© Peuples Noirs Peuples Africains no. 51 (1986) 112-158



LAETITIA

roman réunionnais
(fin)

Rosemay NICOLE

Il se démenait comme un diable. Laetitia vaincue par une telle outrecuidance mangeait ses têtes de poisson en se taisant. Valmire continuait à gesticuler. Laetitia redoutait sa mauvaise colère et elle fut rassurée de le voir se diriger vers son assiette non sans avoir demandé dans un dernier rugissement que le bon Dieu le fasse écraser sur-le-champ par la foudre s'il était un mauvais sujet.

Dehors, la nuit isolant le drame noyait le village de ses ténèbres de goudron. La lune nouvelle réveillait les fous et l'on percevait non sans quelque frisson d'angoisse la poignante complainte du vieil Ah-Woo qui pleurait dans le noir, arpentant le village pour coller sur les murs, les fontaines, les rochers, les étranges messages de ses idéogrammes et de sa peine. Laetitia resta assise deux bonnes heures au bord de son lit luttant contre une nervosité qui lui maintenait les yeux grands ouverts. Le ronflement de Valmire profondément endormi râclait l'obscurité de son râle. Elle ressentit soudain comme un immense regret de l'avoir épousé et souhaita voir tout à l'heure s'ensevelir dans le néant tous ces tourments qui lui venaient de Mahavel et de Valmire pour s'envoler au loin par-delà l'océan vers cette France qu'elle s'était appropriée et fabriquée et qui prenait dans son désarroi tantôt le visage ami d'Elixène, tantôt celui altier et imposant [PAGE 113] de Madame Coubert. Valmire, après tout, n'était qu'un Blanc sale, pensait-elle quasi analphabète, qui passait inaperçu et dont elle finissait par douter de sa qualité de Blanc, vu qu'il était aussi paresseux et bête qu'un Noir. Elle s'enflamma inconsciemment d'un patriotisme dont elle s'était toujours louée dès que l'occasion lui avait permis de le clamer et céda à une rassurante imagination qui lui ressassait l'ardeur de Jeanne volant au secours du dauphin, la fit se réjouir de voir l'Alsace-Lorraine redevenue française, chanta pour elle la louange de tous ces braves qui étaient morts pour la patrie et auxquels elle se serait jointe avec fierté si elle avait été un homme. Elle se promit de consacrer dès le lendemain l'heure de couture et de travaux manuels à la réalisation de petits drapeaux tricolores qui serviraient à décorer la classe et se laissa peu à peu glisser sur son oreiller sous la caresse de ce patriotisme qui avait volé à son secours et lui ramenait la paix du sommeil.

Au fil des années, elle gravit à l'ombre de sa nostalgie de Madame Coubert et de son attachement viscéral à la patrie, les échelons d'une carrière sans faille. Cependant, plus elle se félicitait d'être une pédagogue émérite, plus elle se raidissait de suffisance et devenait odieuse avec les siens, les agressant à tout bout de champ des caprices de son despotisme.

Les gens du village, avec le temps, l'avaient adoptée et voyaient en elle à présent une brave femme qui savait dresser les enfants, secourait les malheureux et communiait comme une sainte tous les dimanches à la grand messe. Elle enseignait dans la grande école sous l'égide d'une vieille directrice issue d'une bonne famille, qui se dévouait à s'occuper de tout son petit monde comme une vraie mère, composait pour se détendre des poèmes de louange à la mère-patrie, qu'elle mettait en musique et que les enfants chantaient en chœur avant le repas, maintenant que la disette de la guerre avait pris fin et qu'ils mangeaient les bons caris de la cantine. Le village louait son dévouement et sa grande piété et parla encore longtemps après sa mort de son esprit de sacrifice et de sa grandeur d'âme. Laetitia se réjouissait de travailler à ses côtés, se pliant avec foi aux exigences de son métier honorable qu'elle exerçait avec une conviction telle que les vacances lui semblaient trop longues, affirmait-elle. [PAGE 114] Elle prétendait quitter à regret ces enfants qui avaient besoin d'elle et rêvait d'en faire d'honnêtes citoyens.

Infatigable, elle leur transmettait fidèlement les vérités des livres, les gavait de fables de La Fontaine et leur apprenait à faire la guerre aux fautes d'orthographe et aux dangereux créolisme qui dénaturaient, disait-elle « notre belle langue française ». Jamais, à présent qu'elle se sentait utile aux enfants de Mahavel, il ne lui était venu à l'esprit de s'interroger sur l'ambiguïté de sa peau noire et de ses fantasmes blancs, encore moins de se fâcher avec la religion en se libérant de Valmire par le divorce. Aussi se servit-elle de cette religion pour dire amen à une vie qu'elle ne pouvait changer. Elle s'enfonça dès lors dans le réconfort d'un long répertoire de prières, prière à la Sainte-Croix qu'elle garda épinglée à son soutien-gorge pour avoir le privilège d'être prévenue trois jours à l'avance de la date de sa mort, prière à saint Expédit qu'on ne récitait que dans les cas désespérés, prière à saint Georges, à saint Michel, à saint Joseph et d'innombrables oraisons à la Vierge Marie. Elle obtint que Valmire priât le soir en commun avec elle et le soir après la classe elle s'arrêtait à l'église. Son visage se déroba derrière une expression austère de résignation et elle décréta qu'elle porterait sans broncher la lourde croix que le bon-Dieu avait posée sur ses épaules, s'adonna de son mieux à l'expiation de ses péchés dans l'espoir de parvenir un jour à une place d'élue au ciel. Cependant, dans ses dévotions quotidiennes, elle oublia Agathe, la diabolique, et tira un épais trait noir sur Aurélia et Epiphane morts la même année, alors qu'Estelle allait avoir dix ans, à l'enterrement desquels elle avait refusé d'être présente.

A la maison, on fit maigre le vendredi, se contentant de riz, de morue grillée et pour Valmire d'un supplément de rougail de tomates trop pimenté qui lui embrasait la bouche et lui faisait oublier l'absence du cari des autres jours. Il souffla sur la maison un vent de pieuse tranquillité. Laetitia en rentrant de l'école s'occupait elle-même de ses quelques poules et de ses fleurs et elle ne troublait plus de ses reproches incisifs la paisible oisiveté de Valmire.

Les statues de la sainte Vierge et du Sacré-Cœur, sur [PAGE 115] leur étagère en haut du lit conjugal, furent chaque jour époussetées et fleuries. A l'école, son enseignement s'éclaira du rayonnement de cette bienveillante piété qui venait l'épauler, lui donnant une assurance et un langage châtié qui la persuadaient de son exemplarité. L'histoire de France demeurait le fondement de sa culture, en dehors de quelques vers de Victor Hugo ou de Musset qu'elle déclamait parfois pour étonner Valmire. Elle s'était fabriqué cette passion de l'histoire depuis qu'elle en avait appris par cœur les leçons de Madame Coubert. Les couplets gardés intacts dans les replis de sa mémoire resurgissaient tels quels, inaltérés, en de longues périodes scandées de dates et de noms héroïques, que la gomme de l'oubli n'avait pas effacés pour qu'elle pût s'enorgueillir de chanter elle aussi leurs louanges avec la même fièvre que son idole de jadis. Les échos de son chant, loin de charmer son auditoire, l'assommaient de leur récurrente monotonie et l'engourdissaient dans un silence inouï. Chacun boudait le conte obscur de l'institutrice pour rêver à sa fantaisie loin de ces discours oiseux qui l'amarraient au banc contre son gré. Pour réveiller en sursaut le plus inattentif, Laetitia ne manquait pas de pointer vers lui un index sévère et de lui crier bien fort : « Qui a tué Henri IV ? »

Il n'en savait rien, bien sûr. Laetitia lui ordonnait alors comme punition de recopier vingt fois la leçon d'histoire, de l'apprendre sur le bout des doigts et surtout de ne pas se présenter le lendemain dans la classe sans son pensum de rachat. L'assassinat d'Henri IV avait fourni aux plaisantins du fond une providentielle occasion de s'amuser et pendant que l'institutrice sermonnait le paresseux, ils ne cessaient de se tourner vers le gros Henri pour le harceler de leurs mimiques railleuses, s'évertuant à lui faire comprendre de leurs gestes éloquents qu'il devait se cacher dans le cercueil de son pupitre puisqu'il était mort.

Avant de libérer ses élèves, elle donnait le la de la chanson patriotique qu'elle avait insérée dans le programme du mois et toutes les bouches se mettaient à entonner de concert :

    « Flotte, petit drapeau,
    Flotte, flotte bien haut, [PAGE 116]
    Image de la France,
    Symbole d'espérance... »

On chantait les trois couplets et le rite de la classe se terminait sur ces airs de patriotisme. A quatre heures, la marmaille s'envolait en criant, s'égaillant à travers d'interminables chemins d'écoliers, jasant et jouant jusqu'à la case où elle retrouvait soulagée ses habitudes et ses jeux.

Cependant que Valmire continuait à se momifier dans son pliant, tranquillisé et assuré de la bénédiction divine à cause de ces prières quotidiennes qu'il récitait avec sa femme, celle-ci, mue par un soudain esprit de bienfaisance et de charité, se mit à parcourir le village pour secourir les parents nécessiteux, leur faisant parfois l'aumône de quelque argent. Les enfants lui témoignaient leur reconnaissance et se battaient à la sortie de l'école pour avoir le privilège de porter son sac jusqu'à la maison, mais cherchaient à vrai dire à se faire repérer pour que les prochaines visites de la bienfaitrice la dirigeassent vers leurs parents. Aux proches voisines, elle faisait le récit simplifié de ce qu'elle avait lu dans les journaux, concluant toujours ses discours par l'éloge de la départementalisation qui avait fait des habitants de l'île des Français à part entière. Elle se réjouissait d'être à présent fonctionnaire de l'Etat français et ne cessait de chanter sa reconnaissance à la France; elle était sûre de travailler dans la quiétude jusqu'à sa retraite et ne s'agitait plus de cette angoisse qui l'avait un moment pétrifiée pendant la guerre lorsqu'une rumeur malveillante avait laissé entendre que les femmes seraient frappées de l'interdiction de travailler. Bien que le changement de statut de l'île remontât à quatre ans, elle en parlait comme d'un bienfait advenu la veille. Les voisines l'écoutaient par politesse, se demandant à l'intérieur d'elles-mêmes où elle voulait en venir, attendu qu'elles considéraient avoir été auparavant aussi françaises qu'à ce jour.

Il faisait presque nuit lorsque le train arrêta sa course en gare de Saint-Pierre. Estelle se fraya un passage à travers les nœuds de voyageurs et retrouva vite son père qui l'attendait à l'arrière dans le taxi de Mahavel. Elle venait d'être reçue au baccalauréat envisageait de faire des études de médecine en France et se répétait que son départ [PAGE 117] et la poursuite de ses études ne rencontraient point d'obstacles auprès de ses parents puisque le Conseil général lui allouait une bourse. Assise seule sur la banquette arrière du taxi qui la ramenait à Mahavel, Estelle oubliait les despotiques doctrines de sa mère et se gargarisait de cette chance qui venait de lui échoir, lui permettant de tendre bientôt entre sa mère et elle l'espace d'un océan. Elle ne connaissait de son île que la pension; le lycée de Saint-Denis et le bagne de Mahavel. Hell-Bourg, Salazie, Cilaos ne lui étaient que des noms merveilleux qu'elle collait sur des sites imaginaires, après avoir entendu des camarades lui en vanter le pittoresque. Et Paris, qu'elle avait choisi au hasard, ne signifiait rien d'autre pour elle qu'un lieu salvateur où elle pourrait enfin jouir d'un peu de liberté. Elle se sentait aux antipodes des vues de Laetitia et de cette étrange tournure d'esprit qui l'avait déformée jusqu'à la rendre haïssable. Elle se rebellait contre cette manie discriminatoire qui l'amenait à dénigrer tout ce qui n'était pas Blanc, ne voyant au nombre des gens fréquentables que ceux dont l'épiderme dévoilait le bon rang.

Le moteur se mit brusquement à regimber et, crachant rageusement, ponctua l'arrêt devant la maison. Estelle descendit, rassembla ses bagages, retardant le plus possible ce moment des retrouvailles où il faudrait outre-passer sa répulsion pour frotter en guise de baiser ses lèvres crispées contre la joue de Laetitia. La silhouette muette qui allumait la lampe à l'intérieur de la maison et mettait le couvert finit par s'immobiliser devant son assiette. Elle dessina alors un ostentatoire signe de croix sur son front et récita tout haut le Benedicite. Ils s'assirent tous les trois pour manger. Le repas allait s'achever lorsque la voix autoritaire de Laetitia secoua le silence et interrogea Estelle sur la date de ses dernières menstruations. La jeune fille essaya de vaincre sa gène et sans la regarder lui répondit que ses dernières règles remontaient à dix jours. Elle décida d'éliminer de son mieux, tous les obstacles qui pouvaient encore se dresser pour empêcher son départ et se retint de dire à sa mère combien ses agissements tyranniques et sa fausse piété la révoltaient. Elle aurait voulu pour avoir le cœur net lui dire tout son mépris, la pétrifier de stupeur en lui apprenant que six mois auparavant, alors que son grand-père [PAGE 118] Natol était à l'agonie, elle avait entendu son appel et avait pu juste avant que la mort ne l'emportât lui murmurer qu'elle avait toujours été fière d'être sa petite-fille, qu'il serait toujours son unique ancêtre. Elle en voudrait toute sa vie à Laetitia de l'avoir tenue à l'écart de ce grand-père et de lui avoir caché sa mort. Elle se demandait ce qui adviendrait de sa carapace de piété si elle lui criait ce soir qu'elle refusait d'être cette fausse vierge apeurée dont elle tirait les ficelles, qu'elle avait plus d'une fois fait l'amour avec son professeur de musique et que ces ébats scandaleux lui étaient de merveilleux souvenirs. Son bon sens lui recommanda d'oublier cette fureur qui la faisait vaciller sur sa chaise. Elle se leva la première, souffla la lampe, alluma la bougie bénie et invita ses parents à la suivre dans sa chambre pour la prière en commun. Sa voix égrena monotone les interminables oraisons, dominant le bourdonnement feutré qui suintait des lèvres du couple et dont on ne percevait distinctement que les « ainsi soit-il ». Dans le clair-obscur de la pièce, la bougie pleurait auréolant les trois visages de sa lueur théâtrale, surnaturelle. Les oraisons terminées, Laetita se redressa, jeta à sa fille un regard noir et lui annonça qu'avant de la laisser partir pour la France, elle prendrait conseil auprès de sa directrice et du curé de la paroisse.

