© Peuples Noirs Peuples Africains no. 55/56/57/58 (1987) 1-19



I. – QUELQUES POINTS D'HISTOIRE

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AUX ORIGINES
DU PROGRESSISME
CAMEROUNAIS

Voici enfin définitivement éclairci le mystère, vrai ou artificiellement créé, qui entourait les origines du mouvement révolutionnaire camerounais. L'homme-clé, pour ne pas dire l'accoucheur de ce phénomène prodigieux, nous en avait d'abord adressé un récit circonstancié. Puis, spontanément, il nous en a adressé un deuxième, revenant notamment sur les circonstances de sa rencontre avec Ruben Um Nyobé, c'est-à-dire l'homme que le temps allait transformer en mythe fondateur du Cameroun moderne.

Nous avons jugé de notre devoir de publier les deux textes in-extenso.

Le troisième document montre que, à la même époque, les missionnaires en étaient toujours aux fantasmes du 18e siècle.

P.N.-P.A.

[PAGE 2]

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LA VÉRITÉ SUR LES PREMIERS PAS
DU PROGRESSISME CAMEROUNAIS

Manosque, le 22 mars 1986

A Monsieur Mongo Beti écrivain

    Cher Monsieur,

Je veux d'abord m'excuser de prendre la liberté de m'adresser à vous. J'ai eu l'occasion de vous écouter lors d'une émission télévisée et j'ai souscrit, alors, à tous vos points de vue concernant la situation de votre pays.

Au cours de l'étude d'une thèse présentée par M. Saa à Yaoundé, en 1975, (qu'un ami vient de me faire parvenir), j'ai trouvé l'extrait du témoignage de Me Gamonet publié dans votre ouvrage paru au Canada « Main basse sur le Cameroun » pages 22 et suivantes).

Votre ouvrage serait donc antérieur à 1975. Je regrette beaucoup de l'avoir ignoré et de ne pas l'avoir lu.

Il est vrai, qu'après mon retour d'Algérie, en 1966, il m'a fallu plusieurs années pour retrouver un certain équilibre, tant sur le plan familial qu'individuel, me permettant de me préoccuper de l'environnement international. La guerre d'Algérie a été terrible pour nous.

Je me suis aperçu alors que pas mal d'auteurs avaient consacré quelques page à la période historique du Kamerun concernant la naissance des syndicats, de l'U.P.C., il y est question aussi « des » ? « Cercles d'Études »... Ce fut d'abord, pour moi, une surprise, puis une source d'inquiétudes.

En effet, j'y ai noté un grand nombre d'erreurs de dates, d'imprécisions, de personnages cités à tort, de confusions et surtout un manque d'informations réelles concernant le rôle joué à cette époque par la dizaine de Français, (plutôt moins que plus) qui avaient choisi de faire acte de solidarité à l'égard du peuple kamerunais et cela en profitant de la conjoncture internationale favorable qui se dessinait.

Ce manque d'informations a permis toutes les supputations, toutes les hypothèses – souvent bien malveillantes – et souvent aussi, inexactes même quand elles sont bienveillantes...

J'ai essayé de rétablir la vérité dans un ouvrage : « Afin que nul n'oublie »[1] qui ne tardera pas à paraître à « L'Harmattan ».

Cependant, je ne suis pas satisfait de mon texte et j'ai voulu préciser davantage les problèmes particuliers du « Mouvement syndical », et du « Cercle d'Études marxistes » de Yaoundé, dans un petit mémoire [PAGE 3] dont vous voudrez bien trouver un exemplaire ci-joint. Il bénéficie d'une documentation nouvelle que j'ai découverte récemment.

J'ai eu l'occasion de juger Me Gamonet, sur place, au Kamerun, en 1945, et je vois que mon jugement (ainsi d'ailleurs que celui de mon ami Maurice Soulier) ne m'avait pas trompé.

Ma communication d'aujourd'hui a pour but de bien vous persuader que je ne suis pas de ceux qui pensaient « s'implanter » au Kamerun. J'ai refusé, à l'époque, toute idée de candidature à quelque élection politique ce soit, car je jugeais que seuls les Kamerunais devaient rester « maîtres chez eux ».

Les deux postes syndicaux que j'ai occupés ne l'ont été qu'à titre très provisoire (8 mois à Yaoundé, 10 mois à Douala) et, par avance, j'avais bien fait connaître ce caractère provisoire. Si cela s'est passé ainsi, c'était pour préparer des conditions de désignations s'élevant au-dessus des personnalités et des ethnies.

C'est donc le seul hasard historique (vite réparé) qui a fait de moi le premier secrétaire général de l'union des syndicats confédérés du Cameroun (U.S.C.C.) en 1946, car l'U.S.C.C. n'est pas née en 1945, encore moins en 1944 comme l'écrivent certains. Je possède la documentation originale qui le démontre : procès verbal de réunion de la Commission Exécutive à Douala, tract de 1946, lettres diverses.

Je dois vous dire que j'ai eu la même attitude en Algérie. Après avoir subi la guerre en démontrant ma sympathie active à l'égard du peuple algérien, j'ai aidé les Services de l'Éducation Nationale de la nouvelle république de 1962 à 1966 à un niveau assez élevé... puis, j'ai demandé mon remplacement par un Algérien et suis rentré en France.

J'espère que ma petite documentation pourra vous intéresser et vous prie, à nouveau, d'excuser mon initiative.

Veuillez croire, Monsieur Mongo Beti, à toute ma sympathie.

G. Donnat

[PAGE 4 blanche]

[PAGE 5]

SUR LA THÈSE DÉVELOPPÉE
PAR M. ELVIS TA NGWA SAA
A YAOUNDÉ EN 1975

G. DONNAT

En vue de l'obtention du diplôme supérieur de journalisme.

Président du jury : M. Hervé Bourges, directeur de l'école supérieure internationale de journalisme de Yaoundé.

Objet de la thèse : « coup d'œil sur le syndicalisme au Cameroun des origines à nos jours » (1975).

