© Peuples Noirs Peuples Africains no. 55/56/57/58 (1987) 131-148



D) Les tribulations d'un intellectuel (Bamiléké)

Ce qui importe ici, ce n'est pas tellement l'appartenance à l'ethnie bamiléké, que d'ailleurs Ambroise Kom, pas plus que les autres intellectuels bamiléké, ne revendique particulièrement, contrairement aux accusations irresponsables de sympathisants du pouvoir en place. Le véritable enjeu des démêlés de ce jeune enseignant avec le régime de Paul Biya déborde la politique et concerne, plus dramatiquement, la compatibilité de la condition même d'intellectuel avec les impératifs totalitaires d'une dictature néo-coloniale. Peut-on être, au Cameroun, un professeur intellectuellement scrupuleux, professionnellement exigeant et compétent, humainement dévoué ?[1]

Titulaire d'un doctorat d'État décerné par un jury de la Sorbonne, Ambroise Kom, après avoir enseigné au Maroc, est rentré au pays en 1983, encouragé lui aussi par les déclarations tracassantes de Paul Biya promettant la libéralisation, l'ouverture, le renouveau. [PAGE 132]

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Yaoundé, 3 septembre 1985

Monsieur le Secrétaire d'État
à la Sécurité Intérieure
s/c de Monsieur le Commissaire Principal
Emile Eko
Commissariat Central
Yaoundé

    Monsieur le Secrétaire d'État,

Suite à la convocation qui m'a été adressée en date du 20/08/85 et suite à la rencontre que j'ai eue avec le commissaire principal Emile Eko le 02/09/1985 à 17 h 15, rencontre au cours de laquelle M. Eko m'a sommé de demander à Mongo Beti de cesser de m'envoyer la revue Peuples-Noirs, Peuples-Africains (P.N.-P.A.) à cause de son contenu politique, j'aimerais faire quelques mises au point.

Vous savez que je suis enseignant, spécialiste des littératures africaines et directeur de recherches (maîtrises, doctorats) à l'Université de Yaoundé. Je vous signale aussi que j'exerce ce métier depuis 1972 et que j'ai enseigné à plein temps aux États-Unis d'Amérique (3 ans), au Canada (7 ans), et au Maroc (3 ans). Quand Mongo Beti a fondé sa revue en 1978, j'enseignais à l'Université d'Ottawa (Canada) et avais immédiatement décidé, compte tenu du contenu culturel et surtout littéraire de la publication, de souscrire un abonnement perpétuel.

Certes P.N.P.A. contient des articles d'ordre politique. Mais lesdits articles sont loin de constituer l'essence de la revue. Pour moi, enseignant-chercheur et, je le répète, spécialiste des Littératures africaines (voir le dictionnaire de 672 pages que j'ai dirigé et publié en 1983 à cet effet), P.N.P.A. est d'un intérêt littéraire et professionnel incontestable. Les nombreux comptes rendus qu'y publient des [PAGE 133] chercheurs africains sur la littérature africaine, les multiples articles critiques et textes de création (poèmes, contes, nouvelles, feuilletons, etc.), sont pour un chercheur africaniste digne de ce nom d'un intérêt pédagogique irremplaçable. Je possède presque toute la collection de la revue et, que ce soit pour préparer un cours, une conférence, une communication; pour diriger un article ou pour conseiller un étudiant, je m'y réfère pour tel ou tel détail, sur tel ou tel aspect de la littérature africaine contemporaine, publié par tel ou tel autre écrivain ou chercheur africain.

Examinons à tout hasard quelques numéros de P.N.P.A. :

    No 40 : 2 articles d'ordre politique; 2 articles d'ordre culturel; 10 articles d'ordre littéraire.
    No 30 : 2 articles politiques; 2 culturels et 6 littéraires.
    No 26 : 1 culturel, 1 économique, 2 politiques et 7 littéraires.
    No 23 : 3 politiques, 2 culturels et 9 littéraires, etc.

