© Peuples Noirs Peuples Africains no. 52 (1986) 100-115



LIVRES LUS, FILM VU

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Mohamed-Alioum Fantouré :
« Le voile ténébreux »
Paris, Présence Africaine, 1985, 160 p.

Guy Ossito MIDIOHOUAN

Ce roman est le quatrième publié par Mohamed-Alioum Fantouré (alias Alioum Fantouré) après Le cercle des tropiques (1972), Le récit du cirque... de la Vallée des Morts (1975) et L'homme du troupeau du Sahel (1979).

Dans Le cercle des tropiques le romancier s'attache à montrer que le totalitarisme (qu'il soit le fait du colonisateur ou des « fils du pays ») ne peut conduire qu'à l'échec. Signe de la déchéance de l'homme, il ne profite guère – on le sait – à ceux qui le subissent. Pas plus d'ailleurs qu'à ceux qui l'exercent, ce que n'entendent pas les tyrans lorsqu'ils sont au pouvoir. Tôt ou tard les uns et les autres finissent par se rendre compte qu'ils sont tous également victimes d'un système dont la force réside essentiellement dans l'aveuglement et les reniements sans fin. Les événements survenus récemment en Guinée et, plus récemment encore, à Haïti et aux Philippines, ne font que confirmer la pertinence de ces idées que reprend Le récit du cirque... où l'auteur se penche sur l'échec du totalitarisme pour en analyser plus amplement les fondements et entreprendre comme une rééducation de tous ceux qui, consciemment ou inconsciemment, se trouvent impliqués dans ce drame humain.

Avec L'homme du troupeau du Sahel, premier tome [PAGE 101] d'une trilogie intitulée « Le Livre des Cités du Termite » Alioum Fantouré abandonne le problème du pouvoir politique pour nous brosser un tableau de la situation en Afrique depuis la fin des années 1930 jusqu'au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Cette situation nous est présentée à travers les tribulations de Mainguai, un personnage jeune, intelligent et dynamique mais contre qui s'acharne un destin implacable, et dont la vie apparaît comme une succession d'échecs absurdes opiniâtrement surmontés. On se rappelle qu'à la fin du livre Mainguai se lance dans le syndicalisme et qu'il est « interdit de séjour... jusqu'à nouvel ordre en Afrique occidentale » pour avoir organisé une grève.

Le voile ténébreux, deuxième tome du « Livre de la Cité du Termite », revient sur les principaux, événements ayant marqué la vie de Mainguai entre la fin de « l'affaire du troupeau du Sahel » et l'interdiction de séjour en A.O.F. pour cause de subversion.

Le héros-narrateur commence par faire le point. Il rappelle les circonstances de son exclusion du collège de Dakar où il préparait son deuxième baccalauréat et – il l'apprendra plus tard – les répercussions fâcheuses de son malheur (autour duquel la presse coloniale fit grand bruit) sur la vie de sa famille qui résidait à K. au Sahel maritime, particulièrement sur son père qui se projetait en lui au point de se laisser mourir lorsque lui parvint la fausse nouvelle de la mort de son fils. Après l'échec de « l'affaire du troupeau du Sahel » et son séjour dans un hôpital de l'armée américaine de Robertsfield à Monrovia, Mainguai regagna la Côte-d'Ivoire où il obtint un poste au palais du gouvernement territorial. Mais il devait très vite perdre son emploi sans doute en raison de « son passé communiste » : accusé d'avoir communiqué des renseignements strictement secrets à une organisation agricole africaine – nouvellement créée – ce qu'il n'avait fait que sur l'ordre du chef de cabinet du gouverneur – il se vit expulsé de Côte-d'Ivoire. « Ainsi donc, raconte-t-il, un peu plus de sept ans après ma mise à la porte des cours secondaires, une guerre mondiale passée au service de la maîtresse métropole, après mon exploit de "l'affaire du troupeau du Sahel", entre temps en voie de devenir citoyen à part [PAGE 102] entière des territoires d'outre-mer "de même droit que mes compatriotes de la métropole" (sic), ayant même déjà eu deux députés pour nous représenter à l'Assemblée constituante en Métropole, je me retrouvais chômeur et chassé d'une des terres aimées de mon Afrique natale, pour avoir obéi aux ordres de mes précédents patrons de cette même administration métropolitaine. Drôle, non ? "Décidément, me dis-je, ou je marche complètement à contre-courant de ma propre destinée, ou je deviens fou" » (pp. 29-30).

Dans sa ville natale de K. au Sahel maritime où il retourna discrètement après une si longue absence, Mainguai ne devait pas se trouver plus comblé. Il n'était pas un « fils du terroir » meurtri par la vie et revenu se confier à un monde familier et accueillant, mais un homme jaloux de son indépendance et de sa liberté, et décidé à ne pas sacrifier ses idéaux au respect de traditions rétrogrades et tyranniques. Il entreprit d'abord de réorganiser la propriété familiale en mettant fin au parasitisme coutumier dont sa mère avait été jusqu'alors victime de la part de lointains parents nécessiteux. Cette décision marqua le début d'un conflit ouvert entre lui et les notables de K. : « Des histoires couraient sur mon compte. Ainsi, on disait que je ne priais jamais, que j'étais un redoutable sorcier pire qu'un malfaisant, que j'avais tué des centaines et des centaines de personnes pendant la guerre, que j'étais chassé de l'école par incapacité, que je n'avais même pas participé aux opérations du "Troupeau du Sahel" ou que c'était une légende qui m'en avait attribué les mérites. On inventa aussi que je n'étais qu'un ivrogne, moi qui n'ai jamais bu d'alcool de toute ma vie. La mauvaise renommée m'éclaboussait; autour de moi coulaient les laves d'un volcan de venin qui allait me consumer » (p. 34). Toutefois, Mainguai ne prit conscience de la dimension réelle de ce conflit qu'à Tombouctou où le conduisit une réunion de la communauté familiale chez le grand oncle Lahan-Fia, un traditionaliste intégriste, qui tenait à lui faire reconnaître son autorité et à le convaincre qu'il n'était qu'un simple élément de la communauté familiale qui devait apprendre tout de la terre et des traditions ancestrales.

Le séjour à Tombouctou (qui constitue la deuxième [PAGE 103] partie du roman) devait se révéler plus long que prévu. Littéralement pris au piège, le héros fut soumis aux traitements les plus inhumains qui traduisent le cynisme et la cruauté du monde traditionnel, contraint de choisir entre la soumission aux traditions qu'il réprouvait et la mort. Aussi finit-il par implorer le pardon de l'oncle N'Soko Lahan-Fia et de toute la communauté : « Je n'avais plus qu'une idée fixe : la clémence des miens. Mon obsession était désormais de revenir à ma source originelle d'enfant du pays, de réapprendre à vivre selon ma tradition ancestrale. Enfin exister pour les miens ! » (p. 83). Mainguai entreprit ensuite une reconquête de son univers sacral, quête qui vint consacrer sa réconciliation avec sa terre. Il ne parvint pas toutefois à s'accommoder de sa nouvelle vie et réussit enfin à obtenir l'autorisation de quitter Tombouctou avec la bénédiction de toute la communauté.

