractère temporaire mais qu'il "prend un caractère de longue période"[11].

La communication au Conseil des Ministres, du Secrétaire d'Etat aux Immigrés, qui paraissait la plus clémente en matière de politique d'immigration, n'a pas retenu grand chose en faveur de la continuation de l'immigration, si l'on peut encore parler de continuation à ce sujet. La liste des exceptions à la règle générale de refus d'immigration, non seulement n'est pas longue, mais encore du point de vue du contenu, n'a rien de commun avec la catégorie de personnes qui sont généralement portées à émigrer, sauf en ce qui concerne la possibilité donnée aux travailleurs du Bâtiment et des Métaux, qui à la date du 4 Juillet 1974, étaient en stage dans leur pays sous le patronage de l'Office National d'Immigration, d'entrer en France. Disons tout de suite qu'ils ne sont pas légion.

Pour les autres exceptions, elles ne concernent que les travailleurs saisonniers susceptibles de travailler dans l'agriculture, l'hôtellerie, et autres entreprises à activités saisonnières, les cadres supérieurs des [PAGE 155] entreprises et les travailleurs de la C.E.E.. Notons que l'exception concernant les travailleurs de la C.E.E. n'en est pas une, ces derniers relevant du régime de la libre circulation dans le cadre des règlements de la Communauté. Celle concernant les cadres supérieurs d'entreprises n'a non plus, rien de concret en faveur de l'immigration : ce ne sont pas les cadres d'entreprises qui sont le plus souvent portés à émigrer; et quand bien même il en serait ainsi, la condition de salaire qui leur est imposée n'est pas facile à remplir, étant donné que ceux-ci sont tenus de justifier d'un salaire au moins égal à 8 000 FF et que, sauf naturalisation, les ressortissants étrangers ne perçoivent pas en général un tel niveau de rémunération, même s'ils sont des cadres compétents[12].

Les professeurs associés des universités et relevant de l'Education Nationale, et les chercheurs du C.N.R.S. auxquels la circulaire prétend laisser les frontières ouvertes, non seulement se trouvent nettement à l'opposé de la condition intellectuelle, culturelle et professionnelle de l'immigré moyen, mais encore sont soumis à la tutelle du Ministère de l'Education Nationale qui, avec la montée du chômage des cadres de l'enseignement et de divers domaines de qualification, peut être amené à prendre des mesures tout aussi restrictives à leur endroit.

Il s'agit donc d'exceptions qui n'ont en fait rien de favorable à l'immigration, d'une façon générale.

Soulignons cependant que dans le cadre de la circulaire du 26 Novembre 1974, l'immigration algérienne pouvait encore, selon les termes de cette circulaire, continuer pour au moins un certain temps, puisqu'elle autorisait à venir en France "en vertu des accords actuellement en vigueur, les titulaires de la carte O.N.A.M.O."[13] qui "doivent solliciter un certificat de résidence dans les neuf mois de leur arrivée". Mais c'est là qu'apparaît, sinon l'hypocrisie, du moins un certain manque d'honnêteté chez l'auteur de cette circulaire, puisque dans le même texte, il est précisé que les Algériens arrivés après le 1er Août 1974 ne seront plus admis en France, et surtout avec le traitement raciste que certains Algériens ont subi de la part de certains nationaux, le gouvernement algérien avait interdit l'émigration des Algériens en direction de la France depuis 1973. Ce que le Secrétaire d'Etat aux Immigrés n'ignorait sûrement pas. [PAGE 156]

Du reste la politique française en matière d'immigration a été aussi restrictive et hostile à l'entrée de nouveaux migrants qu'elle est restée pragmatique depuis quelques années.

Ce n'est pas par hasard que l'ensemble des circulaires émises dans la période n'a pas été publié aux Journaux Officiels. L'année 1974 aura en gros été dominée par le refus de nouveaux immigrants.