Ces quatre exemples sont assez éloquents. La grande majorité des articles de P.N.-P.A. sont d'ordre littéraire. Que ce soit au Canada, au Maroc ou ici au Cameroun, les étudiants que j'enseigne, que je dirige ou que j'ai dirigés ont bénéficié ou bénéficient directement ou indirectement de l'enrichissement intellectuel des textes littéraires que publie P.N.P.A.. Et la plupart de ces textes ne sont pas rédigés par Mongo Beti. Comment expliquer L'Anté-peuple du Congolais Sony Labou Tansi sans avoir lu le compte rendu de Th. Mpoyi-Buatu paru dans le no 40 en comparaison avec l'article de B. Mouralis paru dans R.P.C. ? Comment se situer par rapport au débat linguistique qui a cours dans les universités des pays francophones d'Afrique noire sans avoir pris connaissance des multiples points de vue exposés dans P.N.P.A. ? Comment écrire un nouvel article sur Le Pauvre Christ de Bomba sans avoir lu la genèse de l'œuvre telle qu'exposée par Beti lui-même dans le no 19 ? Des exemples du genre sont légion et la question ici n'est pas de savoir si un littéraire camerounais peut lire P.N.P.A. mais plutôt comment un littéraire camerounais, directeur de recherches en littérature africaine peut être pris au sérieux dans le cercle universitaire national et international s'il ignore tout des textes littéraires que contient P.N.P.A. et qu'on ne trouve nulle part ailleurs dans le monde.

Dans mon cas particulier, j'ai publié près d'une dizaine [PAGE 134] d'articles critiques dans P.N.P.A. (nos 12, 21, 25, 33, 37, 40, 43, etc.). Deux de mes ouvrages ont fait l'objet de compte rendu suivi d'un débat dans ladite revue (nos 36 et 44). Les retombées sont là, échanges de correspondances; échange d'idées et stimulation à la recherche culturelle et littéraire. Libre à vous de préjuger de la valeur de ces travaux qui, entre autres, m'ont mérité des postes d'enseignement et de recherche au Canada, ma nomination à un poste de maître de conférences à la Faculté des Lettres de Rabat (Maroc) en 1981 et mon recrutement à l'Université de Yaoundé ! Soit dit en passant, j'ai démissionné librement de mon poste à Rabat pour me mettre tout aussi librement au service de mon pays où j'espère poursuivre mon travail de chercheur et d'enseignant avec le même intérêt et la même rigueur scientifique.

Après avoir publié en 1983 le Dictionnaire des œuvres littéraires négro-africaines... Des origines à 1978, j'ai en projet le vol. II (1978-1990). Pour le réaliser, il me faut collectionner tous les documents bibliographiques sur la littérature africaine. En ce moment, P.N P.A., de par la qualité de ses collaborateurs : Midiohouan, Bestman, Haffner, Mpoyi-Buatu et j'en passe, m'offre une véritable mine de renseignements concrets : références bibliographiques, textes critiques, etc.

Le problème qui se poserait à moi si je ne devais plus recevoir P.N.P.A. ou d'autres revues professionnelles du genre, serait clair : renoncer à faire un enseignement et une recherche universitaires valables dans le secteur où je travaille depuis quinze ans et devenir instituteur d'Université c'est-à-dire apprendre à planter des choux.

En conclusion, il me semble qu'un adulte, professeur d'Université de surcroît, est capable de discernement dans les diverses lectures qu'il fait et dans les usages qu'il en fait. J'espère que la présente mise au point vous aura permis de comprendre mon engagement vis-à-vis de la recherche scientifique rigoureuse que je suis obligé de mener, vis-à-vis de la qualité de l'enseignement universitaire auquel je dois veiller et face au devoir que j'ai d'assumer la formation universitaire de mes jeunes compatriotes.

Ambroise KOM
Dr d'État ès-lettres (Sorbonne)
Maître de Conférences à la Faculté des Lettres [PAGE 135]

Yaoundé, le 9 septembre 1985

Monsieur le Chancelier de l'Université de Yaoundé

    Monsieur le Chancelier,

J'ai été convoqué au Commissariat Central de Yaoundé pour m'entendre dire que mon abonnement à la revue Peuples-Noirs, Peuples-Africains était intercepté à la poste par les services de la police. Le Commissaire Principal Emile Eko m'a alors enjoint de signer une déclaration pour renoncer à mon abonnement.