La troisième partie du roman se déroule à K. où le héros choisit de s'installer. Grâce au soutien du responsable du syndicat des cheminots, il fut chargé des cours de législation sociale au Centre d'apprentissage des chemins de fer du Sahel, avant de créer, au bout de huit mois, le Syndicat des manœuvres et chômeurs africains, « plus connu sous le sigle SYMACAF ». Dès lors sa réputation ne cessait de grandir, ce qui, compte tenu de « son passé communiste », le désignait comme l'ennemi public numéro 1. Conscient de sa fragilité, Mainguai faisait preuve d'une grande prudence et évitait de provoquer le pouvoir tout en assumant avec abnégation, rigueur et fermeté son rôle à la tête du SYMACAF. A l'occasion d'une grève à laquelle le pouvoir colonial l'empêcha pourtant de la manière la plus sauvage de participer, grève d'ailleurs décidée sans son accord et qui se termina par une manifestation réprimée dans le sang, on vint le chercher sur son lit de malade et on le jeta en prison. Lors de son procès, son avocat n'eut aucun mal à prouver son innocence. Il fut néanmoins condamné à « sept années d'interdiction de séjour au Sahel maritime et en Afrique occidentale ». Malgré le désarroi où il se trouva de nouveau plongé, une lueur brillait au cœur de Mainguai : [PAGE 104]

« J'ai si bien adoré
Ma terre natale
Que privé de liberté
Je me suis introduit en elle
Confondu en elle
Désormais, je n'ai plus de forme
Je ne suis que ma terre natale
Dont
L'avenir se nomme
Liberté-Espoir » (p. 158).

Si les deux premiers romans d'Alioum Fantouré ne font pas partie du « Livre des Cités du Termite » dont L'homme du troupeau du Sahel et Le voile ténébreux sont les deux premiers tomes, il convient néanmoins de souligner l'unité de cette production qui a pour thème central les droits de l'homme face à une société qui écrase ce dernier et l'empêche de vivre sa vie, comme c'était le cas dans la société coloniale (Le cercle des tropiques, L'homme du troupeau du Sahel, Le voile ténébreux) et comme c'est le cas aujourd'hui dans « l'Afrique des indépendances » (Le cercle des tropiques, Le récit du cirque...).

Ce qui fait la particularité du Voile ténébreux, c'est l'intérêt qu'il accorde à la « société traditionnelle » où règne, autant que dans la « société moderne », le mépris de la liberté, de la justice; le mépris de l'individu et de ses droits, donnant lieu aux scènes les plus hallucinantes comme Le devoir de violence (1968) Yambo Ouologuem et Toiles d'araignées (1982) d'lbrahima Ly nous en ont déjà fourni des exemples.

Où donc l'individu peut-il vivre en Afrique sans se renier, sans subir les lois tyranniques d'une société hostile à toute remise en cause, à l'exercice de l'intelligence ? II ne semble pas que le prochain roman d'Alioum Fantouré, Le Gouverneur du territoire, apportera une réponse plus optimiste à cette question. Chacun devrait méditer ces mots de Mainguai au début du Voile ténébreux :

« Sur ma terre natale
Il y a des chemins faciles
Et moi, j'ai choisi de passer [PAGE 106]
     par les montagnes
            et
     par les forêts
A travers les champs trop vite exploités
J'ai été pris au piège
Fou de liberté
Je me suis échappé
Maintenant dans mes pieds
Je porte des épines qui me font mal
Et pourtant, je vis
Libre
En suivant les chemins
     des montagnes
            et
     des forêts
De ma terre natale.

Guy Ossito MIDIOHOUAN

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Etienne Goyémiddé :
« Le dernier survivant de la caravane»
Paris, Hatier, Collection «Monde Noir Poche », 1985, 127 p.

Guy Ossito MIDIOHOUAN

Pendant la première moitié du XIXe siècle, bien avant la pénétration coloniale, les populations de l'actuelle République centrafricaine vivaient sous la menace permanente de l'agression d'esclavagistes particulierement barbares venus du nord, c'est-à-dire des territoires actuels du Tchad et du Soudan. On estime que la faible densité de la population aujourd'hui dans toute la zone est de la R.C.A. s'explique par ces razzias esclavagistes qui ont eu pour conséquence un exode massif des peuples ainsi décimés, comme ce fut le cas pour les Banda qui durent se replier en direction de l'Oubangui, émigrant du nord-est vers le sud-ouest[1]. C'est cette période sombre (et très peu connue) de l'histoire de son pays, et plus particulièrement de sa tribu, qu'Etienne Goyémidé évoque dans Le dernier survivant de la caravane, son second roman[2].

Au premier abord on note que l'auteur se propose de nous raconter ses souvenirs d'enfance dans la localité d'Ippy, pendant la période coloniale. L'école, les belles maisons, les magasins et les produits importés, les premiers véhicules automobiles, l'arrivée du premier avion, le statut privilégié des Blancs... tels sont quelques-uns des faits et événements marquants à partir desquels se reconstruit l'univers d'antan. Mais, par-dessus tout, il y a « ces nuits superbes, fantastiques que seuls connaissent les tropiques et l'équateur », les nuits de chants et de danses, les veillées de contes.

C'est au cours de l'une de ces veillées que le patriarche Ngalandji, dit Ngala, « le bambou de Chine toujours solide, toujours vert quelle que soit la saison » et qui « a vu naître tous les gens du village », raconte l'histoire de la caravane d'esclaves dont il est le dernier des survivants – histoire qui constitue l'essentiel du roman –, évoquant en même temps que les souvenirs d'enfance, la vie, les us et coutumes, le passé de la communauté villageoise dans l'intention manifeste de transmettre à la jeune génération les valeurs des ancêtres.

Le thème structurateur de ce dernier récit, c'est la lutte héroïque d'un peuple contre l'injustice, l'esclavage et la tyrannie, lutte qu'hier Ngala raconta donc oralement aux enfants de son village, et qu'aujourd'hui Etienne Goyémidé fait revivre par l'écriture, en la proposant à ses lecteurs (de Centrafrique, d'Afrique, comme d'ailleurs) pour son exemplarité. La complicité des narrateurs par-delà le temps semble indiquer que la défense de la liberté et de la dignité humaine est non seulement [PAGE 107] un devoir dont chaque génération et chaque homme doit se sentir responsable, mais aussi une exigence morale qui nécessite un engagement solidaire et une vigilance de tous les instants. D'où la mise en garde de Ngala aux « enfants de la colonisation ».

