© Peuples Noirs Peuples Africains no. 59-62 (1988) 37-42



LES PROPOSITIONS CHIFFRÉES DE LA BANQUE MONDIALE

Jean-Pierre LANGELLIER

Le coût de plus en plus élevé de l'enseignement en Afrique francophone suscite une inquiétude légitime. En cette époque moderne le bon sens commanderait de mettre certes cartes sur table en livrant le problème à l'opinion publique de chaque Etat, de le proposer à la discussion du parlement, d'alerter les catégories intéressées et compétentes : enseignants, experts, responsables des ministères, étudiants, journalistes, etc. Au lieu de cela, on a préféré consulter la Banque Mondiale (qui en a pris l'initiative ? L'étude ci-dessous ne le dit pas, se bornant à présenter les principaux thèmes du diagnostic de la vénérable institution).

La Banque Mondiale qui s'est assigné pour mission exclusive de restaurer la solvabilité des Républiques africaines, à la fois lourdement endettées et constamment appauvries par la prévarication des dirigeants et la chute vertigineuse du prix des matières premières, se préoccupe essentiellement de réduire les dépenses des Etats; elle en vient ainsi, tout naturellement, à proposer des solutions qui, souvent, frisent le délire : elle conseille, par exemple, d'aggraver la sélection dans des pays qui, en théorie, ont besoin pour se développer de former des cadres et des techniciens de plus en plus nombreux...

P.N.-P.A.

Comment rendre l'instruction à la fois meilleure et moins coûteuse ? Comment mieux utiliser "l'argent de l'éducation" mieux canaliser l'aide étrangère ? Comment modifier les structures et le contenu de l'enseignement afin de mieux satisfaire les immenses besoins du continent ? A ces questions-clé, et à quelques autres, un ambitieux rapport de la Banque Mondiale, tout juste publié, tente de répondre. Après avoir diagnostiqué le mal, il propose quelques remèdes.

L'enseignement secondaire, rappelle le rapport, a pour mission de "consolider les compétences". Il est et restera en pleine expansion. Dans le secondaire, la scolarisation demeure très inégalitaire. Dans une dizaine de pays africains, elle n'atteignait pas 10 % en 1983 et dépassait 50 % dans trois Etats seulement : Congo, Maurice, Zaïre. L'éducation secondaire [PAGE 38] coûte souvent très cher – 220 dollars en moyenne par élève et par an – soit 3 à 10 fois plus que dans le primaire. Mais d'importantes économies sont possibles. Comment ? En développant l'externat et les nouvelles techniques éducatives – enseignement par correspondance et radio scolaire. D'où une réduction du nombre des pensionnats, à l'entretien très coûteux. Multiplier les unités scolaires "communautaires", surtout en milieu rural, aurait en outre l'avantage de favoriser la scolarisation féminine sur un continent où filles et garçons ne sont pas égaux devant l'école. 34 % seulement des élèves du secondaire sont des filles (contre 51 % en Amérique latine).

Enseignement technique : pour un transfert de responsabilités

Autre souci de la Banque Mondiale : comment développer au moindre coût l'enseignement technique, vital pour l'économie africaine ? Son rapport dresse un triple constat. D'abord, on a tendance, en Afrique, à surestimer les besoins de l'industrie en main-d'œuvre hautement spécialisée. La plupart des emplois disponibles exigent, en effet – du moins initialement, assez peu de connaissances spécifiques. Celles-ci peuvent d'ailleurs aussi bien être fournies soit par l'employeur seul, soit grâce à des cours de perfectionnement.

Ensuite, pour de nombreuses catégories professionnelles, la formation dispensée à l'école correspond moins aux attentes du marché que celle acquise sur le tas ou dans des centres spécialisés liés à l'industrie. Cela s'explique aisément : l'enseignement technique souffre de bureaucratie, les formateurs compétents y font souvent défaut et l'état du matériel laisse à désirer. Enfin, l'enseignement technique coûte horriblement cher à l'Afrique, entre deux et quinze fois plus que l'enseignement général.

