© Peuples Noirs Peuples Africains no. 53/54 (1986) 101-163



LIVRES LUS

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Pierre Pluchon,
« Nègres et Juifs au XVIIIe siècle »

(Tallandier)

Laurent GOBLOT

J'ai aimé ce livre dès que j'en ai entendu parler pour plusieurs raisons, et d'abord l'exergue que l'historien a choisi; le marquis d'Argens écrit que la nature a soumis tous les hommes à la loi générale de ne pouvoir entièrement se dépouiller des préjugés. Croire qu'on les a entièrement quittés est un des plus grands et des plus nuisibles. La deuxième proposition invite le lecteur qui se croit à l'abri à se méfier de lui-même[1].

Pierre Pluchon a occupé un poste diplomatique à Haïti, dont il s'est servi pour ses recherches. Auteur d'une biographie de Toussaint-Louverture (L'Ecole, 1980); de La route des esclaves, négriers et bois d'ébène au XVIIIe siècle (Hachette, 1980), il a réédité chez Tallandier Le voyage d'un Suisse dans différentes colonies d'Amérique de Girod de Chautrans. Il a dirigé L'histoire des Antilles et de la Guyane (Privat, 1982). Ses investigations lui ont permis de mettre la main sur les activités, soucis et affaires diverses des ancêtres – plus de deux cents ans avant nous – de deux hommes politiques d'aujourd'hui. MM. Pierre Mendès-France (à qui il a demandé s'il lui [PAGE 102] laissait le droit de publier ce qu'il avait trouvé) et Valéry Giscard d'Estaing (à qui il n'a rien demandé du tout).

Juin 1775. A Nantes, la principale ville négrière du royaume. Isaac Mendès-France, négociant planteur de Haïti, et la sœur de sa bru, la demoiselle Bunswick, débarquent. Trois esclaves les suivent : Pampy, trente ans; Cézar, de nation Arada, et Julienne, dix-huit ans l'un et l'autre. On perd la trace de Cézar – peut-être vendu, prêté ou mort.

Sept mois seulement après leur arrivée, Pampy et Julienne, qui savent mal parler français et s'expriment dans un créole peu compris en France, intentent un procès contre leur maître, grâce au procureur Dejuncquières, dont ce serait une spécialité. A travers le mémoire de Le Moyne des Essards, l'avocat des deux esclaves, s'expriment en même temps un anti-esclavagisme militant et un antisémitisme virulent, qui l'emportent de très loin sur la réhabilitation des Africains, pour lesquels chacun ne ressent qu'une indifférence profonde, dissimulée par des formes grandiloquentes.

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Les Juifs portugais de Bordeaux sont décrits par leur milieu social et politique, distinct des autres milieux juifs par des privilèges particuliers. La pensée de Voltaire, de Rousseau, de Lacretelle, de Diderot, de l'Encyclopédie, de La Rochefoucauld, du président de Brosses, de Restif de La Bretonne, de Montesquieu surtout, de l'abbé Grégoire est examinée sous l'angle de l'antisémitisme.

Pierre Pluchon décrit ensuite le milieu juif de Saint-Domingue, et la politique antisémite de l'amiral d'Estaing, gouverneur de Haïti. Celle-ci se manifeste par des taxes discriminatoires, malgré les ordres du duc de Choiseul – lequel refuse ces vexations.

Choiseul, qui comprend que le comte d'Estaing a cherché à extorquer des fonds aux Juifs de Saint-Domingue, [PAGE 103] découvre en « M. d'Estaing, à qui je croyais un talent supérieur, un fou, et un fou dangereux »[2].

Le ministre pense que « s'ils y étaient contraints par un traitement trop rigoureux, les Juifs pourraient porter chez l'étranger leur fortune et leur industrie ». M. d'Estaing cherche au contraire à les expulser de sa juridiction en appliquant, le 10 avril 1765, le Code Noir de 1685. Le duc de Choiseul est de nouveau obligé d'intervenir pour protéger les Juifs de Saint-Domingue.

Le retour de Isaac Mendès-France en Europe avec trois esclaves – ses affaires à Bordeaux avaient périclité, et recouvré leur prospérité grâce à l'exploitation de Saint-Domingue – amène Pierre Pluchon à examiner l'évolution du statut des Noirs en France sous l'ancien régime. Ceci l'entraîne à faire une remarque à propos de l'actualité.

  • Parce que les protestants jouissent aujourd'hui en France d'un statut sans aucune discrimination, on a commémoré en automne 1986 le 300e anniversaire de la Révocation de l'Edit de Nantes. J'ai été vivement intéressé par au moins dix heures d'émissions et par quelques livres à propos de cette iniquité, dont la monarchie absolue de Louis XIV et de Colbert sont responsables, à cause de quelques-uns de mes ancêtres qui ont eu à les subir.

  • Parce que les Antillais, les Guyannais, les Réunionnais sont des citoyens français avec un statut diminué, de seconde zone, en mars 1985, on n'a pas soufflé mot du 300e anniversaire de la rédaction et de l'application du Code Noir, qui réservait à leurs ancêtres un sort bien pire que l'exil et les galères.

  • Au centre de ce livre, la liberté des esclaves des îles emmenés par leur maître en métropole reste automatique [PAGE 104] (dans la mesure où ils sont mis au courant de leurs droits), jusqu'à la mort de Louis XIV; les pressions des colons font céder le gouvernement aussitôt après. Le procès Mendès-France contre Pampy et Julienne révèle, après de nombreux précédents, un conflit entre le roi et les Parlements – ces derniers étant toutefois plus soucieux de leurs droits en face du roi, et se servant de l'occasion de ces affaires pour alimenter ce conflit. Le délai court de sept mois entre l'arrivée sur le sol métropolitain et la plainte suppose une intervention d'une association qui a mis au courant du cas des juristes spécialisés dans ces affaires.

    Au mois d'octobre 1716, Philippe d'Orléans, régent, modifie les lois, sous prétexte de l'installation en métropole des esclaves, « pour leur faire apprendre quelque métier ou art dont les colonies recevraient beaucoup d'utilité par le retour dans les colonies de ces esclaves »; il institue un délai de trois ans de servitude en métropole, ouvert par certaines formalités (dont ne s'est pas préoccupé Isaac Mendès-France), à l'issue duquel, si les esclaves ne sont pas reconduits dans la colonie, ils seront libres et ne pourront être réclamés. C'est ouvrir le débat de nombreuses affaires qui ont alimenté la procédure, mais aussi les idées abolitionnistes – contrecoup d'une modification des lois défavorables aux esclaves amenés en Europe. Outre ce prétexte d'apprentissage, la nouvelle législation précise que les propriétaires ayant vendu leur plantation dans les colonies, sont tenus de renvoyer leurs esclaves dans les colonies dans l'année qui suit cette vente. Ainsi, le XVIIIe siècle est réactionnaire sur l'absolutisme louisquatorzien. La nouvelle législation est sans cesse l'objet de modifications lorsqu'une affaire reçoit une solution dans le cadre des rapports de force entre le roi et les Parlements. Lors de l'affaire Jean Boucaud (1738, sous Louis XV), le monarque constate que le séjour en métropole entraîne les esclaves à « des habitudes et un esprit d'indépendance, et pourrait avoir des suites fâcheuses; que d'ailleurs, leurs maîtres négligent de leur faire apprendre quelque métier utile, en sorte que de tous ceux qui sont emmenés ou envoyés en France, il y en a très peu qui soient renvoyés dans les colonies, et que, dans ce dernier nombre, il s'en trouve le plus souvent d'inutiles, et même dangereux ». A l'occasion de l'affaire [PAGE 105] Jean Boucaud s'expriment des préoccupations raciales dans le cadre de la métropole. Maurepas, dans une lettre du 15 février 1739, exprime sa volonté de freiner « le mélange du sang des Noirs dans le royaume » et Louis XV décide dans l'ordre d'affranchissement de Jean Boucaud, le 25 avril 1739, qu'il devra quitter Paris dans les huit jours sans jamais pouvoir y revenir, et il ne doit pas retourner à Saint-Domingue, ni dans aucune île française de l'Amérique ». C'est la première fois que l'argument racial est invoqué en ces affaires. L'ordonnance prohibe formellement que les esclaves noirs se marient en France – on sous-entend : avec les Blanches. Constat d'échec des lois : il n'y a jamais eu autant de Noirs en France que depuis la loi 1716 du régent, qui prétend réglementer ce nombre. Pierre Pluchon nous offre un recueil de sentences des autorités, qui ne modifient rien : au contraire, la situation évolue dans le sens le plus contraire à leur vœu.

    On peut retrouver à chaque décennie cette préoccupation. Le 30 avril 1763, le roi voulant faire barrage au « sang mêlé », du fait des esclaves en France, selon Choiseul, « a jugé indispensable de les faire sortir du royaume ». Choiseul informe ses intendants de « tenir la main à l'expulsion totale de ces esclaves » d'ici le 15 octobre prochain. Dix ans plus tôt, dix ans plus tard, « une ambiance de jérémiades » sur ces sujets entretient les mêmes soucis. Des tarifs d'amendes contre les maîtres qui apportent leurs esclaves en France peuvent tripler, quadrupler, rien n'y fait (1000 livres de caution en 1738, 3 000 livres en 1766, 4 500 en 1769).

    Dans ce concert de résolutions et de sanctions transgressées, l'initiative fastueuse de Maurice de Saxe – est-il influencé par le mythe de Saint-Maurice, qui a fleuri dans la Saxe du Moyen Age[3], qui le sait ? – à qui Louis XV, en récompense de ses services, a donné le château de Chambord et le droit de lever un régiment de mille hommes, forme une compagnie de soixante Noirs de belle taille, montés sur des chevaux blancs, habillés de drap vert, bottes hongroises, casque de similor garni d'un [PAGE 106] ruban de cuir de Russie et d'une queue de crin, entraîne les réserves du ministre de la Guerre :

    « L'Etablissement de votre groupe de Nègres a causé beaucoup d'inquiétudes aux habitants des îles. Nos colonies auraient infiniment plus à craindre de la supériorité des esclaves, s'ils avaient quelque chef capable de la leur faire connaître et d'en faire usage, que de tous les efforts que les ennemis pourraient faire contre elles. »

    Le souci de « n'avoir pas trop de Noirs en France sans cesse exprimé et transgressé, n'est pas une spécialité de Paris et de la côte Atlantique, mais est aussi formulé en Languedoc, en Aquitaine, en Provence. La noblesse est atteinte du snobisme des enfants noirs, quelquefois amenés directement d'Afrique, ce qui rend nuls et non avenus les lois et règlements imaginables.

    ON PLAIDE L'ÉPOQUE, ON PLAIDE L'IRONIE...

    Lorsque Pierre Pluchon a présenté son livre, au chapitre 3, il cita un propos de Montesquieu, dans une émission où les auditeurs peuvent poser des questions par téléphone, ce qui donna lieu à un incident qui mérite d'être rapporté car il dénote un mouvement fréquent. Nous aimons un auteur du passé, et celui-ci, à notre surprise, se montre raciste, esclavagiste, alors même qu'à un autre moment, il a jugé d'une question comme nous le faisons. Nous sommes amenés à employer deux sortes d'arguments pour le disculper : ou bien nous sommes enclins à dire que cet auteur exprime là son temps, et nous recherchons ce que d'autres ont pu dire de pire que lui, parmi ses contemporains; ou bien nous sollicitons le texte en assurant qu'il exprime ainsi une ironie, qu'il parle par humour pour imiter ses adversaires, en les discréditant :

    « Ceux dont il s'agit sont noirs depuis les pieds jusqu'à la tête. Ils ont le nez si écrasé qu'il est presque impossible de les plaindre. On ne peut se mettre dans l'esprit que Dieu, qui est un être sage, ait mis une âme bonne dans un corps tout noir. »

    Aussitôt un auditeur prend la défense de Montesquieu : [PAGE 107] « La citation de Montesquieu concernant les Noirs est ironique. C'est de l'ironie. et non une affirmation. Ma conviction est que Montesquieu est du bon Côté. »

    Et Pierre Pluchon lui répond. « Effectivement, c'est ce que soutiennent un certain nombre d'universitaires et de philosophes : d'autres soutiennent le contraire. Personnellement, je fais partie de ceux-là. L'esprit des lois, ce n'est pas Les Lettres Persanes, ce n'est pas un petit pamphlet, c'est un livre sérieux, un livre de juriste, de politologue. Je pense que, sous les couleurs de l'humour, Montesquieu dit en réalité ce qu'il pense. A mon avis, il faut lire les philosophes comme ils ont écrit. D'ailleurs, l'illustre président de Montesquieu n'avait-il pas persiflé : "Une preuve que les Nègres n'ont pas le sens commun, c'est qu'ils font plus de cas d'un collier de verre que de l'or qui, chez les nations policées, est d'une si grande conséquence. Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes, parce que si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens. De petits esprits exagèrent trop l'injustice que l'on fait aux Africains. Car si elle était telle qu'ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d'Europe qui font entre eux tant de conventions inutiles, d'en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié[4]". »

    Rousseau ne sort pas indemne, lui non plus; décrit par Louis-Sébastien Mercier, l'auteur des Confessions est entiché du principe chacun à sa place; chaque race à sa place :

    « Un jour, j'accompagnais Jean-Jacques Rousseau le long des quais. Il vit un Nègre qui portait un sac de charbon. Il se prit à rire et me dit : « Cet homme est meilleur à sa place, et il n'aura pas la peine de se débarbouiller, il est à sa place. Oh ! si les autres y étaient [PAGE 108] aussi bien que lui ! Et je le vis rire encore, et suivre de l'œil le Nègre charbonnier. » Ici Mercier, contemporain de Rousseau, montre du doigt le racisme du philosophe. Pierre Pluchon veut qu'on lise ces gens « comme ils ont écrit »; et il fait aussi justice de l'autre argument relatif à l'époque : Mercier, plus lucide que son contemporain, nous dissuade de plaider pour Rousseau.

    De l'abbé Raynal qui, au détour d'une phrase, déplore les prix exagérés infligés par les négriers aux pauvres colons, on passe à Voltaire :

      « Leurs yeux ronds, leur nez épaté, leurs lèvres toujours grosses, leurs oreilles différemment figurées, la laine de leur tête, la mesure même de leur intelligence, mettent entre eux et les autres espèces d'hommes des différences prodigieuses. Et ce qui démontre qu'ils ne doivent pas cette différence à leur climat, c'est que des Nègres et des Négresses, transportés dans les pays plus froids, y produisent toujours des animaux de leur espèce et que les mulâtres ne sont qu'une race bâtarde d'un Noir et d'une Blanche, ou d'un Blanc et d'une Noire. »

      « La race des Nègres est une espèce d'hommes différente de la nôtre, comme la race des épagneuls l'est des lévriers. Leur laine noire ne ressemble point à nos cheveux, répète-t-il, et on peut dire que si leur intelligence n'est pas d'une autre espèce que notre entendement, elle est fort inférieure. Ils ne sont pas capables d'une grande attention, ils combinent peu, et ne paraissent faits ni pour les avantages ni pour les abus de notre philosophie. »

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    Je préfère abandonner ici ce livre plein d'intérêt sur le XVIIIe siècle français, où je crois avoir montré que plaider un dossier en histoire conduit à l'erreur; j'en ai assez dit pour faire connaître le travail d'un historien qui résiste [PAGE 109] à cette pente. Et comme « il ne s'agit pas d'être anglophile ou anglophobe » (P.N.-P.A., no 48, p. 76, article de M. J.-M. Weissgerber), je voudrais dans ce cadre reparler de la comparaison entre l'Angleterre et la France, dans leur politique africaine, en citant le roman La Virginienne dans ce contexte.

