© Peuples Noirs Peuples Africains no. 55/56/57/58 (1987) 284-296



CAMEROON-TRIBUNE MASQUE GRIMAÇANT
D'UNE SOCIÉTÉ NAUFRAGÉE DANS LA MER DES MENSONGES

Mongo BETI

C'est le Dr Joseph Sendé, propriétaire d'une clinique à Yaoundé, figure de la bourgeoisie camerounaise, qui m'a abonné, malgré moi, à Cameroon-Tribune, l'unique quotidien du Cameroun francophone, pays habité par huit millions d'individus. C'est arrivé en août 1986. A cette époque-là, le Dr J. Sendé me téléphonait quasi quotidiennement, me priant chaque fois d'accepter son offre d'un abonnement à un journal gouvernemental qui allait nécessairement me rebuter. Trop impatient à la fin de surmonter ma répugnance, il m'écrivit le 4 août pour m'annoncer que c'était chose faite.

Pourquoi cette insistance ? Il avait parlé de souscrire l'abonnement au nom de famille de ma femme, et me l'avait fait épeler longuement au téléphone. Je m'aperçus pourtant dès le premier envoi que c'est le pseudonyme de mon épouse qui y figurait; je suis persuadé que le Dr. J. Sendé ne connaissait pas ce pseudonyme. Tout s'est passé comme si celui qui voulait à tout prix me faire lire Cameroon-Tribune avait utilisé le Dr J. Sendé comme paravent. L'abonnement aurait dû prendre fin en juillet 1987; on nous le sert pourtant toujours, alors que ni le Dr J. Sendé, que je sache, ni nous-mêmes ne l'avons renouvelé. Il n'y a pas le moindre doute que quelqu'un veut absolument me faire lire Cameroon-Tribune, conformément à la pratique d'un régime qui ne se contente plus d'être une vulgaire dictature policière, mais affiche des prétentions psychologiques. Infiltrer l'obsession du pays aux exilés, miner ainsi peu à peu leur inconscient, les amener à se rallier, presque à leur insu, au protégé d'Hervé Bourges et de Philippe Decraene, voilà ce qui s'appelle de la grande politique, du doigté, de la maestria, etc.

Certes, le Dr J. Sendé manque trop d'imagination pour avoir inventé tout seul une telle opération, au moins il a dû être complice à un stade ou à un autre.

Les diplômés camerounais de ma génération, s'ils sont rentrés chez eux, comme l'ont fait un grand nombre d'entre eux (sinon la majorité, contrairement à ce que l'on croit souvent), sont aujourd'hui des notables confortablement installés dans la société camerounaise, entretenant avec le pouvoir des dictateurs néo-coloniaux une relation dont je n'ai percé le mystère à jour que récemment.

A son avènement en 1982, le nouveau dictateur néo-colonial, obéissant sans doute à la pression de ses protecteurs « socialistes » français, avait tenté de donner le change en lâchant momentanément la bride [PAGE 285] aux organes les plus répressifs du système, et en bombardant cette petite ruse des noms les plus pompeux, comme Renouveau, Libéralisme, État de Droit, etc. Après avoir été longtemps coupés du pays, nous pûmes soudain renouer avec nos vieux camarades d'université, surtout par lettres, par téléphone, parfois personnellement, car, de leur côté, il leur arriva comme jamais auparavant de voyager à l'extérieur.

Ils nous tinrent un discours d'opposants, presque le même, mutatis mutandis, que celui de notre jeunesse anti-colonialiste au Quartier Latin ou dans tels campus français. Mais leur pratique se révéla constamment énigmatique, déroutante, jamais conforme à notre attente.

C'est seulement fin 1986, soit quatre longues années après l'avènement de Paul Biya, qu'il m'est apparu clairement que le système avait fait de nos camarades devenus des notables les otages de la dictature. Il leur avait accordé des prêts financiers douteux, des avantages professionnels, de petites faveurs de toute sorte, tous privilèges dont ils n'avaient pas saisi le caractère sur le moment, mais qui en faisaient des complices en cas de bouleversement politique, de déballages de linge sale : eux aussi seraient au moins éclaboussés, compromis. Si la dictature devait plonger un jour, elle ne le ferait pas seule. Soumis à ce chantage explicite ou implicite, ils appliquaient plus ou moins consciemment les directives du pouvoir dans leurs rapports avec nous. En vérité ils sont si solidaires maintenant du système que, bien loin de travailler à son renversement, ils redoutent secrètement toute secousse susceptible de lui infliger les modifications substantielles.

