© Peuples Noirs Peuples Africains no. 52 (1986) 21-40



Le grand retour des barbouzes

LE NŒUD DE VIPÈRES
DU GABON[*]

Patrick SERY

Barbouzes, mercenaires, soldats perdus, officiers, magistrats, hommes d'affaires et... affairistes : les Français continuent de faire la loi au Gabon vingt-cinq ans après l'indépendance.

Avec l'aimable autorisation du Président-Soleil Omar Bongo qui n'est pas perdant dans l'affaire. L'ancien employé des P.T.T. sous le régime colonial est devenu l'un des hommes les plus riches du monde. L'un des plus autoritaires aussi. Et la France, sous tous les régimes, soutient ce potentat qui se veut forteresse du monde libre. La raison d'Etat a ses raisons...

Même à Libreville, le Gabon est une jungle. Pour parler de sa faune, l'étudiant de l'Ecole nationale de la magistrature m'avait convié dans un coin de plage désert, en plein soleil, loin de la foule des parasols. Là, discrètement, sous sa serviette de bain, en jetant des coups d'œil furtifs autour de lui, il me glissa le sujet de culture générale au concours d'entrée sur lequel il avait planché il y a deux automnes « Commentez cette pensée du chef de l'Etat gabonais "Je préfère une injustice à un désordre." »

L'ancien potache en rit encore, mais sous cape, tant [PAGE 22] il est vrai qu'au Gabon tout circule sous le manteau. La fameuse phrase de Gœthe avait déjà beaucoup servi mais jamais, même légèrement simplifiée, dans la bouche d'un chef d'Etat pour instruire de futurs magistrats. En tout cas aucun impétrant, on s'en doute, ne commit la première erreur de sa future carrière en faisant le rappel de l'original ou en critiquant sur le fond la pensée d'Omar Bongo de facto président à vie de la République gabonaise. Laquelle, convenons-en, est conforme aux souhaits de son Guide : l'ordre y règne plus sûrement que la justice. Le Gabon est calme et la France y veille... Aujourd'hui plus qu'hier et moins que demain puisque revoilà le toujours jeune et toujours ambigu Jacques Foccart, le père Joseph de la politique franco-africaine, qui reprend du service comme aux plus beaux jours du gaullisme, flanqué dans l'ombre du tout aussi neuf Maurice Robert, éminence parmi les plus grises. Preuve, s'il en était besoin, que le Gabon n'est pas pour la France un pays comme un autre. Et que Libreville, la point trop bien nommée, demeure plus que jamais la capitale de la Barbouzie.

La France et le Gabon, c'est une histoire mère-fille, vous savez, une toile de fond d'amour et de haine, tissée de mille secrets communs, brodée de tensions, de jalousies, de chantages, cousue de fil blanc mais sale, tachée parfois de sang clandestin. Et cela depuis toujours. Depuis qu'en 1958 le Gabon de Léon M'Ba n'accepta que du bout des lèvres l'émancipation que de Gaulle offrait à toutes les colonies africaines de la France. La fille alla donc vivre sa vie de son côté mais la mère resta ostensiblement présente à son domicile. En 1986, le visiteur fraîchement débarqué a souvent l'impression de se trouver dans un département ou territoire d'outre-mer.

Ce qui n'est pas pour déplaire aux vingt-cinq mille Français du pays, une colonie restée très coloniale. Bon nombre d'entre eux ont conservé les postes, économiques ou administratifs, qu'ils occupaient avant l'indépendance. Moins ravis sont les Gabonais qui guettent les places. Aussi, le 10 mai 1981, lorsque la gauche arriva au pouvoir en France, avec, dans son programme, de grandes et belles résolutions sur l'Afrique, on vit à Libreville et à Franceville des gens descendre dans la rue, chanter et danser comme à la Bastille, se saouler au vin de palme : les choses allaient bouger. Peut-être même la France socialiste [PAGE 23] les débarrasserait-elle du « grand parasite ». Du moins la mère allait cesser de prendre la fille par le bras, ce qu'elle faisait moins dans l'intention de l'aider à marcher que dans celle de la conduire où bon lui semblait.

La démarche du nouveau ministre de la Coopération – progressisme et tiers-mondisme – n'allait pas, il est vrai, sans quelque dogmatisme. Elle plut à certains, pas à d'autres. Pas à Houphouët-Boigny, le « vieux sage » de l'Afrique noire, et pas à Omar Bongo, qui se veut défenseur du monde libre et de l'Occident. Une hérésie, mais qui marche ! Bongo a beaucoup soutenu, jadis, l'Afrique du Sud contre l'Angola; il a cherché à déstabiliser le Bénin avec l'appui du Maroc; il sert de tête de pont pour les opérations au Tchad. Du pouvoir socialiste Bongo redoutait surtout qu'il se mêle de soutenir les mouvements d'opposition à son régime. Président à vie depuis 1967 – sa réélection tous les sept ans n'étant qu'une aimable formalité –, Omar Bongo s'intéresse beaucoup plus aux arcanes de la politique française, qu'il connaît sur le bout des doigts, qu'aux développements sans surprises d'une politique intérieure dont aucun frisson de contradiction ne vient jamais rider la surface. Tout juste feint-il d'être agacé par le zèle des magistrats à sa solde qui lui accordent régulièrement 99 % et des poussières – et même 110 % en 1973 ! « Là, je te dis, ils m'énervent vraiment, râlait-il auprès d'un de ses conseillers, ils me mettent trop de pour cent... »

La période socialiste fut marquée par deux brusques refroidissements qui tenaient autant à l'extrême susceptibilité du maître du Gabon qu'à une stratégie assez habile de chantage.