En conséquence, la Banque Mondiale préconise une large prise en charge par l'industrie de l'enseignement professionnel. Ce transfert de responsabilité a deux avantages supplémentaires. La formation sur le tas profite à tous les travailleurs et pas seulement à ceux qui ont la chance de recevoir une formation secondaire. Elle peut se poursuivre pendant toute la vie professionnelle d'un individu.

L'Université la plus chère du Tiers Monde

L'enseignement supérieur qui, selon la Banque Mondiale, a pour vocation de "préparer aux responsabilités", connaît lui aussi, un remarquable essor. En 1983 – dernière statistique connue – plus de 70.000 étudiants ont décroché un diplôme universitaire, soit un Africain sur 5 800. Mais, à ce niveau, il y a quatre maux. En premier lieu, le système universitaire produit trop de diplômés – notamment d'enseignants – par rapport aux besoins et pas assez de chercheurs. Sur le marché de l'emploi, l'offre gonfle sans cesse. Le nombre de diplômés s'est accru de 70 % entre 1980 [PAGE 39] et 1983. Dans le même temps, la demande stagne en raison du marasme économique.

Le marché étant incapable d'absorber les diplômés, il en résulte un fort chômage. Exemple : en 1985, 37,5 % des diplômés de l'université d'Abidjan étaient sans emploi. Seule exception à cette règle : le secteur éducatif lui-même, contraint de faire appel à la main-d'œuvre étrangère. En Afrique, 35 % des enseignants sont – en moyenne – des expatriés. En outre, l'Afrique manque de chercheurs et d'experts. D'où ce cruel paradoxe : nul pays africain n'a les moyens, à court terme, de s'offrir les programmes de recherche dont il a besoin; et pourtant, aucun ne pourra, à long terme, s'en passer.

Ensuite, la qualité de cet enseignement se détériore gravement. Les Universités manquent de tout, leurs bâtiments se dégradent et leurs instituts de recherche sont démunis. L'instruction est souvent réduite à sa plus simple expression : des cours théoriques résumés au tableau noir. En troisième lieu, le coût de cet enseignement est exorbitant. Il est six fois plus lourd qu'en Asie, neuf fois plus qu'en Amérique latine. Un étudiant africain coûte 60 fois plus qu'un enfant du primaire.

Cette cherté résulte d'abord d'un gaspillage humain. Entre 30 et 60 % – selon les pays – des étudiants n'achèvent pas leurs études ou quittent l'Université avant l'examen final. En outre, nombre d'universités sont très petites, donc non rentables. Sur une cinquantaine d'établissements africains au début des années 80, 12 accueillaient moins de 1000 étudiants et 13, seulement, abritaient plus de 5 000 inscrits. Les effectifs en enseignants et en personnel administratif sont disproportionnés aux besoins. En Afrique francophone, on trouve un enseignant pour 13 étudiants (contre 25 en France) et pour 7 en Afrique anglophone (contre 13 en Grande-Bretagne). La gratuité de l'enseignement et la sous-utilisation des campus, vides une vingtaine de semaines par an, contribuent à grever les coûts. Enfin, le financement intégral de la formation universitaire par les budgets publics loin de tout souci de rentabilité, ne fait qu'aggraver le mal.

Consolidation et décentralisation

Comment remédier à ces inconvénients ? La Banque Mondiale propose, à brève échéance, un "programme d'ajustement structurel" axé sur une série de recommandations : regroupement des institutions universitaires en "unités viables", réduction du personnel enseignant et administratif, stabilisation des effectifs étudiants en supprimant de nombreuses bourses et en renforçant la "sélection". Cette "consolidation" améliorera la qualité de l'enseignement supérieur tout en diminuant son coût. Elle est la condition "sine qua non" de toute expansion future. Mais en [PAGE 40] attendant cette relance, l'Université traversera une délicate phase de transition.