Observations de Gaston Donnat, premier secrétaire de l'union des syndicats confédérés du Cameroun (U.S.C.C.) (1946).

A – Questions préalables

1 – Quel a été le sort subi par cette thèse ?

M. Saa a-t-il obtenu son diplôme supérieur de journalisme ?

Qu'est-il devenu aujourd'hui ?

S'il vit au Cameroun, je souhaite qu'il puisse avoir connaissance des présentes observations.

2 – A l'époque de la colonisation, il a existé une revue spécialisée intitulée : « Marchés coloniaux ». Au cours de longues décades, cette revue a été le porte-parole des « colonisateurs ». On y retrouve tous les thèmes concernant la « morale » du système colonial et ceux visant leurs orientations économiques, politiques et sociales. Y figurent aussi les résultats obtenus par les grosses sociétés coloniales et maritimes, fort bénéfiques.

Une collection complète de cette revue existe-t-elle dans les archives de l'École Supérieure de Journalisme ? Il s'agit d'un document historique indispensable à la connaissance de toute cette période qui a marqué l'Afrique en y laissant des plaies encore saignantes, aujourd'hui. Ce passé pourrait éclairer le présent et surtout permettrait de mieux appréhender les solutions susceptibles de les cicatriser et de préparer l'avenir de pays vraiment libres, prospères et égaux en tout point, relativement à toutes les nations du monde, grandes ou petites.

3 – Nos observations ne peuvent se rapporter qu'à la période que j'ai connue allant d'avril 1944 à avril 1947. Je voudrais aussi émettre [PAGE 6] quelques réflexions concernant la période présyndicale. Pour le Cameroun, cette période se termine officiellement le 31 décembre 1944. Je n'utilise pas la terminologie Kamerun pour bien me situer dans cette époque.

B – La période présyndicale, jusqu'en 1954

I. Le contexte de cette période

A mon avis, le Cameroun « français » d'avant 1945 (y compris 1944) subissait le régime colonial classique dont les principales composantes étaient :

a) Le Code de l'Indigénat privant des droits civiques et politiques tous les originaires du pays, avec des atténuations plus ou moins importantes en faveur de certains privilégiés... avec la présence omnipotente (et omniprésente) de l'administration coloniale.

b) Le travail obligatoire généralisé sauf pour ce qui concerne une infime minorité : notables, fonctionnaires, employés, salariés, commerçants d'un certain niveau. Les salaires étant scandaleusement bas.

c) Les cultures obligatoires généralisées dans toutes les régions produisant du cacao, du café, des arachides, du coton, des bananes, etc.

d) L'implantation obligatoire des villages le long des pistes tracées par l'administration.

e) L'analphabétisme touchant au moins 90 % de la population.

f) L'état de misère physique et morale régnant parmi les habitants perturbés dans leurs structures ancestrales et obligés de dépendre, au plus bas niveau, de la société marchande imposée par une puissance étrangère.

Dans un tel contexte, il n'était pas possible d'imaginer que puisse exister un mouvement syndical. Les libertés syndicales (comme d'ailleurs toute autre liberté) ne pouvaient apparaître que comme une « galéjade » aux yeux des "coloniaux" de cette époque.

II – La période associative

Cependant, M. Saa note, à juste titre, que l'épisode du Front Populaire en France, a eu quelques répercussions jusqu'en Afrique.

L'administration coloniale a été obligée d'en tenir compte. Mais, bien entendu, on n'a appliqué nulle part, sauf peut-être à Dakar ou en quelques lieux de même type, ce décret du 11 mars 1937 dont parle M. Saa, permettant la création de syndicats « indigènes ».

Aucun véritable syndicat n'a été créé au Cameroun... ni en Afrique en général.

L'administration a simplement autorisé (et quelquefois même suscité) la formation d'associations à caractère culturel et aussi professionnel. [PAGE 7] Mais leur champ d'action était très limité. Elles étaient soumises au contrôle permanent des administratifs.

Au Cameroun, parmi les associations professionnelles, les plus autonomes m'ont paru être :

– l'« ASFAC » (Association Syndicale des Fonctionnaires et Agents du Cameroun) ne regroupant que des Européens, dirigés par Maurice Soulier;

– l'« Amicaline des Chemins de Fer » où adhéraient les cheminots camerounais, ayant à sa tête Léopold Moume Etia, lors de mon arrivée au Cameroun, en 1944.

Indiscutablement, ces deux mouvements, conduits avec l'amicale collaboration existant entre Maurice Soulier et Léopold Moume Etia, ont fait de gros efforts pour effectuer un véritable travail syndical. Contrairement à ce qu'écrit M. Saa, je ne crois pas que l'on puisse qualifier Soulier de secrétaire général des deux associations. Il existait une concertation entre les deux militants amis, mais pas de liens structurés, chacun gardant son indépendance.

Ils sont les précurseurs du futur mouvement syndical. Mais, ils étaient soumis au contrôle permanent des autorités administratives et des chefs de service (travaux publics, etc.).

J'ai lu avec beaucoup d'attention un texte émanant de Léopold Moume Etia, ayant été publié dans une revue allemande « Sonderdruck aus vierteljahres berichte » no 55, de mars 1974.

J'y ai noté la présence des autorités coloniales lors de toutes les assemblées publiques tenues par ces associations : chefs de service des travaux publics, administrateur-maire de Douala. Et cela s'est reproduit même lors de l'inauguration de la maison des syndicats en janvier 1946...

Mais après cette date, le vrai mouvement syndical aura démarré et l'on ne vit plus d'administratifs chapeautant les organisations.

Les associations pré-syndicales, de plus, ont essentiellement mené les activités à Douala. Douala était d'ailleurs, en 1944, la seule agglomération pouvant mériter le nom de ville et encore ne s'agissait-il pas d'une ville comme celles que l'on connaissait en Europe. La « ville » européenne n'était pas une réelle concentration urbaine et les quartiers camerounais situés aux alentours, dispersés, se trouvaient parfois à plusieurs kilomètres du centre. Ce centre, en réalité, était le port lui-même bordé par les grands magasins coloniaux : la CFAO, John Holt, la SCOA etc... que l'on trouvait dans toute l'Afrique noire.