    Le roman de Mme Barbara Chase-Riboud, construit sur des recherches très scrupuleuses, conduit ses lecteurs à une méfiance envers l'histoire et les historiens. Dès les premières pages, John Adams nous invite à nous méfier de la grande menteuse :

    « Les archives sont détruites. L'histoire est anéantie, transformée ou interdite. Par des papes, parfois par des empereurs, par des aristocrates, parfois par des assemblées démocratiques. Tel fut et tel est le monde où nous vivons. »

    Avant de rejoindre son poste d'ambassadeur à Paris, Thomas Jefferson et sa suite ont été passer quelques jours en Angleterre, chez John Adams et son épouse, Abigail. Le passage de l'esclave Sally Hemings dans leur demeure donne lieu à un dialogue qui montre une avance abolitionniste de la France sur l'Angleterre. A tort ou à raison, je crois cette avance durable jusqu'à la guerre avec Toussaint-Louverture et les événements de Saint-Domingue. Sally Hemings raconte ses premiers mots avec Abigaïl Adams :

      Et qui êtes-vous, Miss ?
      – Je suis l'esclave de maîtresse Polly, ma'ame. »
      « Quoi ! sécria-t-elle.
      C'était la première fois, j'en étais sûre, qu'Abigaïl Adams voyait une esclave de son propre pays et qu'elle lui adressait la parole. »

    Au chapitre suivant, la conversation entre les époux Adams fait connaître le scandale absolu que constitue l'esclavage pour Abigaïl, alors que John, peut-être parce qu'il est mieux informé, voit les choses avec placidité tout en prévoyant une issue vers laquelle acheminer sa femme :

      « Une esclave blanche ! » Abigaïl Adams ne se remettrait jamais du choc d'avoir vu l'image de feu [PAGE 110] l'épouse de Thomas Jefferson descendre le pont d'embarquement sous l'apparence d'une esclave : nègre.
      « A ce qu'il semble. Puisque nous sommes ses hôtes.
      – Je ne veux pas d'esclave, noire ou blanche, sous mon toit. Cela me fait ... horreur.
      – Je sais, Abigaïl, mais l'enfant est là, et nous n'y pouvons pas grand-chose en attendant de nouvelles instructions. Pour ça, si elle avait été noire et d'un certain âge...
      – Oh ! John. Ce n'est pas ça... ou peut-être si, je ne sais pas. Sa couleur me souligne l'horreur de sa condition parce que c'est notre couleur. Mais, plus grave encore, je ne puis en conscience confier la charge d'une enfant à une autre enfant. Cette fille est une enfant, certes très belle, mais qui n'a sûrement pas été instruite pour être gouvernante ou même bonne. Voyons, elle a besoin qu'on s'occupe d'elle plus encore que Polly !
      – Elle semble très douce, propre et de bon caractère.
      – J'insiste pour qu'elle retourne en Virginie. Elle ne peut me servir à rien et je ne vois pas le moindre usage quelle pourrait avoir pour M. Jefferson. »
      – Abigaïl, nous ne pouvons rien sans instructions de Thomas Jefferson. Lesquelles, à mon sens, ne vont pas tarder.
      – M. Jefferson ! Où est-il ? Pourquoi n'est-il pas venu chercher sa fille ? Je lui ai déjà écrit au sujet de Sally.
      – Eh bien, nous devrons donc attendre la réponse.
      – Le navire du capitaine Ramsay part bientôt. Elle devrait être à bord. »
      Abigaïl se montrait particulièrement obstinée, pensa John Adams. Pourquoi ? La pauvre fille venait de subir une longue traversée.
      « En premier lieu, Abigaïl, si Sally part avant l'arrivée de Jefferson, Polly aura le cœur navré. Elle est très attachée à Sally qui est son seul lien avec ceux qu'elle aime et qu'elle a laissés en Virginie. [PAGE 111] C'est une enfant sensible. Elle serait bouleversée. Vous ne désirez pas cela, voyons ?
      – Je ferais tout pour le bonheur de Polly. Cette enfant a gagné mon cœur, John – si gaie, si fragile, si belle. Comme Nabby quand elle était petite. Mais losque M. Jefferson viendra...
      – S'il vient. En attendant nous ne pouvons enlever Sally à Polly. Par ailleurs, je n'aime pas l'idée d'avoir à renvoyer Sally sans escorte, refaire une traversée dangereuse. Nous n'en avons pas le droit. Elle est après tout sous notre protection jusqu'à l'arrivée de son maître. Jefferson lui-même peut l'attendre, peut-être l'a-t-il faite venir, pour ce que nous en savons. Nous ne pouvons pas disposer d'elle. C'est sa propriété personnelle, dit Adams d'un ton pincé, et nous n'avons aucun pouvoir légal de modifier ses droits sur elle.
      – Sa propriété ! Abigaïl Adams retint son cri d'indignation. John lui tendait l'hameçon, de toute évidence, avec ses airs de juriste, mais elle ne put s'en empêcher, le mot fusa jusqu'au sommet de son crâne et y explosa comme un obus. Voilà bien le système le plus inique jamais inventé par Dieu ! Comme elle souhaitait qu'il n'y eût pas un seul esclave aux Etats-Unis ! Ils avaient combattu, ils avaient gagné, pour eux, ce dont ils dépouillaient quotidiennement des êtres qui avaient bien autant de droits qu'eux-mêmes à la liberté, qui avaient posé le pied sur le sol de leur nation bénie au même instant que leurs propres ancêtres et qui étaient tombés les premiers dans la bataille contre l'Angleterre !
      « Savez-vous, ma chère, continua John Adams, que si Sally se rend vraiment à Paris avec Polly, elle devient libre, selon la loi française. L'esclavage est aboli sur le territoire français. En la renvoyant nous pourrions bien la priver de sa seule chance d'être émancipée. Elle n'a qu'à le réclamer. »

    La conclusion de ce dialogue entre les époux abolitionnistes révèle les limites politiques de leur pensée. Ils veulent avant tout ne pas être « déloyaux » envers le maître [PAGE 112] en gardant pour eux ce qu'ils savent, quitte à être déloyaux envers l'esclave.

      – Pourquoi ne pas m'avoir dit plus tôt qu'elle avait cette chance ?
      – De fait, je n'y avais pas pensé. Il y a là quelque chose de déloyal envers Jefferson...
      – Je sais. Et j'aimerais mieux me manquer à moi-même plutôt qu'à lui. Mais... ne devrions-nous pas la prévenir ?
      – Nous en reparlerons, Ablgail. Nous n'avons rien à décider pour le moment. Nous pourrons le faire plus tard. Jefferson, de toute façon, connaît cette loi.
      – Non, je pense que nous ne devrions pas en reparler, John. Laissons le sort décider. »

    Le décret de 1802 du Premier Consul rétablissant la traite et l'esclavage, dans la comparaison entre la France et l'Angleterre, a peut-être moins d'importance que ce qui s'est passé entre 1807 et 1815, pour la suite des événements au XIXe siècle. D'une part, la marine anglaise réalise un blocus du continent, au cours duquel elle instaure un « droit de visite » des navires, dont elle usera après 1815 pour saisir les navires négriers. D'autre part, la France résistera à ce « droit de visite », faute de pouvoir l'appliquer à son profit à cause d'une marine trop faible. L'importance de ce qui s'est passé en 1815 échappe aux historiens français à cause de ces deux orientations nationales contradictoires qui se reproduisent au cours du siècle; un tabou est installé sur cette matière du côté français.

    Par exemple, le livre de François Crouzet De la supériorité de l'Angleterre sur la France ne parle que de la rivalité coloniale anglo-française à la fin du siècle et reste muette sur la comparaison en ce qui concerne l'abolition dans l'époque antérieure. Une note de lecture à venir pourra paraître dans P.N.-.P.A. sur ce sujet.

    Laurent GOBLOT
    [PAGE 113]

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    Wolfgang Zimmer, « Répertoire
    du théâtre camerounais »

    Paris, L'Harmattan, 1986, 120 p.

    Ambroise KOM

    La présent ouvrage est la retombée d'une controverse qui aurait eu lieu entre l'auteur lui-même et un de ses collègues européens, sur l'existence ou l'inexistence d'un théâtre camerounais. C'est du moins ce que révèle Zimmer dans la page dédicace de son répertoire. Avouons d'emblée qu'il s'agit d'une production étonnante à plus d'un égard.

    Alors qu'à côté de la poésie et du roman, le théâtre apparaissait comme l'un des genres les moins fournis de la création littéraire camerounaise, Zimmer nous offre un catalogue de près de 700 titres dont 84 % de pièces sont en langue française, 9 % en langue anglaise et 1.5 % en langues camerounaises. Ouvrage étonnant aussi puisque des 700 entrées, 1,8 % seulement des pièces ont été publiées sous une forme quelconque ! On peut donc s'interroger sur l'intérêt d'une bibliographie consacrée à des textes pratiquement inaccessibles, parce que inédits. Le Répertoire du théâtre camerounais de Zimmer rappelle à coup sûr le Black Theater in French. A Guide (Sherbrooke, Naaman, 1978, 92 p.) de Harold Waters. De par la dimension du champ couvert, le guide de Waters est nécessairement moins exhaustif que l'ouvrage de Zimmer mais il a l'avantage de comporter une introduction substantielle portant sur le contexte de création, sur les thèmes et les structures du théâtre noir francophone. Qui plus est, Waters élabore avec un certain bonheur une sorte d'index thématique des textes recensée. Zimmer quant à lui, n'éprouve même pas le besoin de distinguer les sous-genres que comporte le théâtre camerounais.

    Il me semble difficile, en effet, de confondre le théâtre de boulevard des Kankan, Moktoï et autres Daniel Ndo avec des œuvres plus « Classiques » telles que les pièces [PAGE 114] de Oyono-Mbia. Philombe, Ndam Njoya ou même des inédits tel Soleil rouge ou sacrée justice de R. Ekossono.

    Sans doute faudrait-il, pour mieux saisir l'intérêt du Répertoire de Zimmer, tenir compte du fait qu'il a été établi à la demande de l'A.P.E.C. (Association des poètes et écrivains camerounais) » (p. 4 de couverture). Il s'agit donc d'un document de travail qui devrait permettre à l'A.P.E.C. de mesurer le chemin parcouru par ses dramaturges et, souhaitons-le, de décider des textes dont la publication devrait/pourrait être encouragée ou entreprise. La fortune de l'ouvrage de Zimmer paraît donc étroitement liée à l'usage qu'en fera l'A.P.E.C. Autant se demander si cette association a les moyens de profiter de la présente bibliographie. Peu encline à une gestion rigoureuse de son patrimoine et à susciter une réflexion d'envergure sur la création culturelle nationale, l'A.P.E.C.. quand elle ne somnole pas, s'attelle plutôt à cligner de l'œil au sérail politique de la place. Même les occasionnelles manifestations qu'elle organise tiennent plus du « show business » que de l'exposition culturelle.

    Revenons au répertoire de Zimmer pour conclure qu'il est établi avec une rigueur et une précision tout à fait germaniques ! Il s'agit donc d'un document de travail d'une portée incontestable. Mais il est à craindre que les véritables destinataires n'en fassent jamais qu'un objet de musée.

    Ambroise KOM

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    Locha Mateso,
    « La littérature africaine et sa critique »

    Paris, A.C.C.T./Karthala, 1986, 400 p.

    Guy Ossito MIDIOHOUAN

    « Dans les études littéraires consacrées à l'Afrique noire, l'attention s'est traditionnellement portée sur les [PAGE 115] auteurs et leurs œuvres. En revanche on s'est beaucoup moins occupé du destinataire de l'œuvre, qui constitue l'autre pôle de la communication littéraire. Depuis quelques années ce vide tend à être comblé; l'investigation en histoire littéraire se déplace progressivement pour prendre en compte le lecteur ou le critique. La critique et la réception de la littérature africaine tendent à s'imposer comme l'objet d'une réflexion systématique. » Voilà comment le critique zaïrois Locha Mateso situe lui-même son ouvrage.

    C'est le lieu ici de mentionner le rôle de pionnier joué par l'Université de Paris III-Sorbonne Nouvelle dans l'orientation des étudiants africains vers cette réflexion sur la critique et la réception dont les Allemands portent le flambeau[5], à travers son programme de recherches sur la réception des auteurs afro-américains en France. Depuis 1977 plusieurs mémoires et thèses sur un auteur, un groupe d'auteurs ou une période déterminée ont été inscrits dans le cadre de ce programme et soutenus. En mars 1978 l'Université de Paris III a organisé un colloque autour du thème « critique et réception des littératures négro-africaines », un colloque dont les actes ont été publiés par la revue L'Afrique littéraire et artistique (no 50, 4e trimestre 1978). Mais l'ouvrage de Locha Mateso constitue à ce jour le travail le plus important réalisé dans ce domaine dans et sur l'aire francophone d'Afrique.

    L'étude comporte trois parties.

    La première, consacrée à la « problématique de la critique africaine », s'attache à dégager la critique de sa subordination à l'écriture, à situer son fondement dans le langage même – car « ni la "fluidité" de l'oral, ni la "coagulation" de l'écrit ne constituent un obstacle pour fonder une pensée qui soit consciente du langage » (p. 33) –, et à montrer l'existence et le fonctionnement de l'activité critique dans l'Afrique traditionnelle. Il s'agit en somme d'identifier l'antériorité de la critique africaine moderne afin de relever et de décrire par la suite les éléments de continuité et de rupture. Le fondement idéologique de cette démarche est assez évident et assez connu pour qu'on s'y attarde. Bien qu'elle soit, à mon avis, un peu sommaire, cette première partie est néanmoins intéressante [PAGE 116] en raison du réexamen de la notion de critique et de sa réinterprétation à la lumière des réalités spécifiquement africaines au prix, avoue l'auteur, d'un élargissement de sens.

    La critique africaine moderne naît des nouvelles conditions créées par la colonisation, et c'est son histoire que retrace la deuxième partie de l'ouvrage, depuis le patronage institutionnel du colonialisme littéraire jusqu'à l'avènement d'une critique universitaire africaine et étrangère, en passant par les diverses manifestations de réveil de la conscience nègre (Antilles, Haïti, Paris des années 30) et l'éclosion du nationalisme africain auquel Présence Africaine, en tant que revue et maison d'édition, a servi, selon l'auteur, de tribune et de catalyseur.

