© Peuples Noirs Peuples Africains no. 59-62 (1988) 43-46



LA GUINÉE RÉAPPREND LE FRANÇAIS

J.-P. PERONCEL-HUGOZ

A la demande du gouvernement guinéen, l'Agence de coopération culturelle et technique (ACCT, regroupant à Paris quarante pays francophones) vient d'envoyer à Conakry une mission conduite par son secrétaire général, l'ancien ministre d'Etat gabonais Paul Okumba d'Okouatségué, afin d'évaluer les besoins éducatifs d'une nation qui, depuis la disparition de Sekou Touré, en 1984, s'est remise au français.

CONAKRY
de notre envoyé spécial

Sur son île et sa presqu'île, Conakry, l'ancien modèle de prospérité de l'Afrique occidentale française, n'est plus qu'une vaste zone délabrée sans figure de ville ni de village. Le long des rues sans appellation s'alignent quelques immeubles "européens" verts d'humidité, et la mer des cahutes "africaines" de bric et de broc.

Durant le quart de siècle d'autarcie "anti-impérialiste" (1958-1984), le grand Conakry est passé de 40 000 à 700 000 habitants, pratiquement sans plan édilitaire ni logements sociaux. Et le nouveau régime ne sait où donner de la tête, occupé qu'il est à régler ses querelles intestines, à licencier des milliers de fonctionnaires en surnombre, à décorseter l'économie et à restaurer un système scolaire livré durant une génération au "tribalisme linguistique".

Dès que tombe sur la capitale la nuit tropicale, l'obscurité règne, à peine trouée par les phares de voitures encore plus rare que durant la journée et par les bougies des vendeuses d'oranges épluchées ou de cigarettes à la pièce. Un quartier toutefois, à la pointe de l'île Tumbo, bénéficie de l'éclairage public. C'est le carré des cinquante villas néo-mauresques financées par l'Arabie saoudite et construites par le Maroc pour le sommet de l'Organisation de l'unité africaine de 1984, qui, finalement, n'eut pas lieu en Guinée à cause de la mort de Sekou Touré.

Des ambassades, des sociétés étrangères, ont loué ces maisons neuves. Quant aux réverbères, ils sont devenus les lampes de chevet d'écoliers et d'étudiants qui viennent là le soir réviser leurs cours. Ce collégien montre volontiers son cahier de maths. Tout est clair, bien écrit, sans fautes : "C'est que j'ai eu un bon prof, un Marocain. Parce que, jusqu'en 1984, on apprenait en soussou, ma langue maternelle."

Un de ses condisciples ajoute : "Moi, j'étais scolarisé en malinké, il fallait une phrase de deux lignes pour exprimer le concept d'angle. Depuis qu'on est revenu au français, on apprend dix fois plus vite." Le son de cloche est unanimement le même chez les parents, qu'ils soient ou non francophones eux-mêmes; chez les enseignants, bien qu'ils doivent être recyclés; parmi les étudiants, pour lesquels le français a avait été provisoirement maintenu, mais bien souvent à travers le filtre d'un médiocre interprète de russe. [PAGE 44]

CENT PROFESSEURS RUSSES

Une centaine d'enseignants soviétiques demeurent d'ailleurs encore à Conakry. "Mais c'est bien parce que les pays francophones lésinent pour nous envoyer du monde", confie un haut fonctionnaire de l'éducation avant d'interroger : "Trouvez-vous normal qu'il n'y ait qu'une centaine de coopérants français en Guinée, dont 10 % à l'université contre un millier au Sénégal ou en Côte-d'Ivoire ?"

En 1958, le "non" de l'ancien postier Sekou Touré au général de Gaulle, lequel proposait à la Guinée de rester en tant qu'Etat autonome dans la communauté franco-africaine, était en fait un "non, mais... ". Paris feignit de ne pas entendre le "mais", abandonnant complètement la Guinée, qui servirait de repoussoir aux autres nations africaines tentées peut-être de l'imiter.

Piqué au vif, le nationalisme de Selon Touré l'entraîna plus loin qu'il ne le souhaitait sans doute au départ, notamment en matière culturelle. Alors qu'il continuait lui-même de lire et d'écrire en français – il a laissé plus de trente tomes – et surtout de prononcer dans cette langue ses interminables philippiques "anti-néocolonialistes", il priva peu à peu ses compatriotes de livres et de journaux francophones, et également de l'enseignement en français.

Approuvé, au reste, à l'époque par de nombreux experts et intellectuels occidentaux, que maudissent les Guinéens d'aujourd'hui, Sekou Touré voua le cycle primaire, puis, progressivement, le secondaire, aux huit langues nationales, supprimant le pont naturel qu'était devenu, entre elles, le français. Les idiomes africains, ont chacun leur beauté et leur valeur culturelle, mais, outre que pour être transcrits ils doivent avoir recours aux lettres latines ou arabes, ils ne sont généralement pas conçus peur véhiculer l'enseignement moderne.

Sous la bannière de la "révolution culturelle socialiste", lancée à Kankan en 1959 par Sekou Touré, les effectifs scolarisés passèrent officiellement en vingt-cinq ans de 42 000 à 350 000 (dans le même temps la population grimpait de 2 500 000 à 6 000 000 d'âmes). Cela sur fond d'une "babélisation" fabriquée par des écoles rebaptisées "centres d'éducation révolutionnaire" et qui, sans le savoir, renforçaient les vieilles divisions ethniques au lieu de les atténuer, comme le proclamait le dictateur.

