© Peuples Noirs Peuples Africains no. 53/54 (1986) 94-100



LES HÉRITIERS ALLEMANDS
DES SAINTS COME ET DAMIEN

Laurent GOBLOT

Dans le no 29 de Peuples noirs-Peuples africains (septembre-octobre 1982) j'avais parlé des expériences sur l'homme pratiquées par le professeur Coutinho (Université de Bahia, la ville la plus afro-brésilienne) pour le compte de laboratoires européens (Behring, en Allemagne, Roussel-Ucla, en Belgique et en France). Ces expériences, interdites en Europe, étaient ainsi commandées dans un pays du tiers-monde pour contourner cette interdiction.

C'est la loi qui exige des études, qui prennent dix années, parfois quinze années, une vingtaine d'années, pour qu'un produit soit finalement vendu, libéré. Alors les laboratoires veulent développer quelque chose qui puisse rapporter plus vite, qu'attendre vingt ans, pour finalement commencer à voir le retour de l'argent investi, disait le professeur Coutinho, à propos d'expériences pour obturer des utérus, sur la personne de femmes noires de Bahia. Lors du passage de Michel Honorin, un de ses subordonnés, le docteur Boufi, avait déjà traité, ce jour là plus de cent femmes, dont l'utérus était obturé par une sorte de pistolet stérilisateur de son invention.

EN EUROPE AUSSI...

Günter Wallraff, neveu par alliance de Heinrich Böll, s'est déguisé en Turc pour décrire la vie d'un « Gastarbeiter, (travailleur invité), dans tous les domaines; [PAGE 95] les magistrats de la Cour d'appel de Cologne lui ont interdit ce procédé dans l'avenir : plus de déguisements !

Ganz unten (titre original : Tout en bas !, vendu en quatre mois à 2 millions d'exemplaires, a déclenché le mouvement d'opinion le plus significatif de ce pays depuis 1945; des pièces de théâtre sont tirées de son travail : il est édité à La Découverte sous le titre Tête de Turc.

Je me bornerai à rendre compte de son chapitre Dans la peau du cobaye dans le cadre d'un phénomène déjà examiné – expériences médicales pratiquées sur des êtres humains choisis à cause de leur faiblesse sociale. Je soulignerai les différences que je peux voir entre Les pilules amères et la vie des Turcs en Allemagne.

Pilules amères scandalisait l'opinion à tel point que le professeur Coutinho avait fait des démarches judiciaires pour interdire l'émission, sans succès, auprès des juges français. Au contraire, en Allemagne, le précédent hitlérien du docteur Mengele rend le sujet à la fois classique et plus quotidien; Günter Wallraff cite un graffiti sur un mur de Duisburg-Wedau : Arrêtez Les expérimentations sur les animaux : prenez des Turcs !

Pour ces derniers, la question ne souffre pas d'humour : « Chez Tyssen, faut bouffer la poussière et travailler comme une bête. Là, suffit avaler des trucs et donner son sang », dit un collègue de Wallraff.

L'Institut LAB, à Neu Ulm, expérimente des médicaments. Les cobayes sont donc reçus par des étudiants en médecine qui, entre deux opérations, parlent de leurs examens.

Alors qu'au Brésil, un professeur d'université devait diriger les activités à cause des contacts avec les nations au profit desquelles opérait, mettant en avant un « comité d'éthique », un patronage de l'Organisation Mondiale de la Santé, dans cet institut ni ailleurs, rien de tel n'est invoqué.

Il s'agit de tester du phénobarbital et de la phénytoïne pour soigner l'épilepsie et les convulsions fiévreuses chez les enfants. Günter Wallraff ne peut pas, sans quitter son personnage et son déguisement, demander quel peut être l'intérêt de les tester encore. Pour Norbert Riedbrock, professeur d'université à Francfort, « les deux tiers des études pharmacologiques de ce type sont inutiles. Ce sont des études que l'on détourne de leur but à [PAGE 96] des fins commerciales, et il n'y a plus aucun rapport entre leur utilité réelle et les dépenses qu'elles occasionnent ».

A cause des conditions sociales des cobayes, la mort peut intervenir. Neill Rush, Irlandais, testait pour Kali-Chemie de Hanovre un médicament contre l'arythmie cardiaque. Ayant, la veille, testé le Depoxil, médicament contre les troubles psychiques dans un autre Institut, Rush est mort subitement, et... c'est l'autopsie à la suite d'une enquête qui a montré l'effet mortel de la combinaison des deux médicaments. Si on avait prévu une carte de testeur, cet accident n'aurait pas été possible; le décès a eu lieu deux ans avant que Günter Wallraff soit cobaye « turc ».