    La troisième partie de l'ouvrage, de loin la plus originale, examine de plus près la production critique moderne, en analysant les méthodes et les concepts dans une perspective typologique. Ainsi Locha Mateso décrit « l'héritage colonial » et traque ses persistances, étudie l'influence des « écoles occidentales » (Critique traditionnelle et « nouvelle critique ») sur les critiques africaines, en essayant toujours de dégager l'originalité de ces derniers par rapport aux modèles occidentaux et leur intérêt de plus en plus marqué pour les rapports entre les traditions orales et les principes de création littéraire moderne, les niveaux de langue repérables dans une œuvre littéraire, etc. L'émergence d'un « modèle linguistique » illustré par les ouvrages de Zadi Zaourou. J.-P. Makouta-Mboukou et Makhily Gassama, et d'un « modèle traditionnel » dont on trouve l'exemple chez Mohamadou Kane ou M. Ngal, semble annoncer une « coupure épistémologique », c'est-à-dire la naissance d'une « nouvelle critique africaine » attentive à l'expérience culturelle de l'Afrique traditionnelle, et caractérisée par « un retour phénoménal au "langage" et au "texte" redéfini comme l'objet de la science littéraire ».

    Bien qu'il s'en défende, on note que Locha Mateso organise son travail, particulièrement dans la troisième partie en fonction de sa conception de la « bonne critique ». Il ne rate aucune occasion de fustiger les approches qui « négligent la spécificité de la littérature qui est d'être à la fois œuvre d'art et œuvre de langage » (p. 246), et de déplorer « l'inertie de la critique africaine qui a [PAGE 117] maintenu l'engagement dans ses connotations idéologiques des années 50. « Au plus fort de la dépréciation dont est l'objet la tendenzlitteratur dans le milieu littéraire occidental, poursuit-il, la critique africaine, elle, ne bouge pas et défend résolument sa conception étriquée de "littérature engagée". Il aurait pourtant été souhaitable de mettre une sourdine à la perspective militante des analyses littéraires pour s'intéresser, enfin, à ce dialogue que l'écrivain africain a engagé, voici près d'un demi-siècle, avec son œuvre dans le cadre de l'écriture. Plutôt que de discourir indéfiniment sur le rôle socio-politique de l'œuvre, il serait temps d'accorder un peu d'attention au langage, au fonctionnement de l'écriture à la structuration de la parole africaine par les nouveaux médias (p. 204). « Voilà le présupposé – car c'en est un – qui fonde toute la démarche de l'auteur, particulièrement dans l'analyse des ouvrages retenus; et l'on notera que loin d'être une idée originale, il relève plutôt d'un snobisme intellectuel en marge des réalités africaines.

    Car si Mateso avait abordé plus objectivement, je veux dire plus scientifiquement, la tendance de la critique africaine qu'il récuse, il aurait pu s'interroger sur son fondement, son importance, sa signification et son impact, voire même être amené à poser le problème, à mon avis fondamental, de la fonction de la littérature et de la critique dans la société africaine contemporaine, problème qui, malheureusement, ne retient guère son attention.

    La Littérature africaine et sa critique est cependant un ouvrage de référence irremplaçable, un travail érudit qu'aucun spécialiste de littérature africaine ne devrait ignorer.

    Guy Ossito MIDIOHOUAN
    [PAGE 118]

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    Mohamed A. Toihiri
    « La République des Imberbes »
    « roman comorien »,

    Parts, l'Harmattan. Collection Encres Noires, 1985, 228 p.[6]

    Guy Ossito MIDIOHOUAN

    Les Comores sont un pays aussi méconnu en Afrique que la Guinée Équatoriale, tous deux pourtant membres de l'Organisation de l'Unité Africaine...

    Ces quatre îles (Grande Comore, Anjouan, Mohéli et Mayotte) de 2 236 km2 se situent dans l'océan Indien, au débouché septentrional du canal du Mozambique, à égale distance de Madagascar et des côtes africaines.

    L'archipel, au relief volcanique, a une population d'environ 310 000 habitants dont la moitié se trouve concentrée dans la Grande Comore qui couvre aussi la moitié de la superficie totale, soit 1 148 km2, et abrite le seul volcan actif (Karthala). Une population très métissée, composée de Noirs, de Malais, de Malgaches, de Sakalava, de Persans, d'Indiens, d'Arabes, fortement islamisée, ayant une langue propre, le comorien, proche du swahili, et qui, en raison surtout du surpeuplement et du manque de terres cultivables, émigrait jusqu'à une date récente à Madagascar, à Zanzibar, en Tanzanie.

    Et aussi en France.

    C'est en 1896 que la France prend les Comores sous son protectorat. Après la conquête militaire de Madagascar (1895), elles sont rattachées au gouvernement de la Grande Ile de 1912 à 1946 avant d'obtenir le statut de Territoire d'Outre-Mer.

    Cette situation persiste, malgré l'évolution politique de Madagascar (dont l'indépendance est proclamée le 20 juin 1960) et de l'ensemble des colonies françaises d'Afrique, jusqu'en décembre 1972. C'est à cette date que l'Union Démocratique Comorienne (U.D.C., « parti vert » du défunt Mohamed Cheikh) et le Rassemblement Démocratique du Peuple Comorien (R.D.P.C., « parti blanc », ancienne [PAGE 119] formation des princes), tous deux d'abord pro-français, s'allient avec le P.E.C.[7] (Parti pour l'Evolution des Comores) pour réclamer l'indépendance, mettant ainsi en minorité l'U.M.MA de Saïd Ibrahim, favorable au maintien de la « présence » française...

    Mais le Mouvement Populaire Mayorais demande le statut de département français pour Mayotte, ce qui ouvre la voie à diverses tractations et manœuvres qui aboutissent à la proclamation unilatérale de l'indépendance par le Parlement comorien le 6 Juillet 1975. Ahmed Abdallah (U.D.C.) devient président du nouvel Etat et la France intervient militairement pour « protéger » Mayotte...

    Le 3 août 1975 Ahmed Abdallah est renversé par une coalition (le Front National Unifié) menée par Ali Soilih. Ce dernier ne prend toutefois la tête de l'Etat que le 2 janvier 1976, succédant au prince Saïd Mohamed Jaffar décédé au cours d'un pèlerinage à La Mecque dans la nuit du 19 au 20 décembre 1976.

    Une fois à la présidence, Ali Soilih instaure une République démocratique laïque et sociale, et met en place un gouvernement d'« oimamdji » (ceux qui n'ont pas fait le grand mariage)[8]. Décidé à mettre une croix sur le passé et à abattre les vieux notables réactionnaires, défenseurs de traditions rétrogrades, il octroie le droit de vote à quinze ans, supprime la fonction publique, fait brûler en un autodafé géant les dossiers et les archives administratives, dirige le pays avec un Comité National Populaire de seize lycéens âgés d'une vingtaine d'années, abolit le voile pour les femmes, le « grand mariage » et quelques autres coutumes : c'est la révolution ! La population, ancrée dans un islam très traditionaliste, est traumatisée.

    Ce sont les vingt-huit mois du règne d'Ali Soilih renversé dans la nuit du 12 au 13 mai 1978 par des mercenaires [PAGE 120] dirigés par Gilbert Bourgeaud, alias Bob Denard qui constituent le sujet du roman de Mohamed & Toihiri, La République des Imberbes (allusion aux jeunes lycéens et au droit de vote à quinze ans), où après sa chute, l'ex-chef d'État (nommé Guigoz dans le roman) revit dans la solitude de sa résidence surveillée le film de son règne, jusqu'au jour où il est abattu au cours d'une « tentative d'évasion » (un piège où on l'a habilement attiré) par un militaire blanc.

    Le romancier s'attache à montrer comment l'intelligence de Guigoz s'allie à son habileté pour soutenir une personnalité démoniaque dont la révolution comorienne était l'expression tragique. 28 mois de dictature avec son cortège de répressions sanglantes, de fusillades barbares, de complots et de procès politiques, de peur et de désarroi, de fuites désespérées à l'étranger... Et, tout à fait curieusement, pendant la même période, le massacre des Comoriens à Majunga (Madagascar)[9], suivi d'un rapatriement massif, et l'éruption du volcan Karthala en sommeil près de soixante ans[10] !

    Cette convergence d'événements aussi malheureux qu'inattendus ne peut manquer de nourrir l'imagination d'un peuple profondément croyant, et de donner naissance à une mythologie aux résonances mystiques, l'auteur s'efforce donc de traduire l'état d'esprit des Comoriens pour qui, à la fin du roman, Guigoz, même disparu, « est un mort vivant, plus vivant que mort; ses apparitions (étant) la preuve que les fléaux qui accablent les peuples ne s'effacent peut-être jamais tout à fait » (p.224).

    Il est vrai que Mohamed A. Toilihi nous propose un roman et non un livre d'histoire. « Il laisse le soin aux historiens, précise son préfacier[11], de faire le bilan de ce que fut ce "pouvoir populaire" mais nous initie aux mythes du langage de l'époque et aux affabulations qui en sortirent (p.8). » [PAGE 121]

    Mais ce roman-reportage où la fiction tient une place plutôt mince se présente néanmoins comme une manière de bilan, et le lecteur attentif hésite parfois à entrer dans le jeu, tellement le parti pris manifeste de l'auteur (voir le prologue) frise par endroit la naïveté politique ou l'aveuglement intégriste. Sans vouloir me faire l'avocat d'un dictateur qui a connu le sort que méritent tous ceux de son espèce, il me semble, cependant que le romancier simplifie abusivement une situation politique fort complexe dont de nombreuses données pourtant indispensables à la compréhension du règne d'Ali Soilih sont passées sous silence. Des observations averties de la vie politique comorienne – il paraît important de le signaler aux lecteurs non comoriens – affirment qu'« il est sans doute encore trop tôt pour évaluer ce qui restera de la révolution comorienne; l'accent mis sur le développement des productions locales, l'émancipation des jeunes et des femmes, l'alphabétisation massive en comorien, la priorité donnée aux campagnes et à un développement homogène et au ras du sol, l'idée de mudiria[12] ne peuvent pas disparaître sans laisser des germes. Même si le nouveau régime[13] ne semble pas désireux d'exploiter les acquis et prône plutôt la facilité, l'anesthésie dans les cérémonies sociales et religieuses, et le recours aux subventions étrangères, une partie de la population, même opposée catégoriquement aux excès des "comités", a pris conscience de certaines réalités sociales et de la nécessité d'évoluer[14]."

    Il convient, enfin de souligner que La République des Imberbes est le premier roman écrit en français par un Comorien[15]. La littérature écrite dans ce pays est constituée principalement de traditions historiques manuscrites [PAGE 122] en caractères arabes; l'œuvre la plus connue étant un panégyrique du marabout El Maarouf attribué à Saïd Ka'abi et traduit en français par l'érudit Paul Guy.

    Laissons à la revue Afrique Contemporaine (no 138, avril-juin 1986) le soin de « remercier trois fois » Mohamed A. Toihiri « pour cette grande première ». Par contre, nous ne devons pas perdre de vue en lisant ce roman que le drame des Comores plonge ses racines dans la colonisation qui constitue l'une des causes principales des soubresauts actuels de ce pays sur lequel la France continue d'avoir la haute main.

    Guy Ossito MIDIOHOUAN
    [PAGE 123]

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    Thomas Mpoyi-Buatu,
    « La re-production »

    Paris, L'Harmattan, 1985, 243 p.

    Guy Ossito MIDIOHOUAN

    Comment vous présenter ce « roman » ? Est-ce seulement un roman? Mais, me direz-vous, l'œuvre a beau être insolite, aucun critère ne nous autorise à l'exclure d'un genre dont la première règle est... l'absence de règle. D'ailleurs, à supposer que son appartenance à ce genre puisse être contestée – ce qui n'est qu'une vue de l'esprit – on n'en serait pas pour autant plus avancé. Werewere Liking a bien publié un « chant-roman », Elle sera de jaspe et de corail[16], sous-titré « journal d'une misovire » ... Donc prenons en acte : La re-production se donne pour un roman.

    Mais, par quel bout prendre cet étrange magma? La page 4 de la couverture, si précieuse parfois, ne nous est ici d'aucun secours. Ce n'est pourtant pas une raison pour déclarer forfait : ce livre, je l'ai lu pour vous; je tiens donc à vous en donner ne serait-ce qu'une petite idée.

    Le plus simple, je pense, c'est d'énumérer les principales composantes de cette mixture telles qu'elles apparaissent à la lecture : dénonciation politique, répression, prison, torture, contestation sociale, anticonformisme, amour incestueux, homosexualité, prostitution, patriotisme, souvenirs d'enfance, rêveries, histoire, ethnologie, philosophie, théologie, psychologie... et tant d'autres choses encore qui s'allient, se bousculent, se télescopent sous l'action d'un intellectualisme forcené jusqu'à l'irritation.

    Bien entendu, puisque l'auteur combat la reproduction, il veille à rendre son œuvre unique par la forme : « Une construction romanesque audacieuse et originale, dont la forme à la fois éblouissante et cohérente, négocie, en les associant, la tentative imaginaire de surgissement d'une société et l'émergence inouïe d'une existence autonome..., [PAGE 124] liée à l'exploration des limites de la sexualité. » Voire ! Beaucoup de maniérisme, de jeux de mots gratuits, de coquetteries de style, de recherches qui donnent à l'ensemble une allure artificielle, fausse.

    Si vous tenez à lire ce « roman », je ne puis vous décourager; mais je me dois de vous prévenir qu'il faut vraiment le vouloir pour en venir à bout sans sauter des pages.

    Guy Ossito MIDIOHOUAN

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    Bernard Hours, « L'Etat sorcier »
    « Santé publique et Société au Cameroun »
    Paris. L'Harmattan, 1986

    Thécla MIDIOHOUAN

    Ce livre est le résultat d'enquêtes menées dans différentes institutions sanitaires du Cameroun. L'auteur, Bernard Hours, n'est pas médecin mais anthropologue à l'Institut Français de Recherche Scientifique pour le Développement en Coopération (O.R.S.T.O.M.). De son œil d'observateur, doublement étranger, qui opère les distanciations et focalisations sans complaisance, il analyse et décrit cette sorte de monstre social qu'est la Santé publique telle qu'elle fonctionne au Cameroun – comme dans bien d'autres pays d'Afrique, d'ailleurs. Ni les malades, trop harcelés par la misère qui les tient maintenant à la gorge, ni les agents sanitaires – infirmiers et autres – trop peu motivés pour donner le meilleur d'eux-mêmes, ni les médecins trop conscients des conditions déplorables dans lesquelles ils sont obligés de travailler, ne mesurent vraiment – d'après B. Hours – l'enjeu de la Santé publique. Quant à l'État qui devrait pouvoir donner les moyens de parer au plus pressé, il se trouve être l'indigne héritier du système sanitaire colonial dont il n'a ni pensé ni mis en place les structures. Indigne en effet, car, pour les usagers et même les agents de santé [PAGE 125] l'époque coloniale représente « un âge d'or » où « il y avait du matériel », où « il y avait des médicaments ». Dépassé et n'ayant visiblement pas – ou en tout cas n'exploitant pas – les ressources pour assurer ce qu'il propose à grand renfort de publicité (« La santé pour tous en l'an 2000 »), l'Etat passe pour un imposteur qui rejette sur ses agents la responsabilité du mauvais fonctionnement de la Santé publique.