Les trois dernières années de la période connaîtront non seulement une politique aussi restrictive (avec toutefois quelques assouplissements en ce qui concerne le regroupement familial) mais encore on parlera dès 1975, du retour des immigrés déjà installés en territoire français. La tendance qui s'observe depuis lors chez l'administration chargée de la délivrance des cartes de séjour confirme par ailleurs la réalité d'une telle idée, puisque dès 1976, les cartes de résident ordinaire font de plus en plus place aux cartes temporaires qui ne permettent pas un séjour de plus d'un an et qui ne permettent pas non plus d'exercer un emploi de façon continue. La circulaire du 24 février 1976 souligne également que les cartes de toutes catégories peuvent être tout simplement prorogées au lieu d'être renouvelées comme par le passé. Ce qui n'est pas de nature à assurer à l'immigré la sécurité de séjour.

Bien plus encore, en 1977, conformément aux objectifs de la "nouvelle politique d'immigration" on a assisté au lancement d'un plan spécial consistant à aider cent mille travailleurs immigrés à retourner dans leur pays[14]. "Si ce plan, qui a eu peu d'effet vu la modicité de ladite aide, devait avoir le résultat escompté, on assisterait à un départ plus ou moins important des immigrés déjà installés en France conjointement à la fermeture des frontières aux nouveaux migrants, c'est-à-dire que la population des immigrés serait évacuée pour une large part.

Le gouvernement socialiste a voulu réagir contre cette situation en contestant le fondement juridique de cette politique qu'il trouve trop rigide et qu'il condamne comme faisant peu appel au volontariat[15]. Mais au fond, cette critique reste limitée, et l'aide au retour, loin d'être supprimée, n'a fait que changer de nom : "aide à la réinsertion de certains étrangers" (dans leurs pays d'origine !)[16]. Les nouvelles admissions à l'emploi, [PAGE 157] à l'exception de la vague des régularisations de 1981, sont en tout cas des plus rares.

La tendance de la politique française en matière d'immigration a donc toujours été, depuis 1974, de fermer graduellement les frontières et de décourager, voire de supprimer l'immigration. Quelle a été l'incidence de cette politique générale d'hostilité à l'immigration sur les accords franco-africains de circulation des personnes ?

II Impact de la politique française d'immigration sur la teneur des accords

De même que pour la politique générale de la France en matière d'immigration, on distingue deux phases essentielles dans l'évolution de ces accords.

A. Régime libéral des premiers accords (1962-1973)

Ces accords étaient indubitablement empreints d'un esprit libéral. En effet, dans la définition des conditions d'accès au territoire français, ils témoignaient d'une évidente souplesse : les documents requis, aux termes de ces instruments, pour entrer en France, n'étaient rien d'autre qu'une carte d'identité ou un passeport, un certificat de vaccinations et une garantie de rapatriement sous forme, autant que possible, d'un billet d'avion. C'étaient donc les documents les plus strictement nécessaires qui étaient exigés. De plus, la péremption de ces documents (passeport, carte d'identité nationale), ne constituait nullement un obstacle réel à l'accès au territoire français pour les ressortissants africains concernés (à condition toutefois que lesdits documents ne soient pas périmés depuis plus de cinq ans).

