© Peuples Noirs Peuples Africains no. 49 (1986) 129-158



LAETITIA

roman réunionnais

Rosemay NICOLE

On parla longtemps au hameau de Terre-Sainte de l'événement que fut le baptême de Laetitia. Celle-ci naquit en hurlant aux environs de Noël 1907 et, tel un messie prometteur, fut présentée à tous ceux qui venaient la saluer par une matrone austère, raide comme un grand fouet. Elle toisait les visiteurs du haut de sa dignité, un épouvantable rictus verrouillait son visage de chef et on voyait ses lèvres froncées se projeter vers l'avant comme un gros bec. Les présentations changeaient selon l'âge des curieux. Pour les enfants, ce nouveau-né entortillé dans les pagnes et les piquettes sur le grand lit à côté de sa mère avait été posé là dans la nuit par une mystérieuse papangue. Les explications ne les satisfaisaient qu'à moitié et ils brûlaient de savoir pourquoi la mère restait couchée comme une malade et ne descendait plus de son lit.

Le père, lui, considérait cette naissance comme un double signe du destin et bien qu'elle ait eu lieu le 18 décembre, il décida d'attendre le 20 décembre pour la déclarer à l'état civil de Saint-Pierre.

– « C'est un bel anniversaire, pensait-il, j'ai envie de l'appeler Liberté ! »

En tout cas pas question de lui donner le prénom de la défunte Misère, malgré tout le respect qu'il témoignait à sa marraine. Un nom, ça déteint, ça vous suit partout et celui de la pauvre Misère qui avait dû lutter toute sa vie pour manger autre chose que des galets, n'avait que [PAGE 130] trop déteint sur elle. Ce qui lui revenait à l'esprit, lorsqu'il entendait parler de Misère, c'était une ombre presque transparente au regard de bête traquée, qu'il n'avait jamais vu rire. Une peur viscérale noyait son regard inquiet, impulsant à sa tête un perpétuel mouvement de balancement. Elle avait souvent évoqué son arrivée dans l'île lorsqu'elle n'était encore qu'une fillette. Son père avait tenté de se sauver en se jetant à la mer. Natol revoyait son visage angoissé, elle n'arrivait jamais au bout du récit de son épopée, éclatait vite en sanglots comme un enfant et essuyait ses pleurs avec le bas de sa robe. Il savait qu'elle venait de « dehors », qu'elle aurait pu être sa grand-mère et il la tenait en haute estime parce qu'elle était sa marraine et qu'elle l'avait ondoyé.

– Dans une semaine c'est Noël, si nous l'appelions Marie Liberté ? Qu'en dis-tu ?, proposa Natol, c'est toi le gouvernement !

– Non, moi je préfère Laetitia, je trouve que c'est un joli nom et j'ai toujours dit que j'appellerai ma première fille ainsi, et puis il paraît qu'il se trouve dans le livre de messe, le père à l'église sera content.

– Oui, bien sûr, mais moi aussi il faut que je sois content, c'est moi le papa, non ? Alors laisse-moi ajouter Liberté. Tu te rends compte, elle est née de parents libres, les nôtres ont dû attendre le 20 décembre 1848.

– Les tiens, précisa Agathe; n'oublie pas que j'ai un nom de bon Blanc, je m'appelle Caron ! »

Cette mise au point d'Agathe coupa net la parole à Natol. Il ressentit comme un étourdissement, chancela discrètement jusqu'à la porte en murmurant : « Attends un instant, je reviens, je vais pisser ! »

Il avait eu envie de lui crier qu'il n'y avait aucune fierté à porter le nom d'un homme qui avait été un terrible chasseur de marrons et qui avait semé des bâtards dans toute l'île, mais il avait préféré éviter le scandale d'un « ralé-poussé » de vertes paroles et avait fui.

Adossé au grand bananier qui déployait son énorme parasol au-dessus de sa tête troublée, il ne pouvait échapper à ses pensées qui le tiraient jusque « Là-bas-Derrière » dans les broussailles de chiendent et de corbeilles d'or où s'isolait la paillote de Vitaline, sa mère.

Là-bas-Derrière se cachait en retrait de Terre-Sainte. [PAGE 131] On n'y trouvait que Momon Vitaline et les enfants n'y venaient que pour chercher du bois mort ou de l'herbe pour les animaux. A cette heure, Vitaline devait revenir du lopin de terre qu'elle défrichait comme un homme. Natol devinait ses moindres gestes : dès qu'elle enjambait le barreau, Cadine, la jeune truie, se levait et gesticulait en grognant au bout de sa corde. D'une secousse de la tête, Vitaline se débarrassait de son fardeau et laissait tomber devant l'animal un gros paquet d'herbes bien tendres qu'elle avait cueillies dans le champ juste avant de rentrer. Elle vidait ensuite dans l'auge une tente de goyaves trop mûres, puis, s'avançant jusqu'à la minuscule cuisine noire de fumée, elle se penchait pour faire glisser de son épaule la pioche et la tente qui y étaient accrochées et avec un « aïe et aîe » de soulagement jetait deux moques d'eau fraîche sur son visage avant de se défatiguer pour de bon en avalant d'un trait une tasse de rhum salé. La journée n'était jamais terminée pour elle; il y avait encore le choka à tresser pour les semelles de savates et les saisies de vacoa à tisser, les sacs à coudre. Ses doigts noueux, doublés de corne, semblaient armés contre les morsures du vacoa et ils s'affairaient, habiles, endurcis, inlassables.

Les hurlements d'un enfant qu'on battait, dans le voisinage, ramenèrent Natol à la réalité. Cette fois, il ressentit pour de bon le besoin de se soulager et tandis que l'urine chaude lui éclaboussait les pieds, il ne put s'empêcher de ronchonner : « Caron, Caron, tous ces maudits diables blancs ! Il n'y a vraiment pas de quoi se vanter ! Momon Vitaline dit que si elle ne transpire plus aujourd'hui, si dans ses reins il n' a plus d'eau, c'est à cause de tous ces mauvais fonds. Et puis finissons avec tout ça, il faut ouvrir une bonne porte. Ce n'est pas vrai que tout est écrit une fois pour toutes, que tout doit recommencer. »

Il revint près du fit d'Agathe, se pencha attendri vers sa progéniture, s'assit sur le tabouret et, se redressant soudain, s'exclama en souriant : « Alors, on se met d'accord ? Laetitia pour toi, parce que je veux qu'elle te ressemble, qu'elle ait un bon coup de rein comme toi et Liberté pour moi et pour Momon Vitaline; Marie, pour le Bon Dieu, si ça te fait plaisir... »

Et le choix fut entériné. [PAGE 132]

Autour de ce germe de vie naissante, Natol avait imaginé le canevas subtil d'une généalogie nouvelle, tissé de liberté et d'espoir et Agathe l'avait baptisé Laetitia. Ensemble, ils sirotaient le breuvage de vin sucré qui redonne des forces aux accouchées. Un lourd silence les scellait l'un à l'autre; seuls leurs yeux, leurs frissons parlaient.