Les sentiments que peut inspirer Cameroon-Tribune aux uns et aux autres représentent la mesure du fossé intellectuel et politique qui nous sépare, nous exilés, de nos vieux camarades d'université revenus au pays et intégrés au système néo-colonial.

Cameroon-Tribune, une réalité bien peu séduisante

Les quotidiens des pays à parti unique sont en général techniquement mal faits. Mais Cameroon-Tribune doit battre tous les records de laideur. L'organisation de la une, avec son fond blanc sale, répond à une conception uniformément paresseuse, peu imaginative et surtout fruste : tout en haut, tantôt à droite, tantôt à gauche, un médaillon du président arborant un sourire souffreteux; au milieu un titre en caractères immenses d'une horrible couleur bleue, surmontant une photo sur quatre colonnes, dépourvue de tout intérêt le plus souvent; le sommaire étage ses mornes rubriques sur la dernière colonne en caractères alternativement bleus et noirs.

Encore la une, si le lecteur n'est pas trop exigeant, peut-elle faire bonne figure, comparée aux pages intérieures imprimées en caractères d'un corps démesuré, qu'on ne trouve habituellement que dans les tracts. Les informations des correspondants locaux, les éditoriaux, les communiqués du gouvernement et des services publics, les annonces légales, les annonces publicitaires, tout se mêle confusément. Rien n'est mis en valeur. Sur certaines pages, il y a pléthore de photos, d'ailleurs exécrables, le plus souvent de groupes en plan éloigné, de sorte qu'on [PAGE 286] ne distingue guère les visages. Sur les vingt pages de l'édition courante, le sport en accapare généralement au moins deux. Bref, c'est le règne du bâclage, de l'amateurisme, du bricolage à la va-vite. Qui se laisserait séduire par une telle feuille de chou, à moins de n'être point familiarisé avec des journaux bien faits ?

Et que dire du contenu ?

La vision des choses est toujours triomphaliste, au bénéfice du pouvoir cela va de soi, et les gros titres de la une donnent quasi quotidiennement le ton de cette paranoïa, comme on peut voir par l'échantillonnage que voici :

    12 juin 1987, Courage et patriotisme face à la crise.
    21/22 juin, Projet de budget 97/89 : 650 milliards malgré la crise [1].
    20/21 septembre, Le chef de l'État engage l'armée au combat contre la crise : une nouvelle escalade.
    24 septembre, Tripoli consulte Yaoundé.
    23 octobre, Problème Chypriote Yaoundé consultée.
    29 octobre, Yaoundé-Bangui : la confiance règne.
    4 novembre, Malgré la crise, la caravane passe.
    5 novembre, Hit-parade mondial de la solvabilité Cameroun : No problem !
    11 novembre, Foire de Dijon, le raz-de-marée du Cameroun.
    12 novembre, Cameroun-Centrafrique entre frères.
    16 novembre, Le chancelier Kohl à Yaoundé : l'ovation.
    1er décembre, Tole Tea : le bon thé de chez nous.

Un état-major en guerre

Les journalistes de Cameroon-Tribune sont bien les seuls à avoir assisté au raz-de-marée du Cameroun à la foire de Dijon de novembre 1987. Ce style communiqué de victoire d'un état-major en guerre, plus préoccupé d'entretenir le moral des combattants que de dire la vérité, ne surprend que si l'on ignore que la toile de fond de la politique au Cameroun depuis trente ans, c'est en effet une guerre, celle que le pouvoir néo-colonial mène contre l'opposition progressiste, bien que celle-ci soit censée n'avoir jamais existé. Elle a été chaude, cette guerre, et même terriblement sanglante pendant les années soixante, la voici devenue froide désormais, mais toujours dévastatrice, au moins pour les esprits.

Pas la moindre place pour le doute dans Cameroon-Tribune. Tout va toujours très bien. Tout est ici pour le mieux dans le meilleur des mondes. Le Cameroun de Paul Biya, c'est sans conteste possible le plus beau pays du monde, le mieux gouverné, le plus prospère, le plus admiré des peuples de la planète, etc. [PAGE 287]

Est-il vrai qu'une crise financière effroyable déstabilise le Cameroun, vidant les caisses, publiques ou privées, contraignant les étrangers, la France notamment, à assumer une part des salaires de la fonction publique ? Est-il vrai que la corruption sévit jusqu'aux plus hautes sphères de l'État, et qu'elle est même devenue une institution ?