Les choses se passèrent bien et vingt jours plus tard Estelle se sentit soulagée lorsqu'elle prit l'avion pour Paris.

Le départ d'Estelle ébranla la piété de Laetitia, ramenant à la surface ses désirs d'autrefois. Elle se voyait grand-mère d'une kyrielle d'enfants blonds ramenés de France et répétait en son for intérieur des phrases admiratives qu'elle chanterait à son futur gendre métropolitain pour lui souhaiter la bienvenue. Quant à Valmire, il rêvait de voir sa fille revenir médecin pour échapper vite à cette vie de soumission à sa femme et transplanter son pliant dans le jardin d'Estelle où son inertie se dorerait d'une dignité de père respectable.

Depuis les fugues inattendues de Valmire à Terre-Sainte et ses irruptions fracassantes qui le faisaient surgir comme un ouragan à la tombée de la nuit pour tout mettre [PAGE 119] en pièces dans la maison, bibelots, meubles ou vitres, Laetitia finit par émerger de son halo de piété pour se transformer à huis clos en une créature dépitée, oubliée de Dieu et triste, que remontaient les demi-bouteilles de vin de pays et les quarts de rhum. L'alcool stoppait de ses brumes l'engrenage complexe de sa vie et la faisait hiberner aux confins du néant dans un cocon visqueux d'hébétude, les yeux hagards, la tête vide. Elle oubliait alors tous ces vieux slogans sur lesquels elle avait assis ses aspirations et s'enfermait sans résistance dans un point noir, d'alcool et de vertiges qui brouillait toutes ses données et laissait le temps filer sans elle. Les réveils étaient pénibles; ils s'accompagnaient de nausées, de repentir, de prières, d'ablutions. Les bonnes résolutions ne duraient que le temps d'une journée de travail et le soir lui renvoyait les mêmes angoisses qu'elle noyait dans l'alcool. Il lui arrivait, après un verre de vin, d'accéder à une extrême lucidité. Elle se posait à ce moment-là de cruelles questions, se cognait la tête contre les vérités inculquées, les non-sens de sa vie et pour les oublier, ne plus les considérer, se remettait à boire des bouteilles jusqu'à ce que l'alcool engluât complètement sa clairvoyance, alourdît sa langue dilatée, paralysât son corps. Elle redoutait ces moments critiques qu'elle avait du mal à affronter et tâchait d'enrayer sa lucidité dès les trois premiers verres qu'elle emplissait à ras bord et avalait coup sur coup. Son visage de dévote était devenu méconnaissable, la détresse y coulait des rides précoces marquant jusqu'au bonjour imperceptible qu'elle murmurait au passant qui la saluait.

A la maison, les deux compagnons se côtoyaient sans se parler, s'enfermant chacun dans son silence. Laetitia commença à ressentir son existence comme un douloureux calvaire, se demandant si elle parviendrait à en gravir les dernières étapes sans flancher. Elle voyait s'en aller son goût du métier, perdait les rênes, souhaitait l'avènement de la retraite pour ne plus avoir à affronter l'univers de l'école où les éternels refrains de ses collègues la fatiguaient. Elle éprouvait un réel besoin de s'isoler chez elle, dans l'attente du verdict de son destin. Tout lui était égal à présent et elle appelait à son secours la délivrance d'une mort subite qui mettrait fin à ses tourments. Son cœur s'alourdissait de sa lassitude de vivre [PAGE 120] et l'image dévalorisée d'elle-même que lui renvoyait son désarroi pulvérisait dans sa gorge des relents âcres de nausée. Il n'y avait plus de place pour Dieu dans ce vide froid qui l'étouffait. Son souffle s'y heurtait à des falaises d'angoisse, et le cordial restait l'alcool. Le plus difficile était de se le procurer; car si on apprenait à l'entour que l'institutrice s'enivrait, les mauvaises langues se dépêcheraient de propager l'horrible nouvelle, en rajouteraient, se moqueraient se plaindraient, écriraient des lettres anonymes à l'inspecteur. Elle inventa alors les plus ingénieuses combines, pour recruter parmi les jeunes désœuvrés de Mahavel un pourvoyeur en élixir. Parfois, avant de sombrer dans une rigide immobilité qui la soudait, impuissante, à son tabouret, les soubresauts d'une épilepsie convulsive s'abattaient sur elle, lui tordaient la face, lui révulsaient les yeux et faisaient refluer hors de sa bouche meurtrie une bave d'écume et de sang. Son corps se raidissait, ses doigts se désarticulaient nerveusement, ne parvenant pas à triompher de cette force hostile qui les repoussait et tenait leur vie rivée au sol froid. Lorsqu'elle reprenait ses esprits, elle se sentait écrasée, endolorie de courbatures, fossilisée par un extrême épuisement qui lui donnait l'impression de revenir d'un exténuant voyage en enfer.

La retraite à laquelle elle aspirait se fit désirer encore de longues années. Si son visage éteint, fané, reflétait une évidente vieillesse, son âge ne l'autorisait pas encore à se reposer. Dix ans la séparaient de la trêve souhaitée, qu'elle eût volontiers aimé voir réduits à un seul jour pour se réveiller à l'aube d'un lendemain différent qui la déchargerait de cette corvée d'école qu'elle ne se parvenait qu'à grand peine à assumer à présent.

Valmire, considérant que son union avec Laetitia le scellait à elle pour le meilleur et pour le pire avec la bénédiction de l'Eglise, espérait lui aussi en la retraite. Il n'avait jamais pris d'initiative, jamais échafaudé de projets, jamais cherché à vivre autrement qu'aux dépens de sa protectrice et se complaisait à expliquer à la ronde, sans le moindre scrupule, qu'il avait droit à la moitié de ses gains puisqu'il était son mari. Estelle avait souffert de l'oisiveté de ce père qui l'avait poursuivie jusqu'à la pension où lors des disputes ses adversaires s'en étaient servis pour l'humilier. Il ne s'intéressait pas à la politique, [PAGE 121] y faisait allusion comme à un péché capital à la différence de sa femme qui affirmait que toute bonne politique ne pouvait s'élaborer qu'à partir du haut de l'échelle sociale et qu'il fallait sur terre des grands et des petits. Cependant, lorsqu'il était ivre, il hurlait de tout son souffle, avec d'autres ivrognes à la victoire d'un éventuel candidat et cherchait querelle à tous ceux qui refusaient de crier comme lui. Un jour d'élection à Terre-Sainte, il avait asséné un seul coup de poing sur la tête d'un « contre-parti » et l'avait allongé inerte sur le sol. Pris de panique, il avait couru se réfugier chez sa femme, à Mahavel où deux gendarmes avaient fait irruption, au petit matin, pour l'interroger. Ils le soupçonnaient d'avoir frappé sa victime avec un poing américain et Laetitia, craignant de voir la honte de son arrestation rejaillir sur elle, s'était lancée dans une éloquente plaidoirie, leur avait expliqué en un français impeccable que son mari avait l'ivresse tapageuse, que sous l'emprise de l'alcool, il était capable de tout briser et que, conscient de sa faiblesse, il avait toujours tenu à rester sobre. Ce qui venait de se passer était dû à la malveillance d'envieux qui l'avaient fait boire. Les deux représentants de l'ordre avaient fermé les yeux et s'en étaient allés comme ils étaient venus, après avoir sermonné Valmire qui baissait la tête, penaud, prêt à pleurer, et non sans lui avoir dit qu'ils espéraient que cela ne se reproduirait plus.

Mais l'imagination fertile de Valmire se plaisait à l'attirer dans son monde de merveilles, lui faisant faire chaque soir et parfois le jour lorsqu'il s'assoupissait dans son pliant, le même rêve récurrent de fabuleux trésors, de barils d'or qu'il trouvait. Il s'était rendu en secret, jusqu'au lit de la rivière d'Abord, avait localisé le triangle de pierres marquées d'une croix, avait attendu le lever du soleil pour voir ses premiers rayons isoler de leur lumière la croix du milieu la transformant en une mystérieuse croix de feu. Il savait alors qu'en face d'elle dans les racines profondes du sandragon qui gardait le secret, s'amoncelaient des bacs d'or. Leur brillance émaillait ses heures de solitude, ouvrant sur des espaces merveilleux ses yeux ébahis.

C'est avec une patience, sereine d'ange qu'il se mit à attendre la formule magique de l'au-delà qui ferait de lui un millionnaire car il se murmurait à lui-même que le [PAGE 122] ciel aurait pitié de lui et le préserverait du sabre de l'homme sans tête qui gardait le trésor.

Hanté par ces richesses qu'il devaient lui échoir, il devint peu à peu un autre Valmire, qui s'inventa une dignité et sortit sa langue de sa poche. Il réalisa subitement qu'il devait être l'objet d'une double estime, car il était non seulement le mari de l'institutrice mais encore un valeureux représentant de la belle couleur. Lui qui ne s'était jamais préoccupé des questions de couleur de peau, il se mettait à présent à instaurer des clivages, refusait de serrer la main aux voisins trop noirs. Et il ne voulut plus, à cause de son rang, marcher les pieds nus, réclama à Laetitia des chaussures de cuir et mit en quarantaine tous ceux qui n'étaient pas blancs comme lui. Il n'eut pas l'heur de jouir de la retraite qu'il attendait lui aussi comme une récompense bien méritée. Sa mort la devança d'une semaine et un soir, au crépuscule, à l'heure où le soleil diminuait son ardeur et poussait vers le lointain des pans de flammes rouges, il rendit son dernier soupir. Bien qu'il eût toujours été convaincu de sa parfaite santé, le médecin lui ayant assuré qu'il avait le foie dur comme un galet, il succomba à une crise cardiaque. La nature, le jour de ses obsèques, s'attrista; le ciel se tendit d'un bleu terne de Vendredi saint, se marbrant en de rares endroits de petits nuages de deuil. Seuls les hibiscus de l'arrière-cour brandissaient fièrement leurs fanions rouges au-dessus du pliant oublié. Devant l'église de Mahavel, tout le village écoutait dans le recueillement les versets du curé sur le repos éternel. Derrière la voilette de tulle noir qui lui cachait le visage, Laetitia se composait une expression de veuve affligée et on l'entendait pousser de longs soupirs.

Au lendemain de la mort de Valmire, elle fut prise de panique, craignant à tout moment de voir le fantôme du défunt se réinstaller dans son pliant. Elle aspergea d'eau bénite tous les recoins de la maison, laissa toutes les lumières allumées des nuits entières et s'endormit ce soir-là sur un matelas dans la salle à manger en priant pour l'âme du défunt. Elle vécut neuf jours et neuf nuits d'épouvante, se réveillant en sursaut à l'heure exacte de minuit pour entendre une multitude de bruits effrayants; des rafales de pierres s'abattaient sur le toit, quelqu'un respirait à ses côtés et elle se sentait incommodée par [PAGE 123] une persistante odeur de tabac gris. Elle se cachait la tête sous son oreiller, suait à grosses gouttes et n'ouvrait les yeux qu'au matin, aux premiers rayons de soleil. Alors commençaient des journées de vertiges et de désœuvrement où elle déambulait dans la cour, ne parvenant pas à s'occuper vraiment. Elle perdit l'appétit et ne rechercha même pas le réconfort d'un verre de vin. Elle errait aux frontières de la folie, s'animait d'une démarche de fugitive et se mit à parler toute seule pour dénouer toute cette culpabilité qui mordait son cœur de reproches. Trois ans après son départ, Estelle lui avait annoncé son mariage avec un étudiant du Sénégal. La nouvelle l'exaspéra à un point tel qu'elle eût préféré apprendre la mort de sa fille. Elle n'en souffla pas mot à Valmire, rédigea une lettre brève, acerbe, railleuse où elle sommait Estelle de ne jamais se présenter devant elle avec le monstre qu'elle avait choisi pour époux. Ce qu'elle souhaitait à présent c'était que son mari accueillît la nouvelle avec la même réprobation. Elle vibrait encore de ce sursaut d'épouvante qui l'avait saisie lorsqu'elle avait vu autrefois à Saint-Denis une unité de tirailleurs sénégalais. Cette haine de l'Afrique et du Noir qui venait de remonter en elle l'aida à se donner raison et à toiser d'un œil dur de mépris ce qu'elle considérait comme la pire des déchéances. Elle alla même jusqu'à raconter aux passants qui lui demandaient des nouvelles d'Estelle que celle-ci était morte d'un cancer et elle acceptait sans broncher leurs condoléances.