Retrouvant peu à peu sa vigueur, la jeune mère souleva le nouveau-né jusqu'à elle pour lui donner le sein et son regard comblé lançait des flammes vives à son époux. Leur union remontait à neuf mois tout juste, le temps d'une gestation. Natol s'était très tôt juré de ne jamais se marier. Ces ribambelles d'enfants qu'il voyait toujours traîner, où qu'il fût, près des boutiques, dans les chemins, sur la grand-route, l'avaient amené à prendre sa décision. « Les miens ne vont pas grossir le tas », se disait-il, « et puis une marmaille, ça s'entretient et pas seulement à coups de fouet; si on veut qu'il fasse un chemin qui en vaut la peine, il ne faut pas qu'il soit à plaindre ! »

Cependant, un soir de veillée mortuaire, lorsqu'il vit passer et repasser devant lui la belle Agathe et son plateau de tasses de café, il se surprit à ne plus la quitter des yeux et il décida qu'il lui fallait envisager son avenir autrement. Il allait sur ses vingt-sept ans et se classait déjà parmi les gens raisonnables. Agathe en avait quinze; elle sautillait coquettement de toute l'ardeur de son jeune âge et ne semblait pas indifférente aux œillades de Natol. Ce dernier se disait que le défunt Zonm, ici présent, ne le laisserait pas prendre une telle décision si cela devait mal finir. Il sentait que s'il devait s'aventurer sur une dangereuse route, l'esprit de Zonm lui ferait rebrousser chemin. Et il se persuada qu'il fallait faire confiance à ce bon mort. Une quinzaine s'était à peine écoulée entre le coup de foudre de cette première rencontre et la demande en mariage. Cela faisait maintenant presqu'un an qu'ils étaient mariés Agathe et lui. Agathe mère lui semblait encore plus belle. La fatigue de l'accouchement avait adouci les traits de son visage altier et ce bébé tout neuf qu'elle serrait contre son sein, ce petit visage qu'elle caressait avec tendresse s'associaient au tableau d'une touchante maternité. Natol contemplait son Agathe; son teint mat, sa chevelure à moitié lisse rendaient compte du passage clandestin, naguère dans son ascendance, de [PAGE 133] quelque Blanc assoiffé de négresse. Mais cette taille qui s'élançait et oscillait entre les rondeurs prometteuses de ses hanches, cette poitrine qui pointait ses flèches vers lui, pour rien au monde il n'aurait voulu s'en séparer. Pour l'instant, c'était un visage épanoui qu'elle arborait; la joie de sa maternité récente, la présence de Natol, de Laetitia y incrustaient des pépites de béatitude. Elle semblait transfigurée devant son époux, béat lui aussi.

– « Laisse-moi me reposer un peu, je suis encore faible, va te laver sous les bras, tu sens la transpiration ! » Elle se tourna vers le mur cependant que Natol, quelque peu surpris, monta jusqu'au puits du fond de la cour, y puisa deux seaux d'eau et se lava consciencieusement le dos, le cou et les aisselles. Mais l'eau du puits, si elle l'avait rafraîchi, n'avait pu venir à bout de la forte odeur de sueur qui imbibait son corps, criant son courage et son endurance au travail et elle persistait encore, le suivant comme son ombre, malgré le bain.

Il travaillait au quart, pour le compte d'un propriétaire terrien, plusieurs milliers de gaulettes carrées de terre à Pierrefonds. Au sujet de son père, mort lorsqu'il était encore jeune, Momon Vitaline gardait le silence et lui-même ne discernait plus dans la brume épaisse du souvenir que la couronne de mousse grise et torsadée d'une tête fatiguée de grand-père. Pourtant, en y pensant, il crépitait encore de cette onde de stupeur qui les avait catapultés dans les bras l'un de l'autre, avec des hurlements d'épouvante, lorsqu'ils avaient, au petit matin, découvert sur sa paillasse, la carcasse froide de Naclet, recroquevillée et refermée sur elle-même comme une sensitive. A présent, il comprenait que l'esprit de Naclet accompagnait toujours Vitaline, la protégeant d'une carapace qui la rendait allergique à la souffrance et l'empêchait de se plaindre. Aussi ne put-il se retenir de l'admirer une fois de plus et de penser qu'une mère comme la sienne était irremplaçable.

Ce brave Natol, qui passait la plus grande partie de son existence à travailler à Pierrefonds, avait subitement abandonné à la venue au monde de Laetitia sa vie bucolique, son boucan, son habitation, ses bœufs et sa chienne Sultane pour venir accueillir et embrasser sa progéniture nouvelle et son Agathe. L'enfant, dont on ne voyait que [PAGE 134] la tête et les poings fermés, ressemblait à Natol, selon Agathe. Il en avait le teint bistre et ses deux lèvres charnues se retroussaient vers l'extérieur comme celles de son père. De microscopiques vrilles noires mouchetaient son crâne, annonçant une chevelure indomptable qu'on tresserait bientôt en nattes rebelles après les avoir enduites d'huile de coco.

Fier de ce premier enfant qui les unissait davantage le jeune couple émergea de son aura d'émerveillement pour se laisser aller aux rêves d'un avenir sans nuages Agathe, la tête posée sur deux gros oreillers de plume roucoulait, heureuse : « Tu aurais peut-être préféré un garçon ? – C'est égal, lui répondit Natol, peu importe si le nom se perd pourvu qu'on puisse être fier d'elle plus tard ! Et puis, ajouta-t-il avec un regard plein de malice si elle suit un bon chemin, elle peut valoir dix hommes ! Qu'elle ait seulement la tête de Momon Vitaline, en dedans comme en dehors ! »

Et il caressa le visage du nouveau-né.

Ce cadeau d'anniversaire, jumelé aux deux dates fatidiques des 20 et 25 décembre, n'était-il pas le signe providentiel et rassurant d'une future réussite dans la vie. Aveuglé par sa joie d'être père, Natol alla jusqu'à y voir la troublante manifestation d'une grâce divine. Il y avait sûrement, pensait-il, derrière toutes ces coïncidences un bon-dieu. Et l'homme droit, intègre qu'il était, jura sur la tête de sa fille qu'il allait faire fructifier ses terres au maximum pour aller dans le sens de ces bons auspices oubliant que les terres ne lui appartenaient pas.

Il entretenait son habitation de Pierrefonds comme une vieille maîtresse, une première femme exemplaire de laquelle il ne pourrait jamais se séparer. Il se sentait rivé à elle, ne parvenait pas à rester loin d'elle plus d'un jour et rougissait en secret de l'aimer plus qu'Agathe.

Comme pour se faire pardonner de la reléguer au second plan, il se tourna vers sa femme et la félicita de lui avoir donné une si belle fille. Elle n'était pas contrefaite, elle tétait pour deux, que pouvait-on souhaiter de meilleur ? Il lui proposa, une fois que le baptême aurait lieu, de venir passer deux ou trois jours avec elle à Pierrefonds. Il lui confia aussi son intention de demande au propriétaire quelques gaulettes supplémentaires à cultiver ; [PAGE 135] il pourrait ainsi agrandir leur maison d'une autre pièce.

Le soleil qui à l'extérieur attisait son brasier, pénétrait de son ardeur le toit de tôle. Agathe s'était endormie en écoutant Natol. Il alla jusqu'au magasin où se trouvait sa tente, en sortit une vieille « moresse » et prit le chemin de la mer. Un bon bain le détendrait et il ferait un saut chez Momon Vitaline. En route, il rencontra quelques camarades qui le félicitèrent et voulurent fêter l'événement à la boutique. Prétextant qu'il était pressé, il leur demanda de remettre l'invitation à une autre fois mais, pour Natol, l'église et la boutique étaient deux lieux qu'il ne fréquentait que lorsqu'il ne pouvait faire autrement.

Il avait pour employeur, un monsieur fort riche, catholique très pratiquant, toujours présent à la grand-messe du dimanche en l'église de la ville, où les deux premières rangées de bancs de la nef centrale étaient réservées à son imposante nichée. Le père curé de la paroisse, que le gros Blanc[1] invitait à sa table après la messe, ne tarissait pas d'éloges sur ces fidèles irréprochables. Natol, qui devait travailler sur ses terres toute sa vie, ne s'en plaignait pas et ne contestait jamais ses décisions. Il n'était pas le plus mauvais, pensait-il, et il lui avait permis de cultiver son propre jardin. Depuis sa tendre enfance, Natol avait été sous ses ordres, à Grand-Bois où il était né et aujourd'hui à Pierrefonds qu'il aimait. Il prenait un réel plaisir à préparer ses carottes de tabac, à faire de délicieux plats de cailles et de lièvres, fumait pour se délasser une cigarette de zamal et lorsqu'il semait et récoltait ce qui échappait au partage, il se croyait presque au paradis.

Il s'était habitué à sa vie champêtre et supportait mal les allées et venues de la ville où il ne se rendait jamais.