Quelle est la politique de Paul Biya face au raz-de-marée, réel celui-là, des jeunes générations envahissant les écoles, les lycées, les universités et, finalement, le marché du travail ? Comment le petit dictateur et ses mentors français comptent-ils faire pour endiguer l'exode rural ? Est-il vrai que la révolte gronde en pays anglophone dont les leaders respectés sont ou en prison ou en résidence surveillée ? Qu'est-il advenu des disparus, dont notamment Zeze et Otou, arrêtés l'un et l'autre fin 1986 ? Est-il vrai que des étudiants ont été tués sur le campus parce qu'ils réclamaient le règlement de leurs bourses ?

Quels furent ou sont actuellement sur l'économie du Cameroun les effets du récent krach boursier en Occident et de la chute en cours du dollar ? Qu'en est-il des prévisions de la Banque Mondiale[2] établissant que le pétrole camerounais sera épuisé dans les quatre années qui viennent, entraînant une chute dramatique des ressources à l'exportation ? Etc. Etc. Les problèmes ne manquent pas ici.

Aucune mention de tout cela dans Cameroon-Tribune qui doit y voir un amas de calomnies proférées par des journalistes étrangers jaloux des succès du Renouveau de Paul Biya. Et s'il y fut question un jour du Sida, ce fut pour se réjouir, car la France venait de faire don au pays d'un matériel très performant pour dépister la terrible maladie. On dit justement que, dans certaines métropoles africaines, le taux de séropositivité s'élève à 30 %, parfois même à 50 %. Certains commentateurs n'hésitent pas à prédire une hécatombe des populations africaines sous l'effet de cette maladie, une régression générale, qui pourrait ressembler à un retour à l'âge de pierre. Voilà des angoisses bien superflues, auxquelles du moins Papa Paul et Cameroon-Tribune se gardent bien de livrer inconsidérément ces grands enfants que n'ont jamais cessé d'être les Camerounais. Personne ne connaît donc officiellement le taux de séropositivité des citadins camerounais. A vrai dire, personne n'a vraiment essayé de le mesurer. Quant à la lutte contre cette maladie... Pourquoi, diable ! parler de tout ça ? On n'en parle donc pas dans Cameroon-Tribune. Ce qui n'empêche d'ailleurs pas les rumeurs de courir, et ces vilaines rumeurs font état de 30 % de séropositivité parmi les jeunes filles fréquentant les établissements secondaires, parmi lesquelles la prostitution de luxe est très répandue, pour ne prendre que cet exemple.

De loin en loin pourtant une affaire étonnante surgit brusquement et, pour ainsi dire, furtivement. Tenez, samedi 25 juillet, le ministre de l'Éducation Nationale Georges Ngango s'explique devant des journalistes [PAGE 288] à propos de la fuite aux épreuves du BEPC et du baccalauréat, affaire qui fait grand bruit là-bas et scandalise l'opinion. Tout à coup, l'un des interviewers interpelle le ministre et lui dit :

    « M. le Ministre bien que Cameroon-Tribune, dans ses colonnes, ait parlé de simple dénonciation calomnieuse à ce sujet, il apparaît à travers une abondante littérature que nous avons reçue à notre rédaction, que l'opinion demeure convaincue que dans cette affaire la liste des filières est incomplète. La même opinion estime d'ailleurs que la liste aurait été amputée des noms de certaines personnalités au rang desquelles vous figurez vous-même en bonne place. Alors, qu'en est-il, M. le Ministre ? Est-ce que votre enfant a composé au BEPC 87 ? Si oui, dans quel centre et quel résultat a-t-il obtenu ? »

Ténébreuses affaires

Autrement dit, le ministre Georges Ngango est accusé d'avoir favorisé sinon organisé des fuites au BEPC pour faciliter la réussite de son fils, sans doute un cancre, à cet examen. Imaginez donc M. Monory se défendant devant des journalistes d'avoir organisé des fuites au baccalauréat pour faciliter la réussite de son petit-fils à cet examen. Toute comparaison cloche, dit-on, celle-là plus que les autres. Comme toujours au Cameroun le scandale s'est arrêté là, et aucune sanction ne fut prise, de sorte qu'on peut prédire d'autres fuites aux examens de 1988, aussi massives sans doute, sinon davantage tant il est vrai qu'au Cameroun, on n'arrête pas le progrès, ni les responsables.

Autre affaire bien ténébreuse dont Cameroon-Tribune, par complaisance ou par crainte, se garde bien de tout nous dire; elle est relatée dans l'édition de mercredi 2 décembre 1987.