Douala étant le seul site camerounais où l'on pouvait constater un certain mouvement économique, uniquement centré sur le port et le chemin de fer ratissant toutes les matières premières vers l'Europe.

L'activité présyndicale ayant existé à Douala était donc inévitable. Mais, dans l'intérieur du Cameroun, on ne pouvait trouver que le travail forcé et les cultures obligatoires. Les quelques Européens bien intentionnés vivant hors de Douala ne pouvaient entrevoir aucune possibilité d'action de solidarité : eux aussi étaient « sous contrôle ».

En avril 1944, à mon arrivée à Douala, j'ai eu une entrevue avec [PAGE 8] Maurice Soulier et Lalaurie. Et les déclarations qu'ils me firent alors corroborent exactement ce que je viens d'écrire.

C'est au cours de cette rencontre que nous avons, ensemble, essayé d'analyser les possibilités qui allaient s'offrir aux syndicalistes après la guerre qui touchait à sa fin. La défaite du nazisme était une défaite du racisme, une victoire du progrès démocratique dans le monde entier. Le Cameroun ne pouvait pas y échapper : il nous faudra, avons-nous décidé, profiter de la conjoncture favorable pour aider les travailleurs camerounais à se doter de véritables organisations syndicales. Nous savions qu'il y aurait des résistances, des oppositions; aussi dès avril 1944, nous nous préparions à agir vite, à bien choisir le moment et à devancer et déjouer toutes les manœuvres administratives visant à pervertir le mouvement.

Pour bien montrer la différence de contenu entre les associations présyndicales et les futurs syndicats, j'évoquerai deux manifestations sur la voie publique.

La première organisée à Douala le 1er novembre 1944, à l'occasion de la commémoration des morts au Champ d'Honneur, rassemblant plusieurs milliers de Camerounais. Moume Etia (cf. la Revue déjà citée) y a noté que les Européens, témoins de cet événement, « bouches bées, pleuraient d'émotion » à la vue de ces « Noirs » qui défilaient dans la ville. La forme de la manifestation était telle que ces Européens ont cru que les Camerounais marquaient ainsi leur solidarité à l'égard des malheurs subis par la « Mère Patrie »... Ces mêmes Européens parmi lesquels nombreux seront, un an plus tard, ceux qui massacreront des dizaines de Camerounais.

La seconde se déroula à Yaoundé, le 5 mai 1945. L'Union Régionale des syndicats était née. Ce jour-là, on enterra symboliquement le nazisme, le racisme et le colonialisme. Les Européens voyant passer les Camerounais avec une telle banderole n'eurent pas la larme à l'œil, mais furent choqués, scandalisés : ils sentaient bien qu'il y avait quelque chose de changé dans leur « chasse gardée ».

A la page 53, la revue allemande, citée plus haut écrit : « Malgré son adhésion à la C.G.T, l'ASFAC n'avait rien de commun avec un syndicat organisé. On se bornait à faire des réclamations individuelles... ».

III – Le témoignage du camarade Ernest Fines

J'ai noté la place qu'a donnée M. Saa aux témoignages de notre cher camarade Fines et de son épouse.

Il a été bien inspiré. En effet, les Fines sont des témoins précieux pour une longue période historique du Cameroun.

Arrivés au Cameroun en août 1939, ils ont pu se faire une idée de ce qui existait alors à Douala. Parlant de l'« ASFAC », Fines la situe comme : « une amicale blanche » (sa lettre datée du 16/12/1985).

Je reviendrai davantage sur le témoignage que Fines a apporté à M. Saa dans mes observations concernant la naissance des syndicats et [PAGE 9] je crois qu'il vaut mieux commencer par rétablir certains faits, certaines dates dans leur réalité historique.

C – La naissance du mouvement syndical

I – Quelques erreurs relevées dans le texte de M. Saa

a) Page 13 de la thèse de M. Saa.

Les « Cercles d'Études » ne sont pas nés à la suite de l'arrivée au Cameroun, après le 7 août 1944, de certains éléments français. Maurice Meric était au Cameroun depuis 1939, Guy Benoît et Mme Jacquot y étaient bien avant cette date. Personnellement, j'y suis arrivé le 10 avril 1944.

Le seul Français arrivé après le 7/08/1944 et cité par M. Saa est Meynieux, or, celui-ci n'a absolument pas participé à la naissance du mouvement syndical et n'a jamais fréquenté le « Cercle d'Études » : il a tout simplement été candidat aux élections de 1945, ne représentant que lui-même.

D'ailleurs aucun Français nouveau venu en 1944 ou 1945 ne pouvait être taxé de syndicaliste. Cela paraîtra peut-être incroyable, mais moi-même je n'avais jamais été adhérent à la C.G.T. Mon syndicat était le « Syndical national des Instituteurs » et je n'y avais eu qu'une petite responsabilité en 1935-36, celle de la sous-section de Tizi-Ouzou en Algérie. Puis, je ne fus qu'un simple cotisant et compte tenu de la guerre, en 1944, en Algérie même, cela faisait quatre ans que je n'étais plus syndiqué.

Par contre, M. Saa a eu raison de faire référence aux « Cercles d'Études », nous verrons pourquoi plus loin.

b) Page 13 (suite)

Cette date du 7 août 1944 n'a eu aucun impact immédiat au Cameroun. Le « Code de l'Indigénat » subsistait tel quel.

La loi du 7 août 1944 sur les syndicats n'a pris effet sur ce territoire qu'à compter du 1er janvier 1945, date d'application fixée par un décret gubernatorial.

Les syndicats ne sont donc réellement nés que le 1er janvier 1945.

c) Page 13 (suite)

« Le Cercle d'Etudes » de Douala : Je crois qu'il faut préciser maintenant ce que fut le « Cercle d'Études » de Douala dont parlent certains auteurs.