Ma réaction a consisté en la rédaction de la mise au point dont je vous soumets copie, convaincu que vous ne manquerez pas de défendre les libertés académiques minimales sans lesquelles il est vain de prétendre faire de l'enseignement et de la recherche universitaires dans un état de droit.

Haute et respectueuse considération.

Ambroise Kom
Maître de Conférences [PAGE 136]

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Yaoundé, le 9 janvier 1986

Le Secrétaire d'État
à la Sécurité Intérieure

à Monsieur Ambroise KOM,
Dr ès-Lettres
Maître de Conférences
à la Faculté des Lettres
et Sciences Humaines
Université de Yaoundé B.P. 755
Yaoundé

    Monsieur,

En réponse à votre lettre en date du 3 septembre 1985 relative à votre abonnement à la revue « Peuples-Noirs, Peuples-Africains », dirigée par Mongo Beti.

J'ai l'honneur de vous faire connaître que cette revue a été interdite sur l'ensemble du territoire de la République du Cameroun par arrêté no 293/A/MINAT/ DAP/SDLP du 19 décembre 1985.

Il vous est loisible de vous adresser à d'autres revues professionnelles du genre pour la publication de vos travaux de recherche.

Veuillez croire, Monsieur, à l'assurance de ma considération distinguée.

Denis EKANI [PAGE 137]

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Yaoundé, le 16 avril 1987

A Monsieur le Chancelier de l'Université de Yaoundé,
s/c de M. le Doyen de la Faculté des Lettres

    Monsieur le Chancelier,

Par la présente, j'ai l'honneur de vous informer de ce qui suit : Du 6 avril 1987 à 16 h au 11 avril 1987 à 12 h 30, j'ai été détenu à la B.M.M. de Yaoundé. Je travaillais dans mon bureau à l'annexe de la Faculté des Lettres ce 6 avril à 15 h 30 lorsqu'un officier de police du C.E.N.E.R. est entré et m'a tendu une convocation m'invitant à me présenter dès réception à la Brigade Mixte Mobile (voir copie ci-jointe). Comme je lui fais part de mon indisponibilité pour des raisons professionnelles (j'avais cours à 18 h), il me répond qu'on n'avait besoin de moi que pour 10 mn. Ce qui me détermina à le suivre.

Arrivé à la B.M.M., je suis surpris qu'après vérification de mon identité, on me signifie que je suis en état d'arrestation. Je me trouve alors écroué au poste de police où se trouvaient M. David Ndachi Tagne et deux de ses confrères de Cameroon Tribune, MM. Martin Soua Ntyam et Jean-Marie Nzékoué. Plus tard, MM. Jean-Luc Kouamo et Ebona Nyetam, eux aussi journalistes à Cameroon Tribune, nous y rejoindront.

Des premiers entretiens que j'ai avec les inspecteurs de la B.M.M. et les journalistes, il ressort que notre interpellation fait suite à la Table Ronde 11 mars 1987 à l'Amphi 700 de l'université de Yaoundé, Table Ronde qui avait réuni quatre intervenants : Bassek Ba Khobio, Hubert Mono Ndjana, David Ndachi Tagne et moi-même. Cameroon Tribune avait rendu compte de cet événement dans son numéro du 18 mars 1987 dans un article signé Jean-Marie Nzékoué. Mais je n'aurai confirmation de la causalité que mardi matin lorsque M. Biaka, commissaire à la B.M.M., nous réunit pour nous informer des motifs précis de notre arrestation.

A moi personnellement, il est demandé de dire ce qu'est « l'ethnofascisme ». Réponse : l'ethnofascisme, M. le Commissaire, est une invention de M. Hubert Mono Ndjana, [PAGE 138] qui, à ma connaissance, est bel et bien vivant et sans doute présent à Yaoundé. Je pense qu'il est mieux placé que quiconque pour vous en donner la signification.