    Chez ces « fonctionnaires » qui perçoivent leur métier comme une punition apparaît alors la notion d'un « Etat sorcier » qui maintient volontairement la maladie – transférée automatiquement sur le plan moral et vue sous l'angle de la persécution. L'État sorcier, c'est cet « Etat gestionnaire d'une chaîne d'accusations en forme de procès » qui se cristallisent autour du manque de médicaments. La Santé publique est le reflet du dysfonctionnement de la société tout entière où l'on rejette toujours sur l'Autre les causes de la maladie, où l'on considère l'Autre comme le jeteur de (mauvais) sort. Si l'Etat considère ses agents comme de mauvais employés, ceux-ci le considèrent à leur tour comme la source de leurs maux – de leur maladie. Car être en santé, précise l'auteur, c'est « être hors menace, c'est-à-dire jouir de la vie sans inquiétude ni angoisse à propos de son voisin, du responsable du Parti ou de l'officier de police d'en face ». Ce que traduit l'homme de métier, Marc Augé, auteur de la postface, en ces termes : « le rapport au corps, à la santé et à ceux qui prétendent la maintenir ou la restaurer est encore une fois exemplaire : immaîtrisé, inachevé, difficile ou insensé, il renvoie à un autre désordre. »

    Manque d'équipements, manque de médicaments, insuffisance des installations, saleté, retard dans les horaires, brimades et agressivité de la part des agents de santé – tel est le diagnostic du mal dans la plupart des formations sanitaires qui sont appréhendées par les patients comme un univers carcéral d'où il vaut mieux s'évader, pour aller « mourir ailleurs ».

    Dans les villes, la désolation est encore plus criarde du fait de la surpopulation, et de « la rupture de certaines solidarités ( ... ) qu'aucune autre forme (de secours) n'est venue remplacer ».

    En milieu rural, la chaîne – Santé publique, agents de Santé, malades – fonctionne avec plus d'harmonie. Les [PAGE 126] bâtiments sont plus propres malgré le manque d'électricité et d'eau qui oblige à des corvées quotidiennes, de plusieurs heures; les agents de Santé sont plus motivés (ils veulent aider ceux qui souffrent, porter secours, etc.), ils ne perçoivent pas leur métier comme un « fonctionnariat » dans lequel ils se sont laissés piéger, et les malades ne les perçoivent pas non plus comme « les voleurs de médicaments », les représentants de l'Etat.

    L'enquête réalisée dans un Centre de Santé de la zone anglophone du Sud-Ouest du Cameroun fait apparaître cette formation en milieu rural comme un havre de paix comparée aux établissements sanitaires en milieu urbain. Ici, nulle agressivité, nulle frustration, nul affrontement de statuts sociaux, nulle revanche sur les patients d'une acrimonie nourrie de mauvaise conscience et de reproches tacites à un État défaillant.

    Dans un autre centre – toujours en milieu rural, mais à caractère confessionnel cette fois (il s'agit d'une clinique de la Native Baptist Church à Buéa) – la présence permanente d'une centaine de médicaments jugés essentiels rend inutile la visite du délégué médical qui, dans les centres urbains, trône du haut d'un discours facile et mensonger qui fait croire que dans ce désert s'est soudain opéré le miracle de l'abondance de produits pharmaceutiques « gratuits et à portée de main ». Bien que cette formation cache, elle aussi, un certain nombre de problèmes d'un autre ordre, le calme qui y règne et la relative propreté qu'on essaie d'y entretenir font de cette clinique baptiste, où chaque acte est facturé, un centre de santé tout à fait fonctionnel. Les villageois peuvent y bénéficier de toute la chaîne thérapeutique – du diagnostic aux médicaments en passant par les soins primaires – grâce à cette « pharmacie » aux cent médicaments de base...

    Le milieu rural se présente donc, d'après cette enquête, comme un meilleur humus aux « soins de santé primaires » : le manque d'équipement n'est pas un obstacle fondamental au maintien de la Santé...

    Enfin, l'auteur n'a pas manqué d'étudier le rapport médecine « moderne »/médecine « traditionnelle ». Beaucoup de malades allient les deux thérapeutiques. Les herbes médicinales sont souvent employées, mais le reproche essentiel que font les hommes et femmes de métier [PAGE 127] est le manque de dosage et la prolifération des « charlatans », surtout en milieu urbain. Dans tous les cas, la notion de maladies « indigènes » est très forte et fait référence plus ou moins à des mauvais sorts jetés, etc. Les patients considèrent alors les tradipraticiens non seulement comme plus efficaces que les « médecins en blouse blanche » mais comme les seuls pouvant guérir ce genre de maladies.

    Outre l'intérêt « documentaire » que représente ce livre, il donne l'occasion de s'interroger sur la pertinence de certaines idées véhiculées par « les objectifs à atteindre en pays sous-développés ». Les pays donateurs sont en droit de financer de telles enquêtes pour s'assurer de la destination et de l'utilisation de leurs dons, pour étudier dans quelle mesure, à quelles conditions leur aide serait plus efficiente. Mais ceux qui observent nos pays depuis longtemps déjà et essaient de diagnostiquer le mal savent bien que les efforts pour améliorer des secteurs essentiels de la vie d'un peuple ne seront qu'emplâtre sur jambe de bois tant qu'on ne se sera pas attaqué au fond du problème.

    Thécla MIDIOHOUAN
    U.N.B., Cotonou

    [PAGE 128]

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    Babou Paulin Bamouni,
    « Burkina Faso : processus de la Révolution »

    Préface de Mongo Béti.
    Paris. L'Harmattan, Collection « Points de vue », 1986, 190 p.

    Guy Ossito MIDIOHOUAN

    Dieu sait si l'Afrique a connu des révolutions depuis vingt-cinq ans. Mais en quoi en sommes-nous plus avancés ?

    Souvenez-vous, il n'y a pas bien longtemps, le mot « révolution « suffisait à lui tout seul à faire perdre le sommeil à plus d'un dictateur de notre continent. Aujourd'hui, il est si galvaudé que même les régimes les plus réactionnaires ne dédaignent pas d'en truffer leurs discours. Il y a des signes qui ne trompent pas, et les faits parlent d'eux-mêmes : processus révolutionnaire ou pas, c'est même pipe même tabac; le tableau est partout identique : échec, désillusion, misère, injustice, gabegie, concussion, corruption, endettement, mendicité internationale, exode des populations, opinions bâillonnées par des partis uniques qui créent et gèrent le vide politique... jusqu'aux coups d'Etat suivants qui remettent ça !

    Il fut un temps où la distinction entre « Afrique modérée » et « Afrique progressiste » paraissait avoir un sens. Aujourd'hui, il n'y a plus que les faiseurs d'« opinion publique » sur ondes longues et les thuriféraires imbéciles ou hypocrites des guides providentiels pour y croire. La révolution en Afrique n'est plus qu'un protocole médiatique.

    Tout cela à cause des intellectuels, ou plus exactement de ceux qu'on appelle ainsi dans nos pays. Je veux parler de ces phraseurs indignes et impénitents, discourant ici sur « une révolution qui ne dit pas son nom », proposant là un marxisme de poche au demeurant mal assimilé, prêts à tout pour « gagner » un poste, un logement de fonction, une voiture avec chauffeur, des bons d'essence à volonté, et le téléphone gratuit, et les missions [PAGE 129] à l'étranger... Pour ces imposteurs, comme d'ailleurs pour les princes auxquels ils acceptent de se prostituer, faire de la politique, c'est essentiellement se débrouiller pour « prendre part », pour aujourd'hui et pour demain.

    Comment alors aborder le livre de Babou Paulin Bamouni sans méfiance et sans scepticisme ?

    Cette « contribution à la révolution burkinabé » est un ouvrage militant et passionné. L'engagement de l'auteur est total; son admiration pour Sankara sans borne. Et comme on pouvait s'y attendre l'histoire du Burkina Faso nous est présentée en trois temps : avant la Révolution, l'avènement de la Révolution, l'avenir de la Révolution.

    Bamouni n'a pas toujours su éviter les certitudes grandiloquentes et même un certain dogmatisme, à mon avis étriqué et passablement désuet. Mais au-delà des convictions abruptes, des « vérités » catégoriques et des leçons assénées à la manière des idéologues de service, il y a une analyse perspicace de l'évolution politique du Burkina Faso au XXe siècle, et surtout des faits concrets qui n'autorisent pas le doute sur l'authenticité du processus révolutionnaire en cours dans ce pays. C'est la révolution d'Août (1983) qui donne au livre de Bamouni son crédit et le sauve de l'indifférence désabusée du lecteur. Espérons que cela dure...

    Guy Ossito MIDIOHOUAN
    [PAGE 130]

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    Émile Ologoudou,
    « Prisonniers du ponant »

    Préface de Pathé Diagne,
    Paris, L'Harmattan, 1986, 110 p.

    Guy Ossito MIDIOHOUAN

    Le premier recueil de poèmes du Béninois Émile Ologoudou, Éloge d'un royaume éphémère Suivi de Les derniers jours de Mikem, a paru chez L'Harmattan en 1983. Trois ans nous séparent donc de la publication de ce livre dont l'auteur a pris soin d'offrir un exemplaire à plus d'un intellectuel dans son pays; mais toujours pas un article dans la presse locale, pas une petite allusion dans les émissions littéraires de la radio nationale... rien ! En somme, un enterrement de première classe.

    Et pourtant je ne sache pas qu'une interdiction frappe ce livre au Bénin. Je me dois toutefois de reconnaître que le poète fait figure de dissident et qu'il ne se montre pas particulièrement arrangeant, lui qui fouille crânement le passé et le présent de son pays pour en déterrer les sujets les plus tabous. Qui oserait dire publiquement non pas nécessairement qu'il l'apprécie mais qu'il l'a seulement lu ? N'en demandez pas trop aux ténors de la littérature béninoise. En Afrique on ne se veut très souvent spécialiste de la « littérature nationale » que dans la stricte mesure où l'on est en conformité avec le discours dominant !

    Mais les livres les plus importants ne sont pas toujours ceux autour desquels on fait grand bruit. Cela, Emile Ologoudou ne l'ignore sans doute pas : « Nous devons à présent nous préoccuper de l'œil qui nous fait face et dans cette mesure, frapper et refrapper sur le rocher pour qu'il libère l'eau, la source, la vie et le sens qu'on lui donne... », écrit-il dans son premier recueil qui semble ouvrir une voie dont Prisonniers du ponant constitue un jalon, planté pour ainsi dire en toute connaissance de cause :

           « Je prie
      parce que le poème [PAGE 131]
      ne signifie peut-être rien dans l'immédiat
      qu'il met toujours
      longtemps à percer
      au milieu de tant d'alarmes et de vociférations
      on n'écoute d'ordinaire
      que les chants qui vous chatouillent
      dans le sens du poil
      toute prière n'est désintéressée qu'en apparence
      aussi finit-elle
      par se découvrir
      stratégie de l'homme qui s'humilie
      un instant
           pour être entendu et exaucé
      prière donc d'insérer et détour pour
      donner un sens
      plus fort à l'écriture
      à la poésie
      dont l'importance
      n'est pas dans les politisations
      encore moins dans les poétisations
      mais plus loin, dans le politique, jusqu'à
           la politique... » (pp. 74-75).

    Le ponant, c'est d'abord un espace, l'espace morose de l'exil éclaté en des images lancinantes : un hôtel près de la Gare Montparnasse, la goutte d'eau ruisselante sur le parapluie d'un dandy londonien, les sites alanguis des bords de la Vistule, les combats de chats à Mykonos, les nombreuses réceptions des ambassades africaines de Bonn, le restaurant chinois, les agapes tardives, Helga, la colombe rhénane, Copenhague et ses clubs de pédérastes, le Hully-Gully en compagnie de beatniks chevelus...

      « C'est l'étape forcée sur nos routes amères
      loin de la tourmente
      opaque et aléatoire
      où l'on ne distingue pas forcément les amis des ennemis (p. 22). »

    Le ponant, c'est aussi un système aliénant et funeste qui échappe à notre contrôle : [PAGE 132]

          « éternels prisonniers
      du ponant
      notre vie if est toujours pas rose
      nous sommes au contraire
      de ceux qui ne sont rien devenus
      strictement rien
      couverts de parchemins
      ou
      sectateurs du clair-obscur
      tout nous semblait naguère permis
      dans l'euphorie
      de vite remplacer les commandants
      nous avions
      tout prévu sauf la bruyante épiphanie
          des peuples en armes
      nous épuisâmes les recours
      tentâmes toutes les combinaisons
      en un mot
      des cabales diversement colorées
      tout cela
      mut
      par nous destiner les premiers la trappe creusée
      pour les autres » (pp. 34-35);

    ou encore : « c'est incroyable. Quelques-uns des nôtres ont tiré le gros lot. Dans leur euphorie, ils paradent et posent déjà devant l'histoire comme chez le photographe. Ils n'étaient déjà pas si malheureux. Maintenant, ils sont assurés de régner dix ou vingt ans. Touchez-les : la France, les États-Unis, l'Union soviétique volent à leur secours. De nos jours, le ponant soutient un peu toutes les causes. Critiquez-les pour leurs exactions, vous êtes immédiatement poussé dans la charrette des pires réactionnaires » (p. 105).

    Le ponant, c'est encore un moment dans la vie d'un peuple, d'un pays plongé dans la nuit et qui attend désespérément l'aube :

          « arrière, lueurs du ponant
      qui
      dissimulez les kalachnikovs et les orgues
          de Staline [PAGE 133]
      comment donc
      pourront-ils mourir tranquilles dans leurs lits
      quand il pleut
      et vente autour d'eux
      l'avenir balance sans cesse du désir à la peur
      désirs jaunes
      peurs bleues
      pour la plupart d'entre nous
      le présent
      n'est qu'un vieux reptile édenté
      dont la gorge étranglée n'injectera plus de venin... » (p. 102).

    Ainsi le ponant résume toute l'expérience du poète qui fait le bilan d'une vie marquée par l'errance et l'échec.

    Il y a beaucoup d'amertume dans ce recueil mais point de déréliction. L'exilé porte au plus profond de lui-même, comme une lumière qui éclaire sa route, ses souvenirs d'enfance et surtout l'image de Nadonon, sa mère, la présence de cette terre qu'il revendique et pour laquelle il lutte :

          « nous ne sommes pas
      des exilés volontaires
      mais des résistants
      on oublie trop souvent
      que quelques-uns des nôtres
      suivent des idées
      non des intérêts » (p. 22).

    C'est à faire face au présent qu'il convie ses compatriotes :

          « j'avouerai pour ma petite part
      qu'il faut partout propager
      ce chant de victoire face à la mort
      et à la mer
      ce lieu très critique où lire le naufrage
      de ceux qui ne peuvent pas oublier
      ou sortir des craintes ambiguës
      pour transformer le bilan de nos échecs... » (pp. 64-65),

    car il est convaincu que « tant que les racines enfouies [PAGE 134] dans le sol africain demeureront vivides, les jeunes pousses braveront toutes les intempéries et leurs excès... » (p. 105).

    On peut déplorer le caractère souvent prosaïque de cette poésie à laquelle les mots précieux et les tournures recherchées manquent hélas d'apporter plus d'intensité émotive. Mais la force, la conviction et l'audace du poète font de ce recueil une révélation d'humanité que le lecteur reçoit comme un puissant souffle de vie.

    Guy Ossito MIDIOHOUAN
    [PAGE 135]

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    Emmanuel Kengne Pokam,
    « La problématique de l'unité nationale au Cameroun »

    Paris, L'Harmattan, 1986, 168 p.