Le manque d'argent et la démographie expliquent largement les difficultés de l'enseignement supérieur. Celles-ci sont en outre aggravées par un mauvais usage de ressources disponibles. Non seulement l'Afrique a trop peu investi dans le secteur éducatif et trop "dispersé" ses efforts mais les bailleurs de fonds étrangers ont aussi gaspillé leur énergie en une vaine concurrence.

Pour la Banque Mondiale, améliorer le fonctionnement des écoles suppose qu'on leur accorde une plus grande autonomie, notamment dans l'usage de leurs ressources. Car, à l'exception – notable – du Nigéria, l'Afrique possède un système d'enseignement hypercentralisé que tout incite à "déconcentrer" : l'éloignement géographique entre le siège des ministères et les établissements de province, la diversité ethnique et linguistique, la médiocrité des communications et des transports. Loin d'être une fin en soi, la décentralisation doit seulement viser à une plus grande efficacité.

"L'ajustement" préalable

Pour soigner, de manière plus globale, les maux qui minent l'éducation en Afrique, la Banque Mondiale suggère l'adoption d'un plan qui se réaliserait en trois étapes : l'"ajustement" à court terme, la "revitalisation" à moyen terme et l'"expansion sélective" à long terme. La difficulté, pour les gouvernements africains, sera de marier avec bonheur les mesures qui répondront à ces trois exigences largement complémentaires.

Les contraintes démographiques et budgétaires imposent à la plupart des pays africains un programme d"'ajustement" qui consistera, d'une part, à diversifier les ressources de financement, d'autre part à limiter les coûts. Diversifier les ressources ? Ce sera demander à ceux qui profitent des services éducatifs de contribuer plus largement à leur financement. Pour atteindre cet objectif, on pourra recourir à plusieurs méthodes. On pourra développer le secteur privé de l'éducation. On, pourra exiger des familles qu'elles participent à l'entretien – notamment au gîte et au couvert – de leurs enfants étudiants. On pourra enfin – et surtout – instaurer ou accroître, selon les cas, les droits d'inscription scolaires et universitaires. A condition bien sûr, en retour, qu'aucun enfant ne soit exclu de l'école du seul fait de sa pauvreté. Ces mesures devront être introduites graduellement sur une période de plusieurs années.

Limiter les coûts ? On pourra, sans grand dommage, rogner les budgets de construction et utiliser à plein temps des locaux trop souvent désertés. On pourra surveiller de plus près les dépenses en personnel, combattre le phénomène bien connu des "professeurs fantômes" – qui n'existent que sur les registres salariaux – comprimer les effectifs administratifs, [PAGE 41] transférer aux étudiants, quand c'est possible, certaines responsabilités accessoires.

On pourra aussi, moyennant certaines précautions évidentes, réduire le niveau de qualification professionnelle exigée des enseignants débutants. Ce qui rajeunira le corps professoral et modérera ses exigences financières. On pourra mieux utiliser les enseignants : allonger leur journée de travail, étoffer leurs programmes, instaurer, dans le primaire, la semaine de six jours – du moins là où elle n'existe pas – abréger, enfin, la durée des congés dans le supérieur où les maîtres travaillent seulement 36 semaines par an.

"L'expansion sélective"

Deuxième étape de la stratégie prônée par la Banque Mondiale : "revitaliser" le système éducatif. Pour cela, il faudra prendre trois types de mesures. En premier lieu, on devra tout bonnement garantir l'accès de chaque enfant à un minimum de matériel pédagogique. Cette recommandation n'est pas superflue. En témoigne une récente études de la Banque africaine de développement qui soulignait les graves pénuries en livres et en matériel dont souffrent les écoles du continent. En second lieu, il faudra rehausser les niveaux d'étude en revalorisant le système d'examens. Enfin, on devra beaucoup investir dans l'entretien des divers bâtiments scolaires : classes, ateliers, laboratoires, etc.