Durant la semaine des préparatifs du baptême, ce fut l'agitation. Le jour de la cérémonie, Lucile, la sœur d'Agathe, de la même stature impressionnante que celle-ci et marraine désignée de Laetitia, organisait la fête de famille. De Pierrefonds, Natol avait ramené quatre beaux [PAGE 136] lièvres, des grains et du piment vert, du maïs moulu. Lucile s'affairait dans l'appentis qui tenait lieu de cuisine. Le fumet du civet mettait l'eau à la bouche. Une procession de voisines arpentait le chemin qui longeait la case, s'arrêtait devant le barreau[2] pour crier un bonjour et demander si on allait bien, prolongeant indéfiniment les corvées d'eau dans l'espoir d'une invitation de dernière heure. Dans une marmite ensevelie sous la braise, sur un réchaud, cuisait un gâteau de manioc. Une marmaille affamée, cousins, badauds, déambulait sous la varangue de tôle ondulée, sur les graviers blancs du sol, renouvelés le matin-même pour la circonstance. Dans un coin s'alignaient des bouteilles de liqueur, de rhum et de vin.

Endimanché dans son costume de marié, gauche dans ses chaussures noires encore neuves, Natol s'impatientait et, assis dans la cour fraîchement balayée, il se roulait une cigarette de ce bon tabac parfumé, dont il avait le secret. La fumée qu'il soufflait dissipait l'inconfort de ces chaussures et de ce costume trop seyant qui l'obligeaient à s'asseoir et dirigeait ses pensées vers son habitation qui commençait à lui manquer.

Les enfants, sur un feu de fortune qu'ils alimentaient de brindilles, grillaient des épis de maïs et des burgots et quémandaient des fonds de verres. Bientôt la fête battait son plein. Agathe, pittoresque dans ses longs bas beiges noués au-dessus des genoux, relevait de ses couches et trinquait au nouveau-né. Tout le monde espérait qu'elle ne s'arrêterait pas là et ferait encore mieux l'année prochaine. Le baptême s'était bien passé. Le prêtre avait cependant refusé le prénom de Liberté. Il y voyait un prénom païen et en profita pour rappeler au parrain et à la marraine qu'ils s'engageaient à montrer à cet enfant le chemin de Dieu et non celui de Lucifer. Natol n'osa rien dire, il tordait fébrilement les bords de son chapeau de feutre et ce quart d'heure près des fonts baptismaux lui parut plus long qu'une éternité. Comme à l'état civil, on n'avait pas fait d'histoires, il oublia vite la colère du curé.

« Vive Laetitia, vive notre grande fille ! » entendait-on clamer à la ronde. Le rhum du planteur, marron et fort, [PAGE 137] qu'il avait ramené de Pierrefonds, déliait les langues avant de les paralyser progressivement. Des enfants s'accrochaient au barreau, mendiaient des dragées et des bonbons. Le plancher lustré du salon, la seule pièce planchéifiée de la case, rutilait en ce jour de fête. Il flottait dans l'air un parfum de bien-être et d'insouciance, tous les visages souriaient et le bébé, gavé du bon lait d'Agathe, dormait profondément du sommeil du juste sur un gros oreiller au milieu du lit. De la varangue où on s'était tassé pour boire, on lui jetait des regards pleins d'admiration et chaque verre qu'on levait lui donnait droit à un souhait de bonheur.

Assis dans la cour, sur une pierre, celle qui lui servait toujours de siège, Natol jouait avec son chapeau, mais se rappelant tout à coup que son vieil oncle Baptiste lui avait raconté, la larme à l'œil, que dès l'abolition de l'esclavage il avait fait l'acquisition de son premier chapeau, il cessa de le malmener et le reposa de travers sur sa tête.

La joie de vivre semblait avoir choisi d'atterrir ici dans cette case de Terre-Sainte, dont Natol était d'autant plus fier qu'il l'avait montée quasiment tout seul. Des camarades l'avaient seulement aidé à la couvrir.

Abandonnant la paillote du fond de la cour où son fils venait lui rendre visite chaque semaine, Momon Vitaline s'était alors repliée vers la case de « Là-bas-Derrière », entre les hautes herbes et la mer, où prétextait-elle, il lui serait plus facile d'aller aux champs. Natol l'avait laissée faire, mais avait tout de même deviné qu'il lui serait impossible de manger un grain de sel avec sa bru.

Le hameau ruisselait de son éternel soleil. Le père Noël n'avait pas fait long feu à Terre-Sainte, les parents racontaient aux enfants qu'il avait dû rentrer chez lui parce que sa hotte était vide mais qu'il avait promis de ne pas les oublier la prochaine fois. Ils seraient alors servis les premiers. On attendait avec impatience le 31 décembre pour chasser la malchance et la « chiasse » à grands coups de pétards dès les premières lueurs du jour de l'an. Le village rassuré ferait tout son possible pour étrenner des habits neufs et repartir du bon pied, escomptant une meilleure année et éparpillant au vent les tracasseries et les malheurs de l'année enterrée. Les gosses émerveillés seraient repus de sucres d'orge, de berlingots, de fondants, [PAGE 138] de bonbons de miel. Leurs toupies neuves ronfleraient dormiraient, ils s'essouffleraient à suivre leurs cerfs-volants. Les pétards éclateraient jusqu'au soir secouant l'air de leurs détonations.

Sur la plate-forme, devant la boutique, les pêcheurs s'agglutinaient en bandes et, face à la mer, discutaient, devisaient. Le plus vieux d'entre eux avait un air de patriarche et s'appelait Noé. Malgré sa tignasse de cheveux gris et épais, il semblait encore jeune et son corps hâlé, patiné de doré par le soleil du large, regorgeait de vitalité.

Ils papotaient tous, faisaient des contes, de quoi, de qui ?... De poissons comme on n'en avait jamais vu ailleurs, du dernier pendu de Terre-Sainte, de pêches miraculeuses, et de barques chavirées. Noé ne manquait pas de rappeler, en se découvrant et en faisant le signe de la croix, pour dissiper l'effroi qui le secouait encore, comment il avait vu un jour ses cinq compagnons finir, déchiquetés en lambeaux, dans la gueule énorme d'un requin et comment, lui, par on ne sait quel miracle, avait été le seul à échapper à une fin tragique. Poussé par un courage qu'il ne s'expliquait pas, il avait eu la présence d'esprit de maintenir les mâchoires du monstre grandes ouvertes, à l'aide des foënes et des avirons... et ce n'était pas tout. Il y avait ensuite fourré tous les vêtements des défunts, qui flottaient à l'entour; et puis il s'était couché sur le dos, avait dormi sur les vagues, mort de peur et de fatigue. Au petit matin, une mystérieuse voix de femme, nasillarde comme celle de sa défunte maman, lui avait murmuré à l'oreille qu'il était l'heure de se lever et de boire son café. Depuis, il avait fait la promesse de glisser son obole tous les premiers vendredis du mois dans le tronc des âmes du purgatoire à l'église. Il s'était ainsi retrouvé au pied de la jetée, couvert d'ecchymoses, le corps endolori et engourdi et il s'était empressé de venir raconter son aventure. C'est avec ces récits extraordinaires, tissés de miracles et d'excuses aux âmes des défunts qu'il dérangeait, que Noé faisait converger vers lui une nuée d'enfants assoiffés de merveilleux. Immobiles, les yeux écarquillés, ils l'écoutaient avec la plus grande attention, oubliant les menues corvées qui les attendaient à la case. Les plus curieux étaient insatiables [PAGE 139] et lui criaient avec des gestes d'impatience : « Et après ? et après ? »

Alors Noé en rajoutait, se grattant la tête pour se rappeler la suite, et il séduisait son auditoire médusé, qui gobait tout avec délices et applaudissait de ses cris et de ses rires. Ils seraient tous allés à l'école de Noé ces bambins, ils raffolaient des exploits qu'il allait pêcher pour eux dans le mystère du large là où le ciel et la mer se rejoignaient, leur affirmait-il. Noé leur parlait aussi de ses jeux avec le cortège de marsouins qui accompagnaient sa barque lorsqu'il pêchait. Il leur raconta que lorsqu'il soufflait au large dans son ancive, l'écho lui ramenait le bonjour des pêcheurs malgaches. Ils écoutaient, muets d'admiration, assis en cercle autour du conteur qui leur caressait la tête de ses mains pleines de durillons et de cicatrices et leur demandait de remettre à demain la suite parce qu'il était temps d'aller manger.