A la suite de ce que le correspondant du quotidien appelle prudemment un accident, survenu au cours de la nuit du dimanche 29 novembre au lundi 30, à Douala, un chauffeur de taxi a été abattu par un policier qui tentait très probablement le racketter; un usage de cette aimable contrée veut en effet que les policiers, forts de leur arme à feu, assurent leurs fins de mois en rançonnant les populations. Le policier, ce jour-là, est tombé sur un bec, une fois n'est pas coutume, et l'incident s'est terminé tragiquement.

Le 30 novembre donc, c'est-à-dire lundi, les chauffeurs de taxi, corporation apparemment bien organisée, se mettent en grève, paralysant à moitié la populeuse cité. Ils entreprennent même de défiler dans la rue, en guise de protestation contre le meurtre de l'un des leurs dans des circonstances qui les révoltent. Défiler dans la rue est au Cameroun une témérité qui, il y a seulement quelques années, aurait paru effroyable. Heurts avec la police, matraquages et arrestations de manifestants. Et les chauffeurs de taxis de reconduire aussitôt leur grève pour une durée illimitée. Émotion dans les medias du pouvoir. Comment en est-on arrivé là au pays du Renouveau ? se demande Cameroon- Tribune qui résume ainsi l'origine des événements d'après l'exposé du gouvernent de la province dont Douala est la capitale : [PAGE 289]

    « Depuis un certain temps, on vit à Douala une vague de banditisme et de criminalité. Des gangs organisés, armés de machettes, de couteaux et de haches s'attaquent aux domiciles des particuliers, aux sociétés, aux entreprises, et même aux personnalités hors de Douala. Face à cette situation, les forces de l'ordre ont essayé de riposter en quadrillant la ville pour pouvoir les démanteler... »

Il faut que la grève des chauffeurs de taxi ait semé la panique jusque très haut dans la hiérarchie des dirigeants officiels autant qu'occultes pour contraindre le gouverneur à un tel aveu concernant la montée vertigineuse de la délinquance, un des sujets tabous du Renouveau. En somme rien de tel que la rue pour arracher les masques. Cela n'a rien de nouveau certes, mais c'est quand même bon à savoir.

Voici qui est plus nouveau : de temps en temps, le lecteur exercé perçoit une dissonance, symptôme de graves divergences au sommet de l'État (entendez : parmi les conseillers français de Paul Biya) ou, plus rarement sursaut solitaire d'un Camerounais dans le secret des dieux et qu'un coup de colère libère soudain de sa réserve habituelle.

Le 20 août 1987, un dossier sur les « 60 premiers jours du plan de rigueur » nous apprend, sous la signature d'un certain Abui Mama (grand manitou de Cameroon-Tribune et un des proches du président) :

    « Deux mois, jour pour jour, après le discours historique du chef de l'État sur la crise économique qui frappe le Cameroun, il se confirme que notre pays est sans doute « en crise », mais n'est certainement pas « un pays de crise ». C'est ainsi que, parallèlement aux mesures déjà prises pour réduire le train de vie de l'État, la vie continue et aucune atteinte n'a été portée jusque là au fonctionnement normal de la machine administrative... Nous devons ce statut particulier à la politique précise et courageuse d'assainissement des finances publiques, politique engagée avec détermination et méthode par le président de la République. Nous le devons aussi à la maturité et au dynamisme des Camerounais eux-mêmes, qui ont toujours su conserver leur lucidité devant les épreuves. Autant d'atouts et de facteurs qui permettent aujourd'hui à l'État (et malgré la crise) de payer à temps et régulièrement les salaires des fonctionnaires[3] »

Donc, comme d'habitude, tout va très bien, madame la Marquise.

Pourtant, un mois plus tard seulement, soit les 22 et 24 septembre, coup sur coup, voici, sous la signature d'un autre pontife du journalisme d'État, non moins proche de Paul Biya, et de surcroît membre du comité central du RDPC, le parti unique, deux terribles diatribes contre les élites diplômées du pays, deux diatribes qui sonnent comme [PAGE 290] des déclarations de guerre, et dont nous nous faisons un plaisir d'offrir l'intégralité, barbarisme compris, à nos lecteurs.

ÉDITORIAL

Un peu de classe !

On a probablement tout dit sur les causes de la crise économique que subit, que connaît ou que traverse actuellement notre pays.

Mais, évacués les facteurs exogènes dont l'origine, le contrôle et la maîtrise nous échappent, on n'a pas dit grand-chose sur nos propres responsabilités dans cette crise et, notamment, sur la médiocrité de nos élites intellectuelles, cadres supérieurs de la Nation, en charge des affaires de la République.