    Guy Ossito MIDIOHOUAN

    Cet essai du juriste camerounais E. Kengne Pokam, sous-titré « Dichotomie entre discours et pratique politiques dans un système monolithique », se situe, bien que l'auteur affirme l'avoir rédigé avant novembre 1982, dans la même ligne que les ouvrages, nombreux, publiés par des Camerounais depuis la fin du règne d'Ahmadou Ahidjo et qui font l'autopsie d'un régime ayant fonctionné pendant plus de vingt ans[17].

    Il s'agit généralement de souligner les tares et les faiblesses de l'« ahidjolisme », et de mettre en garde Paul Biya et les tenants du « Renouveau » (qui sont loin d'offrir les garanties minimales du changement largement attendu) contre les dangers que représentent le monopartisme et le pouvoir personnel pour la démocratie, le développement économique, le progrès social et l'intégration nationale[18].

    Sous le régime Ahidjo l'unité nationale est apparue très tôt comme un thème dominant du discours politique. C'est d'ailleurs au nom de ce « programme », qu'a été mis en place un système « adapté », présenté comme le [PAGE 136] seul permettant de « faire de l'homme camerounais l'agent et la fin suprême du développement national ».

    Mais lorsqu'on confronte ce discours à la pratique politique, on observe que loin d'avoir été un programme, l'unité nationale n'a été en fait qu'un mythe mobilisateur, une espèce de sésame idéologique qui a permis et justifié tous les excès, toutes les injustices, tous les parjures d'un régime totalitaire dont la devise est assez éloquente : « Un seul pays, un seul parti, un seul président. »

    Car la « politique d'unité nationale » prônée par Ahidjo a abouti exactement à son contraire.

    Ainsi E. Kengne Pokam démontre que les dispositions légales consacrent la primauté de l'intérêt particulier sur l'intérêt général, ce qui a encouragé l'incivisme, l'inconscience professionnelle, la corruption, la concussion, la prévarication, la dilapidation de la fortune publique, etc.

    Par ailleurs, on note que le fait ethnique, sensible dans la vie politique depuis la période coloniale, n'a fait que s'amplifier depuis l'indépendance. « Cette situation désespérante, écrit Maurice Kanito dans sa préface à l'ouvrage, conduit certains Camerounais à renoncer – sûrement à tort – à tout espoir d'intégration nationale, et à se résoudre à ne plus vivre que leur ethnicité ou leur tribalité : on se sent camerounais lorsqu'un péril extérieur menace la patrie, ou, au mieux, lorsqu'il s'agit de prouver le Cameroun face à l'étranger; mais quand passe le défi extérieur et que nos consciences tribalisées se saisissent à nouveau des enjeux internes, la Nation camerounaise n'existe plus, seules existent les tribus et les ethnies. Tout se passe ainsi comme si le Cameroun, en tant que Nation, n'existe pas par elle-même. Et la politique d'"équilibre régional" n'a été de ce point de vue qu'un obstacle supplémentaire à sa réalisation. Son meilleur résultat n'a-t-il pas été de renforcer certains clivages anciens et d'exacerber les rivalités et les rancœurs inter-ethniques ? Le livre de M. Kengne Pokam nous rappelle donc que la tâche d'édification de la nation reste entière. »

    L'amplification du fait ethnique est due aussi, selon l'auteur, à « la mise en accusation de l'entrepreneur camerounais », qui se traduit par la méfiance ou l'hostilité de la bourgeoisie d'Etat à l'égard du dynamisme bamiléké [PAGE 137] présenté comme un des facteurs les plus prometteurs de l'intégration nationale.

    On trouvera certainement à redire sur la dernière partie de l'ouvrage qui, en fait d'« appréciation critique des griefs articulés contre l'entrepreneur camerounais », se livre plutôt à une défense et illustration de l'ethnie bamiléké.

    Mais cette maladresse regrettable ne doit pas conduire le lecteur à mettre en doute la sincérité de l'auteur et la valeur d'un ouvrage qui éclaire sur la situation de nombreux pays africains.

    Guy Ossito MIDIOHOUAN

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    A propos du livre de Gaston Donnat[19] :
    « Afin que nul n'oublie... », l'itinéraire d'un juste

    Marcel Amondji

    Le hasard a voulu que dans le même temps où un aréopage obéissant à Paul Biya et à leurs maîtres communs confirmait l'ostracisme qui frappe depuis trente ans l'Union des Populations du Cameroun (U.P.C.) et tous les patriotes et démocrates camerounais, paraissait le livre des souvenirs de l'un des hommes qui, avec Ruben Um Nyobé et d'autres, des Noirs et des Blancs, donnèrent au Cameroun ses premières organisations démocratiques.

    Ce n'est pas à moi de parler ici de magistrats et de politiciens qui, sans doute, ont de bonnes raisons de ne plus craindre qu'un tel arrêt les déshonore. Je veux seulement [PAGE 138] signaler aux lecteurs de cette revue le livre que j'ai lu avec émotion; ce livre dans lequel il n'est pas question de magistrats camerounais, et pour cause ! mais grâce auquel il est possible de se faire une idée très exacte du type d'hommes qui font la loi au Cameroun...

    L'auteur de ce livre, Gaston Donnat aujourd'hui âgé de soixante-treize ans, était instituteur en Algérie quand, vers la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l'occasion s'offrit à lui d'aller au Cameroun exercer son métier. Affecté à Yaoundé, il ne devait pas tarder à choisir son camp.

    Mais, faut-il dire qu'il choisit son camp ou, plutôt, qu'il le reconnut ? Il arrivait au Cameroun avec sa riche expérience algérienne de militant communiste au sein d'une société coloniale foncièrement injuste. Ce qu'il trouva n'était guère différent de ce qu'il connaissait déjà, sauf qu'en Algérie, au moins, les opprimés cherchaient, non sans difficultés certes, à s'organiser pour se défendre; tandis qu'au Cameroun et dans le reste de l'Afrique noire les colonialistes régnaient sans partage. Il y a dans son livre telles choses vues ou entendues en Algérie qu'on pourrait indifféremment replacer dans le contexte camerounais d'alors (ou dans le contexte calédonien actuel) sans que cela détonne; et vice versa.

    Aussi est-ce tout naturellement que, peu de temps après son arrivée à Yaoundé, avec une vingtaine de Camerounais réunis clandestinement à son domicile, et avec son compatriote Maurice Méric, un artiste dramatique mobilisé qui était chargé du contrôle postal, il mit sur pied le premier « Cercle d'études marxistes » dont le but était de donner une formation politique à ses membres. L'un des Camerounais présents à cette réunion n'était autre que Ruben Um Nyobé, le futur fondateur et dirigeant de l'U.P.C., qui devait être assassiné en 1968.

    Le chemin suivi par le militant anticolonialiste G. Donnat ne traversa pas que le Cameroun. Sa mémoire nous conduit fidèlement, dans un style limpide, de l'Ecole normale de Montpellier – ville où il découvrit le racisme quand l'un de ses condisciples, un auditeur togolais, en fut victime – à Madagascar et aux Antilles françaises en passant par l'Algérie, le Cameroun, l'Afrique Equatoriale et l'Afrique occidentale française. En outre, devenu conseiller de l'Union française après son départ du Cameroun, [PAGE 139] il devait côtoyer soit à l'assemblée de Versailles, soit au siège de la section coloniale du P.C.F., soit au cours de missions outre-mer, la plupart des célébrités africaines de l'époque. Cette fréquentation nous vaut quelques portraits saisissants.

    Celui qui m'a le plus frappé, c'est le portrait de Gabriel d'Arboussier.

    On croit connaître un personnage, c'est-à-dire une figure historique définitivement fixée dans sa légende : figée. Et, grâce à trois ou quatre pages du livre de G. Donnat, on découvre un homme !

    Sans aucun doute, même après cela, G. d'Arboussier reste-t-il encore à découvrir. Mais G. Donnat nous indique dans quelle direction il faudra désormais chercher si on veut vraiment le connaître. En même temps il nous laisse entrevoir combien une telle quête pourra servir à une compréhension plus complète d'une époque riche d'événements et de figures complexes, comme toutes celles où, en quelque sorte, le monde fait sa mue.

    J'ai souligné le portrait de d'Arboussier, mais il serait injuste de ne pas signaler l'intérêt de tous les autres, qui nous montrent des hommes archi-connus, tels Albert Camus, Félix Houphouët-Boigny, le gouverneur Delavignette, Sékou Touré, et j'en passe, sur lesquels le mémorialiste réussit encore la prouesse de nous apprendre des choses nouvelles; ou bien des inconnus qu'il nous fait regretter de ne pas avoir personnellement rencontrés, tels celui dont il écrit : « Sur le plan théorique, je veux dire que Méric a été mon initiateur (p. 82). »

    Quoique ce livre, soit de ceux qu'on peut commencer à n'importe quel endroit de son cours, je recommande au lecteur de suivre pas à pas G. Donnat du début à la fin de son parcours de citoyen et de militant anticolonialiste.

    Depuis le 24 décembre 1931, date de son arrivée à Alger à l'âge de dix-huit ans, jusqu'au mois de décembre 1965 quand il décida de quitter l'Algérie indépendante depuis trois ans et qu'une crise intérieure de nature complexe secouait alors, après s'être déclarée six mois plus tôt, le 19 juin, avec l'éviction du président Ben Bella et la prise du pouvoir par le colonel Boumediène.

    Ce livre est en effet un grand livre d'histoire dont les différents chapitres s'éclairent les uns les autres à mesure [PAGE 140] qu'on s'y avance. L'ordre chronologique des événements que G. Donnat contribua à créer; ou auxquels il participa; ou auxquels il assista en témoin vigilant et perspicace, où qu'ils eussent lieu, est donc un facteur important pour les comprendre et pour comprendre aussi comment et pourquoi le jeune homme natif de Martigues et transplanté à Alger est devenu ce retraité à l'existence bien remplie et qui ne pouvait pas se sentir quitte avant d'avoir témoigné.

    On admirera sa façon presqu'impersonnelle d'écrire un livre qui ne pouvait l'être qu'à la première personne. C'est en effet sans pose que « Je » ici n'existe qu'expliqué et justifié par ceux qui l'entourent.

    Et d'abord cette femme baptisée Liberté, l'épouse du mémorialiste, fille d'un démocrate d'origine espagnole dont un fils s'appelle Marceau, un autre Univers, comme si chaque fois que ce simple cordonnier de Tizi Ouzou se pencha sur le berceau d'un de ses enfants pour lui donner un nom, c'est un serment qu'il fit ! Ensuite tous les hommes et toutes les femmes d'origine et de destination diverses avec lesquels « Je » travailla ou milita. Travailla et milita devrais-je dire, tant dans cette existence les deux choses allèrent toujours ensemble. On dirait que, toujours, « Je » ne fut qu'un témoin et G. Donnat, qu'une figure à peine distincte de toutes celles qui peuplent son livre.

    Parmi les élèves de l'École normale; parmi les militants communistes d'Alger, parmi les membres du Cercle d'« études marxistes » de Yaoundé. « Je » ne s'aperçoit que comme une forme collective, une action collective, un objectif collectif.

    Cette attitude qui vient si naturellement à ce mémorialiste est peut-être ce qui souligne le mieux la nature du combat dont il rend compte.

    Il est de mode aujourd'hui de minimiser, de déprécier, voire même de nier purement et simplement le rôle de ces militants anticolonialistes. G. Donnat remarque : « Toutes vos actions, me dit-on souvent, n'ont servi à rien; quelquefois elles n'ont fait que créer des illusions dangereuses...

    « Après mûres réflexions, cela ne m'empêche pas d'être persuadé qu'il fallait faire ce que nous avons fait (p. 386). » [PAGE 141]

    On ne peut pas douter que l'auteur pense bien ainsi quand on a lu son livre. Un G. Donnat peut, aujourd'hui, regarder le Cameroun des Biya avec tristesse : mais pourquoi devrait-il regretter d'avoir fait ce qu'il a fait dans ce pays entre 1944 et 1947 ?

    Cependant je ne puis cacher que ce « nous », ici, me fait problème. Le genre de reproche qu'on a pu faire à ce militant anticolonialiste et qu'il résume sous cette forme condensée, nous savons assez qu'il ne s'adresse pas aux seuls anticolonialistes français, mais également, quoique sournoisement, aux patriotes coloniaux dont ils furent les camarades. Les censeurs et les contempteurs ne vont-ils pas se croire justifiés en constatant que les anticolonialistes français admettent la différence qu'ils ont voulu établir entre eux et les patriotes coloniaux ?

    Les fondations du régime que Biya a hérité Ahidjo ont été bâties sur le cadavre de Ruben Um Nyobé. Car, s'il y a eu des lâches et des traîtres qui ont préféré cette forme d'esclavage à la liberté de disposer de soi, il y a eu aussi ceux qui sont allés jusqu'au bout de leurs idées et qui en sont morts. Au risque de choquer votre sensibilité, j'ose affirmer que s'il le fallait, le martyre de votre ami sera invoqué pour vous justifier, Gaston Donnat ! Qui ose reprocher à sa mémoire que, de son vivant, il a tendu sa main vers la vôtre et vers celle de Méric ?

    Ces reproches ne sont pas seulement signes de mauvaise foi; ils sont absurdes. S'il y avait des hommes qui, eux-mêmes n'éprouvent pas la nécessité de respirer, ils seraient incapables d'apprendre à respirer à ceux qui ont besoin d'air. Aussi bien, l'action des anticolonialistes français tels que notre auteur leur était aussi nécessaire à eux-mêmes qu'elle l'était aux patriotes coloniaux. Est-ce que ce qu'on leur reproche, ce n'est pas d'avoir sans cesse payé de leur personne au lieu de conseiller de loin, sans prendre comme ils l'ont fait leur part des périls et sans prendre le risque des erreurs, des illusions et des méprises qui s'attachent inévitablement à ce genre d'action ?

    L'itinéraire de tels hommes les mena, en effet, plus souvent à la peine qu'aux honneurs. Il est jalonné de morts ou de disparus, tels Georges Counillon et Maurice Audin. D'autres n'échappèrent à la mort que par miracle, tels Soulier et Lalaurie (p. 124). G. Donnat lui-même [PAGE 142] frôla cette sorte de mort secrète lorsqu'il fut envoyé dans une nasse au plus fort des émeutes racistes de Douala (p. 121). Combien de ces hommes resteraient à jamais anonymes si des livres comme celui-ci ne venaient pas nous informer de cette dimension de notre histoire et de l'histoire de la France. Car ces Français qui s'engagèrent outre-mer aux côtés des patriotes algériens, camerounais, ivoiriens, sénégalais, malgaches, .... ne faisaient que poursuivre le combat de ceux dont la résistance sur le sol de leur patrie contribua à précipiter l'écrasement de la puissance nazie. En montrant cette liaison naturelle et immédiate entre la lutte des Français pour leur propre indépendance et la lutte des peuples colonisés pour la leur, le livre de G. Donnat est aussi une belle leçon de solidarité.

    Marcel Amondji
    Juillet 1986

    [PAGE 143]

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    Idéologie et forme dans
    « Les Chauves-Souris » de Bernard Nanga, et
    « Sur la terre en passant » de François Borgia Marie Evembe

    Zacharie Petnkeu NZEPA

    On évoquera jamais assez le lourd préjudice que la pénétration européenne a causé à l'Afrique. Pour perpétrer leur domination sur ce continent, les Occidentaux ont bafoué les cultures africaines, ouvrant ainsi la voie à la prétendue « mission civilisatrice ». C'est pour s'élever contre cette négation, ces œillères, que les écrivains africains de la première heure se sont illustrés dans des œuvres de circonstance et à travers des concepts tels que celui de la Négritude par exemple.