D'abord, l'après-mai 1981 : aiguillonné par une communauté française dont on peut situer la majorité agissante légèrement à la droite de Pierrette Le Pen, Bongo fit mine – mais il peut le faire réellement – de se chercher un oncle du côté de Washington. Le « clan des Gabonais », conglomérat de citoyens français dont les intérêts personnels croisent et recouvrent avantageusement ceux de la France ou ceux qu'ils désignent comme tels, se déchaîna. Il fit de son mieux, de son propre aveu, pour saboter les relations entre Bongo et le gouvernement socialiste.

Bongo rugit et obtint la peau de Jean-Pierre Cot, qui démissionna fin 1982. Le gouvernement sous l'impulsion [PAGE 24] de Guy Penne, conseiller de Mitterrand pour les affaires africaines, cessa de faire suivre d'effets malheureux ses bonnes intentions et adopta dès lors une Realpolitik blindée, devenant, sur le continent africain privilégié, « cohabitable » avant l'heure. Retrouvant les vieilles manières de la droite à Libreville, l'Elysée nomma au poste d'ambassadeur un ancien des services de renseignements. Pierre Dabezies, toujours en poste, est, il est vrai, un spécimen unique, un vrai bijou de cohabitation : gaulliste mais de gauche, militaire de carrière, ancien commandant du IIe Choc en Algérie, voici pour plaire à la droite; intellectuel, professeur agrégé de droit public, voilà pour rassurer la gauche.

Puis on fit le ménage et sans délicatesse. Les conseillers suspects de... socialisme furent déplacés dans d'autres pays ou renvoyés dans leurs foyers.

Certains en sont bien « amertumés », comme disent les Gabonais. L'un d'eux : « Et qui a-t-on mis pour me remplacer ? Ne cherchez pas : la filleule de la secrétaire de François Mitterrand ! Une minette de vingt-cinq ans, payée trente Mille francs par mois. Bongo lui a tout de suite proposé la botte. Nous l'avons prévenue, ma femme et moi : si Mme Bongo l'apprend, il faudra partir, et vite... Savez-vous ce qu'a répondu la demoiselle ? "Oh. ça ne fait rien, un avion de l'Elysée viendra me chercher." »

Bongo s'était à peine calmé qu'un livre explosa fin 1983; comme un gros pavé dans les vitrines des libraires : Affaires africaines de Pierre Péan. Une mise à nu fort documentée du « système Bongo » par un journaliste qui avait été, dans les années soixante, coopérant au Gabon.

L'écho de l'explosion fut sans doute amplifié par les médias mais le meilleur attaché de presse de l'ouvrage aura été Omar Bongo lui-même sans lequel il n'aurait peut-être pas été un best-seller. Cette fois, c'en était trop.

Le président gabonais, au bord de la rupture d'anévrisme, demanda des comptes directement au gouvernement français, feignant d'ignorer qu'en France les pouvoirs publics ne contrôlent pas l'expression écrite. Immédiate mesure de rétorsion (mais envers qui ?), le lockout fut décrété sur toutes les publications et informations en provenance de France. Quand on sait que les trois quarts des journaux télévisés, les neuf dixièmes des kiosques [PAGE 25] sont approvisionnés par la presse française, on mesure le vide. Un gouffre.

Il se trouva aussi de bons Français du Gabon pour réclamer qu'en France ces maudits socialo-communistes interdisent ce maudit bouquin tout en jurant que c'étaient eux, les socialistes, qui l'avaient commandité. Dans une lettre mémorable à Omar Bongo – « Notre Président » –, ils se dirent « honteux d'être Français ». On songe ici à la mauvaise humeur manifestée en son temps par Ferdinand Marcos auprès de Reagan, à la suite d'attaques portées par la presse américaine. Péan pourrait ainsi se vanter d'avoir non seulement ouvert une crise – plus d'urticaire que diplomatique – entre les deux pays mais aussi réussi à faire sortir de sa réserve africaine le fameux Foccart, cet obélisque de discrétion. « Un livre plein de calomnies et de bassesses », commenta-t-il dans le Figaro-Magazine.

Mortifié, le gouvernement fit l'impossible pour réparer le péché d'expression commis par un citoyen incontrôlé. Il déploya des trésors de diplomatie, des kilomètres de tapis rouge. Envoya Penne, Grossouvre et compagnie pour circonscrire le sinistre. Pierre Mauroy, Premier ministre, se rendit au Gabon en avril 1984 avec une suite de soixante-dix personnes, saluant ce « havre de prospérité, de progrès, de paix sociale ». Mme Michèle Cotta, présidente de la Haute Autorité, était de la revue, en charge d'expliquer qu'en France la télévision était libre, indépendante, etc. Bref, Mauroy vint plaider l'innocence ou, tout au moins, les circonstances atténuantes. Mais Bongo pouvait-il comprendre alors qu'une des deux chaînes de la télévision gabonaise est basée dans l'enceinte même de son palais ?

Alors l'Elysée joua le grand jeu et fit, en octobre 1984, un honneur exceptionnel à l'offensé : une « visite d'Etat » de trois jours à Paris. Seuls y ont droit, en principe, des chefs d'Etat du rang de Reagan, la règle pour tous les dignitaires africains qui frappent à la porte étant la « visite de travail ». L'intérêt national se mettait sur son trente et un pour enterrer la mauvaise humeur en grande pompe. [PAGE 26]

LE « CLAN DES GABONAIS » EXISTE BEL ET BIEN

A Libreville, où la rumeur est vagabonde, on affirme qu'un des passe-temps favori du chef de l'Etat gabonais est de faire écouter, enregistrée sur cassette, la mésaventure d'un ministre français en visite dans le pays. Est ainsi désignée par « mésaventure » l'aventure dudit ministre avec une jeune dame de l'Association France-Gabon qui se serait soldée par une passagère faiblesse. L'anecdote est véridique mais serait à laisser dans les placards de la vie privée des hommes publics si elle n'était révélatrice du climat « à couper au couteau » – l'expression est d'un ancien diplomate – inhérent au « système Bongo ». Il s'agit de mettre l'autre en situation de dette ou de gêne. Il existe donc, quelque part à Libreville, un enregistrement de l'infortuné ministre en pleine débandade, avec un refrain du genre : « Mais c'est la première fois que ça m'arrive ! » Qu'elle ait été commanditée par des services français (de renseignements) ou gabonais, le but d'une telle manœuvre est clair : un homme qu'on tient ainsi par le sexe est nu devant l'Histoire.