Grâce au témoignage de Fines (sa lettre du 16/12/1985), je suis conforté dans mon affirmation portée en renvoi dam mon ouvrage « Afin que nul n'oublie » que va publier « L'Harmattan » : il n'y a jamais eu à Douala un « Cercle d'Études » structuré, tenant des réunions hebdomadaires avec un programme sérieux et des animateurs compétents comme le fut Maurice Meric à Yaoundé.

A Douala, existait un groupe de camarades anciens au Territoire qui, probablement, se concertaient depuis bien des années. Le groupe, sur le plan des idées, devait être animé par Guerpillon. [PAGE 10]

Il était le seul à posséder une culture marxiste. Avant 1939, Guerpillon a peut-être entretenu une certaine correspondance avec des éléments du P.C.F. à Paris. Mais je n'ai rien trouvé de précis à ce sujet. Le camarade Fines n'en a jamais entendu parler; Meric et Soulier ne m'en ont jamais fait mention non plus.

Je suis certain, en tout cas, qu'entre avril 1944 et avril 1947, Guerpillon n'ayant fait qu'une courte apparition au Cameroun (en 1944 il se trouvait au repos en Afrique du Sud, il n'en est revenu, en 1945 que pour partir presque aussitôt pour Paris), je suis certain qu'il n'y a pas eu un réel « Cercle d'Études » à Douala. Les seuls présents : Lalaurie, Lapeyre, Bonnecaze, Bonaventure ne possédaient pas la formation nécessaire sur le plan théorique. Quant à Soulier, c'était un lutteur, un organisateur, mais, lui non plus n'avait que peu de connaissances théoriques... et de plus, ses tâches présyndicales, puis syndicales l'accaparaient entièrement.

Dans sa lettre du 16/12/1985, Fines m'écrit : « La création des « Cercles d'Études » marxistes relève, à ma connaissance de ton initiative personnelle. Il n'y avait pas deux « Cercles » de ce type avant 1939 pas plus qu'en 1944 ».

En conclusion, quand on parle de « Cercles d'Études marxistes » au Cameroun, on ne peut faire allusion qu'à celui de Yaoundé qui a fonctionné de juin 1944 jusqu'au 20 septembre 1945.

d) Page 14

Jacques N'Gom n'était pas un instituteur (il n'y avait pas encore d'instituteurs au Cameroun à cette époque), c'était un commis de l'administration.

c) Page 14 (suite)

L'« Union des Syndicats Confédérés du Cameroun » n'est pas née le 18 décembre 1944. A cette date, sans doute, a été mise sur pied l'« Union Régionale des Syndicats de Douala », avec Soulier et Moume Etia. Et le 1er janvier 1945 était créée l'« Union Régionale » de Yaoundé avec Donnat, Assale, Oum...

La date du 1er janvier 1945 est celle de l'officialisation des syndicats, les statuts ont donc pris effet à partir de cette date.

Nous avions convenu de créer des Unions Régionales, ce qui a été fait dès janvier pour Douala et Yaoundé. Nous devions en impulser d'autres : Kribi; Edéa, N'Kongsamba, Dschang, etc. Puis, nous avions prévu un Congrès constitutif de l'« Union des Syndicats confédérés du Cameroun » (U.S.C.C.), devant se tenir vers septembre 1945.

Les événements de Douala (25/09/1945) nous en ont empêchés et ont dispersé de nombreux camarades.

Le 5 février 1946, juste avant son départ du Cameroun, Maurice Soulier signe ses documents sous le sigle : « Union Régionale de Douala »; (documents en ma possession). De plus, la Revue allemande déjà citée publie une lettre signée de L. Moume Etia adressée au Directeur des Travaux Publics, datée du 30 mars 1946 et sur l'entête, je lis :

C.G.T., Union Régionale des Syndicats Confédérés du Cameroun, [PAGE 11] no 23/A et, il signe sous le sigle : « Pour le Syndicat des Cheminots », le secrétaire-adjoint.

En réalité, il faut placer la naissance de l'« Union des Syndicats Confédérés du Cameroun » (U.S.C.C.), après mon arrivée à Douala, en fin avril 1946. Le hasard historique a voulu que je sois le premier secrétaire général de l'« U.S.C.C. », très provisoire d'ailleurs.

f) Page 15

L'« Union Régionale de Douala n'a pas organisé les grèves de septembre 1945. Il s'est agi d'un mouvement spontané que l'Union n'a pas eu la possibilité de maîtriser. Dans mon livre « Afin que nul n'oublie », je fais le récit de ces événements d'après les détails qui m'ont été donnés par Soulier lui-même.

f) Page 34

Je n'ai pas été « rapatrié » en 1945, mais j'ai quitté le Cameroun le 10 avril 1947.

Page 34 (suite)

En 1945, Ruben Oum Nyobé n'a pas pu accéder aux fonctions de Secrétaire Général de l'« U.S.C.C. » à cette date celle-ci n'existait pas encore. Il avait été muté, en 1946, de Yaoundé sur Edéa et avait pris la direction de l'Union régionale de la Sanaga Maritime (U.S.C.C.).

Il s'y trouvait encore le 10 avril 1947, lors de mon départ du Cameroun.

Il doit être exact qu'il ait été désigné au poste de Secrétaire Général de l'U.S.C.C. en fin 1947 et cet événement m'a échappé.

Mais, quand j'ai quitté le Cameroun, en avril 1947, cette responsabilité était exercée par Charles Assale.

A mon passage au Cameroun en octobre 1948, j'ai trouvé Jacques N'Gom remplissant les fonctions de Secrétaire administratif, Ruben Oum Nyobé était déjà Secrétaire Général de l'U.P.C.

II – Témoignage du maître Gamonet (page 17 - 18 - 19 de la thèse de M. Saa)

Le texte attribué à M. Gamonet comporte des appréciations qui le rendent peu sérieux et peu crédible.

M. Gamonet ne dit pas qu'il était accompagné par Deniau, syndicaliste socialiste bientôt co-fondateur de Force Ouvrière. Il ne dit pas que Soulier et moi avons effectué pendant huit jours environ, en leur compagnie, une tournée dans le Sud Cameroun... Or, nous n'avons pas pu empêcher ces deux personnages de prendre leurs informations chez les Administrateurs des colonies (Chefs de Région ou de Subdivision) des lieux visités : Ebolowa, Yaoundé, Bafia, Dschang, N'Kongsamba...

