© Peuples Noirs Peuples Africains no. 55/56/57/58 (1987) 49-54



III. – L'OFFENSIVE CONTRE LES BAMILÉKÉS

*
*  *

L'ÉGLISE CATHOLIQUE
CAMEROUNAISE, UN ROYAUME
DIVISÉ CONTRE LUI-MÊME ?

P.N.-P.A.

Dans la plupart des documents qui suivent, on a tenté de faire accroire que l'église catholique camerounaise a éclaté en deux factions antagonistes : le clergé bamiléké d'un côté, et, de l'autre, le reste du clergé. En d'autres termes, l'église catholique camerounaise serait divisée selon un clivage tribal. C'est là un mensonge que seule peut entretenir l'impossibilité où se trouvent de nombreux prêtres camerounais de s'exprimer.

Il n'est pas vrai qu'on puisse, même schématiquement, opposer, d'une part, les prêtres et les évêques bamiléké, et, d'autre part, les prêtres et les évêques des autres ethnies du Cameroun. Situation classique dans la société camerounaise actuelle, l'église catholique camerounaise est tiraillée entre, d'une part, un clergé conservateur sinon réactionnaire, inféodé au régime néo-colonial de Paul Biya, gorgé de privilèges, en un mot corrompu, et, d'autre part, un clergé souvent très jeune, comprenant des Bamilékés mais aussi des membres d'autres ethnies, qui se montre résolu à arracher l'église camerounaise à l'empire méphitique du totalitarisme néo-colonial.

La « tribalisation » de ce conflit relève d'une stratégie impérialiste, elle aussi classique en Afrique, et plus particulièrement au Cameroun où elle a été utilisée pour ainsi dire rituellement. Ainsi, au lendemain de la guerre et jusqu'en 1960, l'administration coloniale et la presse française ont recouru à cette tactique pour déconsidérer la revendication d'indépendance et la lutte de libération nationale : l'idéologie dominante répartissait donc les Camerounais en deux camps, c'est-à-dire, [PAGE 50] d'une part, l'U.P.C. (Union des Populations du Cameroun), organisation bamiléké, et, d'autre part, les autres Camerounais, toutes ethnies réunies. Bien entendu, les militants de l'U.P.C., tous marxistes et suppôts de Moscou, n'avaient d'autre projet que de chasser les Occidentaux d'Afrique pour leur substituer des Soviétiques ou des Allemands de l'Est; les autres Camerounais, au contraire, étaient de braves Africains rigolards, sans prétention, de grands enfants comme il se doit. Il est vrai que cette tactique n'a pas empêché le Cameroun d'accéder à l'indépendance, mais elle a instauré un climat empoisonné dont les effets n'ont pas fini de se faire sentir.

Il est probable que, appliqués à la phase actuelle du combat de libération nationale, à savoir la revendication d'élections libres, elle n'empêchera pas davantage l'avènement de la démocratie que le peuple camerounais réclame à cors et à cris. C'est en effet d'un combat d'arrière-garde contre l'avènement de la démocratie qu'il s'agit.

Le conflit qui secoue l'église catholique camerounaise a été entièrement remodelé, déformé par le néo-colonialisme, comme il apparaît dans les textes qu'on va lire, pour servir de machine de guerre contre la lame de fond qui soulève les populations camerounaises en faveur des élections libres et de la démocratie. Le choix des Bamiléké comme cible privilégiée (mais point exclusive) présentait le double avantage, comme dans les années de lutte pour l'indépendance, de discréditer l'avant-garde de cette nouvelle vague et de détourner l'attention et les énergies dans les canaux stériles du tribalisme.

Les différentes offensives de l'actuelle campagne contre les Bamiléké remontent toutes jusqu'à l'entourage immédiat du chef de l'État, Paul Biya, ainsi qu'il est aisé de l'établir par une lecture attentive des textes que voici. Dans l'intervention où il accuse les Bamiléké d'ethnofascisme, un Mono Ndjana a du moins l'honnêteté de ne pas dissimuler son statut d'idéologue officiel du régime Biya. Quant à la prise de position des prêtres de Douala, intitulée « Éclairage nouveau », n'y est-il pas dit qu'une menace de totalitarisme, imputable aux Bamiléké, plane sur le Cameroun ? Façon d'ériger le régime de Paul Biya en parangon de libéralisme et de démocratie. On sait enfin que, si les prises de position des adversaires des Bamiléké circulent librement au Cameroun même, celles des Bamiléké, comme la déclaration de Mgr Ndongmo intitulée « Je ne peux plus me taire », en réponse à ses détracteurs, sont sévèrement censurées, et leurs colporteurs pourchassés par la police politique de Paul Biya.

Derrière la diversité des masques, l'affrontement se poursuit donc entre une bureaucratie néo-coloniale artificielle, dont toute la force apparente vient du soutien de l'étranger, et les patriotes camerounais épris de progrès et de justice, et non entre les Bamiléké et les autres ethnies.