Pour le remercier, on jouait avec sa barbe, on le chatouillait, on l'embrassait sur le nez, sur la joue, et l'auteur du baiser le plus bruyant devait recevoir à la prochaine pêche, en plus d'une friture de petites marguerites, un gros quat-sou. Le magicien, qui avait l'art d'apprivoiser et de charmer toute cette marmaille, ne parvenait à les décider de rentrer chez eux qu'en évoquant le fouet qui les attendait et qui viendrait les chercher jusqu'ici s'ils ne se dépêchaient pas de courir.

La fête terminée, Natol, comblé, retourna à son habitation pour n'en revenir que périodiquement embrasser les siens. Agathe se contentait de recevoir le montant de la récolte et de gérer le budget; ce qu'elle faisait du reste en dépit du bon sens. Epouse dépensière, privée la plupart du temps de son mari, elle s'ennuyait et s'amusait à dépenser l'argent du ménage en acquérant une foule de choses inutiles, robes, sacs de messe, capelines de « dehors » à voilette et en paille vernie, d'autant plus inutiles qu'elle ne les portait jamais de peur de se faire huer; et elle les empilait en haut de la majestueuse armoire de natte, sans espoir de pouvoir les exhiber un jour. S'accommodant difficilement de son statut de mère, trop jeune encore pour renoncer à sa vie de jeune fille, désirée par tous les garçons de Terre-Sainte, qu'elle se plaisait à aguicher, elle regrettait de s'être laissé prendre au piège du mariage. Natol ne descendait à Terre-Sainte [PAGE 140] que le samedi soir pour en repartir le dimanche au coucher du soleil. Rien ne l'attachait à cette maison qu'on lui avait mise sur le dos; elle s'y sentait prisonnière et ne rêvait que de s'en échapper. Aussi un vent malsain ne tarda-t-il pas à souffler sur le foyer. D'armé en année, la famille de Natol Fidélis s'allongea; quatre autres enfants naquirent dans la décade qui suivit la naissance de Laetitia. Agathe les accueillit avec plus de résignation que d'enthousiasme. Les mauvaises langues clamaient qu'elle n'était qu'une femme-désordre et que la petite Aurélia dont le visage de bronze se perdait sou une avalanche de boucles folles était le portrait du colporteur mauricien qui arpentait Terre-Sainte lors de rentrées d'argent pour y vendre de la toile et des images pieuses. Elles racontaient dans le village que si Natol avait vraiment commencé tous ses bâtards, d'autres plus malins s'étaient chargés de les arroser en son absence durant neuf mois. En tout cas, affirmaient-elles, à voir les lèvres minces et roses d'Epiphane et sa couleur bien claire, presque blanche, on devinait que Monsieur Barjadet était son père. Monsieur Barjadet possédait des terres, de nombreux biens et une femme sans attraits que la ménopause avait rendue haïssable et asexuée. Il l'enfermait sur sa propriété de « Mon Repos » à Bois d'Olive dans un palais de brocart et de guipure, la confiant au dévouement de nombreux domestiques. Bien qu'il ne fût plus très jeune, il marchait encore d'un pas ferme, souriait aux jeunes filles en leur lançant des œillades. Il avait coutume de venir à la pêche à Terre-Sainte et se cachait à l'écart du village derrière les rochers. C'était là qu'il attirait ses naïves recrues et les déflorait...

Là-haut, à Pierrefonds, sa journée de travail terminée Natol se retournait dans son lit de camp sans pouvoir s'endormir. Il sentait gronder le mauvais vent qui menaçait son foyer et se mordait les pouces de n'avoir pas mieux choisi sa corde pour se pendre. Lui qui n'agissait jamais à la légère, qui pesait toujours le pour et le contre, il aurait dû se référer à la clairvoyance et au discernement de Momon Vitaline. Son sixième sens ne la trompait jamais et elle savait reconnaître les gens qui « valaient la peine ».

La chaleur qui montait du sol, malgré l'heure tardive l'assommait. Il se leva, mit son pantalon de travail, prit [PAGE 141] sa pioche; pour se dérober à tous ces reproches qu'il se faisait, il décida de s'occuper et dans la nuit laboura son jardin et moulut du maïs pour les poules. A quatre heures du matin, au premier chant du coq, il prépara comme chaque jour son repas pour l'emporter aux champs et se fit couler un café bien fort.

Agathe mit peu de temps à se transformer en une créature ordurière, agressive, toujours imbibée de rhum, que tout le monde fuyait et montrait du doigt. Natol ne la voyait pour ainsi dire plus, en dépit des liens solides qui l'attachaient à ses enfants et surtout à Laetitia, autour de la naissance de laquelle il s'était conté tant de choses rassurantes. Son habitation, sa chienne Sultane, son boucan, sa charrette et ses deux bœufs à bosse et aussi le maître qui le faisait travailler devinrent son unique préoccupation.

L'institutrice de Laetitia, une grosse dame du quartier que des vérandas, des pelouses bien râtissées, des vasques, des serres regorgeant de capillaires et de fougères, de grilles, des allées de graviers et de sable blanc masquaient à la vue du reste au hameau, s'enfermait à l'intérieur de sa somptueuse villa comme en un cocon de bien-être. Chaque soir, après la classe, un chauffeur longiligne, au visage tavelé d'éphélides, la ramenait au bercail. D'un coup de klaxon impératif, il sonnait le boy hilare ramené des îles Comores, et Ali d'accourir, avec son éternel sourire, pour ouvrir théâtralement le majestueux portail aux deux pointes duquel deux pigeons de porcelaine s'observaient imperturbables, et débarrasser Madame de son gros sac en croco... Autour de ce valet qui avait choisi de rire envers et contre tout, il planait la plus étrange des légendes et l'on chuchotait qu'avec des bains de magie et de plantes inconnues qui tombaient miraculeusement devant lui, dès qu'il avait invoqué ces esprits qui l'entendaient, il avait guéri la vieille mère de l'institutrice d'un mal incurable et avait délogé le mystérieux crabe qui lui rongeait les entrailles. Elle s'appelait Mademoiselle Leberry, toussotait sans arrêt, avait un teint de lis et de rose et était issue d'une imposante lignée de Saint-Paul. Elle avait épousé le gendarme français Coubert. Il lui arrivait parfois de se promener entre les remous d'aise et d'opulence de ses hanches grasses, tenant en laisse un petit chien-coton qui se plaisait à toiser les passants en [PAGE 142] leur aboyant son mépris, et de s'aventurer jusqu'au barreau de la case d'un élève à seule fin de faire avec distance et condescendance l'éloge de leur progéniture aux parents concernés ou bien de les inviter à la corriger une bonne fois.

Dans ce dernier cas, Agathe, lorsqu'elle osait se montrer et que le rhum qu'elle avait avalé n'amarrait pas encore sa raison, se dépêchait de tomber à bras raccourcis sur le fautif en vociférant : « Je vais t'apprendre à me faire honte, viens ici, vilain petit maudit, reste là, ne bouge pas ! » et elle fouettait, fouettait jusqu'au sang, sans souffler. C'est avec une ardeur sans pareille qu'elle corrigeait non sans laisser déborder en gémissements tout son désespoir d'avoir pu engendrer de tels « péchés ».

Si chaque nuit, à Pierrefonds, Natol avait à faire face à un perpétuel cauchemar où Agathe gesticulant le suffoquait de ses relents de rhum fermenté et lui hurlait reproches et jurons, les petits-enfants d'Agathe, même s'ils ne l'avaient guère connue, devaient toujours frissonner d'épouvante devant l'écho des forfaits de leur terrible aïeule de ses gros éclats de voix, de ses beuveries, de ses injures malveillantes qui avaient prophétisé la malédiction de tous ses descendants sans exception et jusqu'à la septième génération.