Passons sur l'éternel, inépuisable et vain début rendu plus caduc par ses réactualisations constamment mises en échec, sur le bon choix des hommes, selon le bon principe de « l'homme qu'il faut à la place qu'il faut ». Car, chacun doit s'être rendu compte que ce principe fait désormais partie de la panoplie des poncifs qui ont la vie particulièrement dure, et dont la vigueur se renouvelle, sans cesse, dans la faillite même de l'idéal ainsi proclamé.

En effet, depuis longtemps, nous célébrons pratiquement tous les ans, à l'occasion de diverses nominations, l'avènement, enfin, d'hommes providentiels crédités de toutes les vertus, de toutes les qualités et de toutes les compétences. Leurs biographies sont chargées de parchemins et de lauriers académiques exaltés aussi bien par les medias que par les officiels. Elles n'autorisent, en tout cas, aucun doute sur leurs aptitudes à changer les choses, au mieux des intérêts de la nation.

Depuis longtemps aussi, nous assistons à la faillite de ces hommes donnés hier pour être « ceux qu'il faut à la place qu'il faut », qui, par la suite, se révèlent incapables de redresser la barre. Ils se signalent même davantage par une singulière vocation à faire des vagues et à précipiter des naufrages.

Hommes pétris d'expérience, comme on dit, ou hommes neufs porteurs de toutes les espérances, comme on le croit, c'est assurément du beau monde.. pourvu qu'on n'y regarde pas de trop près.

En effet, s'ils sont ce qu'on dit ou ce qu'on croit, faute d'être aussi des hommes de principes, ils ne parviennent pas toujours à prendre de la hauteur pour se soustraire aux marais. Car, à peine se sont tus les tams-tams célébrant leur promotion, ainsi que leurs mérites, qu'ils se retrouvent réduits à la petitesse, rétrécis et rabougris, dans la boue fangeuse[4] des marécages où ils manquent de se noyer.

Comment notre peuple se reconnaîtrait-il encore dans ces élites qui [PAGE 291] s'ébattent frénétiquement ainsi dans les petites et grandes combines, dans les trafics, le faux et les fraudes, dans les détournements grossiers ou déguisés, dans la corruption et le tribalisme ?

Le plus grave danger pour la santé morale et économique de notre pays réside dans le comportement de ces élites de la Nation qui rusent avec nos options dont, pourtant, elles doivent assurer la garde, comme elles doivent les illustrer, les répandre et contribuer à leur enracinement dans la conscience collective des Camerounais.

Aussi, si nous devons demeurer fiers d'être Camerounais, ne nous leurrons cependant pas. Délions-nous de toute forfanterie qui nous porterait à croire que nous sommes les meilleurs des hommes. Une telle attitude serait propre à cybernétiser la pensée et tous les ressorts de l'action, condamnant définitivement nos élites à la carence et à la disqualification.

Il se trouve heureusement à la tête de la Nation un homme qui, lui, a foi en notre pays, qui l'affirme, qui agit pour le meilleur accomplissement de son destin et qui appelle sur nous l'estime, le respect et la considération des autres peuples.

Tâchons de le suivre dans cette voie – car on ne s'égare jamais dans le droit chemin – en nous débarrassant de toutes ces tares qui nous tourmentent et nous rabaissent. Un peu plus de classe, que diable !

Henri Bandolo
22 septembre 1987

ÉDITORIAL

Des actes !

Il est heureux de constater que dans leur immense majorité, nos compatriotes les paysans, les ouvriers, l'ensemble de nos travailleurs, nos jeunes et nos soldats jouent franchement et loyalement le pari du Renouveau. Ils l'ont constamment démontré depuis le 6 novembre 1982, au péril de leur vie, parfois.

Bien différents sont quelques autres, pourtant déclarés dans nos rangs, qui semblent se dandiner « un pied dedans, un pied dehors », acrobates de l'irrésolution, dont l'engagement dans Le Renouveau paraît aussi mal assuré que la marche des funambules.

La persistance, sinon l'aggravation des comportements contraires au sens du devoir et de la responsabilité, de la part de nos élites en fonction est ce qu'il faut le plus déplorer. Elle laisse penser, en effet, qu'il s'agit pour certains de composer, de ruser ou de biaiser avec nos options, comme s'ils faisaient à celles-ci une concession provisoire, partielle, conditionnelle et aléatoire.