Le Commissaire : Oui, nous savons que M. Mono Ndjana est l'inventeur du terme mais nous avons reçu ordre de vous convoquer, vous, et pas lui. Alors dites-nous, en tant qu'animateur des débats du 11 mars, ce que vous croyez avoir compris. Réponse : l'ethnofascisme est un néologisme de Hubert Mono Ndjana pour désigner des essayistes politiques tels que Victor Kamga (Duel Camerounais), Kengne Pokam (Problématique de l'unité nationale), le collectif sur Tchundjang Pouémi et dans une moindre mesure l'ouvrage du Professeur Jean-Louis Dongmo (Le Dynamisme Bamiléké), tous auteurs qui, d'après Hubert Mono Ndjana, feraient la promotion d'un groupe, l'ethnie bamiléké.

Par la suite, le commissaire Biaka lira d'un texte qui, de toute évidence, est de Mono Ndjana, une définition de l'ethnofascisme pour voir dans quelle mesure ma définition était conforme.

Lors de mon audition sur procès-verbal qui survient mercredi 8 et jeudi 9 avril 1987, la seule autre question qu'on me pose sera celle de savoir si j'avais, ce soir du 11 mars 1987, critiqué ou défendu les positions de Mono Ndjana. Réponse : en tant qu'animateur des débats, j'étais mal placé pour défendre ou combattre les thèses avancées par Mono Ndjana. Une fois mes points de vue exprimés (qu'est-ce que la littérature ?; hypothèse de classification des essais politiques camerounais), je me suis borné à enregistrer les questions et à passer la parole aux divers intervenants, ceci d'autant plus que la salle avait fort à dire au sujet des points de vue exprimés.

Dans ces conditions, on comprendra pourquoi le procès-verbal de mon audition a tenu sur 2 pages 1/2, les deux premières pages consistant essentiellement en mon identité et en mon curriculum studiorum.

Quoi qu'il en soit, après quelques minutes d'audition à la B.M.M., on a vite compris, les journalistes et moi, que le dossier qui avait suscité notre interpellation et notre incarcération avait été préparé ailleurs que dans les services du C.E.N.E.R. Le simple fait que le Commissaire Biaka se soit appuyé sur le texte intégral de M. Mono Ndjana, texte auquel M. Mono Ndjana a ajouté quatre [PAGE 139] pages de questions-réponses et de commentaires on ne peut plus tendancieux me concernant, me semble assez révélateur. Faut-il souligner, par ailleurs, que M. Mono Ndjana a volontairement occulté les critiques formulées à son endroit par le Professeur Marcien Towa et M. Bassek Ba Khobio ?

Je passerai outre à la formidable mise en scène qui a précédé notre libération, mise en scène impliquant MM. Missomba, directeur du C.E.N.E.R.; Mouiche, directeur-adjoint du C.E.N.E.R.; Biaka, commissaire à la B.M.M., pour remercier le Chef de l'État de l'avoir ordonnée.

Ainsi ai-je été arrêté, incarcéré et obligé de coucher à même le sol dans une promiscuité tout à fait inattendue pendant six jours à cause d'un débat que j'ai dirigé sur le Campus de l'Université de Yaoundé. A aucun moment de ma détention, je n'ai été interrogé sur des propos que j'ai personnellement tenus. Tout a porté sur les thèses développées ce soir-là par M. Mono Ndjana.

J'avais toujours cru que sur le plan des idées qui sont l'essence même de l'institution universitaire, Blancs et Noirs, Professeurs, Maîtres de Conférences, Chargés de cours et Assistants; Beti, Douala, Bamiléké, Foulbé et autres ethnies avaient également voie au chapitre.

Or l'expérience présente montre qu'il y aurait sur le campus de l'Université de Yaoundé des chercheurs dont les thèses seraient des dogmes auxquels il faut adhérer au risque d'avoir à en rendre compte à la police de l'État. Le moment est sans doute venu où les autorités de l'Université devraient rendre publique la liste des thèses-idées ainsi érigées en vérités absolues.