Ce qui nous mène droit à la question : pourquoi la France se déculotte-t-elle ainsi devant Omar Ier, monarque d'un petit pays, peuplé de moins d'un million d'habitants ? Six à sept cent mille selon les plus récentes estimations des démographes, un million deux cent mille par décret présidentiel : on fait du CFA avec tout. Le gonflement exorbitant de la population sert à doubler les aides extérieures. Ou encore : pourquoi la France soutient-elle de toutes ses forces, et quel que soit son régime, un pouvoir autocratique dont elle connaît tous les rouages ? On perçoit au moins deux bonnes (?) raisons : Bongo a été mis en place, non par des élections libres (Marcos, lui, avait été élu) mais par les autorités françaises en Afrique, c'est-à-dire par Jacques Foccart, assisté de Maurice Delaunay dont nous reparlerons. Bongo, c'est vrai, n'a pas été un ingrat. Partant pour toutes les médiations possibles, il s'est révélé un allié précieux, fer de lance de la résistance africaine au seigneur Kadhafi. Intelligent, madré, [PAGE 27] ce n'est pas un président fantoche. Ou bien cette marionnette manipule elle-même ses fils. En dépit des sautes d'humeur, les liens, les compromissions sont réciproques, multiples, indénouables.

Autre raison, la fille est très bien dotée. Le Gabon est né coiffé : uranium, manganèse, bois et surtout pétrole. Une telle pluie de richesses devrait, logiquement, féconder les revenus les plus élevés d'Afrique et assurer à sa maigre population une prospérité digne de l'émirat pétrolier qu'il est effectivement. Un pays de cocagne donc pour les Français qui s'en donnent à cœur joie. Car ce sont toujours eux – même si la gabonisation progresse – qui, vingt-cinq ans après l'indépendance, font tourner la machine. Ils profitent aisément d'une caractéristique patente du naturel gabonais qui alimente le racisme de certains mais qui est incontestable : une certaine philosophie de la vie que certains qualifient d'« indolence ». Les Gabonais l'admettent volontiers : ils ne sont pas des fous du boulot. Un vieux dicton du pays le confirme : « Ici, il n'y a que la forêt qui soit vierge, que le bois qui travaille et encore on dit qu'il joue. » Analyse succincte mais exacte d'un diplomate : « Au temps des colonies, le Blanc faisait travailler le Noir sans le payer. Aujourd'hui, le Noir fait travailler le Blanc et le paye bien pour qu'il continue de le faire à sa place. » L'économie gabonaise demeure donc la chasse gardée des grandes sociétés de l'Hexagone. A commencer par le géant Elf. Ah ! Elf ! Un Etat dans l'Etat gabonais. Elf qui avait tout perdu en Algérie et qui a reconstitué son cash-flow, et au-delà, au Gabon. Elf dont il n'est pas exagéré de dire qu'elle fait la politique du Gabon. Elf qui possède sa propre antenne de renseignements tout comme la COMUF, et la COMILOG, Paribas. Elf qui se situe au centre d'étonnants chassés-croisés entre le SDECE, l'ambassade de France et la société pétrolière. « Elle possède un réseau souterrain très efficace », confirme l'ancien ministre de la Coopération, Jean-Pierre Cot. Ombres souterraines : Maurice Delaunay, l'homme qui mit Bongo sur son trône en 1967, ambassadeur jusqu'en 1979, date à laquelle il entra à la COMILOG et fut remplacé par son vieux complice Maurice Robert, lequel venait tout droit du SDECE, via Elf-Aquitaine. Robert quittera son poste en 1981 pour entrer à Elf. Delaunay et Robert, voilà le vautour à deux [PAGE 28] têtes du Gabon. Mais il y en a d'autres : Jean-Pierre Daniel, colonel du SDECE, chef de l'antenne de Libreville, entre à Elf quand Robert en sort... Voyez l'écheveau ! Tous ces gens-là avaient fait grise mine en 1981 en voyant arriver à la tête du SDECE Pierre Marion, pourtant franc-maçon comme eux. Craintes justifiées : Marion mit fin, pendant les dix-huit mois qu'il resta à la tête du service, aux rencontres hebdomadaires entre le SDECE et le service de renseignements d'Elf-Aquitaine, animé à l'époque par Jean-Pierre Daniel. Il est tout à fait vraisemblable que le « clan » ait monté, en octobre 1981, une opération destinée à ridiculiser Marion. Une « intox » fit croire à Paris que Kadhafi s'apprêtait à envahir le Tchad tandis qu'à Tripoli des rumeurs d'intervention imminente des troupes françaises circulaient. François Mitterrand déplora « ces éléments incontrôlés en Afrique ».

Pris dans un enchevêtrement d'intérêts politiques, diplomatiques, stratégiques, économiques, financiers, les Français du Gabon sont dans tout et partout. Dans chaque ministère, il se trouve, à un poste clé, un de nos compatriotes pour cautionner le triptyque gabonais : brouilles, débrouilles, embrouilles. Imaginez qu'en France la police, l'armée, les R.G., la D.S.T., la D.G.S.E. soient en tout ou partie contrôlés par des étrangers. L'Elysée gardé par des Italiens commandés par des Américains ! Cot avait eu le tort de trouver choquant que des Français fussent utilisés dans la répression de citoyens gabonais, et que des mercenaires français, anciens militaires de carrière, puissent être confondus avec les troupes d'actifs stationnées sur le territoire. Ainsi le Gabon est un fromage et les « honorables correspondants » n'en démordent pas[1]. [PAGE 29]

L'O.A.S. et le S.A.C., les ennemis mortels d'hier, se sont retrouvés ici, des causes différentes et perdues pouvant produire les mêmes effets. Le fameux Pierre Debizet inculpé – sans suite – dans l'affaire d'Auriol a été pendant dix ans, jusqu'en 1981, sous contrat de coopération technique (?). Le non moins fameux Bob Dénard, mercenaire mythique, Rambo tricolore, a longtemps servi Bongo avant d'aller organiser la garde personnelle du président des Comores.