Ces attitudes rendent nécessaire de rappeler que, face aux dures réalités qui nous confrontent, le parti pris vaut mieux que l'équivoque. [PAGE 292] C'est dire que l'engagement des uns et des autres doit davantage se traduire aujourd'hui par des actes concrets. Car, on a beaucoup entendu ces élites, surtout celles qui tiennent un discours vertueux auquel elles ne croient manifestement pas, si l'on en juge par les compromissions variées qui sont les leurs, et par leur incapacité à remplir honorablement leurs missions.

D'autres, à force de rechercher la belle formule pour étaler leur science et épater la galerie, se sont installés dans l'attitude béate de ces nouveaux savants perdus dans les sphères, et dont on s'aperçoit qu'ils ne savent même plus ce qu'ils cherchent. Mais qui continuent de s'écouter, sans se rendre compte qu'ils radotent déjà.

Si l'on convient que c'est le résultat qui est le meilleur discours, il est temps que chacun offre davantage de lui-même et de son ouvrage des exemples plus significatifs de sa résolution civique.

La médiocrité et la faillite morales de nos élites, si elles devaient se révéler dans des proportions plus graves, ne pourraient que décourager nos concitoyens, risquant aussi de ruiner les efforts obstinés et persévérants du président Paul Biya pour promouvoir une société camerounaise nouvelle, toujours plus digne de notre attachement et de nos prévenances.

Aussi faut-il déplorer l'irresponsabilité quasi généralisée qui caractérise bien de ces élites appelées aux plus hautes fonctions. C'est ainsi que l'efficacité de notre administration reste soumise aux feux croisés de la critique. Malgré la vaste entreprise engagée par le président Biya pour l'assainir et la moderniser, afin de l'adapter aux impératifs d'une gestion rendue plus complexe et à la dynamique qu'il entend imprimer à l'ensemble de l'activité nationale, cette administration ne paraît toujours pas suivre le rythme des évolutions nouvelles. Et pour cause.

D'une part, nombre de dispositions pensées au sein de nos ministères semblent procéder d'un vase-clos qui permet de douter de la réalité d'une solidarité gouvernementale et de quelque cohésion entre les différents corps de l'État.

En vérité, au lieu que la Nation cueille les fruits d'une concertation de toutes les intelligences associées, c'est davantage le bruit de leurs querelles, de leurs dissensions et des frictions entre responsables qui se colporte.

D'autre part, bien qu'il résulte de la décentralisation une responsabilité accrue des divers décideurs, ceux-ci s'adressent toujours plus à la présidence de la République, pour demander « la conduite à tenir », quand ils ne détournent pas les délégations de pouvoirs dont ils bénéficient, vers la satisfaction de desseins contraires aux principes du Renouveau.

Le bureau du président, selon des sources bien informées, serait ainsi devenu un immense bureau du courrier. Et c'est le chef de l'État lui-même qu'on tendrait à transformer en chef de ce bureau du courrier. A moins que, par quelque malicieux dessein, nous ayons décidé d'en faire le bouc-émissaire, de toutes nos incohérences, de toutes nos incompétences et de notre incapacité à assumer les responsabilités qu'il nous [PAGE 293] a confiées, nous réduisant par ponce pilatisme à gérer le sort, la routine et les péripéties, faute d'ambition pour la Nation, faute de perspective pour le Cameroun.

A croire que nombre des collaborateurs du chef de l'Etat et bien d'autres, ne sont vraiment excellents que tant qu'il ne les a pas encore appelés aux responsabilités. Car, hors du champ de l'action, chacun de nous s'affirme le meilleur. Quand vient le temps de l'action, notre activisme ayant payé, c'est la misère morale, ainsi que la stérilité du désert. Et ne demeure que l'imposture.

Henri Bandolo
24 septembre 1987

Il y a décidément des choses que l'on ne saurait appeler autrement que de leur nom, et tant pis pour la langue de bois. A propos de bouc émissaire, les diplômés seraient-ils en passe d'en prendre pour leur grade ? L'étonnant, à vrai dire, n'est pas qu'il y ait eu rupture officielle entre la dictature néo-coloniale et les éléments pensants de la collectivité nationale, mais que cette rupture ait tardé, si longtemps[5].

La grande pantalonnade

Vous commencez sans doute à trouver que tout ça fait passablement désordre et même un rien chaotique ? Attendez ! on ne vous a pas encore conté les dernières élections municipales au Cameroun, suprême pantalonnade, mais, à en croire Cameroon-Tribune, le plus récent triomphe du Renouveau de Paul Biya.

