© Peuples Noirs Peuples Africains no. 55/56/57/58 (1987) 297-309



L'HISTOIRE D'UNE INVITATION AVORTÉE

Mongo BETI

Au mois de mai 1987, je reçus une invitation ferme, signée par Kole Omotoso, président de l'association des écrivains nigérians, à assister comme invité d'honneur au septième congrès de cette organisation, prévu à Lagos du 18 au 23 novembre 1987. Je pris toutes dispositions en prévision de mon voyage, notamment auprès des autorités de mon Académie qui, il faut leur rendre cette justice, se montrèrent très compréhensives.

Comme me l'avait demandé Kole Omotoso, je mis à la poste le texte de ma communication fin octobre, soit trois semaines avant la date du congrès, pour permettre à mes hôtes d'en faire la traduction et de la mettre à la disposition des congressistes. Toutefois, à la date du 13 novembre, je n'avais toujours pas reçu le billet d'avion annoncé par Kole Omotoso. Je consultai donc par téléphone West Africa, l'hebdomadaire londonien bien connu, auquel collabore régulièrement Kole Omotoso, qui me conseilla d'envoyer un télégramme au président de l'association des écrivains du Nigeria – ce que je fis.

A l'heure où j'écris ces lignes, Kole Omotoso n'a ni accusé réception de ma communication, adressée sous pli recommandé, ni répondu à mon télégramme, ni bien entendu fait parvenir le billet d'avion.

En revanche, fin novembre 1987, soit peu après l'époque où était censé se tenir le congrès des écrivains du Nigeria à Lagos, je reçois un document étrange où je figure comme participant à une réunion des écrivains francophones et anglophones organisée par l'ambassade de France à Lagos pour le mois de mars 1988 et sur laquelle je n'avais jamais été consulté.

Que s'était-il passé ? Kole Omotoso, manquant d'argent comme il arrive trop souvent en Afrique, avait-il vendu son projet de congrès à l'ambassade de France ? Ou bien... etc. Devant un tel mystère, toutes les hypothèses sont permises. Ce curieux climat, auquel nous ont habitués les Républiques francophones, n'est pas précisément ce à quoi on s'attendait de la part du Nigeria. C'est le climat des États gouvernés par les services secrets étrangers, qui excellent à y réduire à un silence énigmatique les dirigeants d'organisations prétendues nationales, pour leur ôter tout crédit et semer la confusion.

On est ainsi amené à s'interroger sur la personnalité du Nigeria et à réviser l'image à laquelle ce pays nous avait accoutumés de lui-même. Et si le Nigeria n'était, somme toute, qu'une République bananière, comme ses voisins francophones ?

Toujours est-il que me voilà recruté malgré moi dans la délégation officielle du Cameroun, aux côtés de gens pour lesquels il est de notoriété publique en Afrique que je ne nourris aucune estime. Oui, l'ambassade de France à Lagos n'a pas seulement décidé de mon consentement, [PAGE 298] sans me consulter, elle a aussi décidé, de la même façon, de mon ralliement au dictateur stagiaire de Yaoundé. Peu importe que j'aie largement dépassé la cinquantaine, et même que je m'achemine gaillardement vers la soixantaine, ces messieurs-dames estiment toujours qu'ils peuvent décider de mon destin à ma place, sans me consulter. Comme dirait l'illustre Cornevin, que Mongo Beti le veuille ou non, Paul Biya est « son » président, na !

Libre à nos frères écrivains nigérians, peu instruits des ruses du néocolonialisme auquel ils n'ont sans doute jamais été confrontés, de tomber dam ses pièges. Mais pourquoi, vivant de mon seul travail depuis trente ans, loin des faveurs et des fastes d'un système abhorré, accepterais-je soudain de me perdre dans le troupeau de ses créatures et autres obligés ? Est-ce bien cartésien, tout cela ? Pauvre France ! décidément tes Lumières foutent le camp.

Voici donc le texte du speech que j'aurais dû lire le 20 novembre 1987 devant les écrivains nigérians réunis à l'occasion du septième congrès de leur association.