A présent, dans la case de Mahavel fraîchement repeinte, le chien Azor était l'unique compagnon de Madame Dunord. Elle le lavait chaque samedi au savon cadum, passait des heures à l'épucer, le peigner, lui apprenant à s'asseoir en donnant la patte et le soir le promenait avec fierté dans la cour au bout d'une belle laisse de cuir rouge. Le chien-coton, malgré son âge avancé, faisait de son mieux et sans s'interroger sur ces égards dont il faisait subitement l'objet, léchait la main qui autrefois l'avait si souvent frappé. La première solitude du veuvage et de la retraite prit vite un air de routine : des rasades de bon vin, des airs de reine, des soubresauts de vie la meublaient, ainsi que le bourdonnement nostalgique d'une pédagogie encore vivace. Les slogans de Madame Coubert se mirent à rejaillir au soir de la vie de [PAGE 124] Laetitia, sans qu'on s'y attendit et avec une surprenante fidélité. Alors, l'air inspiré, la démarche théâtrale, elle rejouait en les dorant les séquences de sa vie passée. Elle tanguait au milieu de la pièce, déroulant pour Azor qui l'écoutait en bon élève l'interminable romance de sa vie de pédagogue. Parfois, inquiète de ce silence qui enveloppait la maison, une chrétienne voisine désireuse de venir en aide à son prochain s'infiltrait à l'intérieur pour venir offrir à Laetitia une part de gâteau ou de cari. Alors, comme pour donner l'illusion de la droiture et cacher son péché d'alcoolisme, elle refusait, désolée, expliquant, la langue lourde :

« Je n'ai pas faim, je n'ai besoin de rien. Ma retraite me permet. de bien vivre, je l'ai méritée, je peux me reposer enfin ! »

Et la visiteuse s'en retournait avec son présent, ne comprenant pas pourquoi, on lui avait fait cet accueil.

Elle continua à débiter devant le pauvre Azor ses radoteries, se promenant dans la maison, telle une marionnette usée; se plantant par moments devant Azor, elle le bombardait des vérités de son catéchisme, lui expliquait que sans les livres elle ne serait jamais devenue ce fonctionnaire retraité qui avait les moyens. Le français qu'elle parlait à la perfection donnait à l'éternelle louange qu'elle s'adressait une note valorisante. Azor applaudissait de petits aboiements de félicitations.

Le village s'habitua à ce discours intarissable, y voyant un effet de cette sénilité qui s'était emparée d'elle bien avant l'heure.

Les enfants profitèrent au maximum du spectacle et suivirent avec un intense intérêt ce conte étrange qui leur tombait du ciel. A cette époque, on ne les vit plus baguenauder au travers des chemins; l'on n'y rencontra alors que des chiens squelettiques dont certains n'avaient plus la force de marcher. Ils erraient, l'œil vide, à la recherche d'un minimum vital. Passionnée par le théâtre de Madame Dunord, la marmaille déserta les maisons, oublia les besognes domestiques, ne se soucia plus des corvées d'herbes, ne balaya plus la cour, abandonna sur un goni avec un jouet le petit frère dont elle avait la garde et se moqua bien des fessées qui pleuvaient sur elle lorsqu'elle réintégrait les pénates à la tombée de la nuit. Vers quatre heures, à la sortie de l'école, les galopins [PAGE 125] accouraient en bandes et venaient se dissimuler derrière la clôture de l'arrière-cour de l'institutrice pour ne rien perdre du film qui se tournait à l'intérieur de la maison.

Seuls manquaient ceux qui avaient un trop long chemin à faire pour rentrer chez eux et qui s'y précipitaient, craignant d'être surpris à travers champs par la nuit et ses fantômes qui hantaient souvent les coins déserts de Mahavel et son cimetière. Les plus intrépides escaladaient lestement le mur et venaient s'asseoir à califourchon sur les branches touffues du manguier qui ombrageaient la cour. Bien installés dans leurs loges surélevées, ils dominaient la scène et cherchaient à saisir dans les monologues de la vieille dame ce qui justifiait ses gestes de prophète et les sourires entendus qu'elle adressait à Azor. Ils ne retenaient de cette version sublimée de l'histoire que les mimiques inattendues et drôles qui les faisaient se tordre de petits rires saccadés qu'ils contenaient de leur mieux de peur d'être découverts. Ils s'attendaient à voir surgir à tout instant une cohorte d'« invisibles » et le soir, en rentrant chez eux, ils s'amusaient à jouer ces personnages mystérieux évoqués par l'institutrice, se baptisaient de leurs noms qu'ils n'avaient pas retenus mais qu'ils métamorphosaient en grossièretés et en moqueries pour rire de tout leur cœur.

« – Je suis le roi "'Deux Graines" ! plaisantait l'un.

– Et moi, hurlait un deuxième, je suis encore plus que cela, c'est moi le roi de la chouchoute de France déplumée de Madame Dunord ! »

Le jeu se poursuivait tout au long du chemin et ils se séparaient à regret se lançant une dernière fois au visage leurs ingénieuses trouvailles.

A l'école, on se plaignit de leur inattention et de leurs absences trop fréquentes. Ils se promenaient dans les bois, poussaient des pointes jusqu'à Bois-d'Olive où ils s'asseyaient dans l'herbe et reprenaient leurs séances de mimes. L'un jouait le rôle d'Azor, l'autre celui de l'institutrice et tous les autres jouaient les nombreux invisibles qu'ils représentaient au gré de leur fantaisie. A quatre heures, on les voyait se rassembler derrière l'église où ils attendaient ceux qui n'avaient pas osé manquer l'école. Alors le peloton se reformait et prenait son envol vers les tribunes d'un théâtre dont ils ne se lassaient jamais. [PAGE 126]

C'est en voyant leurs enfants jouer aux fous et ne chercher qu'à se sauver de la maison que les parents s'affolèrent. Ils s'appelaient de sobriquets bizarres et mimaient comme des diablotins railleurs les séquences qu'ils avaient retenues. Ils n'écoutaient plus, refusaient d'obéir et prononçaient à tout bout de champ le nom de l'institutrice.

Les mères se livrèrent à une surveillance rigoureuse, suivirent de près les promenades de leurs enfants et finirent par découvrir le secret de leur métamorphose.

La tête de la maîtresse d'école se gâtait vraiment, constataient-elles avec consternation, elle passait son temps à parler toute seule et on avait l'impression qu'elle s'adressait à des invisibles. Elle n'était plus juste du tout et les parents craignaient pour le moral de leurs enfants qui ne cessaient de faire comme elle et de crier à la ronde qu'elle jouait avec des morts et faisait l'école pour son chien-coton.

Tout le village se rendit mutuellement visite, s'invita à boire le café pour discuter de l'événement et trouver la solution qui ramènerait la raison dans la tête des enfants. Oubliant leurs tâches ménagères, les mères bavardaient des heures durant autour du problème de Madame Dunord. Elles n'avaient vu jusqu'à présent dans cette solitude où l'institutrice s'était enfermée depuis la mort de son mari qu'un effet de sa tristesse et n'avaient pas cherché à l'importuner. Maintenant, ils la jugeaient. Certaines voyaient dans ces étranges manies qu'elle avait de réciter ses incohérentes tirades la manifestation d'une punition divine et se félicitaient de leur méfiance envers les livres; on pouvait tout y trouver quand on voulait trop savoir. C'est dans un mauvais livre que Bébert le fou avait pris ses diaboliques causements. D'autres se réjouissaient de ne savoir que signer maladroitement leur nom; elles remerciaient le ciel de ne leur avoir consenti que cette minuscule bribe de science qui leur évitait bien des désordres et les tenait raisonnablement à l'écart de ceux qui voulaient en savoir plus que le bon Dieu.

« – Eh oui se lamentaient-elles, il n'est pas bon d'être trop intelligent, on finit toujours par rencontrer le diable. D'où peuvent venir tous ces morceaux que personne ne comprend si ce n'est du diable ? »

Après une semaine de concertation, elles se mirent d'accord et décidèrent de faire quelque chose. Madame Dunord [PAGE 127] était trop seule, son moral devait être fatigué, elle n'avait pas eu trop de chance dans sa vie, son mari était mort, sa fille avait succombé en France à un cancer, il fallait la comprendre et lui venir en aide. Il fallait lui trouver une dame de compagnie alors qu'il était encore temps. Et leurs élans de charité et de compréhension orientèrent vers sa détresse une domestique.

Elle arriva un beau matin avec sa tente de haillons, pleine du chrétien désir de secourir son prochain. Elle avait la démarche fébrile d'une moribonde et portait mal ce prénom de Charmante qu'on lui avait donné à son baptême. A cause de l'air de résignation qui tirait ses traits vers le bas, on était tenté de la classer parmi les gens sans âge. Elle demanda à Madame Dunord de l'employer, elle savait bien tenir une maison, préparait de la bonne cuisine et savait même faire de la cuisine « z'oreil » depuis qu'elle avait remplacé sa sœur deux ou trois fois chez les Métropolitains où elle travaillait. Elle ferait tout, disait-elle, pour donner satisfaction à sa patronne. Elle rappela même à l'institutrice quelle avait été son élève au cours élémentaire I et débitait tout ce qui, selon elle, pouvait la valoriser et lui faire obtenir cet emploi qui la sortirait d'un carcan de misère qui l'étranglait sans pitié depuis la mort de son mari. Ce dernier était tombé d'un échafaudage alors qu'il travaillait sur un chantier. Elle n'avait pas perçu la moindre indemnité, vivait dans le dénuement et ne voyait pas à quelle porte frapper. Madame Dunord l'écouta avec intérêt, la raison semblait lui revenir et elle l'embaucha, heureuse de pouvoir sur ses vieux jours donner des ordres à une servante.

La tâche ne fut pas facile. Quand l'institutrice délaissait ses favoris de l'histoire, elle retrouvait miraculeusement sa lucidité pour harceler la malheureuse Charmante de ses exigences. « Vous vous adresserez à moi toujours en français, précisait-elle, si vous faites des fautes, je vous reprendrai, mais je ne veux pas entendre le moindre mot de créole, même lorsque vous parlerez à Azor ! Et puis vous mangerez à la cuisine après m'avoir servie et vous oublierez votre riz car dans la maison on ne mange que du pain et jamais de plats pimentés. »

Charmante ne réalisa pas tout de suite combien il lui serait pénible d'être privée de son riz. Elle l'appréciait même lorsqu'il était sec avec un piment vert. Elle se [PAGE 128] moquait de devoir manger à la cuisine après avoir servi Madame, cela lui paraissait normal puisqu'elle était la bonne, mais elle se mit bien vite à maudire ce pain sans couleur qui transformait tous ses repas en insipides pitances de semaine sainte. Pour elle, un vrai repas se mangeait avec la main. Les bouchées se préparaient, se pétrissaient, se regardaient, et les doigts les savouraient autant que la bouche. Elle eut aussi du mal à s'exprimer en français, le créole qu'elle avait parlé depuis le ventre de sa mère fusait malgré elle lorsqu'elle se renseignait auprès de Madame Dunord sur le menu à préparer : « Kosa i fé kuir madam ? », demandait-elle sans réfléchir.

– Je ne vous comprends pas, rétorquait la vieille dame, répétez après moi : « Qu'est-ce que je dois faire cuire, Madame ? »

Charmante avait envie de rire, elle recommençait deux ou trois fois, tâchait d'éviter les « je » qu'elle ne parvenait jamais à prononcer, échappait au supplice en rétrécissant sa question. Et elle lançait d'un jet : « Bon alors quoi ? »

Madame Dunord ne capitulait pas tout de suite et chevrotait un discours persuasif où elle soulignait la chance qu'avait la domestique de pouvoir s'initier au français grâce à elle alors que la vie l'avait bafouée et qu'elle avait quitté l'école en alnalphabète. Le français est un moyen de se réhausser, ajoutait-elle, et on écoute et respecte toujours ceux qui le parlent. Charmante prêtait l'oreille avec une attention simulée, mais, à vrai dire, elle se disait qu'elle se contenterait de parler comme elle était capable de parler.

Elle prit son mal en patience et se borna à ne voir dans cette besogne qui s'était offerte à elle qu'une providentielle assistance qui l'aidait à survivre, emportant loin d'elle tous les anciens tourments de sa vie de chômeuse. Les premiers temps, elle écouta Madame Dunord avec un semblant d'intérêt; mais lorsque celle-ci se mit à inventer d'inédites séquences, le délire sénile qui s'empara d'elle ne lui octroya plus que de rares moments de lucidité, accula la servante à une rigoureuse surveillance.

Au début, trois fois par mois un voyage s'organisait. Madame Dunord se rendait à Saint-Denis avec Charmante pour percevoir son indemnité de retraite. Les vieux lui enviaient ce gros argent qui tombait tous les trois mois, [PAGE 129] dont elle n'était même plus capable de profiter et ils pensaient que le monde était mal fait. De bon matin, un taxi embarquait les deux voyageuses et les conduisait au bureau du Trésor dans la capitale. L'argent encaissé, les deux femmes se dirigeaient vers le restaurant chinois, près du petit marché. Trois fois par an le même film s'y déroulait. Madame Dunord commandait pour elle et sa servante deux martinis avec des glaçons, deux croquettes de poulet avec du siav, deux chop-suey de porc, le tout arrosé d'une bouteille de vin de « dehors ». Ce jour-là Charmante se taisait et veillait à calquer les gestes de sa maîtresse par peur de se mal tenir. Elle attaquait d'une fourchette maladroite qui lui tombait des mains ces délices qu'elle eût aimé tourner et malaxer de ses doigts gourmands. Madame Dunord réclamait du pain; elles mangeaient et buvaient en silence, prenant le temps de s'essuyer les lèvres de leur serviette. Ni l'une ni l'autre ne vidait complètement son assiette, pour faire bonne impression et éviter qu'on ne les prît à l'entour pour deux mal élevées affamées qui n'avaient jamais vu un restaurant et qui arrivaient de « derrière le soleil ». Sans se donner le mot, elles laissaient sur leur assiette un reste de cari. De temps à autre, pour se différencier de sa bonne et faire comprendre aux inconnus qui se restauraient dans la salle que Charmante était une subalterne, Madame Dunord lui lançait des ordres. Elle lui demandait de lui donner son sac de voyage, de l'accompagner jusqu'aux toilettes où elle l'attendait devant la porte, de lui servir un verre de vin, d'aller chercher le serveur. Un café à la vanille mettait fin à cette bonne chère trimestrielle et leur laissait dans la bouche un goût parfumé de dessert.