Le « clan des Gabonais », quoi qu'en dise Maurice Robert, existe bel et bien. Le Canard enchaîné révélait il y a quelques jours que MM. Robert, Lambinet, Daniel, avaient fait joyeuse bombance dans un restaurant. Pour fêter leur retour aux affaires ? Le « clan des Gabonais », c'est une fraternité d'armes, d'idéologies, d'intérêts. Ah ! le 2e R.E.P. et le IIe Choc ! Voilà déjà passé dans la légende post-coloniale du Gabon l'illustre général Loulou Martin qui fut le supérieur du lieutenant Le Pen en Algérie. Spontanément, Loulou a voulu témoigner pour son ancien compagnon d'armes : « J'étais son supérieur, il n'a pas torturé. » Loulou Martin qui faisait encore de la [PAGE 30] retape pour le leader du Front national aux dernières élections. Loulou Martin, le grand chef de la garde présidentielle du roi Bongo, ancien de l'O.A.S., cela va sans dire, crâne nu et sourire franc, ne renie rien de ses engagements passés. Il sert même de courroie de transmission entre le Front national et le Président que passionnent toutes les activités antimarxistes d'où qu'elles viennent. En 1984, à la veille des européennes, le vieux Loulou – il a soixante-dix ans – reçut un émissaire de son ami Le Pen venu proposer au maître des Gabonais le rachat d'un hebdomadaire d'extrême droite en perdition, Rivarol. Quelques subsides pour la caisse du Front seraient également les bienvenus. Loulou Martin promit de transmettre...

Voici le colonel Georges Conan, soixante-treize ans, chef de la police redouté avant l'indépendance, et qui, cas de figure unique, le resta après ! Ni dans les années quarante ni pendant la guerre d'Algérie, il ne fut vraiment du bon côté. Patron du CEDOC (Centre de documentation), en fait la police politique, il a officiellement pris sa retraite mais demeure, dans l'ombre, l'homme dont Bongo ne peut se passer pour la surveillance de ses sujets. Eternelle Galia au bec, il aura « brutalisé » bon nombre d'opposants gabonais dont le chef historique de la résistance gabonaise, Jean Hilaire Aubame.

Retraite active donc et heureuse certainement : M. Conan assure ses fins de mois en monnayant, murmure-t-on, dans la meilleure tradition du pays, les visas et autorisations de sortie, en particulier ceux des nombreux commerçants libanais ou sénégalais. On le dit milliardaire en CFA. Comme il n'aime pas, mais pas du tout, les rares Français du pays affichés à gauche, il leur fait des misères tant qu'il peut pour leurs cartes de séjour...

Autre chevalier à la triste figure : le commandant Fourest, ancien des R.G., responsable de la Contre-Ingérence, la D.S.T. gabonaise, célèbre dans tout le Gabon pour ses interrogatoires « appuyés ». Un chef d'entreprise gabonais en porte encore les traces sur son visage. Un faux mouvement sans doute. Le jeu favori du commandant Fourest : tirer avec un 9 mm à bout portant sur les oreilles de ses « clients ». Le malheureux a eu le tort de bouger, il a eu la joue sévèrement déchirée. Tant pis ! La [PAGE 31] Sécurité militaire n'apprécie pas mais se tait. Tout comme le Quai d'Orsay, qui n'ignore rien des méthodes de son contractuel, lequel rentre chaque été en France pour des vacances bien gagnées.

D'autres encore... Jean-Pierre Rognan, directeur de la principale prison du pays, Gros-Bouquet, jusqu'en 1984, date à laquelle il fut révoqué par le Quai d'Orsay. Un ancien de l'O.A.S. et du Biafra. Histoire d'en rire, le viril maton en chef avait livré à un gros et fort Gabonais un coopérant français, persécuté pour son homosexualité. L'enseignant fit une hémorragie anale. Rognan rentra à Paris mais conserva sa solde pendant un an. Sa compagne, Coréenne, est restée à Libreville où elle tient, au quartier Louis, un bistrot où se réunissent volontiers les hommes du clan.

Pradel, responsable de la réserve de Wongé-Wongé, la base d'entraînement de la G.P., la Garde présidentielle (ou prétorienne) presque uniquement composée de Français et de Marocains, car Omar Bongo ne fait pas confiance à ses concitoyens, et surtout pas à ceux qui sont d'une autre tribu que la sienne. Un peu parano, Pradel tire parfois sur les avions qui passent...

Et puis Prévost, chargé de la censure des journaux importés. Ne vous échinez pas, cher ami, sur l'Evénement du jeudi de cette semaine il ne passera pas la douane ! Et encore Louis Valéry, un homme de lettres certes mais pas un poète, grand maître du courrier et des télécommunications, qui occupe ses samedis après-midi à ouvrir les boîtes postales. Naturellement, toutes les communications extérieures sont surveillées. Le Gabon, à cet égard, est doté d'appareils ultra-sophistiqués, de magnétophones qui se déclenchent sur quelques mots clés : armement, missiles, etc. Tous ces gens bénéficient d'un contrat local très lucratif. Les chefs de la G.P., le général Loulou Martin, les colonels Meudec et Marion, touchent entre 2,5 et 3 millions CFA. Le colonel Meudec ne m'a pas caché que l'argent avait été sa motivation essentielle : « Je me suis retrouvé veuf avec cinq enfants. Ma solde de l'armée française ne suffisait pas. J'ai donc accepté l'offre qui m'était faite et je suis devenu l'ombre du patron. »

En France, le clan ne chôme pas non plus. M. Eric Chesnel travaille, à l'ambassade du Gabon à Paris, à améliorer [PAGE 32] l'image de marque d'Omar Bongo, ce qui n'est pas une mince affaire. Heureusement, il est aujourd'hui libéré de l'organisation des tournées du chanteur Ali Bongo, celles-ci n'ayant pas obtenu le succès escompté. Ali trouvera-t-il un remplaçant pour porter ses valises, au demeurant assez lourdes car elles contiennent parfois des diamants ? Les douaniers suisses le savent bien, qui lui ont, voici quelques mois, refusé l'entrée sur le territoire.