De plus se pose avec acuité la question des franchises universitaires. Faut-il rappeler que j'ai été pris dans mon bureau alors que je mettais la dernière main à un séminaire de maîtrise que je devais diriger environ deux heures plus tard ? Et jusqu'à ma libération, je n'ai reçu ni la visite ni aucune communication de mes supérieurs hiérarchiques de l'Université.

Veuillez agréer, Monsieur le Chancelier, l'expression de ma haute et respectueuse considération.

Ambroise KOM
Maître de Conférences [PAGE 140]

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UNIVERSITÉ DE YAOUNDÉ
FACULTÉ DES LETTRES ET SCIENCES HUMAINES

Yaoundé, 20/1/86

Département de Littérature Africaine

à Monsieur le Chancelier
de l'Université de Yaoundé

Objet : Franchises universitaires
Références :
1) ma lettre du 3/9/1985 à M. le Secrétaire d'État à la Sécurité Intérieure
2) ma lettre du 9/9/1985 à M. le Chancelier de l'Université de Yaoundé
3) Mémorandum du Département de Littérature Africaine du 10/l/1986 à
M. le Chancelier de l'Université de Yaoundé, III (1)
4) lettre 00096 du SESI en date du 9/l/1986

    Monsieur le Chancelier,

Je vous transmets ci-inclus une copie (4) de la lettre que j'ai reçue en date du 14 janvier 1986 en réponse à ma lettre (1) citée en référence.

En vous laissant le loisir d'apprécier la chronologie des faits, il m'apparaît qu'il s'agit ici, bien avant que ne vous parviennent les notes que vous avez demandées au corps enseignant de la Faculté des Lettres sur le sujet, au cours de notre réunion de travail du 13/1/1986, d'un cas type de franchises universitaires en question.

Au risque de me répéter, j'ai écrit que la revue Peuples Noirs-Peuples Africains (P.N.P.A.) était une publication culturelle et un outil de travail fondamental pour tout littéraire et pour tout universitaire africaniste qui se respecte (voir ma lettre du 3/9/1985). A preuve, M. Jacques Fame Ndongo, Directeur de l'ESSTI, Chargé de Mission à la Présidence de la République du Cameroun, vient de soutenir et de publier, « grâce à la contribution de l'Université de Yaoundé » (je souligne), c'est-à-dire aux frais de l'État camerounais, une thèse intitulée L'Esthétique romanesque de Mongo Beti, Essais sur les sources traditionnelles de l'écriture moderne en Afrique (Paris, ABC/Présence Africaine, 1985, 388 p.). En page 4 de couverture, M. Fame Ndongo cite un extrait de P.N.P.A. pour montrer le bien-fondé de sa monumentale étude. Dans sa bibliographie, M. Fame Ndongo cite seize (16) [PAGE 141] fois la revue P.N.P.A. dirigée par Mongo Beti. Or il se trouve que ladite thèse a été préparée dans une Université étrangère par un Camerounais qui a donc eu la possibilité de séjourner à l'Étranger. Quelle que soit la valeur de la thèse de M. Jacques Fame Ndongo, il s'agit sans conteste d'un document de plus dont on devra tenir compte dans tout bilan portant sur les recherches en culture nationale-camerounaise :

Est-ce à dire, M. le Chancelier, qu'en dehors des compatriotes qui ont la chance d'étudier à l'étranger, qu'en dehors des Universités et des universitaires étrangers, on ne peut pas faire de recherche totale et digne de ce nom sur l'œuvre de Mongo Beti ? Quelle Université, M. le Chancelier, voulons-nous donc pour notre pays ? Quel genre d'analyste, de penseur, de chercheur, quel cadre voulons-nous former ? Quelle recherche voulons-nous engager sur la culture nationale et qu'entend-on par culture nationale dans notre pays ? La lettre de M. le Secrétaire d'État à la Sécurité Intérieure revient-elle à dire qu'il faudrait bannir l'ensemble de l'œuvre de Mongo Beti de l'enseignement et de la recherche pour ne pas courir le risque de se référer aux écrits parus dans P.N.P.A. pour plus d'éclairage sur ladite œuvre ?