L'événement s'est produit le dimanche 25 octobre de l'année écoulée; il avait été précédé d'un incroyable battage et, notamment, d'une pieuse homélie radiotélévisée du Révérend Paul Biya, sur le mode : « Camerounaises, Camerounais, voici nos premières élections véritablement libres, avec des listes multiples, preuve que le Renouveau n'est pas un vain mot... »

En fait de listes multiples, quand elles le furent, dans les deux grandes métropoles par exemple, elles ne dépassèrent jamais le chiffre de deux, étant d'ailleurs entendu que les candidats figurant sur l'une et l'autre listes devaient être des militants agréés du parti unique, le RDPC. [PAGE 294]

Alors listes multiples ? Les termes de la langue française n'ont pas toujours ici le sens qu'on leur connaît habituellement.

Le lendemain du vote, soit le lundi 26 octobre, alors que les résultats ne sont pas encore connus, Cameroon-Tribune déjà titre triomphalement : Municipales 87 : le vote de la différence. Immédiatement au-dessous du titre en caractères d'affiche, le quotidien affirme que ces élections ont suscité partout un engouement exceptionnel. Adhésion massive, enthousiasme, discipline sont encore les maîtres mots dans les reportages des pages intérieures.

Surprise dans l'édition du mardi 27 octobre, qui donne les résultats officiels, les seuls pouvant servir de référence, puisque toute l'opération était contrôlée par les seuls représentants du pouvoir, conformément à la vieille tradition instaurée et cultivée par le précédent dictateur. Surprise donc, et surprise de taille : l'abstention a été massive dans les communes urbaines, où le bourrage des urnes était sans doute rendu malaisé par la présence plausible d'intrus, étrangers vicieusement jaloux ou intellectuels tourmentés.

Par exemple, dans aucun arrondissement de Douala, la participation n'a atteint 50 %, de l'aveu même des chiffres fournis par le pouvoir. Elle chute à 29 % seulement dans le troisième arrondissement de cette grande métropole. De même elle dépasse à peine 39 % dans le deuxième arrondissement de Yaoundé, qui est la capitale politique du pays.

Les bulletins des électeurs n'ayant pas trouvé chaussure à leur pied dans les candidats agréés par le pouvoir ou dans les programmes proposés par ceux-ci et qui exprimaient donc une opposition radicale et courageuse au système, ont été classés « nuls ». Il y en a 1546 dans le troisième arrondissement de Douala, déjà mentionné et où la participation était tombée à 29 %. Finalement, si Madame Foning, l'heureuse (?) élue de cette circonscription, obtient 64 % des suffrages réellement favorables, elle ne recueille que 18 % de voix des électeurs inscrits. Rude compétition vraiment ! Et quelle était dans ces suffrages la proportion de citoyens vulnérables aux diverses pressions d'un pouvoir totalitaire ?

Autre remarque troublante. Douala est une métropole dont la population estimée est de plus d'un million d'habitants; pourtant, le total des inscrits, fourni par l'addition des chiffres officiels, est seulement de 409 013. C'est vraiment peu. La même observation vaut pour Yaoundé, la capitale, dont la population estimée dépasse 700 000 habitants et où ne figurent que 206 586 inscrits. Il faudrait des explications.

Celles qui seront données dans l'édition du 30 octobre de Cameroon-Tribune par le ministre de l'Intérieur, un certain Jérôme-Émilien Abondo, ne concerneront que l'abstention à laquelle de petits curieux, surtout à l'étranger toujours jaloux des succès de Paul Biya et de la prospérité du Cameroun, s'étaient montrés sensibles, attirés par les chiffres que produisait le pouvoir lui-même. Voici comment Cameroon-Tribune résume les explications du ministre :

    « Le phénomène d'importation d'électeurs dans certaines localités a amené les autorités compétentes à renforcer les contrôles. [PAGE 295] Pour que les résultats soient l'expression réelle de la volonté des populations habituées à voter dans chaque commune. Conséquence : les personnes dont le numéro de la carte ne concordait pas avec celui de la liste électorale et celles qui tentaient de voter à la place de certaines autres ont été éconduites. D'où une chute inéluctable du nombre des votants. »

Le moins qu'on puisse dire des explications de Monsieur le Ministre, c'est que c'est plutôt filandreux dans la forme et plaisamment biaisé pour le fond. Si l'on comprend bien, l'apparente abstention massive est la manifestation d'une défaillance technique imputable pour une bonne part aux organisateurs. Alors, Monsieur le Ministre, n'eût-il pas été plus honnête d'annuler les élections dans les quelques circonscriptions rendues douteuses par le phénomène litigieux ? Et d'ailleurs, précisément, pourquoi faut-il que ce phénomène ne se soit manifesté que dans les circonscriptions citadines, et jamais dans les circonscriptions rurales où la population, analphabète dans une plus grande proportion, aurait dû logiquement témoigner d'un plus profond désarroi dans le labyrinthe du scrutin démocratique ?