Mongo BETI
[PAGE 299]

*
*  *
    Mesdames,
    Mesdemoiselles,
    Messieurs,
    Chers consœurs et confrères romanciers, poètes, essayistes, critiques, dramaturges,

Permettez-moi d'abord de vous transmettre le salut fraternel des poètes, romanciers, dramaturges, essayistes, critiques camerounais, qui, malheureusement, n'ont pas pu me mandater formellement pour parler en leur nom, étant réduits au silence sur place, ou pour un grand nombre, en exil et dispersés à travers le monde par une dictature aussi fruste et grossière qu'implacable.

Permettez-moi ensuite de saluer celui d'entre vous dont l'incomparable talent vient d'être consacré avec éclat en même temps que toute la littérature de notre continent, par le Prix Nobel; j'ai nommé Wole Soyinka.

Permettez-moi d'inclure ici une mention particulière pour mon ami, pour notre frère commun N'Gugi wa Thiongo, ce héros de l'engagement littéraire menant contre l'oppression impérialiste un combat qui est pour moi le modèle de la dignité et de l'accomplissement du créateur.

Permettez-moi enfin de vous remercier du grand honneur que vous avez bien voulu me faire en m'invitant à assister au septième congrès de l'association des écrivains du Nigeria, et surtout à y prendre la parole librement.

Et, puisque, par une coïncidence voulue sans doute par le destin, c'est aussi la première fois que j'ai le plaisir de séjourner au Nigeria, je mets volontiers cette occasion à profit pour rendre hommage à votre grand pays qui, certes, a traversé bien des vicissitudes ces dernières années, mais du moins a su rester cramponné à ce qui, selon moi, est la première condition du salut de nos peuples, je veux dire la liberté d'expression, matérialisée chez vous par une presse abondante et pluraliste, des journalistes de talent et indépendants, la dénonciation vigoureuse, au besoin tapageuse, des maux qui ravagent la nation, le refus des hommes de parole et de plume de capituler devant le pouvoir politique. C'est cela le secret des grands peuples.

Le peuple camerounais, qui aspire à prendre exemple sur le peuple frère du Nigeria, est lui aussi profondément attaché à la liberté d'expression, à la liberté de la presse, à la liberté de la création. Mais, malgré leurs efforts qui ont été parfois jusqu'au sacrifice, les Camerounais n'ont jamais pu accéder à la jouissance effective de ce privilège; le peuple camerounais n'a jamais pu matérialiser son droit à la liberté d'expression sans laquelle, vous le savez bien, toute souveraineté nationale n'est qu'illusion, toute tentative créatrice vouée à l'avortement sinon à la stérilité.

Serait-ce que le public camerounais manque de curiosité, le peuple camerounais de talent pour le journalisme, le capitalisme camerounais d'ambition judicieuse ou de goût du risque ? Pas du tout. Jamais peut-être peuple n'a été aussi avide d'information, de dialogue, de débat, de lecture, aussi désireux d'écrire, de publier, de critiquer. La vérité [PAGE 300] est que, le 1er janvier 1960, il y a donc bientôt vingt-huit ans, alors qu'ils croyaient accéder à l'indépendance politique, les Camerounais se laissèrent imposer une dictature dont ils ne se sont pas libérés, même si à sa tête un personnage falot a succédé à un autre aussi terne, tant il est vrai que le néocolonialisme se plaît à utiliser des serviteurs sans relief.

Toujours cruelle et même, au besoin, sanguinaire, toujours insensée et arrogante, poussant jusqu'au cynisme extrême le dévouement aux intérêts étrangers (savez-vous que si les Camerounais peuvent se faire aujourd'hui enfin une idée approximative des quantités de pétrole extraites de leur sol annuellement et des royalties correspondantes, c'est grâce à la publication récente d'un rapport confidentiel, oui, confidentiel, de la Banque mondiale), la dictature, utilisant tantôt un redoutable arsenal juridique, tantôt la pression de la corruption, tantôt la terreur policière a imposé silence une fois pour toutes au peuple camerounais.