    « Ngala, nous dit l'auteur, ne cessait de nous étonner par certaines de ses affirmations hors pair. Par exemple : il ne mangeait jamais de sel importé, n'utilisait jamais le savon des Blancs, s'habillait de peau ou d'écorce d'arbre, comme au temps de nos ancêtres. Et quand vous lui demandiez la raison de ce comportement bizarre, il vous répondait sans détour que l'armée du chef Ippy n'était pas vaincue, que la longue trêve que nous vivions ne devait pas être prise pour la fin de la guerre avec les Blancs, que manger les produits des Blancs signifiait conclure avec eux un pacte de non-belligérance. Tôt ou tard, disait-il, la guerre reprendra, et cette fois nous en sortirons vainqueurs. Tout le monde riait des élucubrations de ce vieux radoteur. Mais Ngala s'en allait de sa démarche claudicante, avec ses affreuses cicatrices, très sûr de sa vérité, étreignant sous le bras sa grosse besace en peau de singe, et balançant allègrement son bâton de vieillard » (p. 23).

Mais la beauté du roman ne tient pas seulement à cette philosophie profondément humaniste qui nourrit l'espoir et illumine l'avenir des hommes et des peuples, en donnant à ces derniers la confiance en eux-mêmes et en les poussant à l'action. Elle tient aussi à la structure ingénieuse de l'œuvre en général, et plus particulièrement du récit de Ngala. Ce dernier comporte en effet une pluralité de textes (chants, discours, proverbes, contes, légendes, récits) agencés avec un art remarquable, des textes qui, comme le souligne justement le préfacier, sont autant de « médiations littéraires » qui « démontrent tous ( ... ) que le plus faible a la possibilité de renverser le pouvoir tyrannique et de s'en affranchir [PAGE 108] avec ses seules ressources »; des textes qui « convergent donc par leur signification et préfigurent pour les auditeurs l'issue du sort réservé aux villageois déportés en esclavage : ils s'en sortiront ». Le lecteur, quant à lui, découvre ainsi (s'il l'ignorait encore) la grande richesse de la tradition orale à travers la diversité des genres, mais aussi à travers les multiples possibilités qu'offrent ceux-ci à l'orant pour donner à son discours intérêt, éclat, densité et cohérence.

Ces considérations sur la tradition orale ne doivent pourtant pas faire illusion et nous faire perdre de vue le talent du romancier. Avec Etienne Goyémidé nous sommes loin de l'exhibitionnisme folkloriste qui caractérise souvent les œuvres de nombreux romanciers africains recherchant une alliance entre l'oralité et la scripturalité : il s'agit, mieux qu'une alliance, d'une heureuse synthèse qui contribue à faire du Dernier survivant de la caravane un petit roman d'une sublime grandeur.

Guy Ossito MIDIOHOUAN

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Laurent Owondo :
« Au bout du silence[3] »

Jean-Norbert VIGNONDE

Tsira Ndong Ndoutoume.... Robert Zotoumbat.... Ntyugwetondo Rawiri.... Ferdinand Allogho-Oké.... et voici Laurent Owondo[4]. Non; il ne serait pas d'une très grande signification de situer L. Owondo, le dernier venu à la prose romanesque gabonaise à l'intérieur d'une telle filiation. Car si l'auteur de Au bout du silence partage avec ses prédécesseurs l'appartenance à la même nationalité, [PAGE 109] là aussi s'estompe toute similitude car la veine romanesque qu'explore L. Owondo ne tient ni de l'épopée traditionnelle des uns ni du réalisme des autres...

L'univers romanesque dans lequel nous plonge L. Owondo avec son premier roman est un monde étrange où le traitement du temps et de l'espace pourrait bousculer certaines habitudes de lecture. Au bout du silence est en effet le roman d'une initiation qui retrace le cheminement initiatique du héros (?) Anka, petit-fils de Rédiwa, grand initié lui-même « dont les yeux voyaient ce qu'il y a derrière toute chose », qui sait s'inquiéter quand « la montagne se tait », et à qui « les masques livrent leurs secrets ». On ne s'étonnera plus dès lors que l'œuvre suive une progression narrative en trois étapes, progression au chiffre symbolique qui caractérise tout itinéraire initiatique.

La première partie tout entière placée sous le signe de « Ombre », l'épouse mystique, ne nous est pénétrable qu'à travers la clairvoyance, le regard initié et perspicace de Rédiwa qui seul peut, par son aptitude à se projeter sur un autre plan, nous introduire dans ce monde fantastique où se déroulent les noces mystiques des épousées, ces « filles de la montagne » qui ne peuvent prendre part aux noces qu'après avoir été, à la pleine lune, étreintes par un amant. Le destin de « Ombre » est de n'avoir jamais été étreinte, et cela explique son errance à la recherche d'un amant. Le désir innocent de Anka de voir ce que voyait l'aïeul, son impatience et sa soif d'accéder à « l'âge où les masques livrent leurs secrets » l'indiqueront d'emblée à « Ombre » comme l'amant promis. Elle ne le quittera plus malgré la disparition subite de l'aïeul dont le drame décidera le petit-fils à renoncer à toute quête initiatique : « Puisque Tat (l'aïeul) était parti sans lui donner ses yeux, rien, se dit-il, n'avait plus d'importance ( ... ). Désormais, il voulait prendre le monde tel qu'il s'offrait, sans s'étonner, sans chercher à savoir ce qu'il y avait derrière toute chose. C'était pensait-il, la seule manière de se passer de l'aïeul et de ses yeux. » Vaine tentative car « Ombre » l'avait déjà choisi; et malgré la longue « saison d'absence » fortement marquée par le vide laissé par Rédiwa (deuxième partie), l'illumination aura lieu au détour [PAGE 110] d'une leçon d'hygiène de maître Bruno portant sur les microbes, ces bestioles si minuscules qu'on ne peut les voir à l'œil nu : « Cependant, Anka les voyait. Enormes, monstrueuses, elles grouillaient de partout ( ... ), raréfiaient l'air, s'engouffraient par les pores d'Anka soudain dilatés, s'emparaient de ses organes jusqu'à cette suffocation que rien ne semblait pouvoir apaiser... » Anka avait désormais les yeux de l'aïeul; il se sentait à l'âge où « les masques livrent leurs secrets » et c'est alors que « Ombre » prit possession de lui corps et âme dans « les épousailles » sur lesquelles se ferme le roman. « Alors Ombre faite épouse, assista à la table des noces... »

Ainsi présenté dans ses grandes lignes, Au bout du silence donne l'impression d'une œuvre fabuleuse, mirifique, entièrement déconnectée des réalités de notre univers spacio-temporel. Certes, si la perspective narrative du roman laisse cette impression, l'œuvre dans sa lecture totale révèle un profond enracinement dans un vécu social aux contours spacio-temporels bien définis et à la problématique existentielle bien précise.