Dans le cadre des programmes conclus entre l'Université de Yaoundé et Penn State University aux États-Unis, une jeune franco-américaine séjourne en ce moment à la Faculté des Lettres où elle est venue effectuer des recherches sur les littératures africaines et plus précisément sur les derniers romans de Mongo Beti. Qu'allons-nous, en tant qu'Africains, en tant que Camerounais apporter à cette Étudiante et à tous les autres chercheurs dans diverses tribunes internationales si là où on s'attend à ce que nous en sachions le plus, nous en savons le moins parce que telle ou telle source de renseignements nous est interdite ? Notre institution universitaire devrait-elle donc fermer ses portes aux échanges internationaux, meilleurs garants de la crédibilité scientifique des travaux que nous élaborons ?

Au risque de me répéter une fois de plus, P.N.P.A. est une revue culturelle dont aucun littéraire ne peut contester la valeur documentaire et la qualité des collaborateurs. Et je l'ai souligné : cette revue que je collectionne et qui n'est pas disponible en bibliothèques, servira de support au Dictionnaire des œuvres littéraires négro-africaines de langue française (1978-1990) que je devrais entreprendre. Je tiens à votre disposition, M. le Chancelier, un dossier de presse significatif sur le volume 1 (1983) de cet ouvrage dont j'ai déjà parlé dans ma lettre du 3/9/1985. Et je voudrais croire, M. le Chancelier, qu'il ne sera plus nécessaire de s'expatrier pour produire des travaux universitaires valables.

Aussi, je m'en remets à vous, M. le Chancelier, vous qui êtes le Délégué du Gouvernement auprès de l'Université, pour expliquer à qui de droit qu'en matière de recherche fondamentale, nos chercheurs, notre Université, notre pays, à moins de choisir la voie du nanisme scientifique – ce qui jurerait avec les exigences en cours à l'Université en matière d'avancement et de promotion des enseignants –, ne peuvent se permettre de créer des frontières et/ou de s'emmurer gaillardement. [PAGE 142] Si nous devons être les artisans de notre destin culturel et du rayonnement véritable de notre Université, appartient-il – le Commissaire Principal Émile Eko me l'a affirmé et un agent des colis postaux me l'a confirmé dernièrement à l'occasion du retrait d'un ouvrage – appartient-il dis-je, aux brigades mises en place dans les bureaux de poste d'intercepter notre courrier, je veux dire nos commandes de livres, nos abonnements aux revues pour choisir pour nous ce que nous pouvons lire et quels documents doivent plutôt alimenter nos dossiers dans divers services du Secrétariat d'État à la Sécurité Intérieure ?

Veuillez agréer, M. le Chancelier, l'expression de ma haute et respectueuse considération.

Ambroise Kom
Maître de Conférences

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UNIVERSITÉ DE YAOUNDÉ
FACULTÉ DES LETTRES ET SCIENCES HUMAINES

Département de Littérature Africaine

Visite du Chancelier à la Faculté des Lettres le 13 janvier 1986
Mémorandum des enseignants du Dept de Litt. Afr.

I. Administration

Depuis le 19 novembre 1984, le Département est sans chef avec les conséquences que cela entraîne : notre unité s'installe dans une espèce d'anarchie institutionnalisée, situation qui aurait été fatale pour le Département, n'eût été la conscience professionnelle particulièrement aiguë des enseignants qui ont fait fonctionner le Département tout en rappelant régulièrement aux autorités universitaires ce déplorable état de choses. [PAGE 143]

II. Conditions matérielles

Les conditions matérielles influant sur le rendement, force est de souligner l'exiguïté de nos locaux (par exemple : six enseignants dans un bureau qui n'a que quatre places assises !); leur inconfort (absence totale de climatisation, interphone en panne depuis plus d'un an); lieux d'aisance sans eau; salles de cours malpropres, sans bureau ni chaise pour l'enseignant.

III. Statut de l'enseignent

1. Franchises universitaires

Des enseignants sont interpellés sur le campus, en ville ou sont convoqués dans diverses brigades de la capitale pour des interrogatoires relatifs à l'exercice de leurs fonctions. Quelles sont, M. le Chancelier, les limites des franchises universitaires à Yaoundé ?