Ils ont fait une tournée administrative certainement programmée par les Autorités du moment, depuis le départ de Douala.

Il y a d'ailleurs une contradiction certaine dans ce que dit Gamonet. Il affirme : « Nicolas a été rappelé tout de suite après les événements » (de Douala) – ce qui est exact, – mais, il avait déclaré plus [PAGE 12] haut : « Après le jugement (de Lalaurie), j'ai conduit les syndicalistes libérés dans un grand voyage de deux mois, dans un pik-up prêté par Nicolas, à travers le pays... etc.

Or, ce jugement est intervenu plusieurs semaines après la événements et Nicolas (Gouverneur du Cameroun) n'était plus là depuis longtemps. Les événements se sont terminés dans les tout premiers jours d'octobre 1945. Moumé Etia, toujours dans la même revue allemande, fixe au 13 décembre 1945 l'arrivée à Douala de M. Gamonet et de Deniau. Ceci correspond à mes souvenirs car je situe cette arrivée après une visite que nous avait rendue Riu, à Douala pour nos camarades de ce lieu et à Eséka pour ce qui me concerne, où je m'étais rendu, venant d'Ebolowa. Cf. « Afin que nul n'oublie ». Riu était un délégué de la C.G.T.

Moumé Etia évoque aussi la tournée faite par Deniau, Gamonet, Soulier et moi-même. Gamonet est ridicule en fixant la durée à deux mois.

Je note la phrase de M. Gamonet : ... « les syndicalistes rendus, à tort ou à raison, responsables des troubles »... Ce « à tort ou à raison » est scandaleux dans la bouche d'un avocat diligenté par la C.G.T.

Contrairement à ce qu'il déclare, le gouverneur Nicolas n'était pas prisonnier des colons, ceux-ci avaient toute sa sympathie.

Ce n'est pas un brave homme, comme il le dit, qui s'est mis devant les fusils braqués sur Soulier et Lalaurie, mais une « brave » femme !

Quant à la vilenie finale, dans l'extrait de son témoignage publié dans la thèse de M. Saa qui l'aurait découvert dans un ouvrage de M. Mongo Beti, selon laquelle, dans les réunions syndicales : « les Blancs ne s'asseyaient pas à côté des Noirs », elle suffit à disqualifier le témoin.

De quelles réunions syndicales s'agit-il ?

Au cours de quelques jours de contact que j'ai eus avec Deniau et M. Gamonet, nous n'avons participé à aucune assemblée syndicale.

Pour ma part, au titre de dirigeant syndical, je n'ai pratiquement vécu que des réunions composées uniquement de Camerounais. A côté de quel Blanc pouvais-je m'asseoir?

A ma connaissance et faisant appel à tous mes souvenirs, l'U.S.C.C. ne comptait parmi ses adhérents qu'un nombre infime de Blancs.

A Yaoundé, il y avait le syndicat des instituteurs qui rassemblait moins de vingt membres, tous Français puisqu'il n'y avait pas d'instituteurs camerounais à cette époque et le syndicat des professeurs, moins d'une dizaine, tous Français aussi.

Je dois noter que les trois syndicats de l'enseignement : moniteurs, instituteurs, professeurs, avaient constitué une section de la Fédération de l'Éducation Nationale dirigée par Flet, professeur. Elle avait un contact direct avec Paris mais chacun des syndicats adhérait à l'Union régionale de Yaoundé.

Il n'y a jamais eu de réunions communes de tous les syndiqués de l'Union car les Assemblées générales d'une Union des syndicats ne sont pas statutaires et ne se font nulle part. Il s'agit d'une Union des syndicats et non d'une Union des syndiqués.

Il ne peut y avoir que des réunions de délégués des syndicats adhérant [PAGE 13] à l'Union : ces délégués désignent la Commission exécutive de l'Union au sein de laquelle est formé le Bureau de l'Union. Les délégués des syndicats sont représentés au prorata du nombre d'adhérents de chaque syndicat.

Or, à Yaoundé, il n'y avait que deux délégués blancs, celui des instituteurs, moi-même et celui des professeurs, le camarade Flet.

En fait, dans toutes les assemblées syndicales tenues au local de Yaoundé, je me suis trouvé être le seul Blanc.

Je n'ai participé qu'à une seule réunion où il n'y avait que des Blancs, celle de la Section du Syndicat des Instituteurs. Une importante minorité s'opposa à l'adhésion à une union des syndicats composés essentiellement d'Africains, mais une majorité y fut favorable et me désigna au poste de Secrétaire de la Section et donc de délégué auprès de l'Union régionale.

C'est ainsi qu'à la première réunion des délégués de tous les syndicats constitués à Yaoundé, on me demanda d'assurer le secrétariat de l'Union régionale, ce que j'acceptai à titre provisoire.

A noter qu'il y a eu un meeting tenu à Mokolo, à l'appel de l'Union régionale : il ne s'y trouvait que deux Blancs : moi-même et Mme Jacquot. On pouvait en apercevoir un troisième, derrière la foule des participants camerounais, il s'agissait d'un « observateur » délégué par les « ultra colonialistes » !

A Douala, ma participation se situait à un niveau plus élevé puisqu'il s'agissait de l'« Union des Syndicats Confédérés du Cameroun » (U.S.C.C.). Je n'ai guère connu que les réunions du Bureau ou de la Commission exécutive composée par les délégués des Unions régionales : nous en avions dix vers la fin 1946.

Je n'assistais pas aux réunions des syndicats de Douala, mais elles se tenaient à la maison des syndicats et je pouvais tout de même y jeter un coup d'œil. Je ne me souviens pas avoir vu des assemblées comprenant des Blancs. Les seuls Blancs dont le souvenir m'est resté sont Ernest Fines qui avait une responsabilité au Syndicat des Cheminots et T.P., peut-être Deparpe, instituteur, venu me voir à titre individuel et aussi celui que nous avions employé à la coopérative syndicale : il n'avait aucune responsabilité à l'Union... et nous a causé bien des ennuis (j'ai oublié son nom). Ce sont les seuls Blancs que j'ai aperçus à la maison des syndicats de Douala du 10 avril 1946 au 10 avril 1947 excepté, bien entendu, André Tollet, en visite, venu de Paris.

