© Peuples Noirs Peuples Africains no. 52 (1986) 1-3



LES FRANÇAIS PEUVENT-ILS
ETRE FRANCOPHONES ?

P.N.-P.A.

Un célèbre apophtegme, attribué, je crois, à Georges Clemenceau, prétend que la guerre est une affaire trop sérieuse pour être confiée aux militaires. Ne faudrait-il pas dire aussi, dans le même esprit, que la francophonie est une affaire trop importante pour être confiée aux Français ?

Ce concours de paradoxes ne relève nullement de l'exercice de style; c'est au contraire en ces termes que se pose le plus pertinemment le problème crucial du leadership de la francophonie, pour autant que celle-ci ne se confonde pas avec la volonté d'hégémonie de la France.

Le 22 juin dernier, un journaliste français commente le match Argentine-Angleterre du Mundial au Mexique. Tout à coup, l'Argentin Maradona marque un but, apparemment de la tête, mais peut-être aussi en s'aidant de la main. Difficile d'en juger péremptoirement. L'arbitre tunisien accorde le but sans hésiter un instant. Et Thierry Roland, le commentateur français, de lancer sans plus attendre ce cri du cœur : « Comment peut-on confier l'arbitrage d'un match d'une telle importance à un Tunisien ? »

Il faut savoir que des accords avaient été signés avant la Coupe du monde entre la France et les pays francophones africains, aux termes desquels l'ex-métropole se chargeait de fournir à ses partenaires accoutumés images et commentaires du Mundial.

C'était, comme d'habitude, un excellent contrat, sur le papier. Puisque cette chance rare dans le cours de l'Histoire [PAGE 2] de partager l'usage d'une seule langue associait l'ancienne métropole à ses anciennes colonies, pourquoi ne pas tirer le profit maximum de cette situation ? La France possédait seule les équipements, les techniciens expérimentés et les commentateurs qualifiés d'une Coupe du monde. En signant ce contrat, que d'économies d'argent et de ressources de toute sorte les pays africains, si pauvres, si démunis, ne réalisaient-ils pas ? Comment ne pas se féliciter d'un tel accord sans s'exposer à l'accusation d'extrémisme, d'autant que les populations africaines allaient ainsi bénéficier d'un service dont la qualité était réservée jusque-là aux pays industrialisés ? Etc.

Il est à noter que la francophonie est toujours parfaite sur le papier. C'est un contrat entre un homme parvenu au summum de l'existence et des jeunes gens à peine entrés dans la maturité. A quoi bon, leur dit-il, refaire à votre tour le long chemin d'épreuves et d'incertitudes que je viens de parcourir moi-même ? Acceptez, je vous prie, de partager le bénéfice de mon expérience; je vous en livre le fruit sans façon.

On dirait une fable du bon vieux Jean de La Fontaine.

Et les imprudents d'accepter ! Or personne ne donne rien pour rien, ce que Thierry Roland leur fit bien voir ce 22 juin 1986.

La francophonie, telle qu'elle est entendue traditionnellement, dissimule en réalité un marché de dupes, et devrait honnêtement se formuler de la manière que voici : acceptez les humiliations et je vous consens quelques facilités au compte-gouttes. Le droit d'aînesse contre le plat de lentilles !

Le nommé Thierry Roland se doutait-il seulement que ses injures allaient être entendues au même moment par près de cent millions d'Arabes et de Noirs francophones, c'est-à-dire des dizaines de peuples fiers, sensibles à l'outrage, confiants comme toujours avant d'être trahis dans l'honnêteté du partenaire français ? Si oui, a-t-il assez d'imagination pour mesurer l'indignation que de tels propos allaient jeter dans leur âme ?

Bref, qui donc avait jugé Thierry Roland apte par son cœur et son esprit à servir avec succès la francophonie ? Sur quels critères, en un mot, a-t-on confié à Thierry Roland la lourde tâche de commenter le Mundial à l'adresse [PAGE 3] de près de cent millions d'Arabes et de Noirs francophones?

Parions qu'en fait le beau contrat francophone du Mundial était demeuré lettre morte, dans un dossier au fond d'un tiroir.

Il y avait une bien meilleure solution pour les pays francophones africains; malheureusement, elle impliquait des efforts d'imagination, de contacts mutuels, de débats de toute sorte. Il suffisait, en effet, que ces pays s'associent : ensemble, ils avaient assez d'équipements, assez de techniciens expérimentés, assez de commentateurs de talent pour couvrir le Mundial et satisfaire les besoins d'images et de commentaires des populations africaines.

La leçon de cette histoire ? Comme nous l'avons toujours dit ici, les plus mauvais défenseurs de la francophonie, ce sont les Français. Gardons-nous surtout de leur laisser le leadership de la francophonie, à moins que celle-ci ne soit pas autre chose qu'un front original de l'expansionnisme français.

P.N.-P.A.