2. Conditions sociales

Aucune assurance-mutuelle couvrant les risques professionnels – logements souvent indécents quand ils existent des réquisitions de vacances pratiquement inutilisables.

Voilà, Monsieur le Chancelier, quelques doléances que nous avons cru devoir soumettre à votre haute attention.

Fait à Yaoundé, le 10 janvier 1986.

Suivent dix signatures, dont celle de Ambroise Kom.

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UNIVERSITÉ DE YAOUNDÉ
FACULTÉ DES LETTRES ET SCIENCES HUMAINES

Département de Littérature Africaine

28 janvier 1986

Rédaction Administration P.N.P.A.
82, avenue de la Porte-des-Champs
76000 Rouen, France.

Revue interdite par arrêté no 293/A/MINAT/DAP/SDLP
du 19 décembre 1985 [PAGE 144]

En conséquence, suspendre tout envoi jusqu'à nouvel ordre.

Ambroise Kom

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UNIVERSITÉ DE YAOUNDÉ
FACULTÉ DES LETTRES ET SCIENCES HUMAINES

Note

à l'attention de M. le Secrétaire d'État à la Sécurité Intérieure.

Considérant les termes de votre lettre 00096/SESI/DST/SD du 9/1/1986 et vu l'arrêté no 293/A/MINAT/DAP/SDLP du 19/12/1985 évoqué dans ladite lettre;

compte tenu par ailleurs des impératifs de la recherche fondamentale et de la responsabilité de l'Enseignant (voir ma lettre du 3/9/1985 à vous adressée),

je m'engage par la présente et jusqu'à nouvel ordre, à soumettre aux autorités compétentes, pour censure, chaque exemplaire de la revue Peuples Noirs Peuples Africains qui me parviendra.

Fait à Yaoundé,
le 21 janvier 1986

Ambroise Kom

Maître de Conférences
à la Faculté des Lettres

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Audience du 21/1/1986 à 17 h 40 mn. Réponse de M. le Secrétaire d'État à la Sécurité Intérieure :
Il s'agit d'un ordre et non d'une position de négociation. Alors il n'y a pas de compromis possible. La revue est interdite et si vous continuez de la recevoir, on vous mettra en cellule. Évidemment c'est dommage pour vos recherches mais qu'importe ! (réponse verbale que j'ai retranscrite le plus fidèlement possible)[2]. [PAGE 145]

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UNIVERSITÉ DE YAOUNDÉ
FACULTÉ DES LETTRES ET SCIENCES HUMAINES

Yaoundé, 31/l/1986

Département de Littérature Africaine

Objet : V. Réf 00096 SESI/DST/SD
du 9 janvier 1986
Notre entretien du 21/l/1986

à Monsieur le Secrétaire d'État
à la Sécurité Intérieure
a/s
Monsieur le Chancelier
de l'Université de Yaoundé

    Monsieur le Secrétaire d'État,

Conformément aux termes de votre lettre citée en référence et suite à l'audience que vous m'avez accordée le 21 janvier courant, je vous transmets une copie de la lettre que j'ai envoyée à la Rédaction de la revue Peuples Noirs-Peuples Africains dirigée par l'écrivain camerounais Mongo Beti.

Haute considérations.

Ambroise Kom

Maître de Conférences
à la Faculté des Lettres. [PAGE 146]

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UN GROUPE D'ÉCRIVAINS,
DE CHERCHEURS ET D'HOMMES DE CULTURE CAMEROUNAIS

Jeudi 9 avril 1987

A son Excellence Paul Biya
Président de la République du Cameroun

    Monsieur le Président de la République,

Nous nous permettons d'attirer votre haute attention sur les faits suivants.

Nous venons d'apprendre l'arrestation à Yaoundé de journalistes, d'écrivains, de professeurs, parmi lesquels :

    – Ambroise Kom, Maître de Conférences au département de littérature Négro-Africaine, auteur de nombreux ouvrages et articles de critique littéraire, coordonnateur du Dictionnaire des littératures Négro-Africaines de langue française;
    – Martin Soua Ntyam, Chef du service de la Relecture à CameroonTribune;
    – Jean-Marie Nzerkoue, journaliste à Cameroon-Tribune;
    – Ebona Nyetam, rédacteur en chef de Cameroon-Tribune;
    – David Ndachi Tagne, Chef de service de la culture à Cameroon-Tribune, écrivain et auteur de Romans et Réalités Camerounaises.