Madame Dunord, à la grande surprise de Charmante, avait retrouvé sa lucidité; elle faisait mille gestes de coquetterie, remettait son chapeau bien à sa place, s'éventait d'une main leste avec son mouchoir brodé et sortait son chéquier. Elle priait Charmante d'aller chercher un stylo à la caisse, regardait autour d'elle pour attirer l'attention, vérifiait si l'énorme araignée d'or qui trônait sur sa poitrine était bien fixée et signait ostensiblement son chèque.

Charmante s'étonnait de ce retour de raison qui la faisait sourire et se demandait si elle ne faisait pas semblant [PAGE 130] de divaguer à Mahavel. Elle résolut, puisque Saint-Denis lui réussissait si bien, de lui suggérer de s'y rendre plus souvent. A son âge, il ne fallait pas rester enfermé et un peu d'air faisait du bien. Elle aussi appréciait ces voyages, elle avait l'impression de quitter l'île et d'être autre chose qu'une bonne. Elle se plaisait à lécher les vitrines même si elle ne pouvait rien acheter, cela changeait de ce minuscule Mahavel où tout le monde se connaissait et où il n'y avait que trois boutiques de Chinois.

Le restaurateur vint jusqu'à elles, prit le chèque, le regarda et remercia en souriant.

A l'extérieur, le taxi de Mahavel attendait ses deux passagères à deux heures comme prévu, pour les conduire à l'église de la Délivrance. Là leurs deux visages rayonnèrent de ferveur et elles récitèrent leur chapelet a genoux, offrirent chacune trois roses rouges à saint Expédit, allumèrent des bougies un peu partout et glissèrent des pièces dans le tronc des âmes du Purgatoire.

Leurs prières les avaient apaisées et elles cherchèrent quelque chose à se dire, Charmante parla du temps, de l'air qui était plutôt frais, du soleil qui ne brûlait pas trop. La ville s'étendait à leurs pieds en un monceau de maisons. A l'horizon, on apercevait un immense bateau. Laetitia le signala à Charmante tout en lui disant qu'elle aimerait bien en être la passagère pour se retrouver en France vingt-trois jours plus tard.

Puis ce fut le retour à la maison où elles arrivèrent à la nuit, repues et fourbues, pressées de s'abandonner à un sommeil bien mérité.

A la veille des élections présidentielles, l'acquisition d'un poste de télévision fit découvrir à Madame Dunord le président Giscard d'Estaing. Oubliant momentanément son hymne à la départementalisation et sa louange au général de Gaulle, elle se consacra à l'éloge du président, mettant l'accent sur la finesse de ses traits, sur l'aristocratie de son allure et surtout sur son éloquence qu'elle admirait, n'en ayant rencontrée de pareille nulle part. Son visage s'illuminait dès qu'elle le voyait apparaître sur l'écran. Elle s'exclamait et commentait pour Charmante les moindres détails de son discours, l'écoutant avec une sorte de vénération amoureuse et l'insérant parmi ses dieux.

Plus tard, lors de sa visite dans le département, elle [PAGE 131] flamba du désir de l'accueillir à l'aéroport en compagnie de Charmante. Cette dernière n'y vit qu'une promenade et comme elle avait remarqué l'effet bénéfique des sorties à Saint-Denis sur sa maîtresse, elle l'encouragea et s'appliqua à fabriquer deux drapeaux de calicot comme celle-ci l'exigeait. Les policiers, émus du patriotisme de cette vieille dame à voilette qui arrivait décidée avec sa gerbe et son drapeau, lui ouvrirent les portes et elle eut l'honneur d'une accolade du président. Cette marque de sympathie la remua jusqu'aux larmes. On évoqua son patriotisme dans les journaux et elle eut l'impression d'avoir été l'héroïne de ce grand jour. A présent, lorsqu'elle se remémorait cet instant exceptionnel, elle sentait une douce chaleur glisser sur ses joues et fermait les yeux, avant de se lancer dans une fidèle rétrospective où elle retraçait en minaudant la trame des faits depuis le départ de Mahavel jusqu'à l'apogée de l'accolade.

Depuis peu, elle se consacrait à une interminable correspondance, écrivait aux notables de l'île mais surtout au président de la République. Elle y mettait un véritable empressement et rédigeait plusieurs lettres chaque jour. Charmante, chargée de poster les missives les interceptait pour les brûler en cachette, ne manquant pas cependant d'attendre avec elle la réponse du président. Lorsqu'elle émergeait de sa paperasse pour s'installer dans son fauteuil et lui réclamer un verre de bière, Charmante se réjouissait de la voir retomber sur terre et s'entretenait avec elle de choses et d'autres pour tester sa raison. Ces éclairs de lucidité, loin de l'apaiser, ramenaient à la surface ses allergies d'autrefois et la vue du jeune Malabare qui vendait du piment et de la salade déclenchait en elle un flot de racisme. Elle retrouvait tout son aplomb pour ordonner à sa servante : « Ferme vite le portail et dis-lui de déguerpir... Je ne peux pas les voir, c'est la dernière race que le bon Dieu a créée après les chiens ! » Et à l'enfant qui se sauvait apeuré, elle hurlait du seuil de la porte : « Ne te retourne pas, petit maudit ! »

Résolument fermée au charme et à la sagesse de l'Inde, elle persistait à bougonner que tous les Malabares ne savaient que marcher dans le feu et faire les vantards et que jamais ils ne franchiraient le seuil de sa maison. Quant aux Cafres, dont elle tenait à se séparer, clamant qu'elle s'appelait Dunord, elle les trouvait tout simplement [PAGE 132] affreux, de vrais singes, insistait-elle, avec une moue de dégoût, que le bon Dieu aurait mieux fait de laisser là où ils étaient.

Charmante ne comprenait pas grand-chose aux propos pleins de haine de la vieille dame et pensait qu'ils n'étaient qu'un effet de sa déraison et de sa sénilité.

Azor, qui prêtait l'oreille et entendait Laetitia hausser la voix, approuvait de ses aboiements arrogants. Sa colère apaisée, elle ordonnait à Charmante de procéder au décrêpage de ses cheveux blancs. La servante s'y adonnait avec patience, enduisait la tête de sa maîtresse d'une épaisse couche de baume défrisant avant de réaliser le chignon bien lisse sur la nuque et de le cacher sous un fichu pour la nuit. Charmante exécutait sa tâche avec art et sérieux, y voyant comme sa maîtresse un acte nécessaire. Elle se réjouissait de pouvoir utiliser le reste de la crème pour le défrisage de sa propre chevelure qu'elle regardait d'un œil moins désespéré depuis qu'elle travaillait dans cette maison et elle la raidissait avec satisfaction toutes les semaines. Il lui arrivait même de soutenir, à présent qu'elle se coiffait sans problème et repoussait avec coquetterie les mèches lisses qui retombaient sur son front, que ses cheveux droits étaient naturels et qu'elle les avait ainsi depuis le jour de sa naissance.

La séance de lissage terminée, une expression béate auréolait les deux visages. Charmante apportait à sa maîtresse, qui ne cessait de caresser son splendide chignon, le flacon de parfum, le poudrier et le coffret de bijoux. Tandis qu'elle se parfumait au « Soir de Paris », Charmante défaisait un à un les nœuds de son corsage avant de lui tendre la houpette blanche de poudre qu'elle se promenait sur le visage et sur les seins pour les rafraîchir. Puis, pendant qu'elle essayait ses bijoux et inventait à chacun d'eux une histoire, la servante cousait, rapiéçait ou brodait. A côté d'elle, vautrée dans son fauteuil en rotin, Madame Dunord souriait en prenant des airs de vieille impératrice; son visage dénouait alors ses nombreuses rides pour se tendre d'une puérile béatitude. Elle s'arrêtait de commander et attendait sans impatience que Charmante prît une décision. Celle-ci redoublait d'attention et de gentillesse envers elle, lui proposait un deuxième coussin, redressait le tabouret sous ses pieds, servait de grandes rasades de bière de France, [PAGE 133] s'occupant d'elle comme d'un enfant malade. Ces soirs-là, la vie leur semblait presque belle et bien que la servante éméchée n'eût plus su doser les ingrédients du repas, elles ne le trouvaient ni trop salé ni trop gras et dans une douce euphorie s'asseyaient comme deux sœurs jumelles devant le poste de télévision. Azor, qui semblait ivre lui aussi, se couchait aux pieds des deux femmes et le trio se rejoignait en une touchante intimité que déchiraient brusquement les sanglots longs inattendus de Charmante.

« – Je ne comprends pas le bon Dieu ! Pourquoi je suis si malheureuse, pourquoi quand il y a un malheur ou une "chiasse", c'est toujours pour Charmante ? », gémissait-elle, reniflant à grand bruit.

A trente-quatre ans, elle se retrouvait délaissée, sans ressources, condamnée par son veuvage à ne plus pouvoir satisfaire son « petit besoin de corps », disait-elle. Pour elle, l'acte sexuel en dehors du mariage devenait vice, et depuis la mort de son mari sa dignité de veuve l'astreignait malgré elle à une chasteté douloureuse. Elle n'avait fait qu'un bref passage à l'école, n'en avait rien rapporté qui eût pu améliorer son sort et avait considéré son mariage comme une fin. Pourtant, du vivant de son mari, sa vie s'était plus d'une fois teintée de sombre lorsqu'il la rossait comme une pécheresse aux yeux des voisins qui applaudissaient, parce qu'elle avait dans son désespoir de femme mal aimée abusé de petits rhums.

Son mari lui avait souvent claqué la porte au nez, la jetant dans la nuit bien qu'elle eût tenté de camoufler l'odeur d'alcool de son haleine en mâchant après chaque verre des feuilles de combava.

Elle n'avait point eu d'enfants, Dieu merci, et n'avait fait que de fréquentes fausses couches. Son conjoint s'était souvent lassé d'elle, car dans le village on narguait cet homme incapable d'être père, on mettait en doute sa virilité et plus d'une méchante langue insinuait qu'il était « clair ». Aussi pour se déculpabiliser et donner une plus mâle opinion de lui-même, passa-t-il bien vite ses loisirs à « aller aux femmes ».

Le tragique accident de travail qui lui avait ôté la vie devait, en ces soirs d'ivresse, engendrer chez sa veuve de bruyantes larmes de regret et de nostalgie et comme si elle confondait soudain enfer et paradis, elle ne cessait de sangloter sur son paradis perdu. Au moins, lorsqu'il [PAGE 134] était encore en vie, même si cela n'arrivait qu'une fois par semaine, il avait pu lui donner un peu de plaisir. A présent, elle se sentait tarie et acceptait mal l'idée de vivre sans compagnon jusqu'à sa mort.

Laetitia, assoupie dans son fauteuil, pétait à grands bruits, s'excusant et expliquant que son ventre était ballonné et qu'elle avait des vents. Elle se redressait et réclamait un éventail pour chasser la mauvaise odeur. Azor, incommodé, se levait en grognant, courait prendre un bol d'air à la porte et revenait se coucher. Bientôt un étrange ronflement montait des deux créatures endormies. Le sommeil les avait clouées sur place et elles dormaient dans leur fauteuil jusqu'au lendemain matin. Par ces soirs où les deux femmes s'oubliaient devant la télévision, les malandrins profitaient du relâchement de la surveillance pour piller le potager que Charmante entretenait religieusement. Au réveil, ce sac du jardin donnait à Madame Dunord une occasion de retrouver sa raison pour crier à la bassesse et au manque d'éducation et avec la plus menaçante lucidité, elle prophétisait sur le pas de sa porte, les bras levés vers le ciel, le visage encore fripé de sommeil : « – Je vous le dis, il n'ira pas loin ce voleur, je ferai brûler un cierge pour lui à saint Expédit ! »

Ses menaces qui échappaient à sa folie, pour retentir clairement dans le silence du chemin, faisaient trembler le passant qui poursuivait sa route en se signant et en pressant le pas. Alors elle l'interpellait, le prenait à témoin et hurlait : « Je me demande où ils ont appris à vivre ? »

La vie s'écoulait monotone. Madame Dunord babillait sans arrêt devant Charmante qui veillait sur elle avec un dévouement admirable, sans céder à la moindre lassitude. A ses yeux, l'institutrice n'était qu'une pauvre vieille malheureuse qui n'avait pas eu de chance sur ses vieux jours et il lui fallait en avoir pitié. Le regard d'Azor, qui ne se déplaçait plus qu'à tâtons et avec de petits grognements de chien aigri, lançait des lueurs désolées, exhortant lui aussi à la pitié. Il avait perdu l'appétit et on devinait sans peine que le fil ténu qui le maintenait en vie était sur le point de craquer. Affalé sur le plancher, il voyait son énergie s'en aller et passait son temps à somnoler et à baver. Il arrivait à Charmante de ne plus vouloir supporter sa « gueule de chiasse » et de lui donner [PAGE 135] un grand coup de pied pour l'obliger à bouger un peu et surtout à disparaître de son champ visuel.