Günter Wallraff a testé aussi les produits de Bio Design, à Fribourg-en-Brisgau. On lui propose un prix de 2 500 marks pour quinze jours en permanence. Un antagoniste de l'aldostérone, la mesperinone, accroît l'activité rénale. Un corticoïde entraîne chez l'homme une certaine féminisation, à propos de laquelle on ne lui a pas dit toute la vérité.

Un contrat stipule : « En cas de départ ou de licenciement sans préavis. la Société Bio Design peut exiger du testeur un dédommagement pour la part des dépenses engagées à son compte dans le cadre de cette recherche. »

Consultant son dentiste pour des inflammations de ses gencives, Günter Wallraff constate que le praticien identifie sans hésitation la phenytoïne, destinée aux épileptiques : « Êtes-vous épileptique ? » Les effets du médicament sont donc très connus. L'auteur se demande de plus en plus à quoi servent ces tests.

Dans le cas du professeur Coutinho, au contraire, il s'agit d'expériences dont le but est très clair. On penserait, dans les cas décrits par Günter Wallraff, à des tests organisés pour maintenir un « cheptel » de cobayes sous la main. En résumé, les différences observées à quatre ans de distance sur les deux affaires, provoquées dans le premier cas par des contacts d'Etat à Etat, n'ayant pas les mêmes législations sur les expériences sur l'homme, dans le second cas, par une masse de travailleurs précaires réduits à merci, révèlent une tendance continentale à se servir de la pauvreté, au bénéfice de la médecine [PAGE 97] du pays ou du groupe le plus riche, aux dépens du pays ou du groupe le plus pauvre.

L'IRRADIATION NUCLEAIRE

L'Institut pour la recherche sur les accidents auprès du T.Ü.V. (Service de Surveillance technique) adresse au ministre fédéral de l'Intérieur un document sur les « facteurs humains dans les centrales nucléaires », où il est question « de ménager le personnel sédentaire » aux dépens du personnel étranger, au sujet des radiations :

    « Des problèmes surgissent en premier lieu au niveau de la collaboration avec le personnel auxiliaire non qualifié fourni par les entreprises de prestation de services. Ce personnel est tout particulièrement employé dans des secteurs à forte irradiation, afin de ménager le personnel sédentaire. Il apparaît à en croire les responsables des centrales, que ce personnel est bien souvent peu motivé, voire rétif au travail... » Le rapport ajoute, un peu plus loin : « Il reste nécessaire de recourir aux travailleurs si l'on veut continuer à remplir l'ensemble des tâches définies par le plan. » Il signale également que les centrales se trouvent fréquemment « à court de personnel du fait de l'importance de la radioactivité et des restrictions qui en découlent quant à l'utilisation du personnel sédentaire ». C'est qu'en effet « les doses d'irradiation permises sont souvent absorbées sur une durée très brève (quelques minutes) ». Plus loin, on peut lire qu'« il revient au personnel sédentaire – tout particulièrement lorsqu'il s'agit de travaux impliquant une forte exposition où importent avant tout précision et rapidité – d'encadrer et guider au mieux le personnel étranger... Mais, dans les zones de forte exposition, cela est souvent très difficile; il peut aussi arriver que ce personnel ne soit pas employé à bon escient et que son utilisation ne réponde pas aux objectifs fixés... » [PAGE 98]

    « L'Institut auprès du T.Ü.V. constate froidement que « dans sa majorité, le personnel étranger employé n'est pas au fait des dangers auxquels il est exposé... La connaissance insuffisante des installations et du fonctionnement [d'une Centrale] constituent en l'occurrence un facteur négatif supplémentaire... d'autant plus qu'il n'est pas possible d'exercer une surveillance efficace là où précisément le personnel étranger est employé pour ménager le personnel sédentaire (en réduisant les doses de radiations auxquelles il est exposé)... Le sentiment d'impuissance face à un danger dont il ignore l'essentiel qu'éprouve souvent le personnel étranger peut favoriser chez lui des comportements imprudents, alors même que lui sont confiées des tâches impliquant une forte exposition... »

La centrale de Würgassen, la plus ancienne centrale, fonctionnant depuis 1971, a besoin d'être souvent réparée et révisée. Les travailleurs étrangers qui y sont employés « rentrent souvent dans leur pays d'origine avant que ne puissent être perceptibles les séquelles de cette activité ». Peut-on joindre ce comportement dans le procès que l'on fera à une certaine médecine ? Le savoir médical est, ici, communiqué aux autorités de la centrale qui utilisent les étrangers de cette façon.