    Après les Indépendances et malgré l'enlisement de certains écrivains dans la revalorisation d'un passé décrié, la remise en question d'une civilisation occidentale exaltée par ses promoteurs, beaucoup d'autres exploitent des thèmes nouveaux : exaltation des valeurs traditionnelles, dénonciations des profiteurs, critique des mœurs sociales.

    On peut donc dire avec Paul Desalmand que « La littérature négro-africaine a... toujours été une littérature engagée. Dans ses débuts, elle était l'expression et le moteur d'une lutte de libération. Elle reste aujourd'hui dans une Afrique qui a beaucoup changé... fidèle à cette vocation »[20]. Cet engagement se déploie de plus en plus au sein des littératures nationales qui affirment toujours d'avantage leur autonomie par rapport à la définition diffuse – littérature négro-africaine – que présentent les Occidentaux du phénomène littéraire en Afrique. Les problèmes actuels, traités par les écrivains, révèlent un contenu idéologique qui a une incidence directe sur l'esthétique [PAGE 144] des œuvres. Autant dire que l'idéologie peut entretenir des rapports étroits avec la forme artistique. Peuvent en témoigner, Les Chauves-Souris (1980) de Bernard Nanga et Sur la Terre en passant (l1966) de François Borgia Marie Evembe.

    Dans la conception marxiste, l'idéologie est le produit d'une abstraction qui pose au sein de la société un problème de rapport de forces antagonistes; elle est, selon L'Encyclopaedia Universalis, « un système d'idées lié sociologiquement à un groupement économique, politique, ethnique ou autre, exprimant sans réciprocité les intérêts plus ou moins conscients de ce groupe, sous la forme de résistance au changement ou de dissociation des totalités »[21]. La notion de groupe qui apparaît dans cette définition fait penser à une société de classes aux intérêts divergents. La classe dominante serait celle dont l'idéologie telle que définie ci-dessus est tout aussi dominante.

    La forme, quant à elle, se définit par opposition au fond et renvoie à la façon dont l'écrivain exprime ses idées en faisant appel au langage, au style.

    Dès lors que ces contours sont précisés, comment l'idéologie peut-elle affecter la forme dans une œuvre ? C'est à cette question qu'il convient de trouver une réponse en dégageant de deux romans camemounais ci-dessus mentionnés, savoir Les Chauves-Souris et Sur la Terre en passant les rapports entre les deux concepts. En suivant une approche relevant de l'esthétique marxiste, je vais essayer d'illustrer dans un premier temps l'idéologie de la classe dominante et à travers les deux œuvres, ensuite l'idéologie et la forme dans ces œuvres.

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    La Société telle que les marxistes la considèrent se présente comme un ensemble fait de classes conflictuelles pour eux, la classe dominante serait celle qui, de par son [PAGE 145] aspect chosifié, produit un certain nombre d'idées qui lui permettent d'étayer sa domination économique et politique sur la classe dominée. On parlera donc d'idéologie dominante pour désigner les opinions, les valeurs de ceux qui dans la société « détiennent l'ensemble des pouvoirs économiques et politiques au mépris de la totalité nationale »[22]. Quels sont ceux qui composent cette classe de « privilégiés » dans Les Chauves-Souris et Sur la Terre en passant?

    Ce sont les fonctionnaires dans Les Chauves-Souris, les hauts dignitaires de la lourde machine administrative, cette superstructure bureaucratique dont le centre se trouve à Eborzel, la capitale. Ce sont des dirigeants tels que Motengui et surtout Bilanga, haut fonctionnaire doublé d'un homme d'affaires incarnant les rêves et les ambitions de tous ses semblables. Ce sont des hommes d'affaires genre play-boy tel Avala. C'est en somme la classe des nouveaux riches, la bourgeoisie néo-coloniale; « Bilanga est le type même de la bourgeoisie néo-coloniale »[23]. La classe dominante dans Sur la Terre en passant est constituée de la même catégorie : les bureaucrates; le passage qui suit met bien en exergue cette classe d'« élus ».

      Monsieur le Ministre avait vraiment bien fait les choses en invitant tout son personnel... Iyoni reconnut le planton de leur section, un vieil homme... Qu'avait-il de moins ou de plus que les autres, ce planton? Apparemment rien ! Or ces prétentions ne pouvaient pas dépasser les prérogatives conventionnellement concédées à ce groupe dans lequel il gravitait. Il ne pouvait pas par exemple, se placer avec désinvolture à côté des... directeurs... des présidents, ni moins encore s'introduire dans le cercle bien à part des chefs de cabinet, ... en un mot, de la Mafia des indispensables[24]. [PAGE 146]

    La classe dominante dans l'univers des deux romans est essentiellement constituée des hommes qui détiennent le verbe, le pouvoir. Quelle fonction remplissent ces individus au sein de la société ?

    Les intérêts particuliers semblent être le seul souci des dirigeants. Ils mettent un point d'honneur à amasser des biens : la construction d'immeubles considérée comme « la grande industrie d'Eborzel »[25], l'achat des véhicules de luxe, l'approvisionnement des comptes dans les « banques africaines » (CS, 193). La lutte pour la promotion sociale, l'inclination à la jouissance constituent les autres facettes de la classe dominante qui tient également à soigner son image de marque :

      Les hommes avaient besoin d'étaler leurs biens et leur argent pour éblouir : ... Visite des villas et immeubles qu'ils venaient de construire, un tour au Safari ou au caveau d'un grand hôtel touristique d'Eborzel, fin de la soirée dans un studio de la cité des Palmiers où chaque nouveau riche avait sa garçonnière (CS, 11).

    Ajoutons aux artifices utilisés par les détenteurs du pouvoir pour agrémenter leur apparence les discours mystificateurs tels que celui que tient Bilanga à son fils (CS, 175), ou aux paysans (CS, 193-194), ou encore les vaines promesses de Nkilviangah à Iyoni (STEP, 59). Le programme des hommes du pouvoir est bien vaste. Sa réalisation nécessite d'importants moyens, ils disposent néanmoins de nombre d'atouts dans leurs manches.

    En premier lieu, l'argent est l'instrument indiqué aux mains de Bilanga et de ses pairs pour satisfaire leurs ambitions, fussent-elles les plus viles. Bilanga se sent « capable d'acheter les consciences les plus honnêtes et les plus désintéressées d'Eborzel » (CS, 131). Il peut en gaspiller à sa guise pour son propre prestige : « Cinquante millions... Cette somme pouvait lui servir [PAGE 147] pour ses menues dépenses. Il avait promis une case à Mademoiselle Irène, sa maîtresse métisse. Il lui arrivait parfois de claquer un million en une soirée de jeu à Sansanboyville » (CS, 104). L'argent, le ministre Nkilviangah en dépense pour organiser en grande pompe une fête à laquelle il convie tous ses subordonnés (STEP, 90-97). L'origine douteuse de cet argent, la corruption, témoigne de l'incivisme de ses possesseurs. Bilanga, qui se fait corrompre par Chauvin au mépris des caisses de l'État, corrompt à son tour en adressant une enveloppe à Avala (CS, 173) ou en tentant d'acheter les consciences des paysans : « Il laissa entendre qu'il avait l'argent, beaucoup d'argent, pour ceux qui voulaient » (CS, 194). Dès lors, amasser des richesses pour assouvir toutes leurs passions devient une obsession constante pour Bilanga, Motengui et leurs semblables.

    En second lieu, font partie des moyens de la classe dominante, les relations dont la finalité repose sur des calculs égoïstes. Ainsi, dans Les Chauves-Souris notamment, le rêve d'ascension, l'ambition d'une place de choix au sein du système d'Eborzel, poussent Bilanga à rechercher l'amitié de Marie et de Louise dont les fréquentations peuvent lui être utiles. La force est également un atout majeur aux mains de ceux qui veulent à tout prix préserver leurs intérêts. Elle est symbolisée par la police. L'Inspecteur Hiloga est le digne défenseur de l'ordre établi (CS, 82). Dans Sur la terre en passant, Iyoni, malade, est l'objet de la brutalité et du mépris d'un agent : « Un agent de Police, alors que Iyoni était encore étendu sur le sol, vint lui appliquer deux coups de pied au derrière... L'agent l'empoigna vigoureusement, lui appliqua deux « baffes » aux joues en vociférant... lui botta le postérieur si vigoureusement que Iyoni perdit de nouveau connaissance » (STEP, 108).

    Pour en ajouter à ces moyens, l'on peut évoquer le pouvoir de censure qui muselle une bonne partie de l'opinion; les dénonciations et les arrestations – Bilanga dénonce Biyidi qui est finalement appréhendé –. Mentionnons également le support extérieur : « N'oubliez pas, dit M. Chauvin à Bilanga, que si nous n'étions pas derrière vous, votre peuple vous mangerait tout crus » (CS, 105). Avec cette décimation, il n'est plus besoin de douter de [PAGE 148] la stratification de la société telle qu'elle se présente dans Les Chauves-Souris et Sur la terre en passant

    Ce cloisonnement social met en présence deux mondes : la classe dominante telle qu'elle apparaît dans l'analyse qui précède, et la classe dominée, c'est-à-dire la masse, le peuple au détriment duquel s'exerce l'oppression, le pouvoir de l'idéologie dominante. La classe dominée est hétéroclite, composite; elle est faite d'un prolétariat urbain entassé dans les quartiers sordides de la ville : « Le touriste, confiné dans les grands hôtels d'Eborzel imaginait difficilement la misère des bas quartiers et des campagnes aux alentours de la ville » (CS, 112). Les zones rurales n'ont pas une physionomie différente. Les paysans de Vémelé symbolisent tout le prolétariat rural. « Marie se sentit fascinée par cette masse paysanne qui incarnait pour elle toute la misère du monde » (CS, 193). Ces misérables confondus sont traités de tous les noms par Bilanga : broussards, racaille, vauriens...

    Dans Sur la terre en passant le portrait de Iyoni présenté par le narrateur est le reflet de toute la misère sociale : « Iyoni portait un pantalon de mille francs, un tricot délavé, des souliers bon marché en matière plastique, des chaussettes ternes ; une silhouette de jeune homme pauvre sans intérêt » (STEP, 96-97). La maladie de Iyoni et son cadre de vie sont également symboliques. Ils traduisent la situation de bon nombre de ses congénères.

      Sur le lit de bois au matelas rugueux, Iyoni remua. Un air frais s'insinuait à travers la porte mal fermée, glaçant ses pieds... Iyoni se réveilla.... Ses pieds le portèrent dehors... Il parvint devant une case en terre battue, la dépassa avant d'atteindre le but de son voyage : un W.C. était à ciel ouvert. C'était une fosse recouverte de poutres et de planches au milieu desquelles on avait pratiqué un trou suffisant (STEP 7-8).

    Dans les deux récits le peuple est victime de l'exploitation et du mépris des gouvernements. L'attitude égoïste de Bilanga érigeant en principe de vie l'expression proverbiale « Chacun pour soi » (CS, 16) est préjudiciable aux individus qui ne peuvent profiter des fruits de la [PAGE 149] production dont ils sont les principaux artisans. Leur exploitation fait la fortune des bourgeois d'Eborzel.

      Marie comprit obscurément que sa situation, comme le sort de toutes les femmes et celui de tous les paysans de la jeune République dépendait de la mentalité sans scrupules des arrivistes d'Eborzel. Marie éprouva du vertige en pressentant le vrai visage de Bilanga et de tous ceux qui menaient son train de vie en jouant avec la sueur et le sang des petites gens (CS, 67).

    Iyoni, quant à lui, vit individuellement cet égoïsme. Malade, il est presque abandonné par ceux de ses amis sur qui il pouvait compter : Abèlèkongo, Etoli, le ministre Nkilviangah. Devant l'indifférence et le mépris affichés à son égard par les infirmiers et tous ses congénères à l'hôpital, à l'église ou dans l'Administration, Iyoni se rend compte combien l'argent, les honneurs, le statut social, bref le pouvoir peuvent séparer les individus, engendrer les classes : celle des nantis, de l'opulence et celle des ouvriers, des paysans, des chômeurs, des déshérités, de la misère, deux mondes à part, dans une même société : « Pour les enfants, papa Bilanga semblait venir d'un autre monde, un monde différent de celui des hommes... Les adultes eux-mêmes au début, voyaient en Bilanga une sorte de messie tout puissant qui allait sauver Vémelé et tout le Pays de la misère » (CS, 41). C'est sur le même ton que le narrateur de Sur la terre en passant raconte :

      Vingt francs ! Avec vingt francs que ne ferait-il pas? (Iyoni) Il pourrait acheter du tapioca.... du sucre, un avocat et des bananes... Et dire qu'il y a des gens qui gagnent des centaines de milliers de francs par mois, et qui vous marchandent leur générosité... (STEP, 71).

    La classe qui profite de cette atomisation de la société érige des structures réactionnaires pour préserver ses intérêts. Face à toutes ces contradictions, l'écrivain qui veut conférer à son travail une certaine utilité prend position en mettant son art au service des « malheurs qui [PAGE 150] n'ont point de bouche » comme dirait Césaire, des voix qui « s'affaissent au cachot du désespoir », de la classe dominée. L'œuvre de dénonciation entreprise par l'artiste est parfois accompagnée de la proposition d'une somme d'idées et de valeurs pouvant contribuer à une vie sociale meilleure. Quelle est dans ce sens, l'idéologie que préconisent Bernard Nanga et François Borgia Evembe respectivement dans Les Chauves-Souris et Sur la terre en passant?

    Dans Les Chauves-Souris, un ensemble de personnages peuvent être considérés comme les porte-parole de l'auteur. Marie est une femme libre qui évolue dans les milieux de la classe dominante. Malgré cette connivence avec les gens du pouvoir, elle n'en éprouve pas moins de la sympathie pour les démunis de son environnement.

      Marie se sentit fascinée par cette masse paysanne... Marte revoyait les petites gens de son propre village natal. Une complicité tacite se tissa en quelques instants entre elle et la foule comme si, malgré les apparences et les différences de tenue, un même destin eut lié Marie aux paysans de Vémelé (CS, 193).

    Et quand Marie pense que « pour guérir le pays, il fallait procéder à des arrestations massives de tous les Bilanga d'Eborzel et des autres villes » (CS, 67), sa réflexion approche celle des véritables porte-parole de l'auteur.

    Roger s'oppose catégoriquement à son père Bilanga. Tout en souhaitant que la vieille garde cède la place à la génération montante, Roger préconise une répartition équitable des richesses en dénonçant l'exploitation des masses misérables et le gaspillage des fonds par les hommes du pouvoir :

      Toutes les dépenses fastueuses et tout le gaspillage éhonté des fonds qui se pratiquent dans ce pays pourraient être limités au profit des masses déshéritées. Alors il n'y aurait pas besoin de se salir les mains pour gagner honnêtement sa vie. Chacun pourrait travailler avec plus d'ardeur à la construction de la Nation. Nous serions moins dépendants [PAGE 151] politiquement et économiquement (CS, 176).