Il n'y eut plus de voyage vers la capitale. L'état de santé de Madame Dunord empira et on la vit marcher de plus en plus à côté de sa tête qui s'égarait; ses tirades historiques se raréfiaient, remplacées à présent par des idées fixes ou de turbulentes crises de délire. Elle avait exagérément vieilli, n'était plus qu'un paquet d'os et de peau fripée au regard vide et blanchâtre fixé sur l'irréel. Elle restait la plupart du temps immobile et prostrée dans une raideur de cadavre; Charmante s'affolait de ce calme excessif, appréhendant les effroyables tempêtes nerveuses dont il était avant-coureur. Elle s'ingéniait à la soigner de son mieux, lui composa d'efficaces breuvages soporatifs, mit du gros sel sous son oreiller et réussit à lui procurer quelques heures de sommeil. Elle lui préparait des bouillons de brèdes morelle, lui servait des bols de sensitive et la promenait de temps à autre dans la cour en la tenant par la main. Cependant si le mal semblait reculer et se dissiper grâce aux soins et à la vigilance de Charmante, il rejaillissait à l'improviste en coups de théâtre et en secousses de folie, provoquant alentour l'effroi et la consternation. Une étrange idée fixe s'empara bientôt de la vieille dame. Elle déclara qu'elle voulait voir la France de près et se consacra aux préparatifs de ce périple désiré. Elle ne s'arrêta que trois jours avant sa mort et on ne sut jamais la raison de cet abandon.

Elle retrouva une ardeur de fourmi infatigable et s'acharna à vider ses armoires et à tout inventorier. Elle sortait ses robes, ses bijoux, ses chapeaux, les essayait, les rangeait dans des valises et des sacs. Charmante la voyait sans arrêt surgir devant elle, lui ordonnant avec sérieux de repasser un vêtement pour le voyage en avion. Elle s'animait de gestes mécaniques de pantin, parvenant presque à rayonner de son désir d'entrer en contact avec le sol d'une France qu'elle avait toujours vénérée et qu'elle n'avait pu imaginer qu'à travers les livres. Elle rassembla tout ce qui lui semblait utile pour le voyage et tassa dans son volumineux cabas des liasses de papier et de billets et un gros missel en cuir terni. La servante se prêtait aux tragiques fantaisies de sa sénilité et la surveillait du coin de l'œil. Le soir venu, elle la déshabillait procédait à sa toilette la poudrait, la parfumait [PAGE 156] et lui suggérait en la bordant dans son fauteuil de remettre au lendemain ses préparatifs. Elle lui servait alors son repas et sa tisane et lorsqu'elle la voyait dodeliner de la tête au bord du sommeil, la dirigeait vers son lit. Elle vidait alors les sacs et les valises, remettait tout dans les armoires, pour que la vieille institutrice pût recommencer son ouvrage dès son réveil. Puis elle installait Azor au pied du lit, lui recommandait de bien veiller sur sa maîtresse et fermait les portes sur la persistante odeur de naphtaline qui imprégnait la maison et lui alourdissait la tête. Dans l'obscurité, à la lueur d'une lampe de poche, ployant sous le poids d'une tente pleine de victuailles, elle se faufila à pas furtifs et précipités à travers le sentier rocailleux que personne n'empruntait vraiment et parvint jusqu'à la case de Ludo, son premier séducteur.

Frappé de poliomyélite dans son enfance, il exerçait avec un réel talent son métier de cordonnier. Artisan habile et autodidacte, il touchait un peu à tout. Dans le village, il passait pour grand chanteur de charme, qui imitait à merveille Tino Rossi et avait remporté des premiers prix aux radio-crochets. Il avait une passion pour l'accordéon, jouait et chantait lors des mariages. Si l'on se fie aux bruits qui couraient, son teint mat, sa chevelure noire et longue qu'il lustrait de brillantine Rojat, son œil vif et plein de malice avaient le secret de la séduction et l'on avait du mal à dénombrer ses admiratrices.

Il venait de jeter son dévolu sur Charmante. Elle avait accepté sans se faire prier, ravie de découvrir qu'elle était encore désirable et avide de se libérer d'une chasteté qui lui devenait un supplice et commençait à aigrir son caractère et à la transformer en vieille fille.

Elle se sentit soudain curieuse de ces voluptés alléchantes qui l'appelaient, d'autant plus alléchantes qu'elles étaient clandestines. Cette nuit-là, elle revécut aux côtés de Ludo, s'abandonnant sans réticence aux caprices d'un amour réconfortant que l'amant intensifiait de ses trouvailles ingénieuses et raffinées. Elle avait laissé son inhibition et sa pudeur à la porte et se laissa faire, lui jetant de temps à autres des yeux comblés. Délestée de son masque de veuve affligée, elle roucoulait de plaisir, se tapissait contre le corps chaud de Ludo et rêvait de se cristalliser avec lui dans ces jeux peu chrétiens qui la révélaient [PAGE 137] à elle-même sous les traits d'une créature sensuelle assoiffée de caresses. Elle se demandait ce qui serait advenu si elle avait dû continuer à s'étioler dans une inhumaine abstinence et elle rayonnait de l'éclat heureux de cette miraculeuse incidence qui la transformait du jour au lendemain en concubine dorlotée et aimée. Charmée par les délices de ces premiers ébats, elle se laissa gaver de plaisir, un beau roman venait à elle et les heures s'égrenaient douces, légères, sans qu'on eût à se tourmenter des déraisonnables agissements de Madame Dunord. L'intermède de ces nuits de prouesses érotiques jetait un voile sur la Charmante amère et résignée de la veille, la réconciliant avec la vie. Elle souhaita les voir se prolonger au maximum et lui ramener à l'infini les transes inoubliables de ces orgasmes paroxystiques qu'elle venait seulement de découvrir.

Ludo, épuisé, au milieu de la nuit reprenait des forces et dégustait en connaisseur le cari qu'elle lui avait préparé en dérobant les vivres de Madame Dunord. Il mangea deux assiettées, vida les bols de cari et de salade sous l'œil énamouré de Charmante qui se sentait tellement à l'aise sur sa saisie par terre, qu'elle n'avait plus, disait-elle, la moindre envie de se lever. Elle ne se réveilla que lorsqu'elle l'entendit entonner ses chansons romantiques et jouer des airs d'accordéon. Elle se livra alors à de menus travaux domestiques, lava et repassa quelques chemises et leurs ébats reprirent bientôt jusqu'à l'aube où elle quitta à regret le magicien qui venait de la métamorphoser en une autre Charmante.

Le corps alourdi d'une agréable fatigue qui lui donnait des ailes, elle descendait le sentier en direction de la maison Dunord. L'air était frais, la nuit commençait à se laisser happer par des traînées de lueur blanches qui annonçaient la naissance proche du jour. On entendait dans le lointain le bruit d'une charrette qui cahotait vers les champs. Il devait être quatre heures du matin. Discrètement, Charmante se glissa dans son lit, tandis qu'Azor, qui l'avait vue entrer la regarda sans broncher et remua la queue en complice. Trois ou quatre heures de sommeil lui suffiraient et par la suite, bien que le réveil fût difficile, elle tâcha de ne rien laisser filtrer de cette vie nocturne parallèle où elle s'épanouissait. Elle continua à subir le jour avec une patience d'âme charitable [PAGE 138] les incohérences de l'institutrice et finit au fil des jours par les sentir glisser sur elle comme l'eau sur une feuille de songe; elle les considéra alors avec une lasse indifférence.

Les préparatifs du voyage imaginaire se poursuivaient. Dans le calme qui régnait alentour, on ne percevait que le bruit persistant des valises que l'on ouvrait et fermait, tandis que Charmante, nostalgique, cousant sur un tabouret, ruminait de douces réminiscences. On entendit un gamin goguenard se tapir derrière le portail et crier, pour ne pas être reconnu, d'une voix fluette de petite fille : « Madam i pran lavion kansa ? »

Charmante bondit de sa rêverie et se précipita vers le malappris, lui hurlant de déguerpir au plus vite s'il ne voulait pas être lapidé. Mais ce qu'elle voulait surtout, c'était qu'on ne troublât point Madame Dunord dans ses préparatifs, craignant toujours de la voir à la moindre contrariété s'abîmer dans un délire plus grave. Elle vaqua jusqu'au soir à ses travaux de maternage, et poussa un soupir de soulagement lorsqu'elle conduisit la vieille dame vers son lit. C'était alors que s'ouvraient pour elle les portes du paradis. L'idylle se poursuivait sans le moindre obstacle. Ludo et Charmante se disaient faits l'un pour l'autre et leurs yeux pétillaient de leur ravissement réciproque. Le soupirant inventait pour sa belle mille jeux inédits qui l'enflammaient des nuits entières. Charmante naissait une deuxième fois à la vie et le miracle de cette renaissance l'avait embellie. Elle rajeunissait et une riante envie de vivre la métamorphosait chaque jour un peu plus.

Aussi sa tâche de gardienne commença-t-elle à la fatiguer. Elle rêvait par moments de se consacrer entièrement à son soupirant. Seul son bon cœur lui faisait la morale, l'empêchant d'abandonner la retraitée à ses fantasmes et elle continua son travail de surveillance et d'assistance.

Pour elle, la vraie vie arrivait avec la nuit. Ludo l'initiait à la musique, elle s'étonnait de pouvoir lire les notes. Il composait pour elle des ségas rythmés de passion, s'amusait à improviser des maloyas. Sa voix fusait prophétique au milieu des pleurs de l'accordéon et lorsqu'il ne chanta plus et se mit à tambouriner sur son rouleur des battements pleins de rythme et de sensualité, Charmante [PAGE 139] sauta au milieu de la pièce, ne pouvant s'empêcher de danser. Elle s'agita aussitôt de secousses frénétiques, ses hanches se tordirent, ses seins se tournèrent vers Ludo; leurs pointes saillirent sous son corsage, réveillant son désir et l'invitant à l'amour.

Là-bas, dans sa maison engloutie par la nuit, Madame Dunord gisait dans son lit, assommée par les somnifères. Elle dormait d'un sommeil vide, artificiel, sans rêves. Le matin, elle en émergeait, les traits tirés, le regard las, jaillissait telle une marionnette au milieu de la pièce pour reprendre avec la même routine insistante et mécanique le sketch inachevé de la veille. Elle recommençait à voyager de l'armoire jusqu'au lit, du lit jusqu'à l'armoire, fébrilement animée de son étrange désir de partir et gesticulant jusqu'au soir autour de ses préparatifs de voyage.

Le village s'était maintenant accoutumé à son héroïne; les vieux de sa génération s'apitoyaient. Ils voyaient cependant dans ce drame qui la faisait tourbillonner autour de ses valises tel un ridicule pantin la manifestation d'une colère divine, d'un châtiment qui la punissait de n'avoir pas su rester à sa place de femme et d'avoir voulu être trop instruite. Ils lui reprochaient de s'être toujours comportée en commandeur et d'avoir astreint son mari à une passivité et à une inertie qu'ils trouvaient humiliantes pour un homme. Certains allaient jusqu'à déplorer que le pauvre Valmire ne l'eût pas, dès le départ, dressée de quelques corrections pour lui remettre la tête en place.

Les badauds, ceux-là même que Charmante pourchassait et qui prenaient plaisir à « moukaté », s'étaient lassés de leurs taquineries et avaient déserté les tribunes d'un spectacle qui ne les amusait plus. Ceux que la vie condamnait au désœuvrement, tiraillés entre leur état de laissés-pour-compte et leur désir de vivre autrement, s'étaient tournés vers les brumes des paradis artificiels et, grâce au Zamal qu'ils se procuraient sans peine, faisaient eux aussi leur voyage hors du réel : on les voyait déambuler, hirsutes et dépenaillés, les pupilles dilatées, sur les mirages de leur univers.

Parfois un ivrogne attardé, en mal d'équilibre, essayant en vain de retrouver son chemin, s'affalait avec fracas aux environs de la maison de l'institutrice. Le spectacle inédit durait alors toute la nuit, projetant dans les profondeurs de la nuit les bribes égrillardes d'une séga [PAGE 140] pornographique, dont il se bornait à répéter inlassablement le refrain. Le rhum le rendait loquace, il parlait comme un livre, étalait ses prouesses de mâle, criait le nom de ses concubines, dévoilait ce qui avait été jusque-là secret. Il poursuivait son discours en ressassant ses mérites de brave soldat qui avait fait la guerre et auquel le général de Gaulle avait serré la main. Il s'appelait Renard Amoric, A, m, o, r, i, c, épelait-il, et il avait appris à lire lorsqu'il était sous les drapeaux. Il concluait par un éloge de son patriotisme, clamait qu'il était un soldat français, récompensé d'une pension et fier d'être à présent un ancien combattant. Le sommeil ne l'anéantissait qu'aux premières lueurs du jour et il n'ouvrait les yeux que lorsque le soleil déjà haut dans le ciel le tourmentait de sa lumière vive, l'obligeant à se lever. Alors, penaud, la tête baissée et la langue pâteuse, il filait vers sa case, crachant à chaque pas des reliefs âcres et glaireux de sa soûlerie. Il retrouvait son épouse, faisait tout pour éviter de croiser son regard et se jetait sur le lit pour continuer son sommeil. Celle-ci, habituée aux beuveries de son homme, l'accueillait de son air résigné de femme d'ivrogne et ses yeux se levaient vers le ciel pour l'implorer dans le silence de ses pleurs et lui crier qu'elle n'était plus capable de supporter une telle vie, qu'il fallait faire quelque chose pour ses enfants et pour elle-même.

La chance se mit à sourire aux vieux en cette fin de siècle. Ils furent à l'honneur et les clubs se multiplièrent pour les alphabétiser avant leur mort, leur apprendre à chanter, à faire du théâtre, à nager. Ceux qui n'avaient jamais quitté leur quartier et qui n'avaient jamais vu la mer connurent la joie de la découvrir. Des excursions s'organisèrent mettant à leur disposition des autocars qui les promenaient à travers l'île. Les grands-mères se laissaient interviewer, retrouvaient une parole gaillarde. Elles racontaient avec des gestes d'enfants émerveillés qu'elles n'avaient jamais de leur vie été aussi choyées et remerciaient le gouvernement de leur avoir au soir de leur vie appris à nager. Mahavel se dota, comme la plupart des localités, d'un club du troisième âge et l'on vit ses organisateurs zélés errer de case en case à la recherche de vieux à réconforter. [PAGE 141]

Par un matin maussade où le temps se partageait en averses intermittentes mêlées d'éclaircies mystérieuses, Azor sortit de sa léthargie quasi permanente pour aboyer des menaces. Charmante marcha jusqu'au portail qu'elle ouvrit. Elle aperçut une inconnue. Son visage pâle maquillé de traits bien nets laissait entendre qu'elle était une « zoreil ».