Alors, je ne vois pas où Gamonet a pu voir ces « Blancs »... ne s'asseyant pas à côté des « Noirs ».

Je suis très chagriné de constater aujourd'hui que depuis des années des lecteurs camerounais, français ou autres ont pu avoir sous les yeux des lignes qui déforment le contenu de ce que notre conscience nous a poussés à accomplir, uniquement par esprit de solidarité.

Ce n'est qu'en 1985 et 1986 que j'ai découvert trois extraits de ce texte présenté comme un témoignage... et qui, de plus, n'est peut-être pas complet ce qui me fait craindre le pire. L'un repris par M. Mongo Beti, l'autre par M. Saa et le dernier par M. Eyinga... et peut-être en [PAGE 14] existe-t-il d'autres ? Bien entendu les déclarations de M. Gamonet n'engagent pas la bonne foi des auteurs cités.

Il est vraiment dommage que je n'ai pas eu connaissance de ces ouvrages au moment où j'ai rédigé la partie camerounaise de mon livre « Afin que nul n'oublie ». J'en profite pour déclarer solennellement que tout ce qui est écrit dans ce livre reflète exactement la pure vérité.

A la page 26 de sa thèse, M. Saa écrit qu'en réponse à l'une de ses questions, Fines « lui parle... du départ de la plupart des Européens de la C.G.T .... Et la Commission exécutive a été faite principalement d'Africains » ... ajoute Fines. Ce qui confirme ce que je viens d'écrire. A la mi 1946, à part Fines, je n'ai pas vu d'Européens présents à la Commission exécutive.

A la page 52 de la Revue allemande déjà citée, Moume Etia écrit :

« Dès la formation de l'Union... aux P.T.T. seul Bonaventure rejoint l'Union, à la Douane Bonnecaze, aux chemins de fer Lalaurie »... (Soulier, bien évidemment est sous-entendu par Moume Etia).

En 1946, Bonaventure, Bonnecaze, Soulier, Lalaurie et Lapeyre oublié par Moume Etia sont rentrés en France et seul Ernest Fines sera là.

III – Témoignage d'Ernest Fines page 20 et la suite

Ernest Fines, je le rappelle est un camarade très méritant. Arrivé au Cameroun en août 1939; dès 1946, il s'est intéressé au Mouvement syndical, dans son Syndicat des Chemins de Fer et T.P., après sa démobilisation. A partir de 1948, il a eu des relations très amicales avec Ruben Oum Nyobé et, en de nombreuses occasions, il a aidé l'U.P.C. Cela lui a valu d'être emprisonné à Douala en 1956, puis expulsé du Cameroun et réduit au chômage en France.

Par la suite, il a encore donné son appui au Mouvement national Camerounais persécuté par les Autorités françaises puis par Ahidjo. Fines a vécu à Accra, Conakry, Lagos, Kinshasa, aux côtés de la direction de l'U.P.C. en exil. A Kinshasa, il a échappé à la mort par miracle car il s'est trouvé aux prises avec les mercenaires de Mobutu au moment où ceux-ci assassinaient Patrice Lumumba.

C'est une grande figure, malheureusement inconnue, parmi les anticolonialistes qui ont sauvé l'honneur de leur pays auprès des populations africaines.

M. Saa a donc été très bien inspiré de lui demander son témoignage.

Voici ce que je pense des réponses de Fines aux questions de M. Saa.

Sa description du Cameroun français de 1939 me paraît correcte, mais limitée à sa seule expérience de Douala. Je crois que sa vision de ce qu'était le syndicalisme de cette époque correspond à ce qu'il a pu entrevoir à Douala. Or, il est arrivé au territoire en août 1939 et a été mobilisé en septembre de la même année : il n'a donc eu qu'un mois pour juger la situation et, de plus, comme il le déclare, il n'était pas syndicaliste à ce moment-là (comme ce fut mon cas d'ailleurs). [PAGE 15]

D'après les échanges de correspondance que nous avons eus (et que nous poursuivons), aujourd'hui, il voit la période présyndicale telle que j'ai essayé de l'exposer.

Dans une de ses réponses, il situe mon arrivée au Cameroun en 1945 alors que j'ai débarqué à Douala en avril 1944.

Pour ce qui est de l'arrivée de Français « communistes », il est important de lire « Afin que nul n'oublie ». Tout y est raconté avec précision. J'y explique notamment pourquoi il ne pouvait absolument pas être question de créer un Parti Communiste au Cameroun, car :

1 – Cette création ne peut se faire que par les Camerounais eux- mêmes, quand ils le jugeront utile.

2 – De plus, aucune condition n'existait pour qu'un tel parti voie le jour dans ce pays.

3 – Les communistes français se trouvant en Afrique n'étaient membres d'aucun parti. Ils pouvaient conserver leur idéal mais à titre individuel, chacun étant libre d'agir selon sa conscience.

Au Parti Communiste Français, on rendait sa carte à sa cellule quand on quittait la France.

Je compte en 1986 cinquante quatre ans de présence dans la mouvance communiste... et je n'ai pas droit à la qualité de « Vétéran » du Parti car je ne totalise que vingt-deux ans au titre de membre effectif du P.C.F.

4 – Les Groupes d'Études communistes en Afrique, le « Cercle d'Études des marxistes » de Yaoundé n'avaient aucun lien structuré avec le P.C.F. Il n'existait que des échanges de documentation et d'informations. Il ne pouvait pas être question de « directives ».

5 – Et particulièrement en 1944 (naissance du « Cercle » de Yaoundé) il n'y avait aucune communication sérieuse possible entre nous et le P.C.F.

Donc, bien entendu, il n'y a jamais eu de cellule communiste au Cameroun.