Au bout du silence est le roman du cheminement initiatique de Anka, mais c'est aussi l'histoire de toute une collectivité villageoise représentée ici par la lignée de Rédiwa l'aïeul, avec le petit-fils Anka dont le père et la mère sont Kota et Nindia. Le village – dont on ne saura jamais le nom et qui ne nous est suggéré que par sa situation géographique « entre le grand fromager et la rivière de gros galets » – tire sa subsistance essentiellement de la rivière et de la mer; il connaît une existence austère mais heureuse et harmonieuse dans le respect des traditions, des divinités et des mânes dont L'aïeul reste le ferme garant, « la poutre » qui en soutient l'édifice. Cette vie paisible à l'abri des « voix vindicative(s) qui s'enroue(nt) à force de vouloir prouver le contraire en tenant des propos sur la progression constante du revenu par tête d'habitant ! », à l'abri de la déclaration de « tous les bilans globalement positifs », va se trouver du jour au lendemain fondamentalement compromise par la décision du « cadastre » de raser le village que « la République, seule propriétaire véritable, entendait utiliser pour le bien du plus grand nombre de ses enfants » : « Le village est mal placé. La [PAGE 111] ville doit venir jusqu'ici. (Vos) cases sont d'une autre époque. Elles choquent les visiteurs étrangers. » Une vie d'errance et de déracinement va commencer pour toute une collectivité loin du village natal devenu Chantier interdit au public et où s'édifient « des villas appartenant à un particulier ». Divers traumatismes en résulteront dont le moindre n'est pas l'éclatement du foyer de Kota où l'épouse Nindia acceptait désormais mal sa maternité peu féconde limitée au seul Anka. Loin du domicile conjugal, « son ventre jusque-là muet avait répondu aux interrogations d'un homme qui n'était pas Kota »...

Mais le plus révélateur dans ce déracinement est sans nul doute le nouvel univers qu'il nous permet de découvrir; l'univers de « Petite Venise », bas-fond dont le caractère mimétique de l'appellation se trouve fort bien incarné dans l'un de ses résidents, un curieux personnage qui met son point d'honneur à s'appeler « Ringo l'Américain » et dont tout le comportement dérive de ses modèles du grand écran en « technicouleur ».

En réalité la vie à Petite Venise n'était que l'appendice dégénéré de la vie qui se vivait « de l'autre côté des collines », probablement la capitale : une existence aux conditions matérielles précaires et insalubres où la misère matérielle s'allie à la misère morale pour œuvrer insidieusement à la dégradation humaine. Petite Venise, « un quartier dans un creux, sans horizon, où s'agglutinaient dans le désordre des constructions de fortune faites de matériaux hétéroclites. Du contre-plaqué aux branches de palme en passant par les caisses, les bidons et les fûts ayant contenu des produits venus d'au-delà des mers, tout ce qui pouvait à moindre frais protéger de la pluie, du soleil et du vent entrait dans cette architecture branlante »... « Et toujours la nuée d'enfants courant pieds nus à l'heure où le soleil ( ... ) jouait avec les morceaux de verre épars. Et toujours les chiens faméliques reniflant on ne sait quel trésor sur le sol jonché de détritus et où montait, avec l'odeur de la boue celle d'un cadavre en décomposition venant se mêler aux fumets des sauces. » Et pour achever le tableau, une mortalité infantile au rythme et au taux inquiétants : « ( ... ) pourquoi il ne se passait pas de semaine sans [PAGE 112] qu'un enfant meure à Petite Venise ( ... ) C'était à cause de l'eau. Oui, sûrement l'eau. Celle qu'on buvait à Petite Venise tuait. Les moustiques aussi. » Et dans ce décor miséreux, un peuple souffrant d'une indigence morale sans pareille, un peuple à l'agressivité exacerbée, au langage grossièrement impudique (p. 78) assouvissant ses passions dans l'ivresse des « arrière-salles illuminées de néon » ou alors « respirant l'odeur âcre de l'urine en baisant debout, vite fait contre un arbre »; mais un peuple dont les confidences sur le pays et sa direction stigmatisent aussi la source profonde de son misérable destin : « Pays là gaspillé, moi dis toi. Toi aveugle, moi aveugle, qui va guider l'autre ? C'est comme directeurs, leur dis nous directeurs, pas connaître un peu, eux directeurs quand même... »

Et nous voilà bien loin du monde mystérieux de l'aïeul Rédiwa, monde chargé de poésie et de symboles ésotériques : symbole de l'ocre et du kaolin, symbole de la pleine-lune propice à la fécondation... L'économie que fait L. Owondo de cette note socio-politique de sa narration en la jouant, en filigrane, sur une gamme mineure sous-jacente à la gamme majeure de l'aventure initiatique de son héros contribue à caractériser l'originalité et la force de cette première œuvre dont tout laisse penser qu'elle annonce une carrière littéraire florissante...

Jean-Norbert VIGNONDE

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Une littérature révolutionnaire :
le cas d'« Afrika ba'a »

Edet John ELERIUS

Un lecteur attentif d'Afrika ba'a[5] de Rémy Gilbert Medou Mvomo ne peut être indifférent aux traits didactiques qui semblent dominer l'œuvre entière. Il peut [PAGE 113] aussi remarquer combien ce roman est loin d'être une œuvre de pure imagination car il s'enracine dans une réalité socio-politique bien déterminée. Le roman se présente comme un reflet de la pratique quotidienne de la vie socio-économique contemplée par son auteur. En effet, conscient de sa responsabilité d'écrivain africain, Rémy Gilbert Medou Mvomo ne manque pas de prendre soin à ce que son ouvrage soit lié à la réalité ambiante telle qu'il la perçoit. L'art littéraire chez lui n'est ni une préoccupation gratuite ni de simple loisir. Il a une fonction bien spécifique. La représentation des expériences humaines dans Afrika ba'a, par exemple, nous paraît comme une sorte de réponse au besoin de corriger les mœurs et d'influer sur la mentalité des gens dans la société dont le roman est issu. Il sera donc question dans cette brève étude d'examiner cette représentation des expériences humaines dans le roman afin de mieux apprécier la mission littéraire de Rémy Gilbert Medou Mvomo. Nous tâcherons de souligner les attitudes Afrika ba'a vise à inculquer et les idées que son auteur se préoccupe à diffuser dans la société. Ce sont là les deux axes principaux qui peuvent nous conduire à qualifier une littérature comme révolutionnaire ou réactionnaire.

Une littérature de complaisance avec l'ordre social existant, injuste et oppresseur; une littérature qui ne s'intéresse pas au progrès socio-économique ou politique d'un pays et qui écarte toute idée de changement dans la société nous semble réactionnaire par excellence. Une telle littérature n'est-elle pas dangereuse en Afrique contemporaine dans la mesure où elle tend à aggraver la tension dialectique qui existe déjà dans la société entre le traditionalisme et le modernisme ? Mais une littérature de réforme sociale imbue des préoccupations relatives à l'amélioration des conditions existantes et qui semble se soucier du besoin d'abandonner les structures périmées en Afrique afin d'assurer le progrès, le bien-être de l'homme et la transformation rapide de la société est celle à laquelle l'étiquette de révolutionnaire peut convenir.