Autre glorieux personnage du clan, Michel Lambinet, qu'on retrouve à la fête dans tous les coups tordus. Directeur de La Lettre d'Afrique, recruteur de mercenaires. Atteint d'espionnite aiguë – il est vrai que ses bureaux ont sauté plusieurs fois –, il ne passe ses coups de fil que de cabines publiques. On n'oubliera pas non plus dans ce tableau certains « bongolâtres » qui sévissent dans la presse française.

Et les autres ? Les Français qui ne sont ni espions, ni mercenaires, ni militaires, ni conseillers ? Heureux ! Hommes d'affaires, chefs d'entreprise, aventuriers de la finance venus faire du CFA à qui mieux mieux, engranger des revenus doubles ou triples de ceux auxquels ils pourraient prétendre en métropole, pardon, en France. Le Gabon est, sans doute, pour un Français, le dernier Eldorado. Mais il faut faire vite : la « gabonisation » menace et, par-dessus le marché, la crise (inhérente à la baisse des prix du pétrole) se pointe à l'horizon.

A condition de connaître des ministres et d'obtenir des passe-droits, on peut faire fortune rapidement. Enfants gâtés du régime, amassant des magots au soleil, ils ne veulent surtout rien savoir. A ne déranger sous aucun prétexte. Et la moindre brise venue de France leur fait redouter des orages. La paix, le fric, les escapades du week-end en voilier à la pointe Denis, une bonne vidéothèque pour pallier les lacunes de la télé gabonaise et passer le temps... il n'y en a peut-être plus pour très longtemps. On est, en majorité, ultra-nationaliste, ce qui n'interdit pas de préférer rouler en japonaise; on s'affiche à droite toute, mais on ne vote pas ou très peu; on agite la francophonie mais on ne lit pas les journaux français (à part Le Fig-Mag), on ne fréquente guère le centre culturel. Un coopérant du lycée Léon-M'Ba – « Mettez mon nom dans votre journal et je me retrouve dans le [PAGE 33] premier avion en partance pour Paris » – raconte la conversation surprenante qu'il a eue avec ses élèves curieux de savoir quelles « affaires » il faisait : « J'ai eu un mal fou à les convaincre que je n'étais pas là pour faire des affaires, seulement pour enseigner. Ici, disaient-ils, tout le monde en fait, les Français surtout... »

Les distractions « culturelles » sont rares – et, du reste, boudées –, le magnétoscope marche à fond. Parmi les morceaux de choix : les exécutions capitales publiques et télévisées en direct que Bongo-Néron donne périodiquement en pâture à son peuple.

La version hollywoodienne, grand spectacle, des « Cinq Dernières Minutes » de Libreville eut lieu en 1983. Trois malheureux exemples devaient être fusillés devant spectateurs et téléspectateurs pour avoir assassiné leurs épouses prises en flagrant délit d'adultère. Au Gabon comme en France, le tarif normal est de vingt ans. Mais l'Union des femmes du Parti démocratique gabonais, le P.D.G. du P.d.g. Bongo, alerta sa présidente : si nos maris nous traitent comme ça, où allons-nous ? Crainte justifiée car l'adultère est très courant au Gabon. La présidente de l'Union des femmes se trouvant par bonheur être Mme Bongo, elle n'eut pas de mal à convaincre son époux, lequel fit fissa. Un conseiller rapporte ce que furent les ordres du Président : « Bon, ceux-là, vous me les exécuterez, et publiquement ! Ah ? oui, bon, vous les jugerez d'abord, bien sûr ! » Omar Bongo n'a peut-être pas lu Gœthe mais sûrement Lewis Carroll. La Reine dans Alice au pays des merveilles : non, non qu'on les pende d'abord; le jugement ensuite.

La cérémonie annoncée à grand renfort de tambours et de tam-tams attira la foule des grands jours en place de Grève sur le front de mer. Un toit sur lequel s'entassait un maximum de curieux s'écroula. Ce fut tout de même une belle cérémonie. Les suppliciés passèrent devant les caméras quelques minutes avant le châtiment et remercièrent le président Bongo pour les soins que le gouvernement avait bien voulu leur prodiguer durant leur séjour en prison. L'avocat français qui les avait défendus, Me Eugène Martin, dix ans de Gabon, dut s'enfuir précipitamment pour prendre le bateau à Port-Gentil. La défense d'hommes dont on sait à l'avance qu'ils seront [PAGE 34] condamnés à mort est en effet très périlleuse au Gabon et les défenseurs doivent être commis d'office. Car les familles des suppliciés, mécontentes de leurs avocats, « fétichent » à mort, utilisent des gris-gris pour se venger.

Libreville, cependant, est, en temps normal, plus proche de Venise que de Rome. La dague et le poison ont eu raison, dans les années soixante-dix, de nombreux opposants, au Gabon ou dans leur pays d'exil. L'arrivée de la gauche en France avait bien suscité la création d'un parti clandestin d'opposition, le MORENA (Mouvement de redressement national), mais ses membres furent rapidement jetés en prison, condamnés à de lourdes peines puis libérés sur faveur du prince. Monarque, Bongo rejette tout pluralisme. Royal, il pardonne à temps. Joue tantôt de l'intimidation et de la disgrâce, tantôt de la faveur et des cadeaux. Les fers de lance de la protestation d'hier sont aujourd'hui soit en France soit au gouvernement. Politique qui explique le nombre record (mondial) de ministres et de secrétaires d'Etat : cinquante-huit. Soit un pour onze mille habitants !