Est-ce à dire qu'il n'y a pas un problème bamiléké ? Il vaudrait mieux avoir l'honnêteté de parler d'un problème du néo-colonialisme face à la réalité incontournable des Bamiléké. [PAGE 51]

Le néo-colonialisme contre les Bamiléké

A partir du moment où l'ethnie la plus nombreuse d'un pays néocolonisé comme le Cameroun se trouve être de surcroît la plus active, la plus inventive, et surtout la plus riche, la puissance dominante, en l'occurrence la France, est confrontée à un cruel dilemme : ou bien elle se résigne et laisse l'ethnie dominante, en l'occurrence les Bamiléké, s'emparer des rênes de l'État camerounais, ce qui entraîne ipso facto sa propre éviction; c'est bien entendu la solution de sagesse et de maturité; ou bien elle s'obstine dans un volontarisme aussi anachronique qu'immature, générateur de souffrances pour les populations autochtones, en s'acharnant à maintenir à tout prix ce que François Mitterrand appelle le pré carré africain, et qui n'est que le statut colonial.

C'est malheureusement le dernier terme de cette alternative que Paris a adopté depuis bientôt trente ans comme épine dorsale de sa politique africaine, sous des prétextes qui deviennent chaque jour plus futiles, plus lamentables.

Le Cameroun étouffe sous le monopole des banques françaises qui le saignent par l'exportation systématique des capitaux, rendant ainsi impossible une politique d'investissement, de création d'entreprises et d'emplois; mais au même moment, les Bamiléké se voient interdire par Biya la création d'établissements bancaires, de même que toute initiative dans les secteurs clés tels que les transports maritimes. C'est une condition impérieuse que l'instauration de la liberté totale d'entreprendre, au bénéfice des Camerounais, c'est-à-dire des Bamiléké, qui, jusqu'à preuve du contraire, sont des citoyens camerounais, etc., etc. voilà plus de vingt ans que les intellectuels camerounais de toutes obédiences et de toutes disciplines se tuent, au sens propre, à clamer ces évidences, sans aucun succès : les responsables français (conseillers personnels des dictateurs, ministres de la coopération, président de la République française), détenteurs du pouvoir réel au Cameroun, se sont murés une fois pour toutes dans un monologue imperturbablement autistique vantant la prétendue aide de la France au développement du Cameroun.

Dans tous les pays du monde, on considère comme un phénomène normal que l'ethnie la plus nombreuse, si elle est de surcroît la plus entreprenante, prenne la direction des affaires : personne ne s'étonne que les W.A.S.P. (white, anglo-saxons, protestants) soient au pouvoir aux États-Unis d'Amérique, les Haoussas au Nigeria voisin du Cameroun, les Russes en Union Soviétique, les Prussiens longtemps en Allemagne, les Shonas au Zimbabwé, les Anglais au Royaume Uni, etc. Quelle maudite divinité a donc décrété qu'il en irait autrement au Cameroun ? Réponse : l'idéologie du pré carré africain indispensable au rayonnement planétaire de la France; accepter l'accession des Bamiléké au pouvoir à Yaoundé, c'est accepter l'éviction de la France non seulement du Cameroun mais aussi, par le phénomène dit des dominos, des divers pays de l'Afrique Centrale. Pour le plus grand rayonnement de la France éternelle, les Camerounais doivent donc continuer à souffrir de la faim, des maladies, du chômage, de l'analphabétisme, [PAGE 52] de la censure, du manque de routes, etc. Voilà le nouvel humanisme, à l'usage des nègres.

Les Bamiléké sont chez eux au Cameroun depuis des millénaires; ils se voient dénier les prérogatives de cette position par des gens venus d'ailleurs. Ce ne sont donc pas les Bamiléké qui font problème, mais l'impérialisme occidental. C'est pourquoi il est erroné de parler d'un problème bamiléké.

Albert Ndongmo, le parrain ?

De la même façon, il est erroné de parler du problème Albert Ndongmo; il serait plus honnête de parler du problème des services secrets français au Cameroun, et de leur plus illustre animateur, Jacques Foccart.

Albert Ndongmo a été évêque de Nkongsamba, en pays bamiléké, jusqu'en 1970, année de son arrestation et de sa détention par les services secrets franco-ahidjoïstes. C'est de cette affaire que date en réalité la cassure de l'église catholique camerounaise, dont la crise actuelle n'est que l'un des effets. Jean Zoa, l'archevêque beti de Yaoundé, se déshonora alors irréversiblement, en donnant au journal « Le Monde »[1] une interview dans laquelle, au lieu de se solidariser avec son collègue détenu dans des conditions dont on pouvait tout redouter, il le couvrit au contraire de calomnies abominables, allant jusqu'à l'accuser d'entretenir des maîtresses.