Le plus fainéant de tous, Epiphane, ne devait jamais voir cicatriser, jusqu'à son éviction définitive de l'école, les plaies vives des coups de bois cruels de sa mère. Du reste, comme si son destin avait été de toujours être lacéré, il devait continuer à se faire écorcher tantôt par les arêtes de la plate-forme de la boutique lorsque, à la fermeture, il y tombait avec fracas, tantôt par la honte et le vertige de ces réveils sous la varangue du commissariat de police où s'étaient achevées ses nuits de rhum et aussi lorsque sa tête redevenait juste, par le remords de n'avoir pas assez écouté à l'école et d'en être ressorti comme un pauvre couillon sans le moindre bagage.

Et le rhum devait être toujours là comme une solution complaisante à tous ses tracas, quand bien même les proches voisins l'entendaient cracher son foie tous les matins à la même heure derrière la cuisine.

De temps à autre, Laetitia se rendait à Pierrefonds, en compagnie de son dernier petit frère Jean. Ti Jean aussi [PAGE 143] avait bonne tête, entendait-on dire dans le voisinage, malgré le laisser- aller d'Agathe qui passait le plus clair de ses journées à cancaner dans la rue et surtout à boire maintenant des coups de sec offerts à la boutique. Les piliers de comptoir se plaisaient à l'inviter à la buvette et ils faisaient mine de la respecter jusqu'à ce qu'ils l'eussent saoulée et qu'il leur fût possible de la retrouver à la case en y entrant par l'arrière-cour. Les pans de ses larges manches de zéphir puaient le rhum, tant ils servaient à éponger les filets d'alcool qui après chaque petit verre stagnaient sur les lèvres pulpeuses. Ce geste lui était devenu machinal et à peine avait-elle gobé d'un trait la dose de son élixir, que l'autre bras dressé par un besoin d'hygiène, rabattait d'un coup sec la manche-éponge sur les traces humides du péché.

A Pierrefonds, où tout était vert, il y avait des oies, des cabris, des cochons, le plaisir d'escapades dont on ne se lassait jamais et toute la sérénité du visage de Natol, qui, on le devinait, oubliait de son mieux, dans son ermitage, l'existence tumultueuse d'Agathe, Jean se régalait. L'habitation lui réservait un coin providentiel, où il se sentait bien, où tout lui semblait beau; il aurait aimé pouvoir s'y cacher comme son père. Mais comme son jeune âge lui refusait le droit d'exprimer ses désirs, il se taisait et tâchait d'en profiter au maximum, les rares fois où sa grande sœur l'invitait à l'y accompagner. Quand ces randonnées avaient lieu en période de vacances, Jean s'étourdissait de grand air, s'efforçant d'oublier qu'il lui faudrait un beau jour repartir pour Terre-Sainte. Il s'égarait des heures durant dans les broussailles et les sentiers, au milieu de cette mer de canne et de maïs, s'amusait à se perdre et à retrouver son chemin, à découvrir l'endroit où Natol désherbait ou ensemençait, évitant de pointer le regard hors de la jungle verte qui l'emprisonnait, la peur d'apercevoir l'horizon et avec lui Terre-Sainte et le moment du départ. Comme il était un as en calcul à l'école, il s'évertuait à inventer des données de problèmes, grâce auxquelles il mettrait à l'épreuve ses camarades à la rentrée et les impressionnerait de son savoir.

Il est vrai que son espièglerie le poussait souvent à se mêler de ce qui ne regardait que les grandes personnes. Il brûlait de questionner Agathe sur la ramille qui l'avait [PAGE 144] précédée, sur ce qu'il y avait eu avant elle, avant sa mère, aux bons cheveux de laquelle elle ne cessait de faire allusion, mais dès qu'il risquait la moindre question, il l'entendait tonitruer, d'une voix exaspérée : « Bouche ta gueule, espèce de clou, quand les grandes personnes causent, les chiens remuent la queue ! »

Alors il s'éclipsait vite à la recherche de quelque bêtise à faire, sans attendre les deux calottes dont on le menaçait et cela se terminait toujours mal pour lui, quoi qu'il fît.

Ici au moins il se sentait bien, à l'abri des fureurs d'Agathe. Cela lui était égal de la voir boire tous ces verres de rhum, mais pour rien au monde il n'aurait voulu être sur les lieux lorsqu'elle titubait et disait des gros mots avant de s'effondrer sur les galets au bord du chemin. A Pierrefonds, tout pouvait se raconter, il n'y avait pas d'interdit; son père l'écoutait, le faisait grimper sur le dos du bœuf, lui laissait conduire la charrette; on le traitait comme un grand.

Quant à Laetitia, lasse des agissements singuliers de sa mère, qui se plaignait sans arrêt de les avoir engendrés, elle s'évadait, elle aussi, en attendant que recommençât l'école et qu'elle pût s'y isoler. Si elle n'avait guère envie de ressembler à Agathe, elle ne choisissait pas non plus de vivre comme Natol. Cet attachement maladif et viscéral qu'il manifestait à l'égard de sa terre la mettait hors d'elle. Elle prenait à Pierrefonds un bain de nature, découvrait à l'ombre de son père qui ne haussait le ton que pour rire, un mode de vie salutaire qu'elle subissait plutôt qu'elle ne s'en délectait comme son frère, n'ayant pas à choisir. Si pour Ti Jean l'habitation représentait un bout de paradis, un coin extraordinaire d'où il repartait le cœur ulcéré, avec une grosse boule dans la gorge, Laetitia n'y trouvait qu'un moyen de se couper des affres de Terre-Sainte où, bien qu'elle évitât d'en parler, la vie n'était pas rose tous les jours, et de se livrer à de longues réflexions sur son avenir qu'elle voulait différent de celui de Natol et d'Agathe. L'instruction lui semblait une nécessité, la clef magique qui lui ouvrirait un chemin sans rocailles, parallèle à celui que suivait Madame Coubert. Maintenant qu'elle avait bien grandi et fréquentait déjà le cours complémentaire, elle récitait des « Je vous salue [PAGE 145] Marie » tous les soirs à la sortie de l'école, la tête baissée sous sa capeline de paille de vétyver, les yeux rivés à ses pieds nus qui se dépêchaient, pour que le Bon Dieu guidât son retour à la case et ne propulsât pas sa mère sur son chemin. Devant ses camarades, elle aurait eu trop honte... Ici les soucis s'estompaient, se fanaient pour tout le monde et chaque soir ramenait les mêmes devinettes de Natol, de Ti Jean, les mêmes rires, la même bonne envie de dormir.

A la tombée de la nuit, elle dénudait son jeune corps bien fait pour le livrer aux ablutions rafraîchissantes de l'eau de pluie de la bassine. Natol en avait toujours en réserve et il expliquait que cette eau qui tombait directement du ciel ne pouvait être que la meilleure. Laetitia prenait un réel plaisir à se caresser la poitrine, à étudier les poses avantageuses, se demandant en secret si un homme comme il faut serait un jour sensible à ces charmes dont elle doutait. Elle aurait aimé avoir la peau bien claire d'Epiphane, ses lèvres minces; le noir de son épiderme lui ligotait les pieds, l'empêchait de lever la tête à l'école où elle évitait de parler pour se faire oublier et ne pas attirer l'attention. De plus, lorsqu'on lui avait demandé de réciter la leçon de géographie sur l'Afrique occidentale française, elle aurait préféré être sous terre.