« – Bonjour, lança-t-elle, est-ce bien ici qu'habite l'institutrice retraitée ?

– Ah, ma patronne !, répondit la servante, Madame Dunord Valmire !

– Oui, je voudrais la voir. »

Charmante la conduisit au salon et alla chercher Madame Dunord. Elle courut jusqu'à la chambre fit une toilette rapide à la vieille dame l'habilla correctement, lui poudra le visage, lui mit son chapeau et la dirigea vers le salon un quart d'heure plus tard.

« – Bonjour, Madame Dunord ? » interrogea l'étrangère lorsque celle-ci fit une surprenante entrée dans son costume caricatural de poupée d'autrefois.

La vieille dame rabattit vers l'arrière la voilette noire de son chapeau et regardait sans expression.

« – Asseyez-vous, poursuivit-elle, j'ai une bonne nouvelle pour vous. »

La visiteuse souriait du sourire élargi de ceux qui distribuent la charité et attendent la reconnaissance. Elle continua :

« – Le curé de la paroisse m'a donné votre adresse, vous le connaissez ? »

Madame Dunord, jouant avec les maillons de son bracelet en or, restait coite; son œil déshabillait la nouvelle venue, qui expliqua : « – Vous connaissez le père Fanchon ? C'est lui qui m'a donné votre adresse... » Le faciès surpris de Madame Dunord se détendit; se sentant en confiance, elle déplissa ses rides et risqua une question : « – Vous devez venir de la part du Président ? J'attendais sa réponse... vous venez me remettre mon billet ?

– Exactement, il s'agit bien d'un voyage et vous allez y participer. Nous venons de créer un club de personnes âgées et je venais vous proposer d'être des nôtres pour le prochain voyage de fin d'année à Madagascar.

– Madagascar, pas la France ? »

Un long silence marqua la stupéfaction des deux interlocutrices. [PAGE 142] De nouveau, la dame parla pour expliquer que ce voyage n'était pas une initiative du Président, mais du club du troisième âge de la localité. Il s'adressait à tous ces vieux qui n'avaient jamais quitté l'île et qui avaient besoin d'être récréés.

Madame Dunord sauta nerveusement de son fauteuil et debout devant la bienfaitrice, retrouvant sa physionomie altière d'autrefois, elle déclara :

« – Je veux aller en France, c'est ma patrie, je ne vois pas ce que je pourrais faire dans ce pays de brousse ! »

La voix était nette, les mots bien articulés. Un long monologue s'ensuivit où elle récita sans s'embrouiller les leçons qui lui avaient toujours permis de se glorifier. La France lui avait tout donné, elle ne l'oublierait jamais, c'est grâce à elle qu'elle pouvait vivre en personne aisée, à l'abri du besoin; il ne fallait pas la confondre avec tous ces déshérités qui ne savaient pas lire et qui signaient d'une croix.

La dame des bonnes œuvres en perdit le souffle; elle assistait là à un film inattendu et, attendrie plutôt qu'attentive, elle choisit de le suivre jusqu'au bout sans interrompre. La voix de Madame Dunord parlait sans pause et ne tarissait pas. Soudain Charmante fit irruption dans le salon, coupant le spectacle de son plateau d'offrandes où se dressaient des bouteilles de bière, de limonade, de liqueur. La visiteuse accepta une limonade, Madame Dunord saisit une bière, qu'elle but avec la distinction suspecte des ivrognes qui veulent prouver qu'ils boivent pour faire plaisir. Décembre battait son plein. Noël approchait et le voyage devait tomber de la hotte du père Noël.

« – Ce sont des mangues José, elles sont bonnes, c'est pour vous », lança d'un seul jet Charmante après avoir répété sa phrase plusieurs fois dans la cuisine. Elle arrivait les mains pleines de fruits qu'elle offrit à la dame, heureuse de lui faire plaisir.

Celle-ci, tombée de son étonnement, décida de ne plus souffler mot du fameux voyage et ne parla plus que de la beauté des fruits qu'on lui avait offerts. Peu après elle s'échappa avec politesse, soulagée de retrouver le chemin où l'attendait sa voiture.

La nuit qui suivit fut pour Madame Dunord une nuit de désordre. Parlant un langage étrange, elle sautillait de pièce en pièce, soliloquant à haute voix. Charmante, affolée, [PAGE 143] lui prodiguait des paroles gentilles de mère qui ne parvenaient pas malgré leur douceur à modérer la force soudaine qui s'était emparée d'elle. Son corps se raidissait hors de ses vêtements qu'elle déchirait; elle s'attaquait aux meubles, les prenait et les soulevait, se cognait la tête contre les barreaux du lit, hurlait à faire trembler la maison.

On fit venir le médecin. Elle refusait de se laisser ausculter et lui cria les yeux pleins de fureur qu'elle le giflerait s'il la touchait. Il fallut pour la maîtriser l'aide de Charmante et d'injections de valium. Le calme revint. Cependant ces accès devaient se renouveler fréquemment. Ils s'accompagnaient de rires curieux, saccadés, diaboliques, qui déroutaient Charmante et ne lui laissaient aucun répit. Dans le village, on murmura consterné que Madame Dunord était possédée et on évita de passer devant sa maison.

Au réveil, elle ne parlait plus, ne mangeait plus, refusait les délicieuses boulettes de viande et de pomme de terre que la servante lui préparait. Personne ne pouvait deviner ce qui se passait dans sa tête tant elle se refermait sur elle-même. Seul le médecin qui lui rendait maintenant de fréquentes visites obtint d'elle quelques phrases de gémissements et des soupçons de larmes.

Charmante, astreinte plus que jamais à une étroite surveillance de la malade, dut délaisser Ludo une quinzaine durant.

Un après-midi, enfin, Madame Dunord reprit ses préparatifs de voyage, assistée de sa servante qui pliait, repassait, fermait les valises, nettoyait les bijoux et lui recommandait à tout bout de champ de ne rien oublier. Le soir, lorsqu'elle eut bordé sa patiente endormie et installé Azor au pied de son lit, Charmante ferma la porte à double tour et s'en alla chez Ludo. La nuit était noire, plus noire qu'à l'ordinaire; elle distinguait avec peine son chemin qui lui semblait trop long. Sous la pluie qui s'étalait en flaques boueuses, elle avançait en hésitant craignant de glisser à chaque pas. A travers le store de bambou que le cordonnier avait fabriqué, filtrait une traînée de lumière. Charmante, tel un bolide se précipita dans la maison, s'affala sur le canapé et l'on entendit ses sanglots inattendus déchiqueter le silence de leurs tragiques accents. [PAGE 144]

Ludo le visage contrarié et blême, se déplaça jusqu'à elle pour tenter de la consoler.

« – C'est encore cette vieille toquée, s'exclama-t-il. Il ne lui suffit pas de se détruire, il faut que toi aussi tu subisses les conséquences de ses radoteries ! Regarde dans la glace la tête de moribonde que tu as ! »

Lui caressant le visage comme pour le faire changer d'avis et le ramener à une attitude plus compréhensive à l'égard de la retraitée, elle murmura :

« – Tu devrais comprendre, Ludo, elle est vieille, elle ne sait plus ce qu'elle fait ni ce qu'elle dit, elle a vraiment besoin de moi.

– Elle est trop mauvaise pour éveiller la pitié. Prends le temps de la regarder en face, tu verras. Même dans sa folie, elle est encore pleine de sa suffisance; est-ce que tu l'as déjà entendue dire un mot de créole, malgré sa tête à l'envers ? Le mépris est suspendu à sa bouche comme une grimace; ne me parle pas d'elle, je la trouve diabolique et tu peux être sûre que si l'enfer existe vraiment, ils lui ont réservé un place depuis longtemps ! »

Il parlait en justicier, sa voix se durcissait et donnait à ses paroles une âpreté métallique. Il débitait ses accusations contre la vieille dame et l'on sentait qu'il repoussait avec fermeté toutes les excuses et ne lui concédait aucune circonstance atténuante.

Charmante reniflait, décontenancée. Elle s'offusquait de la sévérité inhumaine du verdict de Ludo et sa pitié presque congénitale souffrait d'une telle injustice envers les égarements de la vieillesse.

Le bruit de l'averse tambourinant sur la tôle du toit avait quelque chose d'agréable. Ils en aimaient tous les deux la musique étrange qui les obligeait à se tasser l'un contre l'autre en goûtant leur bonheur d'être ensemble et à l'abri. Le chant persistant de la pluie leur devenait un agrément, l'atmosphère s'en réchauffait et Ludo lui sacrifia ses airs d'accordéon.

Cette nuit de retrouvailles, bien qu'elle les réconfortât de la joie de se revoir, ne ressembla pas aux précédentes nuits de lune de miel. Ludo, qui gardait rancune à l'institutrice de l'avoir si longtemps privé de sa maîtresse, l'accablait de reproches, faisait son procès; la conversation tourna souvent autour d'elle ce soir-là, et leurs [PAGE 145] vues différentes les dressèrent parfois l'un contre l'autre comme deux adversaires.

Pour célébrer cette nuit tant désirée qui lui ramenait sa concubine, Ludo lui conta ses plus belles histoires, échafauda avec elle les plus beaux projets. L'espoir dansait dans la tête de Charmante; il suintait de la voix chaude de Ludo, de la pluie qui les berçait et d'une agréable griserie qui les secouait de frissons, les amenant bien vite à se gorger avec gourmandise d'un plaisir qui leur avait tellement manqué à tous les deux ces derniers temps.

Ragaillardi à présent par le retour de sa dulcinée et succombant à une légère ivresse à côté de la bouteille de rhum arrangé, à moitié vide, Ludo retrouva l'aisance de la parole et revint à Madame Dunord.

– Tu vois, Charmante, dit-il, en appuyant sur les mots, à mon avis de telles personnes, ne devaient pas exister, surtout ici. Les gens ont déjà du mal à se comprendre et à reconnaître tout ce qui se mélange en eux, et lorsqu'elle arrive avec ses deux panneaux de Blancs et de Noirs bien séparés, personne ne sait où se ranger ou plutôt chacun pense qu'il est plus convenable de se garer derrière le Blanc. Je la connais moi aussi depuis l'école. Je suis tombé malade, Dieu merci, et j'ai dû quitter l'école, sinon j'aurais succombé à ses litanies de couillonnades au lieu d'apprendre mon métier de cordonnier, qui n'est pas si mauvais et qui, à bien réfléchir, est moins dangereux que le sien. »

Il fit une courte pause et continua ...

« – Elle m'a toujours donné l'impression de vivre dans un autre monde et de passer son temps à s'écouter; quand elle était lancée, rien ne pouvait l'arrêter et nous on ne devait rien dire; elle voulait, criait-elle, entendre les mouches voler. Alors on la laissait bourdonner comme une grosse guêpe toujours prête à sortir son aiguillon et elle bourdonnait toute seule comme si on n'existait pas.

– Tu crois vraiment qu'elle était une mauvaise maîtresse d'école ?, demanda Charmante, troublée par les révélations de Ludo.

– Oui, elle a été plus néfaste qu'efficace et je ne m'étonne pas du tout de ce qui lui arrive aujourd'hui; elle n'a que la monnaie de sa pièce... »

Il allait poursuivre son discours acerbe, lorsque Charmante, [PAGE 146] offusquée, se redressa comme un ressort et, mettant ses deux mains sur ses hanches, elle l'interrompit en le toisant :

« – Mais Ludo, quand comprendras-tu qu'elle n'est qu'une vieille femme et qu'il faut en avoir pitié, seulement pitié ?

– Toujours ta pitié, lança-t-il; c'est un mot à rayer du vocabulaire des hommes, un mot pratique qui permet d'innocenter les pires truands. Moi, je lui en veux à ta vieille mère Kalle. J'ai connu Estelle et, crois moi, ça ne lui a pas toujours fait plaisir d'avoir une mère pareille. On aurait dit qu'elle jouissait de lui pomper la vie à travers ses comportements agressifs qui la désarmaient, lui ôtant toute possibilité de réponse. Un soir que je suis revenu de l'école avec elle, Madame Dunord l'a harcelée pendant des heures pour savoir ce qu'on s'était raconté. Lorsque Estelle lui a dit que je lui avais appris à chanter un séga, elle a vu rouge, lui a hurlé qu'elle ne disait pas toute la vérité, lui a fait boire un verre d'eau bénite du Saint-Esprit, en lui affirmant qu'elle deviendrait folle si elle avait menti. Et à présent qui est folle ?... Elle peut radoter tant qu'elle veut, je ne me laisserai pas attendrir.

– Elle croyait bien faire sûrement, expliqua Charmante.

– C'est trop facile... certes, elle est vieille mais cela ne lui donne pas le droit de se faire vénérer comme une sainte. »

Et Ludo, qui répétait sans arrêt qu'il ne voulait plus entendre parler d'elle, ne pouvait s'empêcher d'en parler longuement lui-même et il raconta encore qu'elle passait son temps à l'école à faire des préférences et qu'elle se moquait de tous ceux qui n'arrivaient à bien prononcer les « je » et les « che ».

Il se tut un long moment. Il se rappelait le mot d'adieu qu'Estelle lui avait adressé par la poste avant son départ, s'excusant de ne pouvoir venir l'embrasser comme elle l'aurait voulu. La colère boursouflait maintenant les veines bleuâtres de son cou. Il se servit un verre de rhum et supplia Charmante :

« – Promets-moi de la laisser à ses délires, elle n'a jamais vu clair.