Les relations avec la C.G.T.

Les appréciations que porte Fines sur mes relations avec la C.G.T. ne correspondent pas avec la réalité. Je crois avoir suffisamment développé le processus qui a abouti à la création de l'U.S.C.C. auquel n'a pas assisté Fines puisqu'il n'était pas au territoire à ce moment-là.

Après sa création, chaque organisme a joué son rôle. La C.G.T. n'a jamais donné de « directives » : son rôle a consisté à apporter une aide juridique, à intervenir auprès des Autorités et du Gouvernement, à donner des conseils concernant l'organisation (modèles de statuts, forme des structures, etc.), et aussi à contribuer à la formation des militants. De plus, chaque syndicat était en relation directe avec sa fédération d'industrie à Paris... Et tout cela ne fut que provisoire.

Le bureau de l'U.S.C.C. était un collectif. D'ailleurs, Charles Assale était secrétaire administratif permanent et c'est lui qui assurait toute la correspondance : j'ai en ma possession un compte rendu du Bureau signé de sa main. [PAGE 16]

Il assurait, bien entendu, aussi, la correspondance avec le Bureau Confédéral de la C.G.T. à Paris.

A la page 28 de sa thèse M. Saa pose à Fines une question qui me choque.

Q. : « Ça a duré combien de temps pour que vous donniez le pouvoir (!) aux Africains ? »

Cette façon de voir les choses ne correspond en rien à la mentalité régnant dans le mouvement syndical.

Il est vrai que dans les tout premiers débuts, il y a eu une impulsion provenant d'éléments français, sauf à Douala d'ailleurs où le Camerounais Léopold Moume Etia a joué un grand rôle. Mais cela n'a duré que quelques mois.

A partir de là, le témoignage de Fines ne correspond plus à la période que j'ai vécue au Cameroun.

IV – Les conditions qui ont aidé à la naissance des syndicats

Je ne reviens pas sur la conjoncture internationale ni sur celle que l'on prévoyait pour la France : elles impliquaient une situation favorable qui a suffisamment été développée.

Mais, il existe un point sur lequel mon livre « Afin que nul n'oublie » n'insiste pas assez.

Il s'agit des points de départ des deux Unions régionales créées en fin 1944 et début 1945 : celle de Douala et celle de Yaoundé qui vont former le noyau du futur mouvement syndical Camerounais.

Ces points de départ ont été très différents.

A Douala, les syndicats nouveaux-nés ont pris la suite logique des associations professionnelles déjà existantes dans la période présyndicale.

Ce sont les dirigeants et les militants de l'« A.S.F.A.C. » et de l'« Amicaline des chemins de fer » qui ont pris les initiatives et tout particulièrement Maurice Soulier et Léopold Moume Etia. Ils possédaient déjà une expérience solide concernant l'organisation, l'étude des revendications, le mécanisme des interventions auprès des Autorités... etc. Ils bénéficiaient de la confiance des travailleurs de Douala.

L'amitié de Soulier et de Moume Etia a facilité beaucoup la pénétration de l'idée syndicale parmi les salariés camerounais de la région appartenant à toutes les branches des activités existant alors autres que celle des cheminots : divers services publics, douanes, P.T.T., etc. Employés de commerce, ouvriers du port ou utilisés par quelques petites entreprises, ceux notamment d'une scierie importante, personnel de maison...

La masse des adhérents de l'« Amicaline » se retrouvera dans le syndicat des cheminots travaux publics... quant à ceux de l'« ASFAC » de Soulier, des Européens... la plupart d'entre eux refuseront de rejoindre des syndicats à grosse majorité camerounaise.

Très rapidement, l'union régionale de Douala comprendra un nombre important de syndicats rassemblant presque uniquement des Africains. [PAGE 17] Il ne restait qu'un ou deux Blancs aux travaux publics, un aux douanes, un aux P.T.T. et 3 ou 4 enseignants non structurés à Douala.

Soulier et Moume Etia furent les premiers dirigeants de cette Union régionale.

A Yaoundé, ce fut différent. A mon arrivée, en 1944, je n'y constatai la présence d'aucune organisation ou section d'organisation hormis quelques associations sportives. Il y avait certes des adhérents à l'« Amicaline » des chemins de fer ou à la « Jeucafra » (Jeunesse Camerounaise Française) créée à l'initiative de l'administration, mais ayant un peu débordé le cadre que les autorités avaient prévu. Les dirigeants de la « Jeucafra » tentaient d'exprimer les vœux de la couche des Camerounais ayant reçu une certaine instruction et souhaitant obtenir des avantages moraux et matériels.

Mais, les adhérents de la région de Yaoundé à ces deux organisations camerounaises l'étaient à titre individuel : il n'existait pas de sections locales. Ils étaient attentifs à ce qui se passait à Douala.

En fait, la région de Yaoundé ne comportait aucune activité économique. On y était très près du Cameroun traditionnel aux prises avec les perturbations colonialistes. Les villages forestiers et de la zone géographique intermédiaire où régnaient le travail forcé et les cultures obligatoires étaient là, à proximité; certains même pouvaient être considérés comme faisant partie de la ville.

Les salariés étaient assez peu nombreux comprenant essentiellement des fonctionnaires des organismes administratifs centraux du Cameroun (Yaoundé étant la capitale officielle du pays), les agents de santé, les employés du chemin de fer et des T.P., les moniteurs de l'enseignement, les employés des maisons de commerce; les gens de maison, et des manœuvres utilisés dans quelques petites entreprises de transport ou certains services publics... Les paysans des villages voisins étaient très présents dans Yaoundé ; certains d'entre eux se partageaient entre leurs petites cultures et un petit travail salarié plus ou moins permanent.

Le point de départ du Mouvement syndical à Yaoundé, tel qu'il est intervenu, je dis bien : tel qu'il est intervenu, est né d'une circonstance fortuite due au hasard. Ce fut ma rencontre avec Maurice Méric. Sans cette rencontre, je ne peux imaginer aujourd'hui, quel aurait été mon comportement, après ma prise de fonction à l'Ecole régionale de Yaoundé.

