© Peuples Noirs Peuples Africains no. 53/54 (1986) 7-14



STRATÉGIES
DE LA PROPAGANDE RACISTE

Odile TOBNER

Il ne s'agit pas de crier au racisme à tout propos et hors de propos. Quand nous disons que le Cameroun, le Gabon sont des pays où règne la corruption, ce n'est pas la propagande de leur presse infantilisée qui pourra convaincre un être doué de raison que notre discours est raciste. Le mot racisme est mis à tellement de sauces, récupéré lui-même à contre sens par tant de pouvoirs, qu'on a envie de le fuir pour éviter de tomber dans cette confusion. Il vaut mieux cependant, courageusement et inlassablement, essayer d'apporter des éléments de réflexion et d'analyse, pour préciser et clarifier une notion qu'il faut distinguer nettement si on veut combattre efficacement la difformité mentale dont elle est le symptôme.

A cet effet nous avons relevé et commenté quelques traits d'une information, qui relève en fait de la propagande, qui montrera en tout cas qu'elle en est, et elle n'accepte pas l'examen et la discussion. Voici les lettres que nous avons adressées à la rédaction d'Antenne 2 et à M. Y. Coppens pour les mettre devant leurs responsabilités. [PAGE 8]

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Rouen le 8-8-1986

à M. Noël Mamère
et à M. le Directeur de l'information
Antenne 2, avenue Montaigne
75008 Paris

    Messieurs,

Nous élevons la plus vive protestation contre la façon dont M. Noël Mamère a présenté, le samedi 8 août 1986, au journal de 12 h 45, un documentaire sur la découverte et l'étude d'un squelette dans un site préhistorique africain par M. Coppens. M. N. Mamère a annoncé le reportage en affirmant que toutes nos connaissances apprises à l'école, disant que l'homme venait d'une seule origine, étaient à réviser par la découverte d'un crâne noir faite en Afrique. Le document filmé ne montrait rien de tel. M. Coppens expliquait au contraire comment les diverses branches d'australopithèques avaient développé les unes leur corps et avaient donné des herbivores; c'était à cette branche qu'appartenait apparemment le squelette mis à jour; les autres leur cerveau et avaient donné des omnivores ancêtre de l'homme. Rien par conséquent ne permettait honnêtement de détourner le sens de ce reportage pour le mettre au service d'une pseudo-science raciste qui s'efforce par tous les moyens d'accréditer la pluralité des origines de l'homme pour fonder la nécessaire séparation des groupes humains. Notez d'ailleurs la grossièreté du sens suggéré selon lequel l'australopithèque qui n'a pas développé son cerveau serait celui de ce bizarre « crâne noir » évoqué par M. Mamère, qui croit apparemment que les crânes ont des couleurs différentes (!!!!).

Par ailleurs le soutien régulier et complaisant apporté par M. Mamère à la propagande insidieuse organisée en [PAGE 9] faveur de l'Afrique du Sud nous a plus d'une fois choqués. Nous l'avons mentionné dans le no 47 de notre revue. Nous sommes certains que M. Mamère ou ses amis obtiendront très prochainement, comme il semble l'espérer, un visa pour l'Afrique du Sud. Ils ont bien gagné d'aller y faire de la « libre » information soigneusement dictée et grassement payée.

p./P.N.-P.A.
Odile TOBNER

à M. Y. Coppens
Musée de l'homme
Place du Trocadéro
75016 Paris

    Monsieur,

La façon pernicieusement tendancieuse dont a été présenté un reportage sur vos recherches anthropologiques, au journal d'Antenne 2 du samedi 8-8-1986 à 12 h 45, nous incite à réagir. Nous vous prions de nous faire l'honneur et l'amabilité de nous dire si vous êtes d'accord avec cette présentation. Vous devez, étant directement en cause, avoir facilement accès au film de l'émission pour vérifier les faits.

Nous pensons que, pour un scientifique, il ne saurait s'agir là d'un détail négligeable, attribuable à une quelconque maladresse. Il s'agit en effet d'une question qui se trouve au centre d'une stratégie aux implications philosophiques essentielles, pour tenter d'imposer, contre toute certitude scientifique des postulats anthropologiques justifiant les théories racistes.