Chères consœurs, chers confrères, je voudrais attirer solennellement votre attention sur le risque flagrant d'ethnocide auquel un tel régime politique se perpétuant depuis plus d'un quart de siècle expose notre peuple.

Le Cameroun est peut-être le seul pays où d'avoir écrit à l'époque coloniale un roman qui ébranla l'assurance du colonisateur et fit honneur à l'Afrique, loin de valoir à l'auteur trente ans plus tard la récompense morale qu'il mérite, en fait au contraire une cible privilégiée de la malveillance des dirigeants noirs prétendument émancipés. J'en parle en connaissance de cause, car cet auteur, c'est moi, et le roman, c'est « Le Pauvre Christ de Bomba », qu'un Paul Biya, docile disciple des missionnaires catholiques, me pardonne encore moins que son prédécesseur, Ahmadou Ahidjo, qui, lui, était musulman, mais tout aussi docile à l'esprit de revanche du colonialisme.

Le Cameroun est sans doute le seul pays au monde où les ouvrages publiés à l'extérieur par les auteurs nationaux, autant dire en ce qui concerne le Cameroun, pays sans maison d'édition fiable, sans imprimerie, la presque totalité de la production nationale, sont a priori interdits, à charge pour chaque auteur d'aller plaider sa cause particulière auprès des autorités policières concernées. Imaginez quelles douches glacées une telle atmosphère peut déverser sur l'enthousiasme du créateur.

Dans les souffrances d'une lutte de libération nationale qui fut, comme vous savez, longue et inhumaine, le peuple camerounais avait accouché d'une jeune culture, qui, pour la première fois, transcendait les cultures régionales; la monstrueuse censure de la tyrannie l'aura étranglée définitivement d'ici peu si rien n'est fait. Je suis persuadé d'être; le fidèle interprète des souhaits de nos confrères camerounais en venant aujourd'hui solliciter l'appui que des écrivains sont en droit d'attendre d'autres écrivains, leurs voisins, au moment d'engager contre la tyrannie que le néocolonialisme nous a imposée une offensive qui doit s'achever, espérons-nous, par sa disparition.

La lutte sera particulièrement acharnée sur deux fronts qui nous semblent vitaux : il s'agit d'abord de la presse. Le désir impatient des Camerourais [PAGE 301] est d'avoir une vraie presse, libre, c'est-à-dire pluraliste et indépendante du gouvernement, ce qui ne serait au demeurant qu'un retour à l'état des choses qui prévalait à la veille de l'indépendance. Avant l'indépendance, paradoxalement, paraissaient au Cameroun une centaine de publications, d'inégale qualité, certaines imprimées, d'autres ronéotypées, certaines en langues véhiculaires, d'autres en vernaculaires, mais toutes propriétés d'éditeurs nationaux et privés, à l'exception de trois journaux, dont l'un appartenait à l'État et avait été créé par l'administration coloniale, les deux autres appartenant aux églises missionnaires.

Aujourd'hui trois journaux paraissent à peu près régulièrement au Cameroun, pays de dix millions d'habitants; ils appartiennent tous à l'État, c'est-à-dire au dictateur, plus précisément à Paul Biya, et sont bien entendu voués au culte de sa personnalité, selon le plus pur style des régimes totalitaires, publiant chaque matin son effigie en bonne place, ainsi que quelque plat aphorisme pêché dans la loghorrée de son éloquence rituelle.

Que sont devenues les plus de quatre-vingt-quinze autres publications ? La dictature les a fait disparaître les unes après les autres avec une détermination à la fois froide, calculée, inflexible, irréversible. Toutes les tactiques ont été utilisées. On a tué les animateurs là où il n'a pas suffi d'emprisonner ou d'intimider. Il est arrivé que la police saisisse des comptes en banque, ferme des locaux, détruise des machines.