Certes, les travailleurs étaient tenus de se munir d'un contrat de travail visé par le ministre du travail français et d'un certificat de contrôle médical, mais ces dernières conditions n'avaient rien de dissuasif pour les intéressés étant donné – comme nous l'avons vu précédemment – que les régularisations étaient assez aisées dans la période : il leur suffisait de s'introduire en France sans se prévaloir de leur qualité de travailleur et de demander, une fois entrés, à se faire régulariser. Le procédé était d'autant plus tentant que l'obtention de contrats français était une quasi-impossibilité pour les Africains tant qu'ils n'étaient pas admis en France. Il s'agit ici d'une complexe énigme[17] que les travailleurs africains [PAGE 158] avaient, à l'époque, pu résoudre empiriquement mais tout aussi efficacement, et ce, à la faveur d'une conjoncture économique particulièrement propice. Ces accords étaient ainsi des plus favorables à l'entrée en France des ressortissants africains qui en relevaient. Mieux, ils dérogeaient dans une certaine mesure, à la législation française elle-même : en effet, si conformément à l'ordonnance no 45-2658 du 2 Novembre 1945 relative à l'entrée et au séjour des étrangers en France, la possession de documents en cours de validité et la formalité du visa étaient exigées, il n'en était manifestement pas ainsi pour eux. L'accord franco-mauritanien du 15 Juillet 1963 a même été jusqu'à omettre les certificats de vaccination en tant que documents permettant l'accès au territoire français. Il est vrai qu'il s'agit ici d'un cas exceptionnel, mais il n'en demeure pas moins que du point de vue des principes en vigueur dans la période, les Africains concernés par ces accords relevaient d'un régime réellement particulier, et ce, non seulement par rapport à l'ensemble des autres étrangers (ressortissants C.E.E. mis à part), mais aussi en dérogation partielle aux dispositions légales couramment appliquées. L'opportunité économique ne suffit pas à expliquer, à elle seule, cette situation : les raisons historiques liées aux relations politiques (ces Etats africains ont été longtemps considérés comme territoires français, de par leur passé colonial) constituent sans doute aussi un fondement non négligeable de ce régime particulier. Mais en politique, tout comme en économie, tout change.

B. Du régime particulier au régime commun (1974-1985)

En effet le régime particulier observé dans le cadre de la première génération d'accords disparaîtra totalement pour faire place au régime général ou de droit commun. De tous les accords de circulation des personnes conclus par la France avec les Etats du continent africain après 1973, il n'y a que l'accord franco-gabonais du 29 juillet 1974 qui ait repris le régime particulier de la première génération d'accords. C'est donc une exception. Celle-ci n'est toutefois pas le fruit du hasard; étant donné que cet instrument est le premier du genre que la France ait conclu avec cet Etat, et vu également les relations très particulières existant entre eux, elle a tout simplement voulu réserver au Gabon un régime dont il n'avait pas bénéficié contrairement aux autres Etats du Continent noir.

Concrètement et d'une façon générale, les formalités à remplir pour accéder au territoire français seront justement plus exigeantes en raison précisément de cette assimilation des ressortissants africains au régime commun; contrairement à la période précédente, aucun document périmé (même depuis moins d'une semaine !) ne sera accepté. En outre il faudra un visa français. Ce dernier est d'ailleurs l'une des conditions auxquelles les autorités françaises attachent le plus d'importance : à plusieurs reprises en effet, des représentants français ont eu à insister auprès des gouvernements africains pour obtenir l'entrée en vigueur des dispositions relatives à la présentation du visa avant même que les accords [PAGE 159] ne prennent effet[18]; procédé dont il convient de souligner la rareté en droit international,

Naturellement le visa considéré doit être en cours de validité pour permettre l'accès au territoire français (convention franco-camerounaise de 26 juin 1976). Notons toutefois qu'en dépit de l'intérêt qui semble attaché à cette formalité, assez peu d'accords la prévoient explicitement[19]. Mais ceci n'enlève rien à l'essentiel du problème; l'apparition même de l'idée du visa valide comme condition indispensable à remplir par des ressortissants africains alors qu'ils n'y étaient pas tenus dans le passé, ne saurait s'analyser comme favorisant spécialement l'accueil des intéressés. En tout état de cause d'ailleurs, il y a lieu de considérer que tous les accords de cette période exigent plus ou moins implicitement la présentation du visa : sinon comment pourrait-on expliquer le fait que le passeport doit être en cours de validité, un tel document étant avant tout conçu pour l'apposition des visas ? C'est sans doute dans ce contexte qu'il faut comprendre la suppression de la faculté autrefois donnée aux ressortissants africains d'entrer en France sur présentation d'une pièce d'identité, par cette deuxième génération d'accords.

Autres innovations restrictives : la possession d'une carte de séjour après trois mois de présence en France, l'extrait du casier judiciaire, et les conditions liées au regroupement familial.