Vous ayant informé, nous pensons que vous nous aiderez à établir pour le public une information sans ambiguïté.

p./P.N.-P.A.
Odile TOBNER

[PAGE 10]

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Dans ces lettres nous soulevons un problème qui n'est pas une de ces vaines querelles qui divisent les spécialistes, mais un point essentiel concernant l'origine de l'homme : savoir s'il y a différentes origines ou une seule origine pour le genre humain. Il n'est pas besoin d'être un spécialiste pour voir quelle idéologie est intéressée à tenter, par tous les moyens, non seulement d'imposer la thèse d'une hominisation multiple, mais encore de faire croire qu'il y a là matière à discussion scientifique. Là-dessus il est bon d'énoncer quelques vérités premières et de nous dégager énergiquement des impressionnants jargons auxquels les castes dites savantes ont recours quand elles veulent se faire plus grosses qu'elles ne sont.

Sur l'origine de l'homme il est bon de rappeler modestement que le savant le plus savant ne pourra jamais proposer que des postulats. Non seulement les faits qui font l'objet de la paléontologie ne sont plus observables, mais les sciences même d'observation n'osent plus aujourd'hui avoir recours à un discours scientiste primaire, tant elles ont été fréquemment prises en défaut de prendre leurs désirs pour des réalités. C'est cette question qu'il faut poser aux paléontologues. Qu'avez-vous envie de trouver exactement? On peut être sûr que vous le trouverez. Rien n'est plus malléable que la poussière des faits. Ce qui ne veut pas dire qu'on peut dire tout et n'importe quoi. Si les hypothèses à partir des faits sont multiples, les faits, eux, sont là, et bien là. On ne sait pas ce que c'est que le cancer mais on sait quand on a un cancer. Étant une espèce biologique nous savons ce que c'est qu'une espèce biologique. Nous souffrons chaque jour des infimes mutations génétiques qui produisent nos infirmités ou nos maladies, jamais les mêmes et toujours renouvelées. Nous savons qu'il n'y a pas, dans la nature, deux phénomènes identiques. Comment pourrions-nous affirmer que le hasard génétique a produit deux fois, quasi en même temps, la mutation humaine. [PAGE 11] Cette hypothèse est un pur défi à tout ce que la science des dénombrements des possibilités et le calcul élémentaire des probabilités peuvent apporter à la compréhension des faits. Chers paléontologues racistes, recyclez-vous en mathématiques élémentaires. Toute la nature vous apprend de plus qu'elle marche du simple au complexe, l'humanité comme le reste.

Cependant l'escroquerie d'un pseudo-discours scientifique se propage. Le jargon sacré est indispensable, pour ébahir les foules de ses grelots. Le jargon raciste a vu le jour quand l'Européen a trouvé les moyens de quitter son aire de peuplement, par des modes de migration nouveaux qui l'ont mis au contact de groupes très éloignés de lui géographiquement et donc physiquement. On ne fait pas ces expéditions sans un fort soutien logistique, comme disent si bien les militaires. Il faut donc se procurer beaucoup de biscuit en matière de discours. Mais la nature parle elle aussi, elle nous dit qu'un groupe ne peut à la fois lancer ses tentacules au cœur des groupes voisins et réclamer l'étanchéité pour se protéger des conséquences de ses actes. Historiquement qui a pris l'initiative du mélange ? Qui, aujourd'hui, en refuse les conséquences ?

Les racistes ne craignent guère d'être ridicules dans les cénacles scientifiques, mais ils sont prêts à s'y infiltrer par toutes les ruses pour en utiliser le prestige mystificateur. Ils savent que nous n'aimons guère réfléchir et ils connaissent la puissance de la propagande. Cela nous ramène à notre sujet. Comme par hasard, – toujours ce fameux calcul de probabilités, – toutes les performances de propagande qui bénéficient à l'Afrique du Sud, sont faites sur Antenne 2 par Noël Mamère. Nous en avons décrit une dans notre numéro 47. Nous en décrivons une seconde ci-dessus. En voici une troisième qui se déroulait dans les premiers jours d'août. Le député français européen Louis Guermeur, de retour d'une mission en Afrique du Sud, était longuement entendu et complaisamment interrogé. Écoutons cela. D'abord bien entendu la phrase : « la situation est complexe » par laquelle l'orateur mesure lui-même la difficulté de la performance qu'il a à accomplir en fait de bourrage de crâne. En effet, jugeons-en. Ensuite la phrase : « Je ne défends pas l'apartheid » Votre cœur d'auditeur fond d'attendrissement, [PAGE 12] oh le brave homme. l'homme sensible et juste. Cette émotion vous empêche cependant de prêter attention à une petite anomalie logique. En effet les phrases suivantes ne sont pas : « Supprimons l'apartheid, aidons l'Afrique du Sud à prendre conscience de sa folie raciste : un homme vaut une voix. » Non, non, c'est : « Les Noirs ne sont pas d'accord entre eux » puis : « On est en train de supprimer l'apartheid. » Complètement désorienté vous ne vous étonnez pas que l'interrogateur ne pose pas la question : « Comment? » Ce serait une logique trop simple. N'oublions pas que la question est « complexe ». En effet l'interrogateur dit : « On pourrait croire que vous êtes pour l'Afrique du Sud ? » Sacré Noël Manière, comment peut-il insinuer que quelqu'un qui a dit, vraiment dit, qu'il n'était pas pour l'apartheid peut être taxé d'être pour l'Afrique du Sud ?