Afrika ba'a est un roman de réforme socio-économique [PAGE 114] comme l'indique la vision corrective de la réalité reconstituée par l'auteur et que ce dernier désire à nous offrir. Aussi important dans l'ouvrage est l'épanouissement des potentialités humaines et son avantage qui sont mis en vedette. Bien que n'offrant pas un style particulièrement châtié, le roman retient l'attention du lecteur par son dénouement spectaculaire qui permet à son auteur d'exposer une leçon morale et d'exécuter un aspect de sa responsabilité sociale en tant qu'écrivain.

L'intrigue du roman se noue autour de Kambara, jeune Africain qui vit à Afrika ba'a, un petit village imaginaire au sud du Cameroun. C'est un village qui paraît maudit. En voici les caractéristiques; : Il n'y a pas de rues ni maisons solides au village. Les maladies de toutes sortes et la misère générale s'y disputent la position prédominante. Les villageois sont attachés à leur tradition et aux oripeaux surannés. Abandonnés par un gouvernement peu digne et qui a perdu contact avec les réalités socio-économiques du pays, ils acceptent leur sort comme si c'était une fatalité. Pour surcroît de malheur, ils s'adonnent à l'alcool pour noyer leur souffrance et ils développent les attitudes qui ne peuvent que miner dangereusement la santé publique et entraîner la destruction éventuelle de la société. De plus, la haine de tout ce qui peut représenter le progrès et le bien-être dans la communauté devient monnaie courante. Ces tristes réalités de l'existence sont bien constatées par Kambara qui finit par fuir le village pour aller chercher un emploi en ville. Mais il découvre que la vie en ville n'est pas plus consolante. Il n'y a que le chômage, l'injustice, la corruption et l'égoïsme qui déterminent la vie humaine partout. Désillusionné sans être battu, Kambara retourne au village aiguillonné par le désir de se rendre utile à sa communauté, de travailler et d'aider les villageois à se rendre compte qu'ils peuvent compter sur eux-mêmes dans la tâche de développement et de transformation socio-économique d'Afrika ba'a. Mvomo nous présente tout ceci comme un reflet de la réalité observable. Partant de cette image de la condition humaine, il va présenter une vision [PAGE 115] corrective de ce monde reconstitué. Dès lors, son récit devient de plus en plus didactique. Kambara est pétri de bonnes qualités. Il est sincère, intelligent et il sait appliquer toute son énergie à sa tâche de reconstruction.

Sous sa direction les villageois se mettent à travailler. On assiste peu après à une transformation socio-économique du village de misère qui arrive à sortir de son état moribond grâce aux attitudes plus affirmatives et positives inculquées par Kambara et aux méthodes nouvelles de la gestion communautaire qu'il introduit. Peu à peu une vague de prospérité se manifeste au village. La vie humaine y devient de plus en plus supportable. Les gens se rendent compte de leur force dans la communauté et peuvent donc effacer les fausses images d'eux-mêmes, c'est-à-dire, le complexe d'infériorité imposé par le colonialisme.

C'est ainsi que Mvomo s'érige en pédagogue du peuple pour corriger la mentalité coloniale qui voit l'Africain comme un être condamné et incapable de diriger ses affaires sans l'aide de l'Européen. Le succès de Kambara et celui de son programme du développement socio-économique ne dépendent pas des théories économiques émises en Europe ni des doctrines politiques européennes. Tout ce qui compte dans l'administration d'Afrika ba'a ce sont l'action positive, la fraternité, l'attitude affirmative et la solidarité. Ne se contentant pas de parler d'un socialisme africain, Rémy Gilbert Medou Mvomo montre comment il faut le traduire dans les faits réels qui parleront d'eux-mêmes. Il sonde la tradition africaine avec un œil critique et sait choisir entre l'émotion et la raison afin de faciliter le progrès socio-économique de l'Afrique. Afrika ba'a nous paraît comme un roman révolutionnaire, un coup de vent qui est destiné à renverser les us et les coutumes démodés en Afrique au profit du progrès et du modernisme.

Edet John ELERIUS
Department of Languages and Linguistics
University of Calabar
Nigeria

[PAGE 116]

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L'art et le récit : un pont
entre deux cultures

A propos du film de Moustapha Diop,
« Le médecin de Gafiré »

Raymond RAUSS

L'œuvre d'art, objet et moyen du dialogue

Notre fascination devant une œuvre d'art tient à ce qu'elle exprime une part de l'humanité entière. Ce que l'artiste projette dans son œuvre, c'est lui-même, rarement dans sa totalité mais certainement dans ce qu'il a de plus profond, de plus humain. Ainsi, œuvre de l'autre, l'œuvre d'art représente aussi une part de nous-mêmes. Elle est l'image magique qui porte un message venu des profondeurs de l'humain. Une matière vraiment concrète exprime des pensées abstraites et des sentiments encore cachés. L'art consiste en une communication qui n'est pas toujours consciente : parfois l'émotion qu'il suscite reste inexpliquée. L'artiste réussit à transmettre l'incommunicable.

On considère généralement, et à tort, que la communication artistique est à sens unique. Mais en fait, elle consiste plus en un dialogue qu'en un monologue, car elle implique le spectateur plus qu'il n'y paraît. Toute la démarche de la peinture depuis la fin du XIXe siècle révèle le rôle de celui qui la regarde.

La maîtrise de la perspective depuis la Renaissance avait permis aux peintres de représenter le réel tel qu'ils le voyaient. Mais voilà qu'il n'intéressait plus les impressionnistes préoccupés de transmettre leurs impressions et non plus une vision objective. Ceux qui les ont suivis, se sont attachés à mettre tel élément en évidence au détriment de l'ensemble et des autres parties. Enfin le regard du peintre a fait éclater la perspective en pour [PAGE 117] suivant son analyse personnelle et sur la toile, les pinceaux ont recomposé une autre réalité : celle née du peintre qui interpellait le spectateur. Face au parti pris du peintre, celui-ci devait maintenant prendre parti. Ainsi devait-il renoncer à son objectivité prétendue. Dans la peinture moderne, il est évident que l'auteur est dans sa toile, où se situe le débat et où le rejoint le spectateur. Le tableau est devenu le lieu de rencontre de leurs subjectivités.

La peinture moderne démontre l'importance du rôle du spectateur dans la communication artistique. L'art est un moyen de dialogue d'abord avec soi-même, mais surtout avec les autres. Les polémiques qu'il suscite, révèlent l'existence de la communication dans l'art et le fait qu'elle touche à l'essentiel, chez l'auteur, chez le spectateur.

Mais l'art permet-il aux hommes de se comprendre, de jeter un pont entre les cultures qui le produisent et qui s'opposent ? Nous le croyons à cause de l'implication nécessaire du spectateur dans l'œuvre et nous y voyons une garantie de l'existence du dialogue.