Elle aimait son père sans trop l'estimer, elle voulait le respecter, il avait l'air si sage, si travailleur, mais en le comparant à sa rose institutrice, Madame Coubert, elle le trouvait pitoyable. Jamais il n'aurait accepté de manger avec une fourchette et sa cuiller l'accompagnait partout. Il ne savait ni lire ni écrire et s'en trouvait heureux. Entre le rose et le noir, elle élisait le rose et Madame Coubert, la directrice de cette école primaire qu'elle avait quittée à contre-cœur, bien que nantie d'un certificat d'études, restait pour elle l'incarnation de l'idéal et de la valeur humaine. Ce n'était qu'une grotesque créature fardée aux tons criards et mal assortis dont l'embonpoint exagéré et le dédain de tout ce qui l'entourait auraient dû depuis longtemps déclencher la colère des dieux amis de l'humanité, mais l'admiration béate de Laetitia les transformait en attraits. Elle considérait le personnage avec une vive admiration et en avait fait son modèle. Pourtant, l'institutrice ne lui témoignait aucune attention [PAGE 146] particulière et ne se gênait pas pour lui jeter au visage, comme aux autres enfants, qu'ils feraient mieux d'aller planter la canne plutôt que de venir user leurs fonds de culotte sur les bancs de l'école.

La jeune fille lui enviait son teint fleuri de bonne vivante, ses yeux bleus délavés, ses bouclettes blondes bien faites et l'opulence ostentatoire de son corps imposant emboîté de deux jambes lourdes, variqueuses et puissantes. Madame Coubert n'avait rien d'une Vénus; cependant, transplantée dans ce monde colonial aux valeurs attardées, parée de semainiers de Madagascar et de sautoirs d'or, elle étincelait de tout son éclat et devint vite la Joconde de Laetitia. D'ailleurs, durant son séjour à l'école de Madame Coubert, elle s'était fabriqué la phrase-clé qui lui permettait d'avoir réponse à tout, sans trop s'aventurer dans de difficiles explications en français, lorsqu'on l'interrogeait sur son travail : « J'aime madame, elle est blanche, jolie et gentille ! », minaudait-elle alors.

Agathe admirait, elle aussi, la grâce de l'institutrice dont la chevelure d'or n'était « pas mauvaise », disait-elle, et elle enviait les ondulations de cette graisse mouvante qu'elle considérait comme le « plus beau des fards » surtout lorsqu'elle était si bien soignée. Au plus fort de ses soûleries, du reste, elle ressassait de bizarres slogans : « Eh oui, il faut savoir blanchir sa race pour lever la tête », clamait-elle, ponctuant d'un éclat de rire vulgaire le sentiment d'infériorité raciale qu'elle traînait derrière elle et qui giclait si haut par-delà les vagues de l'alcool. Ce n'est pas sans ironie qu'elle éclata d'un bruyant rire hystérique lorsqu'elle apprit que le fils d'une vieille voisine, cafre et bâtard, avait été recruté pour faire partie du personnel de bureau de la mairie. « Un Caflé dangereux » raillait-elle et elle ajoutait, pleine de mépris, que non seulement il ne savait pas bien parler mais encore qu'il était « bleu », qu'on ne lui voyait que les dents et qu'il ferait peur à tout le monde.

Il n'y avait pas plus habile qu'elle pour manier la moquerie et narguer. Elle ne cessait d'affirmer que tout Cafre était capable du pire, que leur race était maudite et étayait ses dires de l'exemple de Sitarane qu'elle avait vu guillotiner. « Lui aussi était un Caf », criait-elle, et un vrai, il venait du Mozambique et a commis tant de [PAGE 147] vilains crimes qu'il a fini comme il le méritait, décapité sous les applaudissements du public.

L'indéniable perfection de Madame Coubert devait l'obséder, elle aussi, comme elle obsédait sa fille. Elles avaient en commun cette même haine des Noirs dont elles cherchaient à se démarquer par des airs de grandeur et des moues de dégoût. Pour Agathe, ce nom qui venait de France et qu'elle brandissait comme un étendard de victoire la rangeait dans le camp de ceux qui n'avaient pas à rougir de leur sang. Et l'on se demandait ce qui l'avait poussée à séduire Natol en lequel l'Afrique semblait revivre presque sans mélange.

A Pierrefonds, Madame Coubert se dressait telle la statue de l'idéal entre Laetitia et Natol et la jeune fille ne trouvait plus rien à dire à son père. Seul son désir de retrouver l'école la possédait et il orientait en secret ses pensées vers sa future réussite, vers les bonnes notes qu'elle obtiendrait et qui feraient sûrement plaisir à Madame Coubert.

Natol, dans son coin, parlait tout seul : « La sécheresse l'inquiétait, elle durait trop... on aurait besoin d'un sérieux grain de pluie... sans ça la récolte ferait pitié et la famille aussi... »

Seule la nuit lui répondait de son silence pesant. Au ciel, les étoiles s'allumaient et s'éteignaient, lui faisant des clins d'œil. Il poursuivit son discours de planteur tracassé, passant en revue tous les travaux qu'il avait à faire. Sultane qui s'était couchée à ses pieds le regardait d'un air suppliant, attendant qu'il caressât son ventre gonflé de petits sur le point de naître.

Laetitia se taisait; elle tournait le dos à Natol qui parlait sur un ton de prière et regardait le ciel. L'oreille absente, elle pensait à autre chose, s'enlisait dans la brume de ses rêves et s'ennuya à pleurer lorsqu'elle redescendit sur terre et réalisa avec amertume qu'elle était toujours la fille d'Agathe et de Natol Fidélis.

Ti Jean, aussi gaillard qu'aux premiers jours, ne cessait de jacasser : « Tu sais, à l'école, je suis le plus fort en calcul, si tu as de l'argent à compter, donne je vais le faire. Je crois que quand je serai grand, j'achèterai une boutique ! », confia-t-il à Natol.

– C'est une bonne idée, seulement il ne faut pas faire [PAGE 148] crédit aux gens, pour ne pas faire faillite comme ce pauvre Ah Yock qui n'avait plus sur ses vieux jours que ses yeux pour pleurer. Il faut savoir faire venir l'argent et l'empêcher de sortir. Moi, je dis qu'il n'y a pas de meilleure boutique que mon habitation; au moins ici personne ne vient m'emmerder avec des achats à crédit, si je plante, je récolte et sur ma terre, avec l'aide du Bon Dieu et un peu de travail, je sais que je ne crèverai pas de faim et vous autres non plus. Pour moi, la terre est cent fois mieux que la mer, elle ne se met jamais en colère, et quand le cyclone la démolit de ses tornades et de ses inondations, elle se remet à fructifier sans rancune tout de suite après. Elle est comme une femme, il faut savoir la prendre. D'ailleurs quand il fait trop chaud, je n'ai qu'à m'allonger sur ma saisie devant la porte pour dormir d'un seul sommeil jusqu'au lendemain. J'aurais dû écouter ma première idée, amener toute la bande ici sur l'habitation...

– Ce serait bien si l'habitation t'appartenait vraiment rétorqua Ti Jean.

Natol, désarmé, se tut. Laetitia, qui s'était rapprochée d'eux, lança alors d'une voix pleine de suffisance – « Tu oublies que ce n'est pas sur l'habitation qu'on apprend à s'instruire ? »

Natol ne la regarda même pas et se contenta de lui répondre d'un « Ah ouais ? » moqueur.

C'est en voyant Laetitia ranger dans la tente ce qu'elle devait ramener à Terre-Sainte que Ti Jean comprit que le départ était proche. Alors, comme pour oublier la peine que lui causait la séparation imminente, braver ces spasmes de tristesse qui lui serraient la gorge et balayer hors de sa tête l'obsession de sa mère toujours ivre, il s'approcha de Natol et supplia : « Je n'ai pas sommeil, si on allait ramasser quelques grains verts pour mon Vitaline ? »

Il savait quelle affection Natol portait à sa vieille mère, restée alerte et s'acharnant à travailler par tous les temps pour se débrouiller et n'avoir pas à mendier et à compter sur autrui. Et puis le mutisme subit de sa grande sœur qui s'était enfouie avec son chapelet sous sa couverture, les rides anxieuses qui striaient le front de Natol, lui avaient soufflé que personne n'était à son aise et Ti Jean [PAGE 149] ne voulait pas que ce dernier jour s'achevât sur une fausse note.