Sans cette rencontre, Maurice Méric avait toute chance de terminer son séjour en 1945 de la même manière qu'il l'avait vécu depuis 1939 : sans aucun contact avec les Camerounais.

Cette rencontre, pour lui et pour moi, créa un état de choc, un déclic. Personnellement, venant d'Algérie, je n'avais qu'une préoccupation : ne pas accepter cette autre forme de régime colonial à laquelle je me trouvais confronté. Donc, les seuls intéressés, pour moi, étaient les Camerounais. Mes fonctions allaient créer des contacts avec la population du pays. C'est avec cette population que j'entendais sympathiser. Méric fut, au premier abord, sceptique.

Mais, dès que je lui fis part de mes premières expériences avec les [PAGE 18] moniteurs qui travaillaient avec moi, il fut conquis et dès lors, la décision fut prise. Il m'apporta sa collaboration et elle fut décisive.

Il en découla la création du « Cercle d'Études marxistes » de Yaoundé qui fonctionna de juin 1944 à septembre 1945. J'ai raconté cela dans « Afin que nul n'oublie ». Ce cercle a tenu soixante séances de trois ou quatre heures suivies très assidûment par plus de vingt Camerounais.

Méric était un professeur extraordinaire. Il alliait une culture générale exceptionnelle à des connaissances marxistes développées jointes à un don merveilleux : celui de la communication avec une capacité particulière à se mettre instantanément au niveau de ses auditeurs quels qu'ils soient.

Les séances se tenaient après la nuit tombée, à mon domicile. Là encore, le hasard a joué, car cette case était isolée et on pouvait y venir, la nuit, sans être vu de quiconque.

Avec Méric, nous avions établi un programme progressif : matérialisme historique, matérialisme dialectique, problèmes des salaires, des prix et des profits, méthode d'analyse des situations, notions d'organisation, structures syndicales, tous les problèmes visant la situation coloniale du Pays, etc.

Méric nous a appris des quantités de choses : personnellement, j'en ai tiré un immense profit.

Et fort heureusement, je ne fus pas le seul dans ce cas. Ruben Oum Nyobé, le plus attentif, le plus participant, le mieux préparé à ce genre d'activités, y a acquis une formation qui a contribué à faire de lui le grand dirigeant tel qu'il se révéla dès 1948. J'ai lu des textes de Oum publiés par M. M'Bembé et dans bien des passages, j'ai reconnu des thèmes que nous avions débattus au « Cercle », avec les conclusions découlant de la discussion générale.

Dès juin 1944, des militants se formaient à l'insu des colonialistes. Et, lorsque l'autorisation de créer des syndicats fut acquise, tout était déjà prêt à fonctionner. Pour chaque corporation, les dirigeants existaient, les statuts avaient été rédigés (par le canal de Soulier, j'avais eu des modèles). Il ne suffisait plus que de les déposer officiellement : en une journée, tous les syndicats étaient nés à Yaoundé, sur le papier.

Il nous restait à concrétiser cette opération par la mise en marche effective des divers syndicats : cela se fit sans difficulté car les camarades avaient préparé l'opinion des travailleurs, sur les lieux de travail et sur les lieux d'habitation.

Très rapidement, nous eûmes de vraies réunions syndicales surtout après que l'on nous eut « octroyé » un local suffisant (avril 1945). Auparavant, le travail se faisait dans ma case de N'Kolinguet. Le Mouvement était parti et s'étendit sans cesse, élargi ensuite aux syndicats de petits paysans, dans les villages... de plus en plus nombreux de plus en plus éloignés.

L'Union Régionale de Yaoundé, telle qu'elle a existé en 1945 est née grâce à l'impulsion du « Cercle d'Études marxiste » qui lui a imprimé sa marque.

C'est ce qu'a très bien compris M. Abel Eyinga qui, à quelques petites [PAGE 19] erreurs près, donne un compte rendu très honnête de cet événement (« Démocratie à Yaoundé » aux Éditions « L'Harmattan »).

NOTA : Je persiste à utiliser le signe « Cercle d'Études marxistes » car c'est celui que nous lui avions donné dès le début. Lorsque nous avons choisi de le légaliser, au moment où les nouvelles lois le permettaient, nous avons connu des difficultés soulevées par le Chef de Région de Yaoundé. Nous avons alors accepté l'intitulé « Cercle d'Études Sociales et Syndicales » avec quelques signatures élargies à des amis sympathisants... mais notre cercle a continué à fonctionner normalement jusqu'aux événements de Douala et au départ de Méric, en septembre 1945.

Il est bien entendu que si le « Cercle d'Études » n'avait pas existé, une Union syndicale serait née tout de même à Yaoundé, mais aurait-elle eu le même contenu ? ... contenu qui d'ailleurs marquera l'ensemble de l'« Union des syndicats confédérés du Cameroun » et laissera, sans doute des souvenirs dans le pays.

Quoique cela n'ait pas une grande importance, je voudrais enfin signaler que M. Eyinga, mon camarade Moumé Etia citent des noms de Français vivant à Yaoundé et qui auraient joué un rôle, soit sur le plan du « Cercle d'Études » ou celui de la naissance des syndicats, or les seuls que l'on puisse noter sont, en dehors de moi-même et de Méric (qui n'a pas participé du tout à la création de l'Union des syndicats), Mme Émilie Jacquot à partir de décembre 1944, Guy Benoît (quelques présences au « Cercle »), Riont à partir d'avril 1945 au « Cercle », Flet au titre du Syndicat des Professeurs et de la Section de la Fédération de l'Éducation Nationale. Et c'est tout.

Nous avons eu des amis dont la sympathie nous a été précieuse à certains moments mais qui n'ont joué aucun rôle, je tiens à les remercier encore : Mme Jauze (Mme Gaucher aujourd'hui), M. et Mme Petrucca, M. et Mme Arnaud, M. et Mme Martel, M. et Mme Bédu, M. et Mme Prats.

G. DONNAT
Le 22 mars 1986


[1] Ouvrage paru depuis.