Le dialogue euro-africain : le choc de deux cultures

Si vous ne croyez pas à la différence fondamentale des deux cultures européenne et africaine, écoutez un peu les Européens habitant ou ayant habité en Afrique parler de leurs « boys ». Vous y entendrez maintes histoires désopilantes. Vous aurez peut-être quelques réticences : ne s'agit-il pas d'une littérature orale quelque peu raciste destinée à combler le vide culturel et social dans lequel est plongé l'émigré européen ? Le mieux est de rire de bon cœur. Les Africains ne manquent jamais une occasion de rigoler et je crois que l'Européen, sur ce plan-là, gagne à se mettre à leur école. Mais il faut ensuite, en toute justice et pour continuer à rigoler, aller jusqu'au bout de cette démarche. Allez donc aussi écouter les boys parler de leurs maîtres. Vous réaliserez que le ridicule n'est pas unilatéral : il est l'expression du choc de deux cultures et l'importance que prend ce genre de conversation indique qu'elles constituent une [PAGE 118] quête de la compréhension de phénomènes qui échappent à l'entendement et dont on voudrait bien tout de même saisir le sens. Le comique résulte du choc des deux cultures et constitue une ébauche de dialogue. Il est vrai que celle-ci peut dégénérer en une incompréhension tenace : le rire n'en serait pas la cause mais représente au contraire une manifestation encore anodine de la confrontation de deux modes de pensée et de relation. Quand nous disons choc de deux cultures, nous pensons bien au choc de leur contact. Dans la conquête coloniale, c'est bien le choc qui fera s'effondrer l'une au profit de l'autre. Mais quand tout sera apaisé ou presque, quand l'Occident croira s'être imposé au moins dans certains domaines, certains événements inattendus montreront les limites de cette réussite.

Je me souviens encore d'une séance de cinéma qui m'avait plongé dans la stupeur. Certes, on m'avait souvent dit que dans les cinémas africains, le spectacle était dans la salle. Mais à la fin de ce beau film, quand dans la scène finale, le drame total vient clore cette histoire dramatique, le rire du public, formé exclusivement de bacheliers apportait une note fantastique à cette histoire, pur produit de la littérature réaliste du XIXe siècle. Evidemment le message avait passé puisque les étudiants avaient regardé le film attentivement, mais il ne revêtait pas pour eux la même signification que pour moi. Ce soir-là, j'ai compris (ce que je savais), que je n'avais pas tout compris de l'Afrique, mais surtout qu'il me restait vraiment beaucoup à apprendre. Et cette découverte ne me venait pas de l'œuvre d'art, mais de la réaction qu'elle avait provoquée.

L'art comme moyen du dialogue euro-africain

Avais-je réalisé toute l'importance de la création artistique dans les relations euro-africaines et ce qu'elle pouvait m'apporter à moi comme aux autres Européens dans la compréhension du monde noir ? Ma formation scientifique me portait, pour acquérir une connaissance raisonnée de l'Afrique, à m'intéresser à la géographie, ma « patrie » scientifique, à l'anthropologie, à la sociologie, [PAGE 119] à l'histoire, à l'économie. Je comptais sur mes relations personnelles avec les Africains pour parfaire ma compréhension. Mais quel sens une œuvre d'art africaine donne-t-elle à la société dont elle provient ? Elle la justifie, la valorise : la beauté d'un masque sénoufo atteste de la profonde humanité de l'artiste qui l'a sculpté et celle de sa famille, de son village, de son peuple au sein desquels a grandi son génie. Ceux-ci peuvent être fiers à juste titre de l'œuvre et de l'artiste. Mais si j'admire ce peuple en admirant ses chefs-d'œuvre, qu'ai-je appris sinon à l'estimer, moi qui n'avais de toute façon aucune raison de le mépriser ?

L'art permet cette communication si profonde qu'elle n'émerge que peu à peu à la conscience et la réalité de cette communication n'empêche pas la difficulté d'en saisir consciemment toutes les implications. Il est vrai aussi que certaines formes d'art permettent d'accéder plus facilement à la compréhension. C'est le cas par exemple de la littérature car la magie de la forme s'appuie sur la logique du langage. Il se trouve que là, l'art, objet d'analyse, et la science, analyse de l'objet, utilisent le même moyen : la langue. Ainsi est évitée la nécessité d'un passage entre deux modes différents d'expression. Par le roman africain, le lecteur pénètre immédiatement dans le monde africain. Cette forme d'art convient évidemment au dialogue inter-culture, d'autant plus que si le mode d'expression est d'origine européenne par sa forme et par sa langue, l'écrivain qui a acquis la maîtrise de l'écriture et a été élevé en Afrique, est par nature un produit de deux cultures et le pont tout trouvé entre elles. Il est à cet égard frappant de constater que beaucoup de romans africains mettent en scène la confrontation des deux mondes Europe-Afrique sur le plan de l'espace où ils évoluent et des personnages qu'ils décrivent, et sur le plan personnel de l'intégration de ces deux modes de pensée à l'intérieur du seul individu. C'est certes l'un des sujets de préoccupation essentiels de l'Afrique d'aujourd'hui, déchirée entre ce qu'elle est et ce qu'elle devient. Mais c'est encore plus assurément la marque de l'existence d'un débat intense à l'intérieur de la personnalité de l'écrivain africain comme de tout Africain ayant été instruit à l'école des Blancs. Cette [PAGE 120] dualité est plus ou moins bien vécue et l'on peut se douter du drame qu'elle génère chez certains. Elle offre à la littérature africaine quelques-unes de ses plus belles pages et au lecteur européen un chemin qui, il l'espère, le mènera au cœur du monde noir.

Le cinéma est peut-être encore plus caractéristique de ce pouvoir médiatique parce qu'il ajoute l'action de l'image qui recrée plus intensément le monde raconté. Mais le cinéma ne peut apporter une description aussi minutieuse que le roman : les idées exprimées par un écrivain peuvent passer rapidement de l'une à l'autre, ce dont sont incapables les images cinématographiques, plus étroitement liées au réel. Le cinéma doit se contenter d'explications succinctes : pas possible de cerner la réalité par des nuances qui lui conféreraient toute sa subtilité. La subtilité du cinéaste consiste précisément à évoquer beaucoup avec peu de moyens. Mais s'il joue trop à ce jeu-là, son film devient hermétique. C'est dire que le film laisse forcément des espaces où le spectateur se faufile. Vous êtes allé au cinéma avec un ami; en sortant, vous discutez du film. Une fois, au moins, l'espace d'un instant, vous vous êtes demandé si vous aviez vu le même film ! La salle qui éclate de rire quand vous avez envie de pleurer, l'ami qui a vécu le film dans un autre monde que celui dans lequel vous étiez plongé, vous posent des questions et révèlent l'incompréhension. Cependant votre propre analyse de ce que vous avez vous-même ressenti, peut développer un monde que vous ne soupçonniez pas. Un spectateur européen d'un film africain, confronté à une autre vision, peut être amené à ressortir des connaissances oubliées et à les comparer à celles qu'on lui propose. Il ne s'agit pas uniquement d'éléments de connaissance. Cette confrontation peut mettre en évidence des méthodes dont le champ d'action dépasse très nettement celui peut-être anodin du sujet du film. [PAGE 121]