Il n'y a donc plus, c'est vrai, de prisonniers politiques au Gabon, mais cela ne suffit pas à « blanchir » le régime aux yeux des observateurs d'Amnesty International qui lui consacre tout de même trois pages dans son dernier catalogue. Bongo ne persécute pas les opposants... à condition qu'il n'y en ait pas. Qu'ils s'en aillent ou rentrent dans le rang. Même à Paris, l'opposition en exil doit se faire discrète. Lorsque le MORENA annonce la tenue d'une conférence de presse à Paris en octobre 1985, Bongo entre dans une nouvelle crise de colère-chantage et menace à nouveau l'Elysée. Roland Dumas, le ministre des Affaires étrangères, qui fut pour Bongo beaucoup moins sévère que Cheysson, donne aussitôt ses ordres. La préfecture de police de Paris interdit la réunion sous le motif qu'elle est « de nature à troubler l'ordre public ». C'est grand mais pas toujours très courageux, la France...

Tranquille, le Gabon ne l'est certes qu'en surface. Le Gabon est géré comme une société privée, et même familiale, une oligarchie, organisée en anneaux concentriques dansant autour de Monsieur et Madame. On gère, on s'enrichit ensemble. Fatalement, il y a des scènes de ménage [PAGE 35] mais, en principe, ça ne sort pas de la maison. En vérité, il y a le clan de Monsieur et le clan de Madame. Madame, c'est Marie-Joséphine, épouse et impératrice. Elle est de la même tribu que Monsieur, les Batékés, mais d'un rang plus élevé que lui. Joséphine, la noble, tient donc la dragée très haute à Monsieur. Et quand le torchon brûle dans le couple royal, la cour entière tousse et le pays s'asphyxie. Les escapades de Madame, de notoriété publique, défraieraient la chronique si chronique il y avait mais la presse est inexistante.

Parenthèse : le vrai patron de l'Union, c'est Bongo lui-même. Parti unique, syndicat unique, journal unique... les belles âmes bongophiles de France expliquent : s'il y avait plusieurs partis, ils seraient mono-ethniques et cela relancerait les luttes tribales, etc.

Les faveurs de Madame ne sont pas sans inconvénients. On compte quelques accidents. Robert Luong assassiné en France, à Villeneuve-sur- Lot en 1979 : l'affaire n'a toujours pas été élucidée et ne le sera jamais. On a parlé d'une coopération des services français et gabonais. Ce qui est sûr, c'est que l'épouse de Luong, aujourd'hui remariée, a touché une forte somme d'argent pour retirer sa plainte. Un de ses successeurs, Onanga, a eu plus de chance : blessé, il a pu être évacué aux Etats-Unis et a reçu, lui aussi, une belle somme pour y rester. Un jour, la reine en eut assez qu'on fît assassiner tous ses amants et s'en alla bouder dans sa belle propriété de Beverley Hills où elle resta pendant près d'un an. « S'il se passe quelque chose au Gabon, nous disait un haut personnage de l'Etat, cela ne viendra pas d'une révolte populaire mais d'un drame conjugal. »

Un parfum de Bas Empire romain flotte sur Libreville. Le brave vice-président de France-Gabon, Fabien Owono-Essono, s'il prend parfois la plume pour fustiger les renifleurs, n'en sera sans doute pas le Suétone. La compétition entre Madame et Monsieur prend parfois un tour inattendu. Le stade de Libreville a été baptisé stade Omar-Bongo, l'université de Libreville université Omar-Bongo, la mosquée idem, mais seul l'hôpital de Libreville est devenu hôpital Joséphine-Bongo et Madame proteste que Monsieur est trop gourmand. Mais il y en a aussi pour belle-maman, et fiston... Il est vrai qu'Omar [PAGE 36] pousse un peu. M. Giscard d'Estaing et M. Mauroy qui s'y rendirent en visite officielle ont entendu les chœurs chanter les louanges de l'homme providentiel : « Papa Bongo, envoyé de Dieu... Omar Bongo, soleil de notre vie... »

Un effet surprenant de la rivalité, tel que le rapporte une note confidentielle du P. S. : « Le beau-frère du président, Assélé, est responsable de l'équipe de football de la police alors que le général Ngari dirige le club des forces armées, le FCIO5. Ce dernier fut tellement affecté par la défaite de son équipe face au Cameroun, l'été dernier, alors que l'équipe d'Assélé réalisait une meilleure prestation, qu'il se lança dans un véritable pogrom contre les ouvriers camerounais, au nombre de dix mille environ, obligeant la plupart d'entre eux à quitter le pays. »

Madame est-elle allée jusqu'à ourdir un complot pour renverser Monsieur, avec l'appui de son frère, le ministre de l'Intérieur, Jean Boniface Assélé ? Le coup d'Etat, en août dernier, est passé inaperçu; un jeune capitaine a été fusillé en grande hâte.

« Bongo l'a dit dans son petit livre vert, ohé, ohé,
Tous unis dans un pays prospère, ohé, ohé. »

Chanté chaque soir, en clôture des programmes de télévision, le gimmick de chœurs ivres de reconnaissance continue de rythmer la vie du pays, enclos dans une trompeuse sérénité. Prospère, oui, le Gabon l'est, il ne saurait faire autrement avec ses huit millions de tonnes de pétrole annuels. Dix tonnes par habitant ! De quoi faire de ce que Pierre Guillaumat, l'ancien patron d'Elf, nommait « une province pétrolière de la France » un authentique émirat africain. L'argent est là, sans doute, mais où ? Les Gabonais, c'est vrai, bénéficient de la Sécurité sociale, chose exceptionnelle en Afrique, et d'un lit d'hôpital pour mille habitants. Mais, comme nous le disait le haut fonctionnaire déjà cité ; « Chaque Gabonais devrait posséder sa villa. » On en est très loin, la dette extérieure du pays est énorme, le Gabon est quasiment au bord du dépôt de bilan.