Il prend les auditeurs pour des simples d'esprit? Ils ont bien compris, – n'est-ce pas, auditeurs, vous avez bien compris – que, au royaume de Botha, tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, que on « veut » supprimer ce quand même peu présentable apartheid. On est sur le point de trouver des solutions décentes, quelque chose comme « un développement séparé » par exemple. Ce serait très bien pour tout le monde. les Noirs eux-mêmes. – certains, les bons, – vous le diront. Cela préserverait les cultures, c'est sacré les cultures vous savez. Mais il y a l'A.N.C. MM. Guermeur et Manière réunis finissent leur extraordinaire performance sur une exécration en règle de l'A.N.C., par qui le malheur arrive. Vous verrez ce que vous verrez !

Cela c'est la propagande à l'état pur, dans sa forme la plus performante et la plus intensive. Sur TF 1 on ne fait pas aussi bien mais on diffuse cependant un reportage sur la fraternisation des groupes raciaux montrant les progrès de la politique sud-africaine en la matière. Il s'agit d'une fête folklorique. Les Noirs sont emplumés et peinturlurés et exhibent des danses tribales. On attendait ensuite des danses bataves, telles que César a dû en admirer quand il est venu en Gaule et qu'il s'est battu avec le féroce Ambiorix, mais non, apparemment la culture hollandaise a évolué, on voit de charmantes jeunes filles en col claudine chanter des chœurs classiques, Beethoven peut-être. Tout cela c'est de la culture à la [PAGE 13] sauce Botha. Vous ne verrez pas des jeunes danser le rock dans les salons chics du Cap ni Jessye Norman interpréter Berlioz, non, cela ne s'appellerait pas de la fraternisation culturelle, de la décadence à la rigueur. En fait, dans cette fête de soi-disant fraternisation, apparaissent les pauvres efforts d'une propagande qui essaie de mettre ses rêves en images, rêves de régression et de décomposition du réel en éléments momifiés. Vous n'imaginez pas tous les subsides que Afrique du Sud consacre à fabriquer de la culture bantoue à sa convenance, c'est-à-dire simpliste. Ce simplisme n'a rien à voir avec les solutions simples et le bon sens comme de dire à quel point le racisme est un refus absurde de comprendre la riche et féconde complexité de la vie. On ne pourra jamais séparer l'homme de l'homme, sauf à détruire le genre humain tel qu'il a été créé une fois et une seule, comme le dit la raison au savant et la révélation au croyant.

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    Chère Madame,

Je saisis cette occasion de la nouvelle année pour présenter à votre revue Peuples noirs-Peuples africains à vous-même et à votre action tous mes vœux les plus chaleureux de succès.

J'ai bien reçu, deux mois plus tard, votre aimable lettre du 8 août et la copie de la lettre que vous aviez adressée ce même jour à la rédaction du journal d'Antenne 2 et je vous remercie beaucoup de votre intervention; j'étais de sur le terrain lorsque cet enregistrement a été diffusé. Je vous confirme, en effet, votre interprétation de mon interview : l'Humanité tout entière n'a qu'une seule et même origine, tropicale et est-africaine, ses racines plongent incontestablement dans un groupe ancestral préhumain, le groupe des Australopithèques; mais ce ne sont que certains, et pas tous les Australopithèques, qui ont évolué en Hommes; d'autres se sont transformés en des espèces plus spécialisées d'Australopithèques qui se sont ensuite éteintes. C'est [PAGE 14] précisément le crâne d'un de ces derniers, découvert récemment au Kenya, qui était à l'origine de l'interview en question.

Avec encore tous mes remerciements et ma reconnaissance, et toute ma sympathie à votre action, je vous prie d'agréer, chère madame, l'assurance de mes sentiments les plus distingués.

Yves COPPENS
Membre de l'Institut
professeur au Collège de France

Odile TOBNER