La troisième phase de cette stratégie porte sur le long terme, pour lequel la Banque mondiale préconise une "expansion sélective" dans quatre domaines. Le système éducatif devant reposer sur un socle solide, il conviendra de redonner un élan à la mise en œuvre de l'éducation primaire universelle", de préférence selon le cycle de neuf ans. Cette ambition mobilisera de nouvelles et importantes ressources publiques. Afin d'absorber toujours plus d'enfants venus du primaire, il faudra encourager, aux échelons secondaire et supérieur, les méthodes pédagogiques qui transfèrent une part du fardeau de l'apprentissage sur les élèves eux-mêmes : éducation à distance, cours par correspondance, radio scolaire. Le coût de ces programmes "extra-muros" représente seulement 20 à 40 % de celui de l'instruction conventionnelle.

Ensuite, il faudra intensifier la formation professionnelle sur le tas, sachant qu'elle est plus efficace. Enfin, l'Afrique devra développer sa capacité à produire sur place – et non plus dans des universités extérieures au continent – l'élite scientifique et technique dont elle a besoin. Elle ne pourra le faire que dans le cadre d'une coopération internationale. Chaque pays agira bien sûr à sa guise. Mais la Banque mondiale conseille à tous, entre autres, la mise en place d'une commission nationale techniquement [PAGE 42] compétente et l'organisation d'un vaste débat national pour sensibiliser l'opinion à l'urgence de cette tâche éducative.

Pour que cette stratégie réussisse, elle devra bénéficier d'une assistance internationale accrue et mieux coordonnée. En matière d'aide, l'Afrique noire est bien placée. Elle regroupe 11 % de la population du Tiers-monde mais recueille 22 % de l'aide qu'il reçoit (19 dollars par habitant). 10 % de cet argent est affecté à l'éducation. L'aide étrangère est importante pour l'éducation : elle représente 1,3 milliards de dollars par an, soit 15 % des dépenses publiques éducatives du continent. Pour 60 %, cette aide est versée aux ministères de l'éducation africains. On l'appelle l"'aide directe à l'éducation".

3,3 milliards de dollars en dix ans pour supprimer la pénurie du matériel

Trois anciennes puissances coloniales – la France, la Grande-Bretagne et la Belgique – fournissent 40 % du total de cette aide. La France, à elle seule en verse plus du quart. Cette aide profite avant tout aux universités. Le primaire en reçoit 7 % et le supérieur 34 %. Une distorsion tout à fait stupéfiante si on examine les chiffres par tête. Un élève du primaire reçoit 1, 1 dollar par an, un élève du secondaire 11 et un étudiant du supérieur 575. 11 % seulement de l'aide totale sert à financer des coûts d'exploitation. En revanche, 44 % alimente les salaires des experts étrangers. Ce décalage est encore plus net pour certaines aides bilatérales. Ainsi la France affectait jusqu'à présent 83 % de son assistance au paiement des salaires de ses maîtres et 13 % aux coûts d'exploitation.

La Banque mondiale donne quelques recommandations aux fournisseurs d'aide éducative. Celle-ci devra être conforme aux grandes lignes des réformes qu'elle conseille. Elle devra s'accompagner de l'envoi de petites équipes d'experts, chargées, lors de missions ponctuelles, "de soutenir et non de supplanter" les maîtres d'œuvre des réformes locales. Pour mobiliser les pays donateurs, la Banque mondiale cite un chiffre qui donne une idée des besoins de l'Afrique. Au début du siècle prochain, la communauté internationale pourrait avoir totalement comblé les pénuries en matériel des écoles africaines. Il lui suffirait de verser 3,3 milliards de dollars étalés sur une période de dix ans. Le service rendu à l'Afrique serait immense, et l'effort des pays riches presque indolore...

Jean-Pierre LANGELLIER
Article paru dans Géopolitique Africaine Février 1988