Une partie de la manne est allée dans les travaux somptuaires du règne, des palais et des hôtels scintillants et inutiles. « Bongo, nous disait Jean-Pierre Cot, est le spécialiste [PAGE 37] des projets absurdes et délirants. Telles la première centrale nucléaire d'Afrique – coût : cinq milliards de francs – ou l'école polytechnique de Franceville »[2]. [PAGE 38]

Une autre voie, très empruntée par l'argent du pétrole et par celui des aides étrangères, conduit tout droit dans la poche des gouvernants. Le Gabon, nous l'avons dit, est géré comme une société privée, avec des intervenants extérieurs, les Français, qui font payer cher leur formation permanente. Le système Bongo copains-coquins fait irrésistiblement penser à celui de Marcos. Lequel passait pour détenir la septième fortune du monde. Bongo, lui, ne se flatte que de la dixième. En France, le Président-homme d'affaires possède une splendide villa à Nice, avenue Sperling, Val d'or, un hôtel particulier avenue Foch, un appartement avenue Raymond-Poincaré, un chalet dans les Alpes, des châteaux en Touraine. Les immeubles de l'ambassade du Gabon et les appartements de fonction lui appartiennent. Bongo récupère donc les loyers versés par l'Etat gabonais. Normal, puisque l'Etat c'est lui ! Il a l'œil sur tout : licences d'importation, attributions de terres. Pas un grand marché de l'Etat, pas une concession à une société privée qui ne passent par lui. Directement ou par le truchement de prête-noms, il contrôle trente des plus importantes sociétés gabonaises. Albert Omar Bongo est encore l'heureux propriétaire d'une villa en Californie (valeur : 15 millions de francs), de coffres bien remplis en Suisse, dans les sous-sols de Paribas- Genève. Enfin, la moitié des plus beaux terrains de Libreville lui appartient, l'autre moitié étant dévolue aux amis de la famille; tous archi-milliardaires en CFA, et plus spécialement Georges Rawiri, premier vice-président, ministre des Transports, ex-ambassadeur à Paris, marié à une Française; et Louis-Gaston Mayila, autre inconditionnel, autre milliardaire – cela va de pair –, ministre de l'Education, avocat et néanmoins administrateur de sociétés, appelé aussi à Libreville « le faucon du Président ».

La famille n'est pas oubliée. Jaloux sans doute de la [PAGE 39] dizaine de palais, plus ruisselants d'or les uns que les autres, que son père s'est fait construire dans les chefs-lieux du pays, inhabités au demeurant, Ali Bongo se fait construire le sien, derrière Gros-Bouquet, une construction style Mille et Une Nuits, avec péristyles, colonnades mauresques, marbres importés d'Italie, etc. Quant à la belle-mère du Président, Maman Victorine, elle n'est pas oubliée dans la distribution. Un don du F.E.D. (Fonds européen de développement) – 500 millions de francs CFA – destiné à de petites entreprises forestières aurait été détourné au profit de Maman Victorine, du Premier ministre et de son épouse. Une bagatelle !

Corruption et prévarication touchent, l'exemple venant du sommet, toutes les couches de la population, sauf les plus pauvres qui n'ont rien à vendre. J'ai vu la lettre adressée par le gouverneur de Port-Gentil à un Français, Guy Bénard, qui sera ultérieurement jeté en prison pour avoir osé réclamer au président de la République une créance comme à un vulgaire citoyen : « Monsieur Bénard, veuillez me prêter 150 millions CFA à titre personnel pour monter une entreprise de transport. Vous aurez l'aval du gouvernement gabonais. » Tous azimuts : médecins et infirmières font payer les vaccins livrés gratuitement par l'aide internationale. A la douane, un billet de 10 000 CFA règle tous les problèmes. Un permis de conduire s'achète 80 000 CFA environ. Et l'on perd rarement un procès au Gabon si l'on a de quoi payer le juge.

Voilà le Gabon de Bongo, tel que le soutiennent depuis vingt-cinq ans, au nom de la trop fameuse raison d'Etat, tous les gouvernements de la France : une dictature arrondie par l'argent. La différence de régime avec celui, défunt, de Ferdinand Marcos ? Le Gabon a du pétrole et soixante-dix fois moins d'habitants. Encore Marcos tolérait-il un pluralisme politique, formel sans doute, et une liberté d'expression inconcevables ici, où il suffit presque de ligoter les opposants avec des liasses et des rubans. Mais Omar Bongo ne s'y trompe pas, qui avait fustigé, en son temps, le lâchage par la France de Bokassa et qui vient tout juste de reprocher à Reagan d'avoir poussé dehors ses anciens alliés des Philippines et d'Haïti. On peut compter sur Jacques Foccart pour rassurer son vieil ami et lui chanter la chanson que tous les petits Gabonais doivent [PAGE 40] obligatoirement apprendre à l'école : « Omar Bongo, président du Gabon, que Dieu vous garde jusqu'à l'éternité. »

Patrick SERY

Voici donc totalement confirmé par un observateur ô combien indépendant ce que nous avons toujours dit ici : l'Afrique « francophone » est menée à la baguette plutôt que gouvernée par les services secrets français. Il n'y a pas à proprement parler de politique française en Afrique « francophone », quelle que soit la couleur de la majorité, à moins d'appeler ainsi la succession confuse d'interventions militaires improvisées, de grandiloquentes et incohérentes déclarations sur la « francophonie » dans l'indifférence générale, bref une course folle et sans espoir pour colmater les brèches de plus en plus fréquentes dans la muraille des intérêts anarchiques.


[*] Article paru dans l'Evénement du jeudi du 17-23 avril 1986 et que nous publions avec l'autorisation de l'auteur, Patrick Sery.