Tout un chacun à Yaoundé et au Cameroun connaissait pourtant les vrais griefs, qui étaient politiques, des pouvoirs franco-camerounais et des polices foccarto-ahidjoïste contre Mgr Ndongmo : le prélat bamiléké avait pris une envergure qui inquiétait le tyran de l'époque; il fallait l'abattre; alors on inventa la fable du complot mystique en même temps que, pour aggraver la confusion, on amalgamait son cas avec celui d'Ernest Ouandié, le leader de l'U.P.C., mouvement d'opposition clandestine. Qu'on me pardonne ici la faiblesse de renvoyer le lecteur à mon livre « Main basse sur le Cameroun », s'il veut connaître les détails d'une affaire qui figura à la « une » des plus grands journaux, en son temps.

Jugé au cours d'un procès tristement célèbre, condamné à mort mais aussitôt gracié sous la pression du Vatican, détenu ensuite pendant cinq longues années au camp de concentration de Tcholliré dans le nord du Cameroun, Mgr A. Ndongmo n'a été libéré en 1975 que pour être chassé de son pays. C'est au Canada qu'il réside depuis, coupé du Cameroun, coupé de son peuple. Par la force de l'éloignement conjugué avec le temps, son influence n'a pu manquer de se réduire.

Le néo-colonialisme utilise pourtant toujours A. Ndongmo comme [PAGE 53] un épouvantail, une sorte de statue du Commandeur, tirant mystérieusement les ficelles au Vatican, manipulant la nomination des évêques au bénéfice de sa « tribu », orchestrant l'hégémonisme bamiléké à force d'homélies scandaleuses. Imputations mensongères, certes, mais qui constituent aussi l'aveu que couper les têtes ne résout rien. Comme dit très bien Mgr A. Ndongmo dans sa protestation, dont nous reproduisons le texte, avec une ironie grinçante, voilà plus de dix ans que le prélat est absent du Cameroun, et « tout va très bien » (entendez : tout va très mal).

Si l'église bamiléké, imitant la classe commerçante bamiléké il y a trente ans, est entrée en dissidence, c'est sous la pression des réalités quotidiennes. Comme son maître à penser Mgr A. Ndongmo, le clergé bamiléké est d'abord préoccupé d'éduquer les foules d'enfants pullulant dans l'ouest du Cameroun, de donner des emplois aux jeunes cadres sortant des universités, de soigner les mères et les nourrissons exposés aux épidémies et aux carences de toute sorte, d'inventer des marchés pour les petits entrepreneurs. Et voilà comment la logique des choses conduit les Bamiléké (et ils ne sont pas les seuls, loin s'en faut) à se heurter au mur dressé par le néo-colonialisme, confié hier à Ahidjo, aujourd'hui à Paul Biya pour en assurer la défense aveugle et intransigeante. Il ne s'agit pas d'idéologie, à peine de nationalisme, à moins d'appeler ainsi la détermination d'un peuple à survivre sur le modeste canton de la planète que le destin a eu la bonté de lui attribuer.

Il y a quand même un danger d'hégémonisme bamiléké, entend-on dire. J'avoue que je ne comprends pas ce que cela signifie. Les Bamiléké, à l'instar d'Hitler, ont-ils menacé de soumettre les autres ethnies à une quelconque solution finale ? Ont-ils jamais menacé d'instaurer un apartheid à la sauce sud-africaine ? Personne ne croit réellement à ces fariboles. Alors qu'est-ce que l'hégémonisme bamiléké ? Passe encore que ce phantasme ravage l'esprit de certains Blancs en mal de fantasmagorie apocalyptique. Mais comment des intellectuels africains peuvent-ils y succomber et reprendre à leur compte de telles fumisteries ? Jusqu'où peut aller l'aliénation de certains Africains soi-disant éduqués !

Il ne sert à rien, disions-nous, de couper les têtes, si le cancer de la révolte, loin de guérir, s'étend au contraire aux forces vives de la nation, puis aux couches les plus turbulentes, les plus imprévisibles, les moins manœuvrables de la population, comme en témoignent les événements dont l'université de Yaoundé vient d'être le théâtre et qui, pour avoir stupéfié le pays, n'en sont pas moins rigoureusement logiques. Est-ce déjà la métastase ?

Le barrage de boue, de sang et de mensonges élevé pendant trente ans devant le flot tumultueux, sans cesse grandissant des jeunes générations de Camerounais craque de toutes parts. Les structures de la société camerounaise, à l'instar de l'église catholique si solide naguère en apparence, semblent condamnées à imploser les unes après les autres. [PAGE 54] Le pays, comme nous l'avons toujours craint ici, glisse-t-il déjà sur la pente de la libanisation ? D'ici que chaque « tribu » ait, non seulement son clergé, mais aussi son armée, sa police, ses milices, en un mot d'ici au chaos intégral, y a-t-il encore loin à l'allure où tout va ?

P.N.-P.A.


[1] Titre de la rédaction