– Mais elle est instruite, Ludo !

– C'est bien cela que je lui reproche, son joli savoir [PAGE 147] elle aurait dû le descendre jusqu'aux enfants au lieu de le transformer en couplets qu'elle était seule à comprendre et de nous bassiner les oreilles avec ses blagues. Et puis cette manie qu'elle avait de dresser tout son monde en français !

– Moi, j'aimerais bien pouvoir parler autre chose que mon gros créole !, rétorqua Charmante. J'aime bien entendre les gens qui parlent bien, je ne comprends pas mais cela ne fait rien, c'est tellement joli ! Et j'aimerais voir la France, moi aussi, il paraît que c'est tellement bien là-bas...

– C'est ton droit, certes, mais il ne faut pas au retour oublier qui tu es, te mettre à radoter comme si tu venais d'une autre planète et jeter comme ta vieille moque un regard de mépris sur tout ce qui ne vient pas de France. Moi, elle a fini par me dégoûter de cette France... même si on m'offrait le voyage, je le refuserais !... »

Charmante l'observait, elle se taisait et ne parvenait plus à le contredire. La bougie s'était presque consumée et les flammèches accompagnaient de leurs derniers sursauts les paroles de Ludo. Elle se leva pour en allumer une autre mais aussi pour se dégourdir les jambes et secouer hors de sa tête toutes les idées contradictoires qui s'y entrechoquaient autour de Madame Dunord. Elle ne pouvait renoncer à la reconnaissance qu'elle vouait à la vieille dame depuis que cette dernière avait accepté de l'employer alors qu'elle était au bord du désespoir et avait plus d'une fois songé à se mettre une corde au cou pour en finir. Et elle se répétait que sans sa bienfaitrice elle n'aurait pas eu le bonheur de connaître Ludo. Sa maison se trouvait loin de Mahavel sur la route de Bois-d'Olive et elle ne la quittait guère autrefois.

Cette nuit-là, ils laissèrent filer le sommeil. Ludo ne goûta pas au cari de porc aux pommes de terre de Charmante, elle le réchauffa à l'aube, lui suggérant de le manger à son petit déjeuner. La pluie avait cessé sa musique, le jour arrivait et Charmante dut se presser de rentrer. Elle se lava le visage, tassa toutes ses nattes sous son chapeau et s'engagea dans le sentier. Les crevasses étaient remplies d'eau et de boue. Elle y pataugeait sans s'en rendre compte, la tête encore gonflée de tout ce qu'elle avait entendu. [PAGE 148]

Deux jours plus tard, cédant aux injonctions de Ludo, Charmante prit la première décision de sa vie et se désolidarisa de madame Dunord. Elle quitta la maison avec l'assistante sociale qui orienta vers la vieille institutrice une aide familiale. Charmante travaillait maintenant à la cordonnerie avec Ludo. Ce dernier s'était lancé dans une entreprise de fabrication de chaussures et avait presque laissé tomber les réparations. Il fabriquait aussi des colifichets, des bracelets et des porte-bonheur de cuir qui connurent un vrai succès. Tout le monde se précipitait pour faire l'emplette de ses gadgets uniques, où l'on pouvait cacher une garantie protectrice, une amulette, une photo ou un secret et on les voyait accrochés aux clés, aux maillons des colliers, dans les voitures. Ludo dessinait les motifs, découpait les objets, faisait les trous. Charmante assemblait et décorait. La fantaisie de Ludo aidée de la dextérité de sa concubine leur promettait à tous les deux une vie meilleure. Charmante se sentait revivre et dans l'atelier se dépensait sans jamais se lasser.

Dans le village, on critiqua sa démission et on lui en voulut de s'être mise en ménage avec Ludo. Elle laissa jaser et avec le temps les mauvaises langues s'épuisèrent et la laissèrent tranquille.

L'aide familiale arriva le lendemain du départ de Charmante. C'était une jeune fille des Hauts, pleine de santé. Ses joues qui rougissaient dès qu'on lui adressait la parole trahissaient sa grande timidité. Comme unique joyau elle portait accrochée à sa chaîne en argent une petite tour Eiffel plaquée or qui s'efforçait de briller faiblement sur les volants bien repassés de son corsage de popeline rose.

Sa première journée s'écoula à ranger la maison. Madame Dunord la dévisagea sans lui adresser le moindre mot. La jeune fille pensa qu'il lui fallait gagner sa sympathie et chercha par tous les moyens à la faire parler. Elle ne desserra pas les dents et ce n'est que lorsqu'elle l'entendit un soir appeler Charmante toute nuit et lui donner des ordres qu'elle comprit que la vieille dame ne devait pas avoir toute sa tête. Tant qu'il n'y eut pas de catastrophe, elle ne s'affola pas. Elle la découvrait souvent [PAGE 149] assise sur son oreiller, occupée à plier des vêtements qu'elle trouvait alentour et à les tasser dans la valise que l'on avait oubliée sous le lit. Elle finit par ne plus entraver ce travail de Pénélope qu'elle facilitait en vidant la valise tous les soirs. On devinait que son organisme vivait parce qu'il faisait tous ces gestes mécaniques et qu'on le nourrissait de soupes de maïs et de médecines. Mais sa maigreur cadavérique stupéfiait et chaque heure la tassait un peu plus sur elle-même. L'air hébété qui stagnait sur son visage dont la peau se désagrégeait par endroits en minuscules écailles grisâtres donnait à entendre qu'elle avait perdu toute sa lucidité et semblait avoir déserté Mahavel pour un autre monde où elle s'enfermait, promenant autour d'elle un regard fixe de spectre. Cependant lorsque la jeune fille l'installait sur son seau hygiénique et la cajolait de mille phrases gentilles, il lui arrivait de sortir de sa torpeur et de se remettre à réciter ces vieux postulats qui l'imprégnaient encore à la veille de sa mort. Ils revenaient en bribes incohérentes et ridicules, ramenant au grand jour des vérités qu'elle semblait heureuse de retrouver puisqu'elle leur souriait...

Quelques bigotes avides de bonnes actions venaient le dimanche soir après les vêpres lui rendre visite et, tout en lui murmurant de mielleuses et chrétiennes paroles qu'elle n'entendait pas, lui extorquaient, à l'insu de la demoiselle qui l'assistait, quelques souvenirs, un drap, deux tasses en porcelaine de Chine, un fer à repasser et même le bracelet en or que Natol lui avait offert jadis lorsqu'elle avait été reçue à son brevet supérieur. Sa maison se vidait de ses trésors sous ses yeux. Le curé, qui venait chaque samedi la confesser, ne parvenait pas à lui soustraire le moindre péché. Il lui posait des questions, lui demandait de répondre par oui ou par non, mais son visage restait toujours impassible, cependant que ses yeux s'ouvraient sur l'irréel.

A cette époque où elle restait prostrée sur son grand lit, sa folie contamina Azor. Après le départ de Charmante, il se sentait perdu, délaissa la chambre de sa maîtresse, fit des saletés dans toute la maison et hurla la nuit de lourds aboiements de détresse qui ressemblaient. étrangement aux cris poignants du vieil Ah Woo lorsqu'il pleurait sa folie à la nouvelle lune. La jeune fille, qu'il voulait mordre, bien qu'il ne vît plus que d'un œil plein [PAGE 150] de larmes, l'attacha sans pitié à un manguier. Il refusa dès lors toute nourriture et se laissa mourir de faim.

Charmante frappa à la porte un après-midi. Elle était venue à la sauvette prendre des nouvelles de Madame Dunord et lui apporter des petits pâtés et des fleurs. Elle s'assit sur le lit, parla à la vieille dame, lui posa quelques petites questions qui restèrent sans réponse. Apercevant dans un coin de la chambre le petit drapeau qu'elle avait jadis porté bien haut pour la venue du Président, Charmante le prit, le débarrassa de la hampe et le posa sur le couvercle de la valise qui trônait près d'elle. Elle la vit saisir le drapeau, le plier et le replier entre ses doigts. Son visage se détendit un instant mais les yeux redevinrent vite hagards et absents et elle ne reconnut pas Charmante.

Le jour s'annonçait maussade. Dans le ciel pâle, de gros flocons nuageux se déroulaient avant la pluie. Les fleurs des jardins, assommées par la lourdeur de l'air, attendaient l'averse pour redresser la tête. Les enfants s'empressaient de ramener du bois sec à la case et on les voyait ployer le dos comme des vieux sous leurs pesants fagots.

Abattue par les assauts d'une chaleur moite qui la fossilisait, Madame Dunord gisait dans son lit telle une poupée de terre gercée, sous l'œil de nombreuses statues de saints amenées de toutes les maisons des environs pour veiller sur elle et lui redonner la tranquillité de l'esprit. Elle gisait seule, presque morte; de faibles souffles soulevaient sa poitrine et la maison s'engluait dans un silence de mort inconfortable.

Depuis un mois, elle ne gardait plus aucune nourriture et ne vivait que par miracle. La veille, cette houle d'énergie qui l'avait agitée avait consterné tout le village, attroupé devant le portail. Vers trois heures, elle avait planté là ses valises, avait bien fixé ses cheveux sous son chapeau et s'était précipitée dans la cour. Elle avait fait deux heures durant le tour de la maison, psalmodiant l'histoire de France de Charles Martel à Charles de Gaulle sans se tromper, sur un air d'oraison plaintive. De temps à autre, elle s'était arrêtée pour jeter un regard surpris autour d'elle et avait repris aussitôt sa danse effrénée. [PAGE 151] Son jeu diabolique avait jeté l'épouvante parmi les assistants. Les hommes s'étaient découverts et avaient fait le signe de la croix, les femmes avaient récité le chapelet en chœur et à voix haute. Le médecin n'avait réussi à l'immobiliser qu'avec peine après qu'on eût jeté sur elle des cuvettes et des arrosoirs d'eau. Par la suite, alors qu'elle se débattait toujours comme un animal pris au piège, il lui avait injecté une dose de calmants et ne s'en était allé que tard dans la nuit lorsqu'elle s'était apaisée. Il semblait ne subsister en elle à présent qu'un dernier brin de vie et son visage s'oxydait du reflet blafard de la mort. Oublié sur une chaise, le petit drapeau du Président raillait de ses tons vifs l'incommensurable détresse qui se lovait dans les moindres recoins de la maison.

L'aide familiale était absente. Ce drame l'avait exténuée et elle vivait dans l'attente angoissée d'une autre crise. Aussi s'était-elle dirigée dès le matin vers le bureau de l'assistante sociale pour obtenir le secours d'une infirmière en attendant de donner sa démission.

Dans le bourdonnement de l'aérogare de Gillot, à travers la cohue des voyageurs qui se démenaient, poussaient des chariots de valises et la bousculaient, Estelle se glaça tout à coup de la douloureuse sensation d'être une étrangère en transit dans une gare de passage. Un vertige la saisit, elle serra plus fort la menotte de sa fille pour retrouver son équilibre et se dirigea étourdie vers la sortie. A présent, le taxi lui ouvrait les portes d'un itinéraire qu'elle avait suivi et resuivi plus d'une fois dans son imagination pendant ces années d'études à Paris, lorsqu'elle renseignait les curieux sur une île qu'elle n'avait jamais visitée et qui était la sienne. Triomphant de son ignorance, elle s'était mise à broder un reportage sublimé d'excursions qu'elle avait faites dans des lieux dont elle ne connaissait que les noms. Elle transformait ces noms en images, en musique, en couleurs, et leurs sonorités venaient à son secours. Elle faisait de longs chapitres sur l'extraordinaire beauté des visages où presque toutes les races du globe se mélangeaient.

Elle abondonna sa tête aux caresses du vent, ferma les yeux et s'imprégna jusqu'aux entrailles de l'air tonifiant [PAGE 152] du pays retrouvé. Elle repéra l'habitation tout au long de la route, la voyant surgir de chaque champ de canne. Angela regardait de l'autre côté, le nez écrasé contre la vitre et s'exclamait.

Le taxi les laissa devant le cimetière de Saint-Pierre. Estelle y entra comme dans une maison amie, se faufila à travers un dédale de fleurs et de croix, faisant confiance à cette intuition qui la guidait. Elle se trouva soudain devant la sépulture de son grand-père. Celle-ci se dissimulait sous une auréole de brindilles sèches et d'herbes qui par place fleurissaient. La croix effritée aux extrémités se rouillait et l'épitaphe illisible n'était plus qu'un rectangle d'écailles incolores. La joie d'Estelle balaya d'un trait cet air d'abandon pour y installer une présence douce, accueillante, qui n'avait jamais cessé de la hanter depuis ce lointain et clandestin voyage à Pierrefonds avant son départ du pays. Elle s'assit sur l'herbe à même le sol. Ce qu'elle venait chercher, c'était un peu de tendresse, une pierre solide où s'asseoir et respirer loin de ses conflits internes. Elle se laissa rassurer et prêta l'oreille à tout ce qui bruissait autour d'elle dans ce grand silence, lui murmurant ce qu'elle souhaitait s'entendre dire. Puis, pour que sa fille pût partager sa joie, elle l'installa près d'elle et lui raconta l'histoire idéalisée de ce Natol exceptionnel autour duquel tous les hommes de ces tombes faisaient une ronde et souriaient.

Estelle passa le reste de la semaine à visiter l'île; elle en fit vite le tour. Elle ne visita qu'une partie des Hauts, et termina son exploration par une longue randonnée jusqu'au volcan. Et Mahavel se réduisit dans sa tête à un minuscule point noir.