    Le vocabulaire de Roger, enrichi des mots tels que « néo-capitalisme, infrastructure, superstructure, inégalités, égalitarisme » trahit son penchant pour une société plus juste. Roger ne fait que répercuter les idées de son maître à penser, le professeur Biyidi. Le manifeste de ce dernier (CS, 143) est un appel au changement, une véritable bombe révolutionnaire. Mais, le système veille au grain et Biyidi est mis à l'index.

    Dans la même foulée que Roger et Biyidi, l'imprimeur Markowski déplore la censure implacable des œuvres d'esprit par le pouvoir d'Eborzel. Il déclare vertement à Bilanga : « Vous tuez des génies. Vous assassinez vos plus belles intelligences » (CS, 163). Plus significative est la sédition des paysans de Vémelé du côté desquels l'auteur semble avoir placé tous ses espoirs. Dans un article paru dans la revue Peuples noirs, Peuples africains, Ambroise Kom écrit : « La révolte des paysans de Vémelé est une espèce d'avertissement, de signal d'alerte. Car il reste entendu que si le pouvoir installé à Eborzel continue de vouloir les utiliser avec la même arrogance, ils finiront sans aucun doute par s'engager dans une révolution totale »[26]. Car le paysannat est une force latente, secrète et imprévisible, difficilement contrôlable par le système répressif. Si le message de Bernard Nanga est un appel à de profonds changements sociaux à travers la révolution, celui de François Borgia Marie Evembe est moins révolutionnaire, quoique visant le même but.

    Dans Sur la terre en passant, la pensée d'un seul personnage reflète l'écologie de l'auteur. Il s'agit de Iyoni dont les réflexions tournent autour de la dignité de l'homme et de certaines valeurs sociales bafouées, des sentiments bienveillants ignorés par les individus. Que deviennent les « vertus inhérentes à la nature humaine » (STEP, 75) dans un monde où l'homme est méprisé, où l'égoïsme est le maître-mot, la règle d'or des rapports sociaux ? C'est contre tout cela que s'élèvent les réflexions de Iyoni. [PAGE 152]

      Tout ce qu'il voulait dans la vie c'était montrer aux hommes que la valeur morale vaut bien mieux que tous les diplômes réunis; que malgré les spectres mouvants, insaisissables, les silhouettes irréelles, indéterminées du tableau que présente la vie, l'homme a une mission ici bas et que cette mission s'appelle la bonté (STEP, 64).

    Iyoni poursuit sa pensée plus loin : « Ce que je recherche, c'est la tendresse, la confiance que je peux inspirer aux autres... non à bâtir un avenir égoïste, mais à œuvrer pour l'accomplissement d'une idée » (STEP, 89-90). Iyoni pense à un message d'amour, message semblable à celui du fils de Dieu qui « était venu sur la terre, en passant, apporter quelque chose que les gens s'acharnent à vouloir perdre » (STEP, 97). Que ne puissent les hommes vivre sans autre considération que celle de l'amour ! Voilà le message empreint de sentiments altruistes que Iyoni, le Jésus-Christ moderne, porte en lui. Il n'a pas pu l'exprimer à travers une forme d'action quelconque; il n'a pas eu le temps de l'extérioriser, car il meurt à la fleur de l'âge enfermé dans la timidité, marginalisé qu'il était par son entourage.

    Malgré le contenu différent de leurs messages, l'auteur de Les Chauves-Souris et celui de Sur la terre en passant militent tous pour une même cause : l'avènement d'une société meilleure. Il ne s'agit pas d'une société utopique, mais bien de la leur. Leurs pensées frappent par le caractère concret de réécriture qu'ils ont adoptée dans leurs œuvres. C'est ici que l'idéologie affecte la forme. Comment peut-on apprécier cette dernière ?

    Au terme de la lecture de Sur la terre en passant et Les Chauves-Souris, bon nombre d'éléments donnent à croire que les auteurs ont opté pour une forme réaliste. Le traitement du temps et les thèmes, la peinture des lieux et des personnages révèlent des rapports évidents entre l'univers des deux œuvres et la société de référence.

    A partir de quelques indications temporelles, l'on peut déterminer « le temps de l'aventure, à travers les deux œuvres; « Cela faisait presque vingt ans que le pays était indépendant, les premières années de liberté avaient été difficiles. Divisé en une multitude de factions tribales, le [PAGE 153] pays avait connu une instabilité politique paralysante. » Ces propos du narrateur de Les Chauves-Souris (CS, 87) nous projettent à une époque précisée par cette datation dans Sur la terre en passant : « Iyoni lui tendit le billet d'hospitalisation... L'infirmier y releva le nom... puis inscrivit dans un coin du billet une date : 30 décembre 1961, (STEP, 26). Quand on sait que la plupart des nations africaines ont accédé à la souveraineté nationale autour des années soixante, l'on comprend bien que les deux romans traitent de la période postcoloniale. Il existe donc une sorte de correspondance entre la réalité du texte et la réalité historique, homologie qui se retrouve au niveau des thèmes absorbés dans les deux romans.

    Et ils sont multiples, ces thèmes : la misère, le laxisme, la prostitution, l'égoïsme, les luttes de classes, la censure, l'exploitation, la condition de la femme dans la société, l'hypocrisie, la corruption, le gaspillage des fonds publics, les discours mystificateurs, pour ne citer que ceux-là, sont le lot de la réalité quotidienne dans les sociétés africaines contemporaines. S'il est un domaine où le reflet du réel dans les deux œuvres – Sur la terre en passant particulièrement – ne souffre d'aucune contestation, c'est bien celui de l'onomastique.

    En ce qui concerne l'espace par exemple, les noms des lieux sont parfois repris tels quels dans les deux récits. Il en va ainsi dans Sur la terre en passant où l'on peut lire :

      Il y a trois entrées à l'hôpital central. Une entrée pour ceux qui viennent de la ville commerciale et administrative et les quartiers Mvog-Ada et Ndjong-Melen. Une entrée pour ceux qui viennent des quartiers Briqueterie, Mlong-Nkak, Madagascar, Messa, etc., et une entrée pour ceux qui vont à l'Institut Pasteur (STEP, 14).

    Dans ce passage de Les Chauves-Souris, la mention de la localité bien connue d'« Ekombitié » est frappante : « Il (Bilanga) s'était lié à une jeune fille qui habitait Ekombitié, un village à la sortie d'Eborzel. C'était sur la route qui conduisait à Vémelé » (CS, 21-22). Certains noms de lieux tels que « Eborzel », « Vémelé », véritables néologismes [PAGE 154] dans Les Chauves-Souris, sont des termes aux dénotations précises dans les langues de la région de l'auteur[27], de même que sont répandus les noms tels que « Bilanga », « Biyidi », dans cette région.

    A ces noms de lieux, viennent s'ajouter ceux des tribus pour renforcer l'impression de vérité, de réalisme. Ils ne prêtent à aucune équivoque : « Maintenant, hélas ! c'est le Houn deou... des Makya, des Boulous, des Yambassas, des Etons, des Abos, des Dualas, des Bamouns, des Bamilékés, etc. (STEP, 68).

    Sur le plan de l'action, celle-ci ne souffre d'aucune exagération dans les deux œuvres. Rien n'est démesuré. La peinture des personnages n'a rien d'épique; leurs passions, leurs forces, leurs faiblesses sont à l'image des mœurs de la société de référence.

    Dans les descriptions des choses matérielles ou des êtres, Bernard Nanga et Evembe ont adopté une attitude réaliste : à preuve, la peinture de ce paysage sur la route Eborzel-Vémelé :

      De chaque côté de la route, les trouées de savane succédaient aux bosquets ombreux et riants. Les champs de bananiers chargés de lourds régimes, des plantations de canne à sucre dorée et des cacaoyers aux tiges bien alignées s'enfonçaient dans les sous-bois. Les jardins de manguiers et d'orangers bourdonnaient d'abeilles s'intercalaient entre les villages... Les cours des maisons étaient propres et gaies. De pleins paniers de fruits mûrs à point et des articles de vannerie ou de poterie artisanale attendaient sur des claies (CS, 25).

    Le caractère concret de cette description rejoint celui du tableau qu'Evembe présente de Iyoni dans le passage suivant :

      La main... tira le bras en dessous, vers le torrent-déjection. [PAGE 155] Au bout du bras, la main étreignait du papier. Elle mouilla le papier au torrent; puis cette fois rapidement, elle présenta le papier à la censure des yeux. D'après les censeurs, l'eau du torrent était rouge et épaisse, d'un rouge de peau de cerise mûre... Iyoni chiait du sang (STER, 9).

    Dans cet effort de re-création assez stylisée du réel, Evembe ne néglige aucun détail, si répugnant soit-il. On pourrait insister davantage sur le caractère concret du langage dans les deux œuvres; ce qui précède suffit pour inférer à une interaction entre la société des auteurs et l'univers de leurs œuvres. L'œuvre d'art se présente ici comme le lieu de projection de la société, une sorte de miroir pour la société. Cette conception sociologique de la littérature est à la base de nombreux travaux des théoriciens tels que Lucien Goldman, Michel Zeraffa, Robert Escarpit. A la lumière de la déclaration de Herbert Marcuse qui, évoquant les thèses de l'esthétique marxiste, écrit « qu'il faut considérer le réalisme (en des sens divers) comme la forme d'art qui correspond le plus étroitement aux relations sociales »[28], peut se justifier l'écriture réaliste de Bernard Nanga et Evembe parlant de leur milieu socio-politique.

    L'on ne saurait cependant considérer chacune de leurs œuvres comme une description de la réalité, une transposition du réel vécu, de l'histoire. Liant solidement leur art à la société, Nanga et Evembe essaient de recréer cette dernière sous une forme imaginaire.

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    Le parcours de Les Chauves-Souris et Sur la terre en passant dévoile un cloisonnement net des individus dans la société. On note d'une part la structure administrative, couche privilégiée ou classe dominante incarnée par Bilanga dans Les Chauves-Souris ou les infirmiers, le ministre Nkilviangah et ses subordonnés dans Sur la terre [PAGE 156] en passant. Cette classe développe une sorte d'idéologie bourgeoise, charriant des valeurs aussi douteuses et discutables que l'égoïsme, le matérialisme, le goût de l'argent, les prétentions et ambitions diverses. L'hypocrisie, l'incivisme, l'opposition aux intellectuels, au progrès social. Cette classe étend sa domination sur les couches démunies d'autre part, figurées par les paysans dans Les Chauves-Souris, et Iyoni, symbole de la condition de tous les misérables dans Sur la terre en passant. Face à ce conflit de classes aux rapports de force déséquilibrés, le message de Bernard Nanga et celui de François Borgia Marie Evembe visent un seul et même but : à travers une écriture réaliste, ils souhaitent l'avènement d'un nouvel ordre social plus juste par la transformation des structures sociales existantes. Mais, les deux auteurs ont recours à des armes différentes. Tandis que Evembe met l'accent sur la morale, les sentiments sociaux tels que l'amour, l'altruisme, la bonté, Bernard Nanga penche pour la révolution.

    Zacharie Petnkeu NZEPA
    [PAGE 157]

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    Image du frère aîné dans « Ville cruelle » :
    La mort, une pourvoyeuse de filiation

    Antoine YILA

    Généralement la disparition d'un frère aîné ou d'un être cher, est vécue comme un désarroi. De cet aspect psychologique, Lamartine et Hugo ont tiré, comme on le sait, d'excellents morceaux de poésie. Néanmoins, ce vide psychique est surmontable aussi bien en Afrique sub-saharienne qu'ailleurs. Chez les Africains, il l'est d'autant plus que les morts ne laissent pas de demeurer parmi les vivants, de les exhorter à maintenir, entretenir et respecter le cycle germinatif de la vie. Aussi curieux que cela puisse paraître, les humains sont scrupuleusement sensibles à ces messages, ces recommandations d'outre-tombe. Oui,

      Ceux qui sont morts ne sont jamais partis
      Ils sont dans l'ombre qui s'éclaire
      Et dans l'ombre qui s'épaissit.
      Les morts ne sont pas sous la terre
      Ils sont dans l'arbre qui frémit,
      Ils sont dans le bois qui gémit,
      Ils sont dans l'eau qui coule
      Ils sont dans l'eau qui dort,
      Ils sont dans la case, ils sont dans la foule
      Les morts ne sont pas morts[29].

    D'où une crainte quasi morbide de les décevoir. A notre connaissance, ces recommandations d'outre-tombe ne sont que pures visions. N'est-ce pas cependant sous l'impulsion de ce processus hallucinatoire qu'Odilia a accepté d'épouser Banda? Il se peut qu'un tel effet se soit produit en elle ! Mais, pareille éventualité nous édifie moins que le jeu scénique, a priori, le souci d'efficacité [PAGE 158] romanesque de l'auteur. Effectivement, le narrateur qui a rapproché Banda de Koumé, l'a, on pourrait dire, tué afin de donner d'une part, un frère et un mari à l'adolescente esseulée et, d'autre part, une épouse à Banda qui en manque. Ainsi, par la mort et le mariage, Odilia retrouve un frère qui sera pour elle une déité.

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    Avant sa mort Koumé[30] et Banda se sont liés d'amitié. Et, bien que brève, cette amitié paraît déterminante dans la nouvelle idiosyncrasie du personnage d'Odilia. C'est dire que l'héroïne effectue un transfert d'affects de Koumé en Banda[31]. Transfert d'autant plus significatif que la désespérance d'Odilia semble atteindre les limites du néant :

      Banda... Banda... mon unique frère... Je n'avais que toi... Banda m'abandonneras-tu ?... bégayait-elle entre deux sanglots[32].

    Nous est illustrée, ici, la fixation de l'image de Banda dans la psyché d'Odilia. La répétition du nom qui en est révélatrice, les sanglots d'Odilia, montrent que l'héroïne a peur. Car elle est jeune, novice dans l'immense univers qui l'entoure. Elle ne peut l'affronter toute seule. Cette peur qui apparaît comme une angoisse d'abandon est signe qu'Odilia recherche non seulement un bras sécurisant, [PAGE 159] mais aussi le cœur, mais aussi l'amour. Néanmoins, l'affliction de la jeune héroïne est davantage un appel à la complicité, mieux, à la connivence, qu'une volonté de fraterniser dans l'innocence des sens ou la pudeur.

    Qu'à cela ne tienne. Banda représente le frère qui manque à la jeune fille. Celle-ci tient tant à lui qu'elle l'invoque désespérément. Plus-que-parfait et futur simple de l'indicatif traduisent, ici, les ombres et les lueurs qui la traversent; le passé, le présent et l'avenir qui la hantent. En d'autres termes, Koumé est mort, mais Koumé vit puisque Banda vit. Ces deux temps nous éclairent également sur l'incertitude du personnage. En effet au plan affectif Banda est encore peu proche d'Odilia. D'où cet ultime point d'interrogation qui se présente, là, comme pour accentuer la peur et le désespoir de l'héroïne. Et, le timbre de celle-ci paraît d'autant plus saccadé, haletant et poignant que Banda en vient à répondre positivement à ses supplications :

      Ne pleure pas ainsi, petite sœur[33].