On s'est interrogé sur l'incompréhensible acharnement montré par Ahmadou Ahidjo, en 1970, dans l'affaire que je raconte dans « Main basse sur le Cameroun ». L'explication réside sans doute dans l'existence et la prospérité d'un petit hebdomadaire, « L'effort des jeunes », propriété du diocèse de Nkongsamba, dont les colonnes n'étaient pas exemptes d'un certain esprit de fronde sinon d'indépendance; c'en était assez pour agir sur l'ex-président Ahidjo comme un chiffon rouge sur un taureau. N'y avait-il pas là un risque, même minime, de livrer ses crimes et ses forfaitures en pâture au monde ? Comme un taureau dans l'arène, Ahidjo fonça donc, avec les conséquences que chacun connaît aujourd'hui.

Paul Biya, dans des circonstances semblables, ne s'y prend pas autrement que son prédécesseur, qui fut d'ailleurs son maître, Paul Biya ayant servi pendant près de quinze ans Ahmadou Ahidjo, tantôt comme haut fonctionnaire, tantôt comme Premier Ministre, tantôt comme conseiller préféré. Rien d'étonnant donc si Paul Biya est imprégné de cet esprit totalitaire qui agita si longtemps son maître, et plus particulièrement de sa haine contre les publications indépendantes.

C'est le moment de raconter comment j'ai été victime moi-même naguère, malgré mon éloignement dans l'espace, de l'exécration d'un dictateur camerounais pour toute publication indépendante.

Vous savez que j'essaie de faire vivre par mes propres moyens une revue bimestrielle, Peuples Noirs – Peuples Africains, une publication en langue française pour laquelle je me saigne à blanc depuis dix ans, tout en ruinant mon épouse qui n'est d'ailleurs pas africaine. Quelle [PAGE 302] gageure dans l'univers francophone, toujours tenté de succomber à ses vieux démons de monolithisme centralisateur qu'une publication ambitieuse financée uniquement par deux petits fonctionnaires.

Cela durait pourtant depuis sept ans, depuis le premier numéro paru en janvier 1978, lorsque, en 1983, quelque dix mois après l'arrivée au pouvoir de Paul Biya, un personnage qui se donnait pour l'employé d'une grande banque de Douala, nous contacta, se mit à nous écrire fréquemment, passa de nombreuses commandes qu'il réglait toujours cash. Faute de pouvoir personnellement nous rendre visite, il dépêcha plusieurs fois sa femme à Rouen où nous habitons pour sceller cette amitié ou la renforcer. Bref, il nous dispensa pendant une année toutes les garanties de la probité et de la bonne foi.

En octobre 1984, le personnage nous soumit un projet où nous pouvions gagner beaucoup d'argent, lui et nous, et assurer ainsi à la revue un avenir sans nuage. Frustrés, disait-il, pendant les longues années de la dictature d'Ahidjo, les Camerounais témoignaient maintenant une boulimie de lecture qui dévorait tout ce qui se publie, et en particulier mes romans. Il se faisait fort, en utilisant la méthode du colportage, de vendre tout ce que nous pourrions lui faire parvenir de livres et même d'invendus de la revue. L'époque s'y prêtait à merveille, car Noël approchait, et à l'occasion de cette fête chrétienne, les gens à Douala dépensaient traditionnellement des fortunes en cadeaux. Il faudrait seulement que je signe les traites à mon nom, car sa trésorerie personnelle était pour le moment défaillante. Dans la librairie française, les traites sont à deux ou trois mois; d'ici là il aurait écoulé les stocks que nous lui aurions envoyés, il m'enverrait alors de quoi honorer les échéances, et au-delà. C'était une affaire absolument sans risque.

Eh bien, j'y ai cru; j'ai envoyé la marchandise et signé des traites pour plus de deux cent mille francs, ce qui correspond à plus de trente quatre mille dollars américains au cours du mois de septembre 1987 (c'est-à-dire avant la déroute monétaire récente).