Le premier soin des militaires qui lui ont succédé a été de rétablir le "tout en français" dès la première année du primaire et de supprimer donc toute scolarisation dans des parler vernaculaires que la radio-télévision, en revanche, continue d'utiliser en même temps que le français. Les écoliers, avec une ardeur, une fringale qui ravissent les enseignants européens, ont mis les bouchées doubles, les adultes déjà linguistiquement francisés se sont remis sans complexe à utiliser le français.

Résultat : la Guinée a sauté du soixante-cinquième rang au vingt-cinquième rang parmi les importateurs de livres français, et, à Conakry et dans l'intérieur, à la gare routière, au marché, sans parler bien sûr, des administrations et des préau le français a fait un retour en force et est, en tout cas, parlé comme il ne le fut certainement jamais à l'époque de coloniale, et avec les savoureuses trouvailles : ainsi un sapeur est homme bien ... sapé.

Cependant, si le français est un outil précieux, il n'est pas la panacée, et la remise à flot culturel de la Guinée est loin d'être achevée. Tous au plus, sans doute, un quart seulement des enfants en âge d'apprendre ont trouvé place dans les écoles, et l'Université ne compte guère que cinq ou six mille étudiants. "Encore que nous en ayons également trois mille cinq cents à l'étranger, dans les pays les plus divers, afin qu'ils nous ramènent le plus d'air [PAGE 45] possible pour aérer notre pays", rectifie le ministre de l'éducation nationale, M. Saliou Kombassa, un spécialiste de littérature comparée que Sekou Touré maintint neuf ans enfermé au sinistre camp Boiro après en avoir fait un temps son ministre de la justice.

"Notre attachement au français, que nous avons annexé comme notre langue du savoir, est d'autant plus vivace qu'il dut se cacher pendant vingt-cinq ans. Nous compterons donc beaucoup sur les autres pays francophones pour nous aider à redémarrer, mais nous n'avons pas toujours l'impression d'être entendus" ajoute le ministre.

LA MISSION DE MR. OKUMBA

Outre le Maroc, qui coopérait déjà avec la Guinée de Sekou Touré et reçoit à ses frais quatre cents boursiers de ce pays, la France a consenti un effort particulier en faveur du "fils prodigue' d'Afrique tropicale, effort qui reste très en deçà de l'attente guinéenne. Trois cent cinquante instituteurs sont actuellement formés intensivement par des Français à Conakry, tandis que cent soixante étudiants guinéens en France bénéficient de bourses. Huit cent vingt mille manuels scolaires primaires ont été distribués par la France en 1987 à travers toute la Guinée, et deux cent cinquante mille le seront dans le secondaire en 1988. L'Etat guinéen, quant à lui, vient de coéditer avec Hatier une solide anthologie africaine[1] destinée à tout le continent.

Les Français, qui ont ouvert une bibliothèque très fréquentée à Conakry, "Ville qui avait perdu jusqu'au souvenir de ce qu'étaient une librairie et même un livre, une revue, et où il n'y a plus de bibliothèque nationale", vont inaugurer cette année, dans un bâtiment offert par le général Lansana Conté, chef de l'Etat, un vaste complexe culturel. Mais les Guinéens réclament déjà la même installation à Kindia, Kankan ou Labé. Paris est en tout cas en train d'ouvrir sept autres bibliothèques en province et prévoit d'envoyer en 1989 un conseiller pédagogique dans chacune de ces régions. Soupirs de déception ... Les divers concours français n'en sont pas moins passés de quelque 240 millions de francs en 1984 à près de 600 millions de francs en 1988.

M. Okumba d'Okouastégué ne dispose que d'un budget annuel d'une centaine de millions de francs et doit satisfaire près de quarante bénéficiaires... S'il a pu promettre au cinéaste Mohamed Dansolo Camara de le faire venir au prochain festival de Cannes, ou à tel ou tel autre membre de l'intelligentsia d'assister au colloque international que l'Agence organisera en janvier 1989 à Franceville (Gabon) sur "les rapports de l'Europe unique de 1992 et des soixante-six pays d'Afrique, des Caraïbe et du Pacifique liés au Marché commun par la convention de Lomé", il n'a pu, en revanche, s'engager sur les multiples projets d'envergure que lui ont soumis les Guinéens.

M. Okumba d'Okouastégué s'est étonné, toutefois, que la radio scolaire, à l'établissement de laquelle vient de participer l'Agence, avec la France, ne puisse utiliser les ondes nationales [PAGE 46] qu'une seule heure par semaine, "alors qu'une heure par jour n'arriverait apparemment pas à satisfaire les chères petites têtes noires, dont l'appétit de français saute aux yeux". Sur ce point, les autorités guinéennes n'ont fourni aucune réponse satisfaisante. Dans la Guinée nouvelle, qui se veut transparente, il reste quand même encore quelques petits mystères...

J.-P. PERONCEL-HUGOZ
(LE MONDE. Dimanche 21 – lundi 22 février 1988)


[1] Littérature africaine, Histoire et grands thèmes, de Jacques Chevrier et Hadj Amadou Tidiane Traoré (450 p.).