Pendant qu'ils récoltaient les ambrevates, Jean ne cessait de faire de touchantes promesses à Natol. Ce dernier écoutait ému son dernier fils lui raconter qu'il apprendrait bien à l'école pour pouvoir plus tard lui acheter un bout de terre ici-même à Pierrefonds. Un croissant de lune les toisait du ciel, projetant sur leurs silhouettes un jet de lumière pâle, surnaturelle. Il vaporisait sur l'encre de la nuit un baume de tiédeur et de quiétude qui coupait de pauses rassurantes le discours de Ti Jean et les obligeait à se regarder. Les yeux de Ti Jean pétillaient de son amour pour son père et l'on voyait le visage de Natol sourire et rayonner de leurs feux.

« Il ne faut surtout pas oublier le tabac de mon Vitaline, tu sais qu'elle ne peut s'en passer et qu'elle prétend que sa chique c'est sa force ! » recommanda Natol.

Après les ambrevates, ils récoltèrent du piment et des tomates. Puis comme la nuit était chaude et qu'ils n'avaient toujours pas envie de dormir, ils s'enfoncèrent dans la cuisine et se préparèrent une eau sucrée au tamarin. Ils discutèrent longtemps, Ti Jean était intarissable; il voulut savoir si son père faisait des bénéfices intéressants, si le propriétaire n'était pas trop embêtant. Natol avoua qu'il n'avait pas à s'en plaindre et qu'il ne l'appelait qu'au moment du partage des récoltes. Revenant à mon Vitaline, il demanda à Ti Jean de s'arrêter au magasin de tissu sur le chemin du retour et d'y acheter pour elle trois mètres d'un zéphir de qualité. Le reste de l'argent serait pour lui; il devait avoir besoin de cahiers ou de plumes pour l'école.

Ti Jean parla encore longtemps jusqu'à ce qu'il s'endormît sans s'en rendre compte. Lorsqu'il ouvrit les yeux, il se vit étendu par terre dans la cuisine, sur un goni près de Natol qui le regardait et lui demandait s'il voulait dormir jusqu'à l'année prochaine. Il se frotta les yeux pour retrouver un esprit clair, gratta énergiquement sa tête et se leva d'un trait de son goni. Le soleil brillait haut dans le ciel, il faisait encore plus chaud que la veille. Dans la cour, Laetitia s'impatientait et faisait les cent pas. Apercevant sa tente qui trônait sur une chaise, il réalisa que l'heure du départ était arrivée et se précipita [PAGE 150] vers l'arrosoir d'eau de pluie. Il se lava la figure, se rinça la bouche, s'amusa à cracher l'eau sur les poules et sur Sultane et à s'arroser la tête de grandes moques d'eau. Il ne se pressa guère malgré les rappels à l'ordre de Laetitia qui lui criait de se dépêcher. Il semblait vouloir faire durer le plaisir et prit le temps de se faire réchauffer un reste de manger de la veille; Natol grilla une queue de morue séchée et ils se régalèrent tous les deux comme des rois. Ti Jean avala encore plusieurs tasses d'eau de café bien sucrée, puis rassemblant tout ce qu'il devait remettre à son aïeule, il le rangea dans la bretelle qu'il ajusta comme un grand sur son dos.

Natol ne s'était pas encore rendu à son travail, il attendait de les voir partir. Alors, après que Laetitia eut dit au revoir à son père et se fut engagée en courant dans le sentier qui menait à la route, Ti Jean sauta au cou de Natol, l'embrassa deux ou trois fois et lui promit de revenir bientôt. Natol arpenta le sentier pour répondre à Ti Jean qui ne cessait de se retourner et de lui faire des adieux de son chapeau.

Il marcha derrière Laetitia et ne lui adressa pas la moindre parole durant cette marche de retour. Il se demanda ce qu'elle venait faire à Pierrefonds pour en repartir avec cet air de suppliciée. Lorsqu'ils atteignirent la ville, il se sépara d'elle, retrouva son sourire et entra comme un bolide dans le premier magasin de tissu pour acheter la robe neuve de mon Vitaline.

Laetitia n'était pas pressée de rentrer. Elle pénétra dans l'église de Saint-Pierre et s'amusa à lire les publications de mariage. Elle se promena longtemps dans la ville et ne songea à s'en aller que lorsque les magasins se fermèrent.

Laetitia réussissait certes dans ses études. D'aucuns, acculés aux mêmes Agathe caractérielles eussent capitulé depuis longtemps sans conditions. Déjà lauréate du certificat d'études, elle fut admise au brevet élémentaire alors que l'année allait bientôt se refermer sur ses dix-neuf ans. Si ce diplôme, qu'elle était la seule à posséder dans Terre-Sainte virevoltait dans sa tête et lui dictait une démarche fière de vainqueur, elle tremblait néanmoins à l'idée qu'il se pourrait qu'on lui dise de laisser tomber l'école pour s'occuper de ses frères et sœurs et [PAGE 151] de la case. Elle ne voulait pour rien au monde supplanter Agathe et se disait avec un soubresaut de révolte qu'elle n'avait pas mis au monde tous ces enfants et qu'elle ne leur devait rien.

Mademoiselle Durué, la directrice du cours complémentaire, voyant en elle un élément prometteur vint persuader Agathe de l'orienter vers le collège de la capitale où elle préparerait le brevet supérieur en vue de devenir institutrice. Elle obtint une bourse. Natol lui donna de quoi s'acheter le trousseau nécessaire et se dépêcha d'aller annoncer la bonne nouvelle à Momon Vitaline qu'il n'avait pas vue depuis deux bons mois. Celle-ci le voyant arriver sous une pluie battante qui avait transpercé la cape de goni sous laquelle il s'abritait, s'empressa de lui préparer une bonne tisane de peau d'orange et de rhum et un sosso de maïs bien chaud. Mais lorsque Natol voulut lui faire part de la réussite de Laetitia, il se heurta au mur de son visage crispé, énigmatique. Ce n'est qu'un quart d'heure plus tard qu'elle réagit à l'heureuse nouvelle, lança un jeu de salive noire dans la moque remplie de sable qui lui servait de crachoir et confia à Natol, tout en évitant son regard : « C'est vrai que je ne peux pas comprendre ce que veut dire l'école, je ne sais pas lire, je n'y suis jamais allée, mais je pense que ce qu'on raconte là-bas, c'est plutôt pour gâter la tête des marmailles qu'autre chose. Ta grande fille instruite, je ne l'ai pas vue depuis deux ans. »

Natol ne chercha pas à répondre; il s'était posé trop de questions à Pierrefonds lors de la dernière visite de Laetitia et ce qu'il venait chercher aujourd'hui chez Momon Vitaline, c'était surtout un peu de réconfort. La nouvelle n'était qu'un prétexte et, allongé sur la paillasse, il redevenait ce petit enfant de jadis toujours rivé aux basques de sa mère. Et il ne voulut pas voir ce dos voûté qui pliait sa silhouette vers la terre et annonçait déjà qu'elle ne tarderait pas, alourdie des dix-huit ans qui l'avaient tassée sur elle-même depuis la lointaine naissance de Laetitia, à rejoindre son définit Caprice dans sa tombe qu'elle visitait chaque vendredi.

Quant à Laetitia, ce qu'il convenait d'appeler son intelligence et qui faisait que tout le voisinage parlait de sa [PAGE 152] bonne tête, stagnait au milieu d'axiomes infaillibles, de vérités premières qui tombaient de l'école jusqu'à sa mémoire avide et la gonflaient d'un savoir dont elle se glorifiait. Elle s'appliquait à régurgiter fidèlement les longues tirades scolaires, n'envisageant à aucun moment d'en discuter. Et ce psittacisme qui devait la conduire à la réussite était aussi le début d'une sclérose cérébrale dont elle devait mourir.