La carte de séjour est exigée par tous les accords de circulation des personnes (à l'exception de l'accord franco-gabonais précité). Pour les personnes n'ayant pas accès au marché de l'emploi, sa possession ne comporte rien de spécial. Ce qu'il est par contre intéressant de noter, c'est le cas où il s'agit d'un travailleur se réclamant de l'application de ces accords. Dans un tel cas, cette carte doit porter la mention "travailleur salarié". Or dans le cadre du droit commun, l'étranger est susceptible de détenir à la fois une carte de séjour et une carte de travail. Cela signifierait-il que la situation des ressortissants africains constitue une dérogation au régime général ? Il semble que non. En effet, les conditions que doivent remplir les autres étrangers pour avoir les deux cartes sont exactement les mêmes que celles imposées aux Africains pour avoir la seule carte de séjour avec ladite mention. Le seul avantage s'il en est [PAGE 160] serait ici de pure forme, et consisterait en ce que les travailleurs africains ont la possibilité de porter sur eux une carte au lieu de deux. Dans la mesure où la carte de séjour et la carte de travail ont la même durée de validité en France (comme dans beaucoup d'autres pays d'ailleurs) il revient au même de délivrer une carte de séjour portant la mention "travailleur salarié" que de délivrer deux documents séparés au nom de la même personne. C'est justement la raison pour laquelle il n'a pas été difficile pour les autorités françaises de généraliser récemment système de la "carte unique" à l'ensemble des travailleurs migrants[20].

De la même façon, les conditions liées au regroupement familial relèvent strictement du régime commun : unanimement les accords de la période exigent un logement décent, un revenu stable, et un séjour préalable du conjoint en France d'au moins un an. De telles conditions étaient absolument absentes dans la première série d'accords, et les membres de la famille pouvaient en principe rejoindre à tout moment le travailleur expatrié avec, comme nous l'avons vu, n'importe quel document d'identité, même périmé depuis plusieurs années. Il est vrai que le problème du regroupement familial n'était pas abordé dans les précédents accords, mais il n'en demeure pas moins qu'en présentant les documents minimaux exigés de tout autre ressortissant africain les membres de la famille du travailleur pouvaient également être admis sur le territoire français. En tout état de cause, les conditions actuellement imposées aux membres de la famille désireux de rejoindre leur conjoint, visent plutôt la protection du marché national de l'emploi que celle des familles immigrées elles-mêmes. C'est pourquoi de telles dispositions sont considérées comme restrictives. Ce n'est pas un hasard si elles ne s'appliquent pas aux ressortissants de la C.E.E.

Et la condition relative au casier judiciaire ?

Voici une condition qui est très rare dans les accords franco africains de circulation des personnes. De l'ensemble de ceux-ci, il n'y a que l'accord franco-ivoirien du 28 octobre 1976 qui prévoie ce document. On pourrait croire qu'il s'agit d'une disposition visant à favoriser la coopération judiciaire entre les deux Etats, mais tel n'est justement pas le cas, puisqu'il y avait déjà une convention bilatérale en vigueur entre eux dans ce domaine depuis le 4 septembre 1961[21]. Anomalie ou exception, il s'agit dans tous les cas d'une condition assez peu susceptible de favoriser l'admission des ressortissants ivoiriens, même si une telle disposition ne [PAGE 161] constitue pas forcément un obstacle fatal à l'entrée en France de la plupart de ces ressortissants.

On assiste ainsi, depuis 1973, à l'extension aux ressortissants africains, du régime de droit commun français en matière d'immigration. Mieux encore : quand l'immigration sera supprimée en 1974, cette mesure les concernera également, bien que les accords de circulation des personnes antérieurs fussent encore en vigueur à l'époque. Ce procédé n'était évidemment pas légal[22]. Les critiques qu'il a suscitées ont conduit les autorités françaises à dénoncer les premiers accords et à proposer les suivants qui, ainsi que nous venons de le voir, ont purement et simplement institué un régime de droit commun. C'est la raison pour laquelle ces accords sont si semblables et si uniformes dans leur contenu et dispositions essentielles. Ce ne sont rien d'autre que des projets élaborés par la France (et donc conformément à ses réalités juridiques et économiques propres) et proposés aux Etats africains qui, dans la plupart des cas, n'ont eu à y ajouter ni à retrancher la moindre virgule. L'ambassadeur de France Monsieur Jean le Cannelier faisait allusion à une telle situation quant il parlait, dans une lettre adressée au Ministère des Affaires Etrangères du Burkina Faso au sujet de l'un de ces accords, du "projet" de son gouvernement. Ce n'est pas un cas isolé.