Un exemple : le médecin de Gafiré,
un film de Moustapha Diop

Un jeune médecin africain travaillant dans un hôpital en ville est affecté à un poste en brousse. Là il est confronté à la concurrence d'un guérisseur. Celle-ci se situe au niveau du prestige et remet en cause surtout la considération sociale du médecin. Celui-ci finit par aller trouver son concurrent qui lui propose une joute de guérison. Le guérisseur se montre infiniment plus habile que le médecin. Finalement le guérisseur devient le maître du médecin et le médecin formé à l'école de l'Europe commencera et poursuivra sous sa direction une formation de guérisseur traditionnel. Ainsi est illustré le choc de l'Europe et de l'Afrique. Le problème apparaît bien évidemment posé ainsi car à aucun moment les causes de la maladie, vues par la science européenne et la connaissance africaine, ne sont identifiées différemment. Ce n'est pas le moindre paradoxe de ce film mais il montre bien qu'il ne s'agit pas de comparer le fondement de leurs pratiques mais de les utiliser comme symboles de deux modes différents. Pourtant l'éviction de cette dimension fait retomber le débat dans un monde théorique. Car la maladie dans la conception africaine traditionnelle n'est jamais naturelle. Elle résulte d'une volonté occulte ou avouée de gens, de forces, d'esprits. Ainsi s'explique l'efficacité parfois extraordinaire de certaines interventions magiques. Le monde de la médecine traditionnelle pénètre au cœur de la société et accède aux conflits qui se déroulent au sein des consciences des malades. Pour incompréhensibles que soient généralement aux Européens ces pratiques ancestrales, elles ne sont pas forcément illogiques. Mais ne cherchez pas ce problème dans ce film; il n'y est pas.

Quant à la réalité sanitaire de l'Afrique, elle est quelque peu escamotée. Le dispensaire du médecin est bien vide et ne semble pas intéresser beaucoup de gens. C'est bien le contraire qui se produit normalement. L'arrivée d'un nouveau responsable d'un dispensaire augmente sensiblement le nombre de patients. Les gens n'hésitent pas à venir consulter pour un mal peu grave, dans l'intention [PAGE 122] de voir à l'œuvre le praticien. Dans l'espoir aussi qu'il sera particulièrement habile et d'être rassurés face aux vicissitudes de la santé dans l'avenir. Car l'Africain mieux que quiconque, connaît bien les limites du pouvoir du guérisseur : très efficace dans certains cas, impuissants dans d'autres. Avant l'arrivée de la médecine européenne, l'Afrique ne vivait pas des jours sans souci de santé.

Beaucoup de scènes de ce film marquent parce qu'elles sont bien tournées, parce que les acteurs sont suffisamment présents, éloquents et convaincants. Mais le spectateur, en tout cas l'Européen, gardera une impression d'une construction insuffisamment élaborée. A l'analyse, il comprendra que le récit est celui d'un Africain et qu'au-delà du récit, c'est la différence de sens de la vie qui l'arrête au moment où il croyait pénétrer dans le monde africain et le laisse au dehors. Il y rentrera par une autre porte, s'il arrive à comprendre pourquoi l'entrée qu'il a aperçue d'abord était close et ne laissait passer que des courants d'air.

Car ce récit est un récit africain. Il se déroule dans la logique de la culture africaine. Le spectateur africain retrouvera le monde qui est le sien. Le spectateur européen aura l'occasion par ce film de rentrer dans les profondeurs du monde africain. C'est une part de l'âme noire qui se déroule ainsi sous nos yeux. Comment ?

Le film commence avec la fin de l'histoire. Le reste, c'est-à-dire l'ensemble du film servira à l'expliquer. Le récit n'est pas gratuit : il consiste dans l'explication d'un événement. La décision d'envoyer le médecin en brousse met en marche un processus qui sera décrit tout le long du film mais qui ne peut aboutir qu'au dénouement qui a été présenté. Il n'y en a pas d'autres possibles. Le destin et la forme que prennent la suite des événements quand ils ont abouti à leur conclusion. Les choses sont ce qu'elles sont : on ne peut modifier ce qui est passé. Donc c'est qu'elles devaient être. Le récit ne laisse pas de choix. Etant passé, les événements ne laissent plus de choix, de liberté à l'individu. Le récit africain s'inscrit dans cette conception et l'illustre. C'est le cas pour ce film.

L'individu européen d'aujourd'hui se conçoit libre. [PAGE 123] En face des circonstances de la vie, il choisit. Le choix est plus ou moins large selon des circonstances mais il existe. Cette conception donne au roman européen une de ses vraies grandeurs. Elle facilite l'élaboration des scénarios de films car ceux-ci découpent l'histoire en scènes dont chacune peut revêtir par sa non-détermination, une importance, une signification mais aussi une intensité émotionnelle extraordinaires. Le récit africain est en quelque sorte privé de cette dimension naturellement inscrite dans le récit européen. Il a d'autres ressources, entre autres celle de mettre en scène le destin. Celui-ci revêt une présence émotionnelle puissante et permet au récit africain de se suffire à lui-même.

Signification du récit quant à la réalité

Le discours du cinéphile tourne ici à la réflexion anthropologique et à la philosophie universelle. Car si les conceptions du destin et de la liberté conditionnent à ce point l'art du récit, on peut imaginer qu'elles sont inscrites profondément dans les consciences, les caractérisent mais aussi les conditionnent. L'Africain est-il comme il se raconte ? Nous ne ferons qu'en suggérer quelques traits et inciterons chacun à aller retrouver les Africains eux-mêmes dans leurs romans, leurs films ou en les écoutant lors de palabres organisées ou de discussions improvisées qu'ils savent si bien faire durer une nuit entière.

Mais ne faut-il pas d'abord revenir sur notre propre réaction face au film : le médecin de Gafiré ? On nous proposait une histoire. Ce récit pousse à la réflexion mais celle-ci porte naturellement sur l'objet du récit, c'est-à-dire le fond. Notre démarche nous a amené à nous intéresser à la forme qui a révélé le problème, celui de l'existence du destin, peut-être de façon plus intense encore. Que le fond et la forme tendent à évoquer le même problème porte l'objet d'art à une unité qui est rare et qui constitue une réussite remarquable. Celle-ci ne serait pas complète sans l'intervention du spectateur. Le film a constitué un espace de réflexion dans lequel se rencontrent l'auteur et le spectateur et qui est [PAGE 124] offert au monde entier puisque ce film est public. Pourtant les conclusions auxquelles nous sommes parvenu ci-dessus se trouvent-elles justifiées par leur seule logique ? Chacun peut entrer dans le débat et les confronter à ses propres expériences. Mais quelle place le récit tient-il dans la vie de l'Afrique ? Notre démarche pourrait être purement intellectuelle. Que le récit explique en plus de ce qu'il raconte, voilà qui arrangerait bien les écrivains ! Cela les revêtirait d'un pouvoir et d'une mission auxquels nous croyons.