Cameroon-Tribune ne posera pas la question, et, comme d'habitude, l'affaire en restera là.

Si Cameroon-Tribune, feuille toute dévouée à Paul Biya après l'avoir été au précédent roitelet nègre, doit refléter un renouveau, c'est certainement le renouveau du chaos : chaos dans les esprits, chaos dans la politique, chaos dans la gestion économique. C'est une feuille hideuse, débile, déprimante.

Qu'on ne s'étonne donc pas de la désaffection du public, dont témoigne l'évolution des tirages affichés, par intermittences, sur la dernière page du quotidien.

Le 20 août 1987, 100 000 exemplaires; le 27 août, 87 147; le 22 octobre, 69 700 le 23 octobre, 69 952; le 3 novembre, 71 832; le 4 novembre, 69 591 le 17 novembre, 63 446; le 2 décembre, 55 500.

Qu'on comprenne bien qu'il s'agit du tirage du seul quotidien d'une population francophone camerounaise estimée à huit millions d'habitants et l'on se réjouira pour le régime de Paul Biya que le ridicule ait perdu le pouvoir de tuer.

C'est encore plus lamentable si, comme il est probable, tous les abonnements sont comme le nôtre, qui continue à nous être servi bien que nous ne l'ayons pas renouvelé – selon un rythme dont la fantaisie est d'ailleurs bien à l'image d'un pays où rien ne fonctionne vraiment. Alors que El Moudjahid est déposé dans notre boîte chaque jour ouvrable, Cameroon-Tribune, au contraire, nous parvient tous les dix, douze ou quinze jours, par vagues imprévisibles de huit, neuf, dix, onze, douze éditions à lire d'un seul coup, si l'on ne craint pas l'indigestion de niaiseries. Les deux quotidiens ont pourtant les moyens financiers comparables.

On peut facilement imaginer quels sont les abonnés de C.T. au Cameroun : les services des ministères, les entreprises d'État, les établissements [PAGE 296] scolaires et universitaires, les dignitaires du parti unique, les cellules et autres structures du même parti unique et des organisations satellites, etc. Dans tous ces cas, il ne peut s'agir que d'abonnements gratuits cela va de soi. Leur nombre ne doit pas être très éloigné du chiffre du tirage diminué du chiffre du bouillon. En d'autres termes, personne n'achète Cameroon-Tribune. Personne ne lit Cameroon-Tribune. C'est un quotidien fantôme.

Mongo BETI


[1] Le précédent budget s'élevait à 800 milliards de francs camerounais. D'une année sur l'autre, les ressources publiques auront diminué de près de 20 % ! C'est une, situation vraiment tragique, mais dont il est interdit aux Camerounais, tous âges et tout niveaux d'éducation confondus, de débattre publiquement.

[2] Ce rapport, daté de 1987, est publié dans la section Annexes de cette livraison.

[3] Inexact ! Sans la contribution de la France, contribution vérifiée par nous à d'excellentes sources, les fonctionnaires camerounais auraient cessé de toucher leurs salaires depuis février 1987.

[4] Sic.

[5] Rupture consommée par les sanglantes journées du 17 et 18 décembre 1987 au cours desquelles l'armée de Paul Biya vient de faire la démonstration, s'il en fallait encore une, de la fidélité du dictateur stagiaire aux méthodes de son prédécesseur en tirant froidement sur une foule d'étudiants. Ceux-ci manifestaient pour obtenir le paiement sans cesse retardé de leurs maigres bourses. Bilan : trois morts ! Bloody Paul ! Le pouvoir prétendra plus tard que ce retard était la conséquence, de lenteurs administratives. En fait, l'enveloppe, selon des sources dignes de foi, a été détournée par des dignitaires du régime, qui se la sont partagée. Il s'agit de personnages intouchables, assurés de l'impunité. Il a donc fallu en catastrophe taper dans d'autres caisses pour régler les bourses. Le Révérend Paul Biya passe désormais son temps à déshabiller saint Paul pour habiller saint Pierre, et vice versa, comme on dit dans les confessionnaux.