J'ignore comment les choses se passent entre la Grande-Bretagne et le Nigeria; j'espère que c'est mieux que dans la francophonie où la diffusion du livre ressemble à ce que les Français appellent le parcours du combattant, c'est-à-dire une épreuve si cruelle que quand on parvient à son terme, on est si écœuré qu'on n'a plus envie de recommencer. Et c'est vrai surtout pour les petits éditeurs, les seuls novateurs et les seuls connaisseurs. Entre Paris, siège exclusif des éditeurs dignes de ce nom, et l'Afrique francophone, les circuits sont si aléatoires que toute opération comme celle que j'ai accepté de mener avec mon partenaire camerounais est un coup de poker; et même une opération de moindre envergure. Les colis sont détournés ou à la douane ou dans les entrepôts ou à la poste, à moins qu'ils ne soient saisis chez le libraire par la police, sans explication. Mais c'est vrai que, s'ils franchissent ces obstacles, les livres trouvent toujours acquéreur. Je savais que c'était un coup de poker, mais je m'étais trompé du tout au tout sur mon partenaire : j'avais cru avoir affaire à un businessman, c'était en fait un agent des services secrets. Comme vous le savez, car j'ai [PAGE 303] raconté l'affaire dans la revue Peuple Noirs-Peuples Africains, je n'ai jamais été payé. Quand je demandais à l'individu par lettre ou par téléphone, d'honorer ses engagements, il me conseillait d'aller au Cameroun, condition qui n'avait jamais figuré dans nos conventions, et pour cause. Aller au Cameroun, c'était cautionner Paul Biya qui, de son côté, n'avait mis en pratique aucune de ses promesses de démocratisation, et qui, au contraire, après une brève période de confuse démagogique, chaussait ostensiblement les bottes de son prédécesseur.

J'ai bien entendu contacté des avocats résidant sur place, et ce fut encore une aventure, sans doute plus instructive encore que l'escroquerie qui venait de nous ruiner. Dans un premier temps, chacun des avocats sollicités successivement juge sévèrement l'attitude de notre pseudo-partenaire, s'indigne même, assure qu'il va lui faire rendre gorge, nous écrit qu'il vient de prendre contact avec l'individu auquel il n'a pas manqué de dire sa manière de penser, et en quels termes ! Et puis, une semaine se passe sans rien, ensuite deux, ensuite trois. Et toujours le silence. A la fin, je perds tout contact avec mon avocat. C'est le silence définitif. Le scénario est toujours le même. Quant à mes trente-quatre mille dollars, et plus ! j'en ai fait mon deuil. Mais la revue Peuples Noirs – Peuples Africains continue. J'ai même d'autres projets en ce domaine.

Chers amis auteurs nigérians, je vous en supplie, suivez donc attentivement la situation des auteurs et des journalistes, et bientôt des éditeurs dans le pays voisin; parlez-en dans les medias auxquels vous avez accès, ceux d'ici comme ceux de Grande-Bretagne. En un mot aidez-nous.

Imaginez un instant la vie de ceux de nos confrères qui résident quand même là-bas, dans ce pays sans opinion publique, sans justice, sans vrai magistrat, sans aucune protection contre l'atteinte aux libertés individuelles, où l'arbitraire policier peut bloquer du jour au lendemain votre compte en banque pour vous amener à résipiscence. Comment préserver quelqu'enthousiasme créateur, comment ne pas céder au désespoir devant la logique toujours proliférante des dispositifs totalitaires ? C'est comme un gigantesque engrenage qui d'abord broie un doigt, puis la main, puis l'avant-bras, puis le bras, et peut-être bientôt l'intégrité de l'organisme national. C'étaient hier les militants de l'opposition, ce sont aujourd'hui les intellectuels et les écrivains, demain ce seront à coup sûr les anglophones; car si la tyrannie exècre l'indépendance intellectuelle, elle a aussi la différence en horreur.

Et, à vrai dire, les anglophones sont déjà, à l'heure où je vous parle, des victimes réelles, et non seulement potentielles de Paul Biya. Une tentative de francisation insidieuse des anglophones est actuellement en cours au Cameroun, et c'est là précisément le deuxième front de la guerre que les intellectuels et les écrivains camerounais sont résolus à mener contre la dictature néo-coloniale.