Alors qu'il était question de confier Madame Dunord à un foyer de retraités, par ce matin où Mahavel s'étirait encore de sommeil, une voiture s'arrêta devant le portail. La maison dormait sous sa façade qui se décolorait de vieillesse. La peinture s'envolait en écailles, les marches du perron se descellaient et dans la cour abandonnée les ordures et les feuilles mortes s'empilaient sous les arbres. La radio avait annoncé un cyclone et bien que la première alerte me fût pas encore déclenchée, Mahavel commençait à se tordre sous les premières rafales de vent. Le portail aux planches disjointes qui ne fermait plus claquait et grinçait. Les habitants se protégeaient, clouaient les portes, [PAGE 153] consolidaient leurs toits, faisaient des réserves d'eau et de bois, entassaient des animaux dans les cuisines. Les chiens, inquiets, erraient comme des fous, aboyant de temps à autre à la mort.

Une jeune femme descendît de la voiture. Le foulard noué en pointe en haut de sa tête allongeait sa silhouette. La petite fille qui l'accompagnait resta assise à l'arrière et son visage qui secouait ses nattes et ses perles cherchait à savoir où ils étaient. Estelle simula une démarche énergique, pleine d'assurance; ses talons trop hauts freinaient sa précipitation et martelaient sèchement le sol de leurs aiguilles. Devant le portail, elle sentit son sang se glacer de peur. Il montait en nœuds jusqu'à ses oreilles, crispant les veines de son cou à chaque pulsation. Elle avala sa salive. Sa gorge se rétrécissait, elle étouffait et sautillait d'un pied sur l'autre, indécise. Enfin, appelant les bons esprits à son secours, elle cria : « Il y a quelqu'un ? Il y a quelqu'un ? »

Elle appela encore, personne ne répondait à son appel. Elle alluma une cigarette, la fuma jusqu'au bout, en alluma une autre, l'écrasa aussitôt sur le sol et se remit à appeler. Elle poussa la porte du salon, s'assit un instant sur la chaise quelle trouva à l'entrée, puis prenant son courage à deux mains, elle se leva et arriva jusqu'à la chambre. Une odeur âcre de maladie la prit à la gorge. La créature assoupie au creux du lit défait respirait faiblement : sous ses draps. Le visage ne reflétait aucune expression, seuls les cheveux blancs, cotonneux, qui se gonflaient tout autour de lui exprimaient quelque chose d'humain. Estelle demanda : « Madame Dunord ? Vous êtes Madame Dunord ? »

Madame Dunord sursauta. Apercevant l'inconnue, elle fixa sur elle un regard noir, presque haineux, et son insistance laissait entendre qu'elle venait de retrouver toute sa lucidité. Elle s'essuya le visage d'un pan de drap, prit son dentier dans le verre sur la table de nuit, l'enfonça dans sa bouche et sa voix lança rageuse : « Qui êtes-vous ? »

« – Je suis la belle-sœur de votre fille, je viens du Sénégal. C'est en Afrique, vous connaissez ? »

Estelle avait à peine prononcé ces mots qu'elle l'entendit rugir : « Que me voulez-vous ? »

Les mots s'alourdissaient dans sa bouche, ses oreilles [PAGE 154] sifflaient, elle bégaya : « Je voulais vous donner des nouvelles d'Estelle, votre fille... »

Madame Dunord se redressa aussitôt, s'assit sur son oreiller et lui coupant la parole se mit à crier en articulant bien ses mots comme pour leur donner plus de poids. « Je n'ai pas de fille, je ne vois pas ce que vous voulez dire, vous faites erreur. »

« – Pourtant, reprit son interlocutrice, Estelle s'appelle Dunord comme vous. Vous êtes bien Madame Dunord ? Elle m'a dit qu'elle a grandi ici, que sa mère était institutrice et qu'elle devait être à la retraite. »

Son visage hostile s'animait de rictus. Elle écouta jusqu'au bout, la terrorisant de son regard, puis pointant vers elle un index menaçant, elle déclara : « Je vous demande de partir d'ici, tout de suite. Vos Sénégalais, vos Cafres et toute leur clique, ne m'intéressent pas le moins du monde, vous m'entendez ? »

Envahie par une fureur qui lui tordait la bouche et lui donnait une physionomie effrayante de gargouille, elle répétait : « Vous m'entendez ? Vous m'entendez ? » Puis elle reprit : « Je n'ai jamais eu d'enfants, j'ai toujours suivi le droit chemin et j'ai toujours considéré ce qui méritait de l'être; alors de vos Zoulous, je ne veux rien savoir et je ne veux surtout pas qu'ils me fassent honte. Qui est-ce cette... Estelle ? »

Estelle, décontenancée, fixait le papier froissé qui débordait de son corsage; elle reconnut la prière de la Sainte-Croix et se remémora toutes les vertus que l'on attribuait à cette prière. Là où elle se trouvait, le mal ne parvenait pas à s'installer et Madame Dunord affirmait que ceux qui la portaient sur eux étaient sûrs d'être prévenus trois jours plut tôt de la date de leur mort. Elle remarqua que le visage de sa mère avait bien fondu depuis son départ. Il ressemblait, à travers l'expression de haine qui l'agitait de tremblements, à un poing crispé prêt à frapper. Perdus sous les bourrelets fripés des paupières, ses yeux jetaient encore des flammes. Une grande agitation la saisit et dans son trouble Estelle se mit à ruminer tout ce qu'elle lui reprochait depuis son enfance, sa tyrannie qu'elle avait subie à contre-cœur, sa discipline despotique, ses accès de racisme et cet air de mépris qui l'aidait à se hisser au-dessus de tout. Elle eut une fois de [PAGE 155] plus envie de lui dire ses vérités mais n'en eut pas le courage.

Pirouettant lentement sur ses talons comme si elle voulait se libérer d'une entrave, elle se tourna vers la porte et s'éclipsa. L'air du dehors, bien qu'il fût moite, la réconforta et elle respira profondément pour pouvoir expirer toute cette lourdeur qui lui pesait sur le cœur et retrouver un minimum de légèreté. A présent qu'elle rejoignait sa voiture, Estelle trébuchait à chaque pas et se rebellait contre les crimes d'une aliénation qui avait détérioré sa mère au point de la rendre inhumaine. Elle leur gardait rancune de tous ces non-sens sur lesquels elle avait assis son existence dans son perpétuel désir de se promouvoir, de sa haine raciale qu'elle avait brandie comme une arme et elle leur en voulait d'avoir fait d'elle comme de tant d'autres une pitoyable ombre blanche qui se déroberait à sa vérité jusqu'à sa mort.

Elle démarra avec fracas jusqu'à l'atelier de Ludo. Elle éprouvait le besoin de parler à quelqu'un; cependant, elle n'en avait plus la capacité. Les mots se tassaient en boule dans sa gorge sèche. Ce fut Ludo qui salua et parla le premier lui demandant ce qu'elle désirait. Elle lui donna ses chaussures à recoudre et se mit à admirer les objets de cuir qu'il fabriquait. Pendant qu'il consolidait les lanières usées et clouait des fers aux talons, Ludo, la sentant agitée, s'efforça de la mettre à l'aise et il questionna : « Vous êtes en vacances dans notre pays ? Comment vous trouvez l'île ? »

« – Extraordinaire, s'exclama Estelle; elle m'a accrochée, j'ai visité beaucoup de coins, je n'ai pas eu le temps de tout voir mais je crois que je vais prendre le temps de le faire et que je vais y rester.

– C'est vrai qu'elle est belle, je suis peut-être chauvin, tant pis, mais personne ne m'empêchera de penser qu'elle est extraordinairement réussie. Seulement, il faudrait que les mentalités changent un peu, elles aussi, et que les gens finissent pas s'accepter tels qu'ils sont et admettre qu'ils sont le résultat d'un brassage de races et de croyances, d'un métissage racial et culturel. Il n'y a qu'à nous regarder vivre et appeler sans arrêt l'au-delà à notre secours. Notre Dieu à nous est en perpétuel duel avec le diable et nous courons tous plus ou moins chez nos devineurs et nos guérisseurs pour qu'ils nous rassurent, nous [PAGE 156] sécurisent et nous aident à triompher de cette angoisse viscérale qui nous accompagne jusque dans les accords vibrants de notre maloya.

– Il y a les enfants qui poussent, interrompit Estelle, il faut compter avec eux, ils penseront différemment.

– Faut espérer, mais des fois je me demande si cela va enfin changer, s'il arrivera ce jour où tout le monde ici se sentira un cœur de Réunionnais ? Il y en a qui renient même leur langue et qui préfèrent se taire plutôt que la parler. Pourtant, elle est un fidèle reflet de ce que nous sommes. »

Estelle se tut. Elle se demandait si elle ne devait pas renoncer à son incognito; elle sentait à présent qu'elle ne pouvait plus se dérober derrière un anonymat qui la mettait mal à l'aise et elle déclina son identité.

Ludo qui l'avait reconnue dès son arrivée fit comme s'il était surpris et s'exclama : « Pas possible ! qui aurait pu croire ? »

Ce fut Charmante la plus troublée. Elle restait debout au milieu de l'atelier, pétrifiée par ce qu'elle venait d'entendre. Elle se remémora la vague de condoléances et de lamentations qu'avait provoquée dans le village la mort d'Estelle. Madame Dunord ne lui en avait jamais parlé mais la rumeur était venue jusqu'à elle à Bois-d'Olive. Elle rompit le silence qui s'installait subrepticement en proposant un café du pays. Mais elle le prépara avec un grand trouble, ses gestes vacillaient, elle avait perdu la parole. Tout le monde s'enfonça dans la cuisine pour siroter le café. Ils parlèrent dans leur langue comme de vieux amis retrouvés. Cette joie des retrouvailles avait fini par maîtriser la gêne de la surprise, les liens se recréaient pleins de chaleur et de sympathie et Estelle, monopolisant la parole, leur fit le long récit de ce qui lui était arrivé depuis son départ, de la naissance de sa fille qui l'avait guérie de la tristesse maladive où elle s'abîmait, de son désir de travailler à Mahavel avec son mari en tant que médecins. Elle avala plusieurs tasses de café. Il était bon et son arôme se doublait d'une agréable sensation de bien-être. Leur hospitalité la tonifiait et elle ne se sépara d'eux qu'à contre-cœur.

Dehors, le vent diminuait ses rafales, le cyclone avait changé sa trajectoire, ramenant sur Mahavel le réconfort d'un soleil pâle et tiède. Le village retrouvait son animation [PAGE 157] et des cortèges d'enfants rieurs lui emboîtaient le pas, cherchant à jouer avec Angéla. Elle installa sa fille sur le siège arrière de la voiture, prit congé des enfants qui s'étaient rangés en retrait pour la regarder partir et se dirigea vers Saint-Louis où l'attendait une ancienne amie de pension.

La nuit la surprit sur la route de l'Entre-Deux où elle s'était volontairement engagée, poussée par un désir subit de se promener dans le noir. Angéla s'était endormie. Au ciel, les étoiles oscillaient, faisant danser devant elle le visage dur et haineux de sa mère qui la poursuivait de son regard de braise. Elle se posa une foule de questions. Elle chercha à expliciter ce comportement tyrannique qui avait été à deux pas de la détruire, se disant que sans doute sa mère ne l'avait pas désirée. Elle se souvint de ces moments de révolte qui l'avaient poussée à la harceler de son regard pour que se réveilla au moins l'espace d'un instant sa conscience de mère. Fatiguée de toutes ces tragiques réminiscences qui lui donnaient le vertige, elle arrêta la voiture d'un coup sec et descendit pour respirer une bouffée d'air frais. Elle s'assit sur l'herbe, ferma les yeux pour reprendre haleine et balayer de son esprit toutes ces images qui la persécutaient, l'acculant à une cruelle rétrospective. Quand elle remonta dans la voiture, Angéla lui souriait et elles bavardèrent comme des pies jusqu'à Saint-Louis.

Madame Dunord s'éteignit avant d'être transportée au foyer des retraités. Un matin, elle sortit de ses valises le drap de mort et la chemise de soie naturelle, brodés de jours fins de l'Entre-Deux et les mit bien en évidence sur la table de nuit. Elle avait depuis les premières années de son mariage acquis ce linge de mort qu'elle avait fait faire par des brodeuses renommées. Trois jours plus tard, on la trouva morte dans son lit, les yeux grands ouverts de stupeur, à côté de son livret de famille qu'elle avait déchiré en miettes. Personne ne comprit son geste. Seul Ludo, qui continuait à penser qu'elle était incapable du moindre sentiment, persista à y voir l'expression d'un reniement des siens.

Tout Mahavel assistait ce soir-là à ses obsèques, même les enfants qui ne riaient plus et prenaient des airs sombres d'adultes. On lui fit un enterrement de première classe, l'église brillait de toutes ses lumières et le prêtre [PAGE 158] chanta longtemps. On l'accompagna en priant à haute voix jusqu'au cimetière de Mahavel où elle avait souhaité être inhumée. Sa dépouille s'engloutit dans sa tombe en un clin d'œil. On la vit disparaître dans l'alternement des pelletées des quatre fossoyeurs. Chacun lui fit un dernier adieu en lui jetant sa poignée de terre et la foule prit congé d'elle dans le silence, la confiant au repos éternel. Personne ne parlait, seules quelques vieilles espéraient, hochant la tête, qu'elle se retrouverait là-haut.

A Mahavel, la maison de Madame Dunord continue à se dresser dans le délabrement et l'abandon. Dans la cour déserte, les herbes croissent en liberté, lui donnant un air sauvage. Les fruits du jardin mûrissent, tombent et pourrissent sans que personne n'ait l'idée de les cueillir. Nul héritier ne l'a revendiquée; les enfants l'ont oubliée et les adultes pressent le pas et récitent des prières en passant devant elle. A l'heure où le village dort, elle se réveille à grand fracas et ses portes grincent et claquent. Derrière les rideaux, des lumières y clignotent, un étrange fantôme s'y démène infatigable, vidant les armoires, faisant et défaisant ses valises tout en récitant d'une voix métallique de longues leçons d'histoire de France.

Rosemay NICOLE