Dans la mesure, en tout cas, où ces instruments ne prévoient que l'application du régime commun en vigueur dans le principal pays d'accueil, leur intérêt pratique peut se discuter. En effet, étant donné que de par sa nature ce régime est susceptible de s'appliquer à tout étranger dont l'Etat d'origine n'est lié à celui d'accueil par aucune convention, à quoi sert-il de conclure des accords particuliers si c'est pour en définitive maintenir ledit régime commun ? Ces accords ne revêtent donc aucune utilité concrète. Il eût été mieux, ou en tout cas un gain de temps, que la France, ayant dénoncé les premiers accords, adressât aux Etats africains concernés un extrait de son droit interne en matière d'admission et de séjour des étrangers, c'est-à-dire essentiellement l'Ordonnance 45-2658 du 2 novembre 1945 et les deux premiers articles de son arrêté du 1er juin 1953. C'eût été moins compliqué et sûrement moins hypocrite.

Par Valentin DONOVON
Docteur d'Etat en Droit
Enseignant à l'Université Nationale du Benin

[PAGE 162]

RECAPITULATIF DES PRINCIPAUX ACCORDS
FRANCO-AFRICAINS DE CIRCULATION DES PERSONNES

France-Bénin : accord du 27.2.1975; J.O. du 10.1.1978.

France-Burkina Fasso : accord du 30.5.1970; du J.O. du 9.9.1970.

France-Cameroun : accord du 26.6.1976; J.O. du 8.11.1977.

France-Congo : accord du 1.1.1974; J.O. du 10.2.82; avenant du 17.6.1978; J.O. du 10.2.1982.

France-Gabon : accord du 12.2.1974; J.O. du 7.8.1974; convention d'établissement du 12.2.1974 (non en vigueur); convention de circulation des personnes du 21.1.1978 (non en vigueur).

France-Maroc : accord du 8.3.1963; J.O. du 11.6.1963; accord complémentaire des 15 et 22.5.1964; J.O. du 16.2.1965.

France-Maroc : accord de main-d'œuvre du 31.8.1983; J.O. du 20.5.1984.

France-Mauritanie : accord du 15.7.1963; J.O. du 1.9.1963 et du 16.1.1964.

France-Niger : accord du 19.2.1974; J.O. du 25.4.1980.

France-Sénégal : accord du 29.3.1974; J.O. du 30.11.1976; convention d'établissement du 29.3.1974; J.O. du 30.11.1976.

France-Togo : convention d'établissement du 10.7.1963; J.O. du 10.6.1964; rectificatif : J.O. du 17.6.1964.

Nota : J.O. = Journal Officiel (de la République française).

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EFFECTIFS ANNUELS DES RESSORTISSANTS AFRICAINS PAR NATIONALITE

Source : Ministère de l'Intérieur et de la décentralisation français.

Nota : Données non encore disponibles pour 1984 et 1985; les chiffres de 1983 comptabilisent également les enfants de moins de 16 ans.

[PAGE 164]


[1] Par exemple, les "accords particuliers" franco-gabonais du 17 Août 1960, aux termes desquels le Gabon, bien qu'indépendant, ne devait prendre aucune position sur la scène internationale sans avoir au préalable consulté la France (art. 4). Voir aussi l'accord franco-béninois du 11 Juillet 1960, l'accord franco-burkinais de la même date, l'accord franco-marocain du 11 Février 1956, l'accord franco-nigérien du 11 Juillet 1960, etc...

[2] Les étudiants et stagiaires relèvent précisément des accords culturels conclus par la France avec les pays africains, comme par exemple l'accord du 24.4.1961 entre la France et le Burkina-Fasso; celui du 5.10.1954 entre la France et le Maroc ; l'accord franco-sénégalais du 29.3.1954; l'accord franco-ivoirien du 24.4.1961 l'accord franco-malien du 2.2.1962; l'accord franco-togolais du 23.3.1976, etc.