Cela a commencé en 1972 par le coup d'État qui permit à Ahmadou Ahidjo, le prédécesseur de Paul Biya, d'abolir la fédération et d'ériger le Cameroun en Etat unitaire, en violation des accords signés en [PAGE 304] 1961 à Foumban avec les leaders anglophones dûment mandatés, accords d'ailleurs consacrés par la constitution de 1961, tenue elle-même depuis pour un chiffon de papier. Il fallut ensuite éliminer de la scène politique les leaders anglophones qui avaient négocié avec le dictateur de Yaoundé les termes de la constitution fédérale. Puis la province anglophone fut submergée de fonctionnaires francophones, qui remplirent principalement les établissements scolaires. Peu à peu la langue française fut seule en usage, même aux examens dont les sujets sont d'abord rédigés en français, et ensuite traduits dans un anglais approximatif. Paul Biya signala son avènement par la tentative de suppression du baccalauréat anglophone pour y substituer le baccalauréat francophone; on y renonça momentanément à la suite d'émeutes sanglantes où périrent de jeunes écoliers.

Aujourd'hui, il est impossible d'entrer dans les grandes écoles qui forment les hauts fonctionnaires de l'État à moins de maîtriser parfaitement le français; mais aucune obligation de connaître l'anglais à la perfection n'est faite aux francophones. Ces faits sont consignés dans un document public, paru sous forme de tract et intitulé « Lettre ouverte [des étudiants anglophones] à nos parents », diffusé en octobre 1985. Tirant la leçon de cette situation, les étudiants originaires de la zone anglophone réclamaient la création d'une université anglophone, estimant qu'ils n'avaient pas leur place dans l'université francophone de Yaoundé, la seule du pays. C'était une revendication juste et légitime; elle n'a pas été satisfaite à ce jour, et on n'envisage nulle part de la satisfaire.

Les anglophones sont deux millions et demi, sur une population de dix millions de Camerounais; un Camerounais sur quatre est donc anglophone. On n'entend jamais parler ni des poètes, ni des romanciers, ni des dramaturges, ni des essayistes anglophones du Cameroun. Les anglophones créent pourtant dans ces domaines, car tout peuple secrète des créateurs. Ces auteurs sont donc doublement étouffés, en tant que créateurs d'abord, puis en tant qu'usagers d'une langue qui n'a pas droit de cité.

Faut-il le dire ? l'écrasante majorité des auteurs camerounais condamnent toute entreprise relevant de la croisade linguistique, fût-ce à doses homéopathiques, et y voient une pratique digne du Moyen Age ou d'autres époques d'obscurantisme et de barbarie.

Une langue s'impose d'abord par le grand nombre et l'éminente qualité des poètes, des romanciers, des auteurs dramatiques, des œuvres qu'elle nourrit. Son rayonnement s'alimente aux foules toujours croissantes des lecteurs de livres et de journaux auxquels elle donne vie, à la multiplicité des débats dont elle retentit. Une assemblée de chefs d'État écoutant religieusement les péroraisons de dictateurs abhorrés de leurs peuples n'a jamais servi le prestige d'une langue, l'Histoire est là pour en témoigner. Une langue, c'est avant tout l'affaire de ses usagers, auteurs et public; c'est affaire d'adhésion, d'initiative populaires, autrement dit de liberté. Le Colombien de la rue, l'habitant des bidonvilles de Mexico, qui parlent espagnol, ignorent sans doute dans quelle [PAGE 305] partie du monde est située Madrid, et plus encore qui gouverne à Madrid. Une hispanophonie institutionnelle à l'instigation de Madrid leur serait suspecte : l'espagnol se suffit à lui-même.

Nous n'avons rien contre le français, mais nous n'aimons pas les canonnières mentales. Nous redoutons que la francophonie de M. François Mitterrand ne soit rien d'autre qu'un avatar moderne de la canonnière, complétée par la diplomatie des éternels roitelets nègres, les Bongo, Eyadéma, Mobutu et autres Biya.

Paul Biya n'a pas participé à la récente conférence des chefs d'État francophones à Québec; comme son prédécesseur, il aime à tromper les observateurs étrangers en jouant la comédie du non-alignement culturel, proclamant en chaque occasion que le Cameroun est un pays bilingue. Mais, à l'intérieur, la dictature applique tortueusement les consignes aberrantes du jihad linguistique.