L'édition française de La Découverte comporte une préface de Gilles Perrault, dont les premiers mots : « Le Günter Wallraff français n'existe pas », renvoient aux trois derniers : « Nos Turcs attendent... »

Günter Walkaff avait déjà publié, aux Éditions Maspero, en 1978, Le journaliste indésirable. En 1980, en collaboration avec Heinrich Böll, il avait édité « Rapports ».

Heinrich Böll était inquiet des risques encourus par cet auteur dérangeant, par ailleurs son neveu : « Il faudrait créer cinq, six, une douzaine de Günter Wallraff ! Pour diviser les occasions de dangers, en quelque sorte... [PAGE 99]

PETITES NOUVELLES

  • Martine Barrère (revue La Recherche) à l'occasion de l'accident nucléaire de Tchernobyl (U.R.S.S.), a assuré à la radio que les travailleurs immigrés utilisés dans le secteur nucléaire sont réexpédiés dans leur pays sans examen des séquelles ultérieures, sans spécifier aucun pays particulier (8 mai 1986).

  • L'harmonisation des pharmacies européennes, prévue pour 1990, fera-t-elle honte à ces mœurs aux dépens du Sud. Des démarches à ce moment auraient-elles une efficacité particulière ?

  • Il faut citer de bons héritiers des saints Come et Damien : le collaborateur médical du Monde, Franck Nouchi en a trouvé un (13 et 14 juillet 1986). Sous un titre de deux colonnes : « Un médecin s'inocule la leishmaniose pour tester un vaccin »; on peut lire :

      Tout a commencé en novembre 1985. A cette époque, l'équipe du docteur Monjour, du service des maladies parasitaires et tropicales du professeur Marc Gentilini (hôpital de la Pitié-Salpêtrière de Paris) avait réussi à isoler sur les parasites responsables de la maladie, les leishmanies, une protéine vaccinante. Une protéine capable, lorsqu'elle est injectée à diverses lignées de souris, de déclencher l'apparition d'une réaction immunitaire de protection. Et ce, sans induire l'apparition d'effets secondaires.

      Après avoir expérimenté ce vaccin sur des singes et des chiens, le docteur Monjour décida de sauter le pas et de s'injecter à lui-même sa préparation vaccinale (Le Monde du 8 novembre 1985). Ensuite, à deux reprises, à six mois d'intervalle. Il s'est injecté le parasite lui-même afin de tester l'efficacité de son vaccin. Dans le même temps, un volontaire recevait la même injection de parasite de manière à vérifier son infectiosité. Il fut par la suite atteint d'une leishmaniose que l'on parvint à traiter sans problème.

      Sept mois plus tard, le docteur Monjour est en bonne santé. Son vaccin l'a effectivement protégé [PAGE 100] contre la leishmaniose. Il n'a eu aucun effet secondaire[1]. « On peut donc considérer que cette vaccination est faisable, nous a-t-il déclaré. Encore que je sois certain d'arriver sous peu à améliorer mon vaccin. »

      Les résultats de cette expérimentation sont publiés dans le dernier numéro du journal scientifique The Lancet.

      Des essais ultérieurs sur un plus grand nombre de personnes pourraient être tentés prochainement, mais seulement après que le comité d'éthique aura donné son accord. Il sera en particulier intéressant d'observer les éventuels effets protecteurs de ce vaccin dans les zones d'endémie. S'il s'avérait que le docteur Monjour a effectivement mis au point le premier vaccin contre la leishmaniose, il s'agirait du premier vaccin antiparasitaire jamais mis au point.

      Un vaccin attendu avec d'autant plus d'impatience que depuis quelque temps on note l'apparition de souches de parasites résistant au Glutantime, l'un des principaux médicaments actifs contre la maladie.

      Afin de hâter la mise au point de son vaccin, le docteur Monjour pourrait être amené sous peu à collaborer avec une firme pharmaceutique dont, pour l'instant, il préfère taire le nom.

    Laurent GOBLOT


    [1] Le progrès manifesté par le docteur Monjour est individuel. Manque-t-il une conscience de ce qu'il s'est passé en médecine, en Europe?