[3] Les consuls et diplomates relèvent respectivement des conventions de Vienne du 24.4.1963 et du 18.4.1961. Toutes ces conventions avec les Etats africains francophones, à l'exception de la Mauritanie qui n'a ratifié que la convention relative aux diplomates. La France a ratifié ces instruments le 31.11.1970 (convention du 24.4.1963 et le 3.11.1970 (convention du 8.4.1961).

[4] Les gens de mer ou marins ont été l'objet d'une quarantaine de conventions et recommandations conclues ou adoptées sous l'égide de l'Organisation internationale du Travail, dont sont membres tous les Etats concernés par cette étude.

[5] Par exemple :
– accord franco-marocain de main-d'œuvre du 1.6.1963 (J.O. du 2.8.63).
– accord franco-portugais du 31.12.63 (J.O. du 3.1.64)
– accord franco-tunisien du 9.8.63 (J.O. du 23.10.63)
– accord franco-turc du 8.4.65 (J.O. du 23.10. 63)
– accord franco-yougoslave du 25.1.65 (J.O. du 10.10.65)
– ... etc.

[6] X. LANNES : L'immigration en France depuis 1945. La Haye, 1968 Cité par LAURIN (Y.) : La Politique comparée de l'immigration en France et en Grande-Bretagne ; thèse, Paris, 1977. p. 46.

[7] D'où de nombreux accords de main-d'œuvre, d'immigration et de circulation de personnes signés dans la période.

[8] Herald Tribune du 24.10.1966.

[9] Source : O.N.I. (Office National d'Immigration) Source : O.N.I. (Office National d'Immigration)

[10] Il ne s'agit toutefois pas d'une suppression totale de l'immigration. On voit à l'annexe qu'un certain nombre de travailleurs ont été admis après cette date, nombre somme toute, très limité.

[11] LAURINS Y., p. 251, op. cit.

[12] Le principe "à travail égal salaire égal" n'est appliqué nulle part dans les entreprises. Voir Bonnechère (M.), Recherches sur le statut juridique des immigrés; Thèse, Paris, 1974, p. 431.

[13] O.N.A.M.O. = Office National Algérien de la Main-d'œuvre. Sis en Algérie, il sert a recruter des travailleurs pour la France. La carte O.N.A.M.O. est à peu près l'équivalent de la carte de séjour dans le régime général.

[14] La Nouvelle Politique d'immigration : Secrétariat d'Etat aux immigrés, Paris, 1977 p. 123.

[15] Voir à ce sujet le Décret no 84-310 du 27 Avril 1984, instituant l'aide à la réinsertion.

[16] Voir la circulaire du 25 Novembre 1981, relative à la suppression de l'aide au retour.

[17] Conscient de ce problème, le ministre des affaires étrangères sénégalais, Monsieur Assane Seck, a demandé que des facilités appropriées fussent accordées à ses compatriotes en matière d'obtention de contrats provenant d'employeurs français, dans le cadre de l'accord franco-sénégalais du 29 mars 1974. A la suite de cette demande, la nomination d'un représentant de l'Office français d'Immigration auprès du Consul Général de France à Dakar, a été envisagée.

[18] C'est le cas par exemple de la convention franco-burkinais du 17.11.76

[19] Parmi les accords prévoyant un visa, on peut relever l'accord franco-camerounais du 26.6.1976, l'avenant du 1.1.1979 à l'accord franco-malien du 11.2.1977; adde : accord franco-burkinais du 17.11.1978.

[20] Le principe du titre unique de séjour et de travail a été institué par le décret no 84-795 du 24 août 1984.

[21] Cette convention fut signée le 24 avril 1961.

[22] Voir l'article de M. Bonnechère : "Conditions de séjour et d'emploi des travailleurs africains" in : Revue Pratique de Droit Social no 312, Décembre 1977, pp. 379-82.