Les Camerounais, et notamment les poètes, les romanciers, les dramaturges, les essayistes camerounais ont bon espoir d'en finir un jour, peut-être bientôt avec la dictature néo-coloniale qui, depuis près de trente ans, étrangle la jeune culture nationale. Certains d'entre vous, songeant à la police innombrable et tentaculaire de notre ennemi, au considérable magot pétrolier jamais budgétisé, mais accumulé dans le comptes secrets des banques suisses, aux appuis publics ou secrets dont Paul Biya bénéficie en Occident comme en Orient, ne verront peut-être dans ma conviction qu'un témoignage de la présomption d'un rêveur. J'appartiens à la génération des Africains qui étaient collégiens ou lycéens au lendemain de la dernière guerre, alors que le mot indépendance commençait à se chuchoter dans les quartiers nègres des métropoles coloniales. Les réalistes avisés et autres sages y voyaient aussi une manifestation de la présomption des rêveurs. A qui l'histoire allait-elle donner raison par la suite ? Aux réalistes ou aux rêveurs ? Aux sages ou aux illuminés ?

Nous voici aujourd'hui en lutte contre un nouveau fléau, les dictateurs zombies; et nous voilà à nouveau, illuminés aux mains nues, affrontant la nouvelle incarnation du mal africain. En ce qui me concerne, je ne doute pas un seul instant que l'ère des dictateurs zombies soit bientôt révolue.

Je ne doute pas, chers amis, si vous nous aidez, de vous donner bientôt rendez-vous à Yaoundé, et d'ouvrir devant vous, avec vous le premier congrès libre de l'association des auteurs camerounais.

Voilà, j'en suis sûr, le message que vos collègues poètes, romanciers, dramaturges, essayistes m'auraient chargé de vous transmettre s'ils n'étaient exilés, emprisonnés, paralysés par la surveillance policière, dans tous les cas réduits au silence.

Je voudrais seulement espérer que j'aurai été leur fidèle interprète.

Mongo BETI
[PAGE 306]

LE NIGERIA, VULGAIRE
RÉPUBLIQUE BANANIÈRE?

Les deux textes ci-dessus avaient été composés depuis des semaines lorsque je reçus la lettre qu'on va lire. Mais pour bien se pénétrer du climat de cette affaire, il faut savoir que, dès la fin novembre, j'avais écrit à l'ambassade de France à Lagos une lettre circonstanciée à la fois pour décliner son invitation à la conférence de mars, mais aussi pour exposer mes raisons.

Voici donc la lettre de l'inénarrable Kole Omotoso :

Department of Dramatic Arts
University of Ife,
Ile-Ife, Nigeria, 17/12/87

    Dear Mongo Beti,

You must have been surprised not to have heard from us again after you had sent your paper and the telegram. What happened was that the paper arrived a week in advance. So we were able to arrange for it to be translated. We thought that maybe you had been able to raise money for a ticket and that we would then have to reimburse you when you got to Nigeria. Your paper was read at the conference and widely used in the press. The telegram telling us that you were expecting the ticket did not reach us until one week after the conference. This is why we could not do anything to send you a ticket. Let me thank you, on behalf of the Association, for your very wise and brotherly words in the paper.

There is still the possibility of getting you to come to Lagos from the 28th March to 2nd April 1988. We are, in collaboration with the Nigerian Ministry of Information and Culture, UNESCO and the French Embassy in Lagos organising "an encounter between francophone and anglophone" writers. I am a little worried about what your attitude would be to such a gathering and if you would mind coming to it. One of the central issues of discussion will be the neo-colonial role of the French in francophone literature. Please let me know if you can make it. Please know that the only reason we are collaborating with these three bodies is that we are in control of the content of and the persons to the conference.

Greetings of the season to you and your dear ones.

PS. Is your telephone working ? I have been in London for the last few days and I have tried to call you and I could'nt get through. If you have changed the telephone number, could you let me have the new number.