Ils se trouveraient actuellement à la B.M.M. de Yaoundé.

La personnalité de ces prévenus doit retenir l'attention. Il s'agit d'intellectuels appréciés tant au Cameroun qu'à l'étranger et connus à travers leurs enseignements, leurs écrits, les débats d'idées auxquels ils ont participé. Nous avons des inquiétudes sur le sort de Bassek Ba Khobio, écrivain, chroniqueur littéraire à Radio-Cameroun et dont les émissions et interventions dans les débats en milieu universitaire sont suivies et remarquées.

Compte tenu de l'audience de ces créateurs, nous sommes consternés de la mesure qui les frappe.

Si nous nous permettons d'exprimer notre profonde inquiétude, c'est que l'interpellation de ces compatriotes intervient à la suite d'une table ronde organisée le 11/03/87 à l'Amphi 700 dans le cadre des activités culturelles du Club UNESCO de l'Université sur le thème : Littérature Politique au Cameroun : Cameroon-Tribune du 10/03/87 l'annonçait en ces termes « Un débat qui promet d'être animé et très enrichissant si l'on s'en tient à la personnalité des différents intervenants ». Le compte rendu en a été publié dans Cameroon-Tribune du 18/03/87. De toute évidence, les arrestations ci-dessus évoquées sont liées aux différentes lectures de la littérature politique au Cameroun. [PAGE 147]

Cette situation fait surgir des interrogations : quel Cameroun pour les enfants de ces Camerounais, dont certains, au retour de l'école, constatent depuis quatre jours l'inexplicable absence de leur père à la maison ? Que leur dire ! Comment leur expliquer pourquoi il n'est pas rentré, comme d'habitude, une fois sont cours donné, son travail terminé ?

Monsieur le Président, les réactions des enfants posent un problème fondamental : le Régime du Renouveau est-il en train de mettre fin au débat d'idées et à l'ouverture démocratique que vous prônez depuis le Congrès de Bamenda ? Après 25 ans de peur, de terreur, qui ont paralysé la vie intellectuelle et culturelle du Cameroun, vous avez dit solennellement à la face de l'Histoire que personne n'a le monopole de la Raison et qu'il n'est plus nécessaire d'aller au maquis pour exprimer ses idées. Ces arrestations nous paraissent un acte grave qui ternit l'image de notre pays.

C'est pourquoi, Monsieur le Président, nous faisons appel à vos qualités de cœur et de raison pour rendre ces compatriotes à leur famille et à leur travail. Ce geste serait l'expression manifeste d'un État de Droit qui crée et garantit les conditions de sécurité aux chercheurs, journalistes, écrivains, enseignants, hommes de culture, comme à tous les citoyens.

C'est en votre double qualité de Chef d'État et d'écrivain politique que vous accomplirez cet acte d'ouverture car vous affirmez dans votre récent ouvrage Pour le Libéralisme communautaire : « L'idéal démocratique a une valeur universelle : il trouve son fondement dans l'attachement indéfectible et congénital de l'homme à sa liberté ».

Nous vous prions, Monsieur le Président, de croire à notre attachement à cet idéal, et d'accepter l'assurance de notre très haute considération.

Texte signé par 19 intellectuels


[1] Devant une prétention aussi exorbitante, la réponse du petit Béria local est simple : la cabane (sic) ! On n'est pas plus charmant. (N.D.L.R.).

[2] A la même époque le gouvernement camerounais tentait d'étouffer la revue Peuples noirs-Peuples africains au moyen d'une machination exposée dans « Lettre ouvertes aux Camerounais ». Les différentes offensives étaient donc savamment coordonnées. Aujourd'hui, P.N-P.A a apparemment plus d'avenir que le perroquet du Renouveau.