    Cette phrase simple et brève nous prouve suffisamment l'adoption d'Odilia par Banda. Nul doute que la réponse de celui-ci ne rassure la jeune fille et ne vienne préciser le sentiment de filiation dont les deux personnages sont depuis toujours animés :

      Cette impression de parenté l'envahissait de plus en plus. Il se rappela tout à coup le mot de la jeune fille : « Est-ce que tu ne voudrais pas être mon frère aussi ?. [ ... ] il éprouvait une indéfinissable sensation de parenté et de complicité les lier de plus en plus fortement.
      Elle s'était calmée. Sur les instances de Banda, elle se leva.
      Ils marchaient côte à côte sous la couverture des cimes. [ ... ]. Banda lui avait pris le bras. Ils se taisaient, de même que la forêt autour d'eux, de même que le fleuve qu'ils longeaient[34].

    L'argument majeur reste la mort de Koumé; car c'est [PAGE 160] précisément cette mort qui motive Banda et l'amène ainsi à accepter entièrement Odilia. Celle-ci sait que désormais, personne d'autre que Banda ne comptera pour elle. C'est pourquoi elle lui obéit et consent à sécher ses larmes. Dès lors, une étape nouvelle, exempte de frayeur et d'angoisse s'amorce. A l'évidence, il ne s'agit plus de courir dans la forêt pour échapper à la police mais de chercher d'un pas sûr à en sortir.

    Les deux personnages marchent ainsi vers une certaine liberté qu'annonce le silence complice de la nature. De même, le fleuve qui n'est plus en courroux comme il l'a été pendant la mort de Koumé le fugitif, – un silence cosmique – le bras protecteur de Banda qui se tend à Odilia, marquent le fin du cauchemar de l'héroïne. Et, Banda contribue à en effacer toute trace. C'est pourquoi

      – Il lui parlait tout bas comme on parle à une enfant en peine, avec des inflexions de voix qui déversaient toute sa compassion. Il lui parlait avec des ménagements infinis s'efforçant de ne plus dire le nom de Koumé, de ne pas parler de mort à propos du frère de la jeune fille – [35].

    La lutte fait place à la sérénité. Odilia et Banda qui ont ainsi terminé leur douloureuse initiation dans la forêt, l'on pourrait dire, en enfer, accèdent à la vie grâce à Banda. Odilia renaît en conséquence à son deuxième frère. Lequel, pour évacuer totalement l'image cauchemardesque du premier, agit de sorte que la petite sœur ne voie que lui, n'entende que le timbre de sa voix, ne saisisse que ses sensations. De même, en se présentant à Odilia comme un grand frère sur qui elle peut compter, Banda lui donne une mère qui est sa propre mère :

      [...] Je te conduis en ce moment auprès de ma mère chez qui tu dormiras. Si, après mon départ, elle t'interroge, dis-lui que tu es ma petite amie. Dis-le-lui sans pudeur et aussi que tu as de violents maux de tête[36].

    Si Odilia retrouve un frère et une mère, il nous apparaît, [PAGE 161] au regard des recommandations de Banda, que de la simple parenté, l'adolescente passe à une parenté beaucoup plus profonde. C'est dire qu'Odilia est appelée à devenir aussi la bru de la mère de Banda. En effet, si les intentions matrimoniales du héros que nous savons déjà en mal de trouver une épouse, se dérobent apparemment dans le rustre et le subterfuge, elles ne s'en révèlent pas moins être une véritable déclaration de mariage. A l'évidence, tout se passe comme si Banda avait peur d'offusquer sa mère. Bien au contraire, celle-ci perçoit, en Odilia, une bru providentielle :

      Est-ce que tu accepterais d'épouser mon fils ? Demanda-t-elle sans façon à la jeune fille.
      Odilia, à cette question, sursauta. Comme cette femme était lucide ! Elle fut envahie d'une infinie reconnaissance pour elle qui lui avait posé cette question, parce qu'elle lui avait facilité la tâche en l'aidant à dire ce que toute seule, elle n'aurait peut-être jamais eu le courage d'avouer. Elle fut soulagée tout à coup. Elle aurait un frère, un autre frère qui ne le cédait en rien au premier[37].

    Est-ce à dire que la mort de Koumé à suscité d'intéressantes mais non moins curieuses coïncidences ? Quoi qu'il en soit, cette mort comble la jeune fine, la mère et le fils qu'une flamme secrète consume. La sollicitude de la vieille femme, l'approbation spontanée d'Odilia participent d'un désir inconscient de reconstituer une famille réelle, harmonieuse. Ce désir est peut-être plus certain chez Odilia aux yeux de qui Banda est tout autant valeureux que Koumé.

    Concrètement, l'héroïne accepte de l'épouser parce qu'il possède des qualités qui répondent à sa sensibilité féminine. Assurément, Odilia veut se sentir protégée, assistée comme toute femme, par un homme fort[38], une conscience saine. Ce qui justifie sa spontanéité, c'est un mystère qui la dépasse, un être qui lui fasse sentir la plénitude de son propre être : un démiurge, une déité. [PAGE 162] Banda est justement cette déité sous la protection de laquelle Odilia consent à se mettre. Dès lors, le héros la subsume, la transcende bien entendu, au sens originel de ce terme.

    *
    *  *

    Somme toute. la mort d'un être cher, a fortiori, celle d'un frère aîné, entraîne toujours un vide incommensurable. Lamartine et Hugo ont tiré de cet aspect psychologique des poèmes émouvants. Certes, mais ni en Afrique noire ni ailleurs, ce vide n'est une éternité. Effectivement, dans le premier cas, les ancêtres requièrent que l'on respecte et revigore le cycle germinatif de la vie. Certains que les morts sont omniprésents, les vivants se conforment scrupuleusement à leurs messages.

    Peut-être, est-ce sous l'impulsion de ces messages d'outre-tombe et de peur d'en offenser les destinateurs, qu'Odilia, endeuillée et esseulée par la disparition tragique de son grand frère, Koumé, a accepté d'épouser Banda. Quoi qu'il en soit, tout se passe comme si la mort devait d'abord générer la solitude et le manque pour les combler aussitôt d'une présence réconfortante. En perdant Koumé, Odilia a trouvé en Banda et en sa mère un autre frère aîné et une autre mère : un havre de paix. Dès lors, l'héroïne s'affranchit de son cauchemar. Banda nous apparaît comme une déité sous la protection de laquelle Odilia décide de se ranger. Mais, n'est-ce pas accepter une situation de dépendance, un nouveau gouffre ?

    Car la « dépendance est l'aveu d'une faiblesse, une incapacité à trouver en soi-même les ressources nécessaires pour subsister. Le dépendant ne sait pas vivre seul, il a besoin qu'on s'occupe de lui; à peine sait-il s'occuper, il lui faut de la compagnie, et une compagnie complaisante, qui ranime et lui porte attention »[39] Quelque plausible que paraisse cette assertion, le lecteur avisé ne [PAGE 163] peut hésiter à la révoquer en doute – tout au moins en ce qui concerne notre héroïne. Car celle-ci n'est qu'une victime, une de ces nombreuses victimes offertes en pâture à des victimaires polymorphes.

    Antoine YILA


    [1] Dans ses « Lettres Juives », le marquis d'Agens, comme ses collègues, participe à l'antisémitisme des philosophes; cette deuxième proposition ne l'épargne pas lui-même.

    [2] C'est intéressant que, déjà, l'antisémitisme du comte d'Estaing soit décrit par le duc de Choiseul sous ce jour : celui de la folie. Soucieux de retenir en France les intérêts économiques des Juifs, chassés de la péninsule ibérique, Choiseul a été précédé dans cette voie par Richelieu.

    [3] Se reporter à P.N.-P-A.. no 30, pp. 43 et s. A la mort du vainqueur de Fontenoy, le public étonné contempla les parades de ce corps spécial, utilisé comme garde personnelle et escorte d'honneur.

    [4] Le colloque de Cerisy-la-Salle citait ce texte de Jules Verne tiré de La Jangada ainsi conçu : « C'est la loi du progrès. Les Indiens disparaîtront . Devant la race anglo-saxonne, Australien et Tasmaniens se sont évanouis. Devant les conquérants du Far-West s'effacent les Indiens d'Amérique du Nord. Un jour, peut-être les Arabes se seront anéantis devant la colonisation française » (10-18). Soumis à une discussion à propos de « La race notre dans l'œuvre de Jules Verne », ce texte a enregistré le même argument chez M. Olivier Dumas : « A mon avis, il constate, et il est ironique ».

    [5] Cf. Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978.

    [6] La densité moyenne est de 155 habitants par km2, mais certaines régions sont particulièrement surpeuplées.

    [7] Le P.E.C. est une émanation dans l'archipel du Mouvement de Libération Nationale des Comores (MO.LI.NA.C.) basé en Tanzanie et qui est le premier parti à réclamer l'Indépendance (dès 1963), suivi en cela par le Parti Socialiste des Comores (PA.SO.CO.) en 1968.

    [8] Le « grand mariage » est une coutume à laquelle les Comoriens accordent une grande importance. Bien que marié jeune et en général à plusieurs femmes, le Comorien aisé attend d'être riche pour effectuer son « grand mariage » avec son épouse préférée. C'est l'occasion de festivités entraînant des dépenses considérables, souvent ruineuses, par lesquelles l'individu manifeste solennellement sa maturité sociale.

    [9] Du 20 au 22 décembre 1976.

    [10] Le 5 avril 1977, une éruption volcanique à moins de 20 km au sud de la capitale forme un nouveau cratère sur le flanc ouest du Karthala; les villages de Singani et de Hetsa sont partiellement engloutis par le coulée de lave.

    [11] M. Pierre Verin, Professeur à l'Institut des Langues et Civilisations Orientales à Paris.

    [12] Ali Soilih a procédé à une décentralisation administrative par la définition des nouvelles circonscriptions, les mudiria qui regroupent de 3 à 6 000 habitants. Au centre de chaque mudiria est construit un bâtiment qui abrite les services locaux axés sur l'encadrement d'opérations de développement agricole.

    [13] Celui d'Ahmed Abdallah revenu au pouvoir en octobre 1978 après un référendum constitutionnel instaurant une République fédérale et islamique.

    [14] Cf. Hervé Chagnoux et Ali Haribou, Les Comores, Paris. P.U.F., 1980, « Que sais-je ». p. 83.

    [15] Né en 1955 à Mitsoudjé aux Comores. Il a poursuivi à l'université de Bordeaux III des études couronnées par une maîtrise des techniques de la communication et un doctorat de Lettres. Il fut successivement enseignant aux lycées de Mutsamudu, de Moroni, à l'École d'Enseignement Supérieur de N'Vouni et directeur de l'Enseignement Secondaire et Technique.

    [16] Paris, l'Harmattan, 1983, 156 p.

    [17] Retenons quelques titres : Cameroun : complots et bruit de bottes de J.-P. Biyiti bi Essam (L'Harmattan, 1984, 119 p.), Où va le Kamerun ? de Woungly-Massaga (L'Harmattan, 1984, 291p.) et Duel camerounais : démocratie ou barbarie de Victor Kamga (L'Harmattan, 1985, 204 p.).

    [18] Plusieurs ouvrages publiés sur place au Cameroun ne se situent pas dans la même perspective. Les auteurs font l'apologie de Biya et du « Renouveau ». Citons : Fama Ndongo et autres, Paul Biya ou l'incarnation de la rigueur (Yaoundé, Ed. Sopecam, 1983); Collectif, Le renouveau camerounais : certitude et défi (Yaoundé : Ed. Essti, 1983); Guellem J.-F., Paul Biya, Hero of the new deal (Limbe, 1984); Mono Ndjana M., L'idée sociale chez Paul Biya (Yaoundé, Ed. Sopecam, 1985); Bandolo H., La flamme et la fumée (Yaoundé, Ed. Sopecam, 1985).

    [19] Afin que nul n'oublie. L'itinéraire d'un anticolonialiste, L'Harmattan, Paris, 1986.

    [20] Voir Paul Desalmand. 25 romans clés de la littérature négro-africaine, Profil Formation, no 361, Paris, Hatier, 1980.

    [21] Dictionnaire Encyclopaedia Universalis, France, 1968.

    [22] Frantz Fanon. Les Damnés de la terre. Paris. Édition La Découverte, 1984, p. 70.

    [23] Ambroise Kom. « Folie et révolution : Sahel ! Sanglante sécheresse de Mande Alpha Diarra et Les Chauves-souris de Bernard Nanga » Peuples-noirs-Peuples africains no 37, janvier-février 1984, p.95.

    [24] François Borgia Marie Evembe, Sur la terre en passant, Paris, Présence Africaine, 1966, pp. 92-93. (Toutes mes références concernent cette édition. Je l'indiquerai désormais à la suite des citations par le sigle STEP.)

    [25] Bernard Nanga, Les Chauves-Souris, Paris, Présence Africaine, 1980, p. 178 (Toutes mes références concernent cette édition. Je l'indiquerai désormais à la suite des citations par le sigle CS.)

    [26] Ambroise Kom « Folie et révolution : Sahel ! Sanglante sécheresse de Mande Alpha Diarra et Les Chauves-Souris de Bernard Nanga », Peuples noirs-Peuples africains, op. cit, p. 99.

    [27] Dans les dialectes beti (Sud-Cameroun), « Eborzel » signifie pourboire ou pot-de-vin; « Vémelé » exprime le fait de se moucher, expulser les mucosités du nez. La mentalité des fonctionnaires d'Eborzel et la façon dont Bilanga a été repoussé par les paysans de Vémelé confèrent à ces mots toute leur charge symbolique dans l'œuvre.

    [28] Herbert Marcuse, La dimension esthétique. Pour une critique de l'esthétique marxiste, Paris, Seuil, 1979, p. 17.

    [29] Birago Diop, Souffles. Leurres et Lueurs, Présence Africaines, Paris, 1960 : Cité par I. Sow, in Les structures anthropologiques de la folie en Afrique noire, Payot, Paris, 1978, pp. 109-110.

    [30] Présumé meneur du groupe de révoltés qui ont provoqué la mort de « Monsieur T. », leur ancien employeur qui les maintenaient impécunieux, Koumé, pourchassé par les forces de l'ordre, se réfugie dans la forêt. C'est en traversant une rivière, sur une passerelle de fortune qu'il y meurt noyé.

    [31] C'est presque toute la personne-personnalité – entendons sur le plan psychanalytique, ce qui détermine l'aspect externe, interne, moral et psychique d'un être humain – de Koumé qu'Odilia récupère pour la transposer en Banda. Nous nous sommes inspirés, pour le justifier, de ce qu'écrit Pierre Fédida : « Dans ses premiers écrits, Freud assimile le transfert à un phénomène de déplacement d'affect et de passage d'une représentation à une autre. » Pierre Fédida, Dictionnaire de la psychanalyse, Larousse, Paris, 1974, p.

    [32] Ville cruelle, p. 109.

    [33] Ville cruelle, p. 110.

    [34] Ville cruelle, p. 110.

    [35] Ville cruelle, p. 113.

    [36] Ville cruelle, p. 113.

    [37] Ville cruelle, p. 201.

    [38] Aucune arrière pensée phallocratique ou sexiste (langage à la mode) ne sous-tend ce vocable. Mais il est, a priori, naturel, indéniable que Banda apparaisse comme le deus ex machina d'Odilia.

    [39] Albert Memmi, La Dépendance, Editions Gallimard, Paris, 1981, p. 79.