On saisira la fourberie et la médiocrité du personnage en comparant [PAGE 307] la lettre qu'on vient de lire à celle par laquelle il m'honorait d'une invitation au congrès des écrivains nigérians, et dont voici le texte.

Department of Dramatic Arts
University of Ife,
Ile-Ife, Nigeria, 9/05/87

Mongo Beti
23, rue Daliphard
760W Rouen

    Dear Mongo Beti,

Invitation to the 7th. ANA annual Conference

On behalf of the executive and members of the Association of Nigerian Authors, I invite you to the seventh annual conference taking place from the 19th to the 23rd of November 1987. In addition, as our special guest, you will have the platform to address the writers on the first day of the conference, Friday the 20th of November, on any topic of your choice.

We shall find the ways and means to raise a return ticket for your trip. We shall definitely take care of your accommodation and hospitality while you are in Nigeria. The conference takes place in Lagos.

I shall be grateful if you will let me have your response to this invitation as soon as possible.

Thanking you in advance for honouring our invitation, I remain,

Yours sincerely.

Kole Omotoso, President ANA

Dans le vilain rôle si insolite pour un anglophone, de rabatteur au service du néo-colonialisme français, notre homme a déjà beaucoup d'aplomb, mais peu de talent. Ses répliques sonnent faux et ses mimiques passent pour ainsi dire à côté du sujet.

S'agissant de mon téléphone, le pauvre homme galèje purement et simplement. Mes amis de Londres me téléphonent presque chaque jour, sans aucun problème.

Tout cela est malheureusement très moche pour l'image de marque du Nigeria : le président de l'association nationale des écrivains est forcément une personnalité représentative.

Qu'ajouterais-je ? Un seul détail : la vision qu'a M. Kole Omotoso de cette fameuse conférence ne recouvre guère celle de l'ambassade de France, du moins telle qu'elle apparaît dans le document suivant : [PAGE 308]

PROJET POUR UN COLLOQUE

Littératures francophone et anglophone d'Afrique noire

– LAGOS 1988 –
_______________________________________________________________

Initié par M. Jacques Thibau, ambassadeur de France au Nigeria
__________

Objectif :

Réunir dans un colloque bilingue des écrivains d'Afrique noire d'expression française et anglaise.

Présentation :

Le colloque s'inscrit dans un mouvement général d'intérêt pour les littératures africaines, récemment ravivé par l'attribution du Prix Nobel au Nigérian Wole Soyinka.

Il est axé sur une approche comparée des littératures francophone et anglophone.

Le français et l'anglais (comme d'autres langues d'origines européennes) sont devenues en quelques générations des langues africaines à part entière, autant en ce qui concerne la communication quotidienne que la création littéraire.

L'objet du colloque sera donc d'explorer, par différentes voies et dans toutes ses implications, ce phénomène qu'est l'appropriation d'une langue, à travers l'expérience de ceux qui font profession de la manier. Cette exploration sera d'autant plus révélatrice qu'elle sera double. – Bilingue, le colloque se voudra sans cesse comparaison, confrontation, dialogue, échange –.

Participants :

Une centaine d'écrivains, critiques, chercheurs, éditeurs (voir projet de liste d'invitation en annexe).

Le colloque aura une dominante ouest-africaine et ceci pour plusieurs raisons :

– Parce que le monde de la littérature africaine est vaste et qu'il faut bien circonscrire les invitations.
– Parce qu'en Afrique de l'Ouest pays anglophones et francophones voisinent dans une mutuelle imbrication.
– Parce que Lagos mégapole de l'Afrique de l'ouest sera la ville d'accueil.

Concluons : avec des rigolos comme Kole Omotoso en guise d'intellectuels, qui s'étonnera encore que l'Afrique s'enlise définitivement dans son impuissance et son abjection ? [PAGE 309]

Ce que j'aimerais bien savoir, c'est ce qu'en pensent les confrères nigérians du sieur Kole Omotoso, eux qui, jusqu'aux plus célèbres, figurent eux aussi sur cette liste des participants à la fameuse conférence « initiée », comme dit l'autre, par l'ambassadeur de France au Nigeria.

Pauvre Afrique, décidément !

Mongo Beti