L'Afrique telle qu'elle se raconte

J'avais marché pendant toute la matinée une quinzaine de kilomètres sous le soleil d'Afrique avec un bon sac à dos bien pesant. Une sieste m'avait reposé les épaules mais mes jambes se sentaient encore un peu molles et mon esprit errait encore dans la savane. J'avais réussi à grignoter quelque chose mais n'avais rien trouvé de bien solide à me mettre sous la dent. Pourtant dans ce village perdu, il y avait un bar. Je m'étais installé à la terrasse, sous les étoiles, satisfait de ma journée, mais grogui et un peu seul. A une grande table, des Africains s'étaient rassemblés et parlaient avec animation. L'un d'entre eux m'invita à boire une bière avec eux. C'était un militaire, un jeune officier dont je réalisai rapidement l'intelligence. C'est lui qui entreprit le récit et le mena à son terme. Il le fit comme pour excuser l'atmosphère étrange qui planait sur la tablée : la joie des retrouvailles, la tristesse de l'événement, la perplexité existentielle et la volonté de ne pas sombrer dans le mélo. Le récit exprima tout cela mais traduisit d'abord l'immense trouble qui les avait envahis, qui visiblement marquait le jeune officier. L'après-midi, ils avaient enterré l'un de leurs amis, mort lors de manœuvres militaires. Ce genre de mort est toujours stupide et je ne me souviens plus des circonstances exactes de l'accident. Les journaux, la radio, la télévision avaient abondamment parlé de ces manœuvres et j'avais compris que c'était un événement rare. Mourir lors de manœuvres constituait dans ce pays d'Afrique une malchance incroyable. [PAGE 125] Et c'était leur copain qui avait été frappé ! Sa mère qui avait eu onze enfants en avait conduit dix en terre : c'était le dernier qui lui restait. Et sur la tombe ouverte, elle avait parlé. Plutôt elle avait crié. Qu'avait-elle fait pour que le malheur s'acharne ainsi sur elle ? « Vous m'avez tout pris, il ne me reste rien que vous ne puissiez prendre ! » A qui s'adressait-elle ainsi ? Certainement aux esprits des ancêtres. Je ne crois pas que le jeune officier l'ait précisé et je ne pensai même pas à le lui demander. Cela n'avait dans ces circonstances aucune importance. Ce dont je me souviens bien, c'est qu'elle n'avait pas peur. Elle ne risquait rien, il ne lui restait que sa vie qui n'avait plus de sens. Une femme injuriait les forces qui tuent. Une femme subissait son destin et ne l'acceptait pas. Elle était dressée au bord de la tombe où était couché son fils et défiait les forces qui avaient fait tomber son dernier enfant.

J'aurais voulu assister à cette scène. Elle m'aurait bouleversé comme elle avait bouleversé ces amis d'un soir. Ce n'était pas par goût du macabre mais parce que cette femme avait exprimé la révolte de l'homme contre la mort. La douleur de cette femme, c'était le cri de l'homme noir contre ce qui n'est pas supportable et je sentais à travers ce discours rapporté, la puissance des mots et la rage du cœur. Car ce qui donnait une dimension extraordinaire au tragique de cette situation, c'était que la révolte n'était pas première. Elle avait été précédée par une acceptation des premiers malheurs. L'Africain, mieux que tout autre, sait accepter les règles du destin parce qu'il y croit profondément. Mais quand le destin s'acharne si implacablement sans qu'apparaisse une raison évidente, il n'est plus acceptable. Et en racontant, en criant la mort de chacun de ses enfants, c'est cela que cette femme disait : « Pourquoi m'avez-vous donné tous ces enfants, si c'était pour en arriver là ? » Car j'avais bien compris que cette femme avait bien saisi qu'elle n'avait eu des enfants que pour les perdre; les joies n'avaient existé dans sa vie que pour préparer son malheur. Elle avait vécu toute sa vie pour se retrouver là devant cette tombe encore ouverte.

Et si moi – qui ne crois guère au destin – j'avais rencontré cette femme, que lui aurais-je dit ? Le hasard [PAGE 126] peut-il être aussi implacable que cela ? Le monde des représentations africaines m'avait frappé de plein fouet et je n'avais pas grand-chose à lui opposer; c'est qu'il s'était inséré dans le monde des réalités concrètes et le tout revêtait une cohérence dont la signification était valorisée par le caractère universel de la révolte contre la mort. Le destin constituait la trame du récit et la cause du malheur avait pris une dimension dramatique, atteint une signification autrement plus humaine que la vie d'un roi mort chantée par un griot.

Le destin donne une signification, une valeur de signe à tous ces récits traditionnels qui bercent les bébés africains, passionnent les enfants africains, valorisent les Africains adultes, intéressent les historiens et les anthropologues et ennuient la plupart des Européens qui ne les écoutent guère. Le destin, qui exprime une part de la manière d'être de l'Africain, a besoin du récit pour se découvrir et il lui fournit le plan dans lequel il se déroule. Ainsi l'Afrique s'exprime-t-elle et l'Européen découvre-t-il une part de ce qu'elle est et une part de ce que lui est, en constatant ce qu'il n'est pas. C'est que comme tout élément de culture, le récit, la littérature amènent l'homme à observer où il est, où il n'est pas, où se trouvent les autres et établissent que la culture est un espace mental dont chacun occupe une part que l'on ne sépare pas du tout sans briser l'ensemble.

Le médecin de Gafiré, la femme qui enterrait son onzième enfant ont été confrontés à leurs destins : les deux récits l'ont constaté et ont montré comment les protagonistes le percevaient. Le destin s'est trouvé au cœur de l'œuvre de fiction et du récit vécu. Que le destin apparaisse si fondamentalement dans des circonstances si différentes indique qu'il constitue un aspect de l'âme africaine. L'art et le récit nous ont amenés à percevoir un élément essentiel d'une autre culture.

Raymond RAUSS


[1] On trouvera dans la préface écrite par J.D. Penel des indications plus détaillées sur l'arrière-plan historique du roman.

[2] Etienne Goyémidé, actuellement secrétaire général du ministère de l'Education nationale à Bangui, a déjà publié chez le même éditeur et dans la même collection Le silence de la forêt (1984).

[3] Paris, Hatier, « Monde Noir Poche », 1985, 128 p.

[4] Ecrivains gabonais qui avec plus ou moins de bonheur ont produit des œuvres romanesques.

[5] Rémy Gilbert Medou Mvomo, Afrika ba'a, Yaoundé, Ed. CLE, 1969.