© Peuples Noirs Peuples Africains no. 59-62 (1988) 105-106



SEIGNEUR, DÉLIVRE-NOUS DE LA FRANCOPHONIE...

Mongo BETI

A propos des langues véhiculaires ou vernaculaires, hégémoniques ou dominées, conquérantes ou indigènes, quand donc les écrivains africains, pour ne parler que de nous, auront-ils enfin le courage de dénoncer le tunnel de faux problèmes et de mystification où l'on ne cesse de vouloir les enterrer ?

Qu'est-ce que c'est que cet acte d'allégeance ou d'amour à la langue française qu'on attend de nous ? Pourquoi faudrait-il que je fasse fête au français ? Parce que j'écris en français ? Habitant la banlieue, je prends ma voiture chaque matin pour aller travailler au centre de la ville. Qui oserait me demander de faire une déclaration d'amour à ma voiture ?

Dans combien de peuples divers, à travers le monde, les écrivains utilisent la langue anglaise ! Irlandais, Canadiens, Britanniques, Américains ... Rien qu'en Amérique, il y a les Noirs, les Hispaniques, les Chinois, les Juifs, les Scandinaves, les Germaniques, les Anglo-saxons, sans compter tous les autres. Dans chacun de ces peuples, il y a des écrivains de langue anglaise. Feraient-ils fête à l'anglais ? Aiment-ils l'anglais ? Ils n'en savent sans doute rien. La question ne leur a même jamais été posée, elle serait incongrue. Ils vivent l'anglais comme le poisson l'océan, innocemment; à peine sauraient-ils dire que cette langue s'appelle bien ainsi, à quel moment leur peuple y est entré, et à la suite de quels événements. Ils ont avec l'anglais une relation de confiance naturelle, la seule vraiment souhaitable, au lieu du concubinage tourmenté.

Car, il ne faut pas s'y tromper, l'écrivain n'est ni un démagogue de la langue ni un rat de laboratoire; c'est avant tout un créateur de mythes. Que les politiciens s'acharnent à conférer le pouvoir à certaines langues, à en dépouiller telles autres selon les critères qui leur sont propres, c'est leur affaire; nous leur souhaitons bien du plaisir. Que les fanatiques de la recherche s'acharnent à décortiquer le destin des langues, leur naissance hasardeuse, leur vie belliqueuse ou pacifique, leur fin anonyme ou fracassante, c'est l'affaire des chercheurs.

L'écrivain est, avant tout, un homme de terrain, un praticien qui met en œuvre les appareils linguistiques qui se trouvent à sa disposition, non un discoureur ou un entomologiste. Il peut, certes, donner son avis, à condition que ce ne soit pas un avis autorisé. Sinon il prête le flanc à la mystification, aux diverses entreprises de détournement.

Le fait est que l'écrivain a sa propre échelle de priorités, en tête de laquelle figure l'exercice de son pouvoir créateur dans sa totalité, dans son intégralité mais non le privilège d'écrire dans telle langue de préférence. C'est peu de dire que la liberté du citoyen a quelque chose à voir [PAGE 106] là-dedans – liberté de parler de tout sans tabou, liberté d'aller et venir, liberté universelle de choix. En vérité, la liberté est le ressort de tout.

Je sens bien qu'un de ces jours je me ferai anglophone, sans retour ni regret. La langue anglaise est aujourd'hui, mieux que la langue française, loin devant la langue française, la langue de la liberté, autant dire de la créativité.

Ce n'est certainement pas un hasard si le premier Prix Nobel Africain de littérature est anglophone. L'anglais est la langue où se débattent librement aujourd'hui tous les grands problèmes du monde, au contraire du français, première victime du délire de censure qui asphyxie la francophonie, et pas seulement dans l'Afrique des dictatures[1].

Mon premier problème, le premier problème de l'écrivain que je suis, c'est d'écrire librement ce que je rêve d'écrire, ce que j'aspire à écrire, ce que je brûle d'écrire sans avoir à surveiller ma plume, trier les mots, filtrer les idées, de peur d'irriter un dictateur, de déplaire à un ministre de la coopération ou de la francophonie, d'irriter un Foccart.

Je veux pouvoir écrire avec l'assurance que mon œuvre sera exposée, comme celles de tous mes confrères blancs et noirs, sans discrimination aucune, dans les vitrines des libraires, appréciée par les critiques au-delà des tabous et des consignes occultes des pouvoirs, diffusée à travers l'Afrique, lue par mon public africain.

Quelle que soit la langue, pourvu qu'elle m'offre ces facilités, j'en deviens idolâtre.

C'est cette liberté, ce vertige de créer dans la joie et l'authenticité que la francophonie a été jusqu'ici impuissante à offrir aux écrivains africains, avec ses sens interdits même quand ils sont autorisés, ses domaines réservés, ses chasses gardées, ses dictateurs de fer. Entre les intellectuels africains et les roitelets nègres, il y a bien longtemps que Paris a choisi. Les appels, les sermons pressants, les institutions aussi riches soient-elles, n'y feront rien : la francophonie officielle est condamnée à être l'étendard de parade de plumitifs mercenaires, et la risée des créateurs indépendants.

Je n'irais pas jusqu'à dire que la langue n'est rien; la vérité est qu'elle importe peu, comme le flacon bien connu d'un poète célèbre, pourvu que j'aie l'ivresse créatrice.

Mongo BETI
"En passant les écrivains" Montreuil 1987


[1] Un certain Roland Dumas, ministre à Paris, ne vient-il pas, on se demande au nom de quelle prérogative, d'interdire la circulation en Afrique francophone du livre de Pierre Péan "L'argent noir".