[1] Lundi 3 mars : J'étais au Gabon depuis une semaine, et c'est ce jour-là que ça s'est gâté, Bêtement, brusquement.

J'avais rendez-vous avec Fabien Owono-Essono, vice-président de l'Association France-Gabon, directeur d'Air Gabon et conseiller personnel du président Omar Bongo. Question presque innocente, en tout cas pas méchante : « Hier, dimanche 2 mars, la première chaîne de télévision gabonaise a retransmis en direct pendant une heure le show Mitterrand-Mourousi. A quel public s'adresse ce genre d'émission ? » Fureur instantanée de mon interlocuteur : « Pourquoi venez-vous au Gabon pour poser ce genre de question ? » L'interview tourna court.

Le lendemain, j'étais devenu indésirable. Owono-Essono avait pris sa plus belle plume pour écrire à la une du grand quotidien national – le seul – un billet hautement surréaliste dont j'étais sans doute le seul à pouvoir savourer la substantifique mœlle. Dès lors le ciel me tombait sur la tête sous la forme de deux policiers en civil qui s'inquiétaient – courtoisement, au demeurant – de ce que j'étais venu faire, qui j'avais rencontré et quand je devais repartir. « Le plus tôt serait le mieux », précisaient-ils. Devant tant d'aimable sollicitude, je n'avais plus qu'à faire mon paquetage. Lequel allait être soigneusement fouillé par la police de l'aéroport, contrôlée, justement, par l'ineffable Owono-Essono.

Bien sûr, j'avais, pendant huit jours, été suivi; mes conversations téléphoniques avaient été écoutées. A Libreville c'est le menu quotidien réservé – surtout de puis l'affaire Péan – au visiteur un peu curieux. Pas de quoi s'en faire. Mais, significatif du climat franco-gabonais, l'orage déclenché à Libreville transmit ses foudres jusqu'à Paris. Le lendemain, jour de mon retour, les coups de téléphone inquiets ou menaçants pleuvaient : tel conseiller de l'Elysée s'inquiétait; tel correspondant privilégié du président Bongo à Paris cherchait à me rencontrer; Léo Hamon, ex-ministre du général de Gaulle et président de l'Association France-Gabon, appelait Jean-François Kahn. Je n'avais pas encore écrit la moindre ligne !

Mardi 18 mars, après parution d'un premier article, appel téléphonique anonyme : « N'écrivez plus rien sur le Gabon où l'on vous fera la peau. » Aucune éducation !

[2] Lorsque je suis arrivé à Libreville, à la mi-février, un fantôme s'y baladait en toute liberté. Une dame, blanche ou noire selon les témoignages, hantait, le soir tombé, les quartiers populaires de la capitale, frappait aux portes et demandait de l'eau et du sel. Et, chaque fois, dans les maisons où elle était entrée, le plus jeune enfant de la famille mourait dans les heures qui suivaient. La psychose, elle, était bien réelle et touchait toutes les couches de la population. Les gens se réunissaient le soir, organisaient des tours de garde; les enfants allaient à l'école, munis, au poignet, d'une branche de palme, réputée éloigner les mauvais esprits. J'ai vu de ces branches de palme magique flotter aux antennes de voiture. On aspergeait aussi les écoliers et les portes du domicile d'eau bénite car celle-ci décourage, c'est notoire, les fantômes de toutes espèces. Un prêtre catholique déclarait que s'il avait voulu, il aurait pu faire fortune en vendant des fioles d'eau bénite.

La rumeur, qui avait fait l'objet de savantes chroniques dans le journal local, ne ralentit que lorsqu'elle fut relayée par une autre, plus policée et qui la réfutait : le fantôme était une invention du gouvernement destinée à mettre sur le compte du surnaturel les bien réels enlèvements d'enfants « qui disparaissaient dans de grosses Mercedes noires ».

Une autre légende ? Pas sûr. Les sacrifices humains, rituels, sont loin d'avoir disparu des pratiques du continent africain même si elles sont souvent tabou sous la plume des ethnologues. Un prêtre français m'a dit : « J'ai vu dans Port-Gentil des cadavres mutilés. C'étaient surtout des femmes, des jeunes filles pubères, des enfants, des bébés. Amputés du sexe, du foie, du cœur, de la cervelle. Séchés et salés, ces organes servent de talismans contre le mauvais œil. On en fait des potions pour donner la force et le pouvoir, pour lutter contre la stérilité de la femme... »

A Libreville, Radio-Trottoir affirme que ces pratiques fétichistes ne sont pas méprisées par certains membres du gouvernement. Les fameuses Mercedes noires ? Deux des plus importantes personnalités du gouvernement gabonais sont bel et bien soupçonnées – et pas seulement par la rumeur publique – d'avoir enlevé de jeunes garçons à des fins rituelles. Un haut magistrat m'a confirmé avoir vu, de ses yeux vu, dans un des cas, le rapport de police. Le ministre en question avait fait l'objet, sur la route, d'un contrôle de police routinier et l'on avait découvert, dans le coffre de sa voiture, le corps sans tête d'un garçon d'une dizaine d'années. S'agissant d'une personnalité de premier plan, l'affaire n'alla pas plus loin. L'autre ministre, allié de la famille dirigeante avait, lui, chargé sa secrétaire de lui ramener l'objet du rite contre promesse d'une belle voiture. Ce qu'elle fit et, le surlendemain de l'opération, arriva ostensiblement au ministère à bord de son « cadeau » : une rutilante Mercedes. Par discrétion, la dame fut mutée à Paris.

Le Président lui-même n'est pas insensible à ces pratiques fétichistes qui, selon notre haut magistrat, sont « en forte recrudescence depuis quelque temps, en rapport avec la floraison de sectes religieuses ». Il vient de faire raser à Franceville un palais en fin de construction qui avait déjà coûté plusieurs milliards CFA. Motif : on avait fétiché contre lui à l'intérieur de ses murs.