Epiphane, le frère impossible, sentant qu'un peu d'argent lui ferait du bien, s'était mis de temps à autre à travailler. Il allait jusque dans les Hauts, vendre pour le compte d'une voisine et d'un vieux commerçant chinois, Monsieur Ah Toine, des savates brodées, du fil, des aiguilles, des boîtes de sardines. Là-haut, les petits Blancs, tels des dodos apeurés, perdus, tombés de leur Atlantide et revenus à la terre et au giron protecteur des cirques l'accueillaient à bras ouverts. Epiphane leur parlait de la ville et surtout de la mer qu'ils n'avaient jamais vue et au sujet de laquelle ils posaient les plus curieuses questions : « Elle est large comment ? bleue comment ? ».

Leur hospitalité le réchauffait de ses intonations traînantes persuasives; il s'en délectait sans toutefois oublier son commerce... et les petits bénéfices clandestins qu'il devait se réserver. Car il voulait se payer pour le jour de l'an un superbe costume neuf comme tous les jeunes gens de Terre-Sainte avec le paletot et le pantalon en même tissu de drap et aussi quelques bonnes parties de toupie chinoise où le ciel l'aiderait à prouver à l'entour qu'il n'était pas si couillon que ça.

En bas, à Terre-Sainte, il lui arrivait, bien qu'il eût seize ans passés, d'être rossé plus souvent qu'à son tour par la mère-dragon. Alors, plein de tristesse, il attendait de s'enfoncer à poings fermés dans le sommeil et les ténèbres pour que s'ensevelissent dans un oubli forcé toutes ces cruautés qu'il digérait sans rancune apparente. Mais ce n'était pas sans amertume qu'il observait les méandres angoissés de sa piètre existence où tout se ternissait à mesure qu'il prenait conscience des lendemains vides qui le guettaient. L'école, déjà loin derrière lui, resurgissait à travers son remords de n'y avoir rien appris, en un temps regretté et embelli de grisante insouciance, de jeux extraordinaires, de camarades irremplaçables [PAGE 153] avec lesquels il était « allé plus d'une fois marron » mais qui, hélas, avaient disparu de son univers actuel. Cependant, lorsque le désarroi et l'inquiétude tambourinaient dans sa tête et qu'un tragique point noir s'installait, l'asphyxiant et avalant son reste d'espoir de s'en sortir un jour, alors il allait jusqu'à penser que sa sœur jumelle morte en bas âge avait eu plus de chance que lui, que seule la mort le libérerait pour de bon de cette vie de chien pris au piège dans un arrosoir et dans son corps qui ne respirait qu'à grands soupirs, son cœur se convulsait d'une pesante envie d'en finir. Ses yeux ternes, apeurés, cherchaient désespérément une bouée de sauvetage et leur éclat maladif reflétait son mal de vivre.

Il avait cru un moment que sa sœur Laetitia qui montait en flèche victorieuse vers un bel avenir le tirerait derrière elle et il se voyait dans une belle maison planchéiée, aux portes vitrées, cirant le parquet, balayant la cour, entretenant les parterres fleuris, berçant ses futurs neveux et dégustant les meilleurs caris de viande qu'il aurait préparés. Mais devant l'acharnement de la jeune fille à l'ignorer, à le toiser jusqu'à lui faire tourner la tête, lorsqu'il se hasardait à lui parler, il avait vite compris qu'elle n'était bonne qu'à jouer à la grosse dame et ses derniers espoirs contrariés s'étaient vite mués en une féroce haine contre elle. Dès lors, il s'appliqua à inventer mille railleries pour lui crier toute sa rancœur et se venger. Le soir, comme ils dormaient tous dans la même chambre, elle ne pouvait lui échapper. Lorsque Laetitia revêtait sa blouse, posait la bougie sur une chaise et s'installait sur le petit banc, faisant avec zèle de longs devoirs qui exigeaient le silence, Epiphane jaillissait en flèche hors de son lit pour renverser d'une main rageuse chaise et bougie; ou bien il égrenait sa mélodie goguenarde de la « grosse pioute » qui levait toujours la tête et voulait s'envoler vers la lune mais que la lune chassait à grands coups de bâton en lui disant de retourner à sa case et de « faire un cas » de ses frères et sœurs. Le même refrain revenait tous les soirs, à la même heure, modulé invariablement autour de la suffisance et de l'orgueil de Laetitia qui finissait par rugir en soufflant la bougie : « Heureusement que je n'ai plus pour longtemps à vous sentir pourrir l'air que je respire, le plus tôt sera le mieux. [PAGE 154] Et puis ouvre tes deux oreilles et écoute, si je n'avais pas choisi de lever la tête et de regarder plus haut que la terre et la case, je serais, à l'heure qu'il est, devenue comme "certains", une vilaine roche tendre qui tombe chaque jour en poudre et qui ne sert plus à rien d'autre qu'à faire gonfler les "gros-cœurs" puisque personne ne veut plus s'y asseoir.

– Fais bien attention à toi, hurlait alors Epiphane, même si je suis enfermé dans mon cercueil sous la terre, je jure que je trouverai le moyen de te faire regretter tes vilaines paroles. Et ce n'est pas la bougie que je viendrai chavirer, mais ta tête même, je vais te faire dresser tes cheveux sur ta tête jusqu'à ce que ta cervelle piquée se remette en place, tu entends ! »

Ce duel de paroles fielleuses prenait fin lorsque les deux antagonistes, dilatés de colère, las de leurs insultes respectives, se laissaient tomber sur leur paillasse et ramenaient du même geste brutal automatique leur oreiller sur leur visage, afin de pouvoir ruminer dans le noir toute cette fureur qu'ils refoulaient en eux. Elle égouttait dans leur gorge des chardons acres et douloureux avant de les tasser en une sorte de rancune gluante qui leur minait le cœur et les empêchait de respirer et de dormir. C'est dans de telles circonstances que Laetitia s'efforçait de fuir le réel pour s'introduire en rêve dans la riche maison de Madame Coubert de laquelle elle aurait exulté d'être la fille. Il lui arrivait alors de jacasser toute la nuit en un français surprenant et de rire aux éclats. Epiphane, toujours éveillé, enregistrait tous ces délires qu'il faisait fuser en cinglants sarcasmes dès qu'elle ouvrait les yeux le lendemain.

Pelotonné à présent sous sa couverture, il remontait par la pensée jusqu'à ce jour unique où il s'était senti comblé, heureux d'exister. C'était un dimanche sombre de grosse pluie. Il revenait de sa corvée de bois de « Là-bas-Derrière », le côté inhabité du village où tous les enfants venaient se pourvoir en combustible. Cet après-midi-là, il eut droit à son miracle et il n'était pas près de l'oublier. Courbé sous son fagot de branches sèches qui lui alourdissait la tête et les épaules et l'obligeait à cracher un gros mot à chaque pas, aveuglé par les grains de pluie qui lui lacéraient la figure, il avait vu subitement scintiller [PAGE 155] devant ses yeux sur le chemin des Anglais cinq jolies petites pièces de soleil. Elles étincelaient de leur mieux sous l'averse. Il les avait saisies avec surprise, les avait séchées de son bas de chemise et tenues bien au chaud au creux de sa poche de pantalon. C'étaient des pièce d'or. Agathe n'en avait soufflé mot à personne, lui avait demandé de garder le secret et s'était dépêchée d'aller les remettre à Madame De Biset, une dame fortunée de Terre-Sainte en échange d'un peu d'argent, en attendant de rembourser dans un délai très bref le montant de la somme empruntée et de récupérer cet or. Grâce à ce cadeau du ciel, elle avait pu s'alléger d'un lourd crédit chez le Chinois, acheter des habits aux futurs communiants et s'offrir une quantité de quarts de rhum. Epiphane, lui, avait eu droit à trois superbes toupies, il s'était empressé d'en changer tous les nails et il les avait fait tourner, ronfler, dormir sur le sol et dans sa main, des heures entières, les avait serrées dans des cachettes sûres avant de se les faire voler par des envieux. A présent, qu'il se sentait amer, indésirable, le souvenir persistant de ce miracle dont il était l'élu lui redonnait un peu de souffle et c'est en grimaçant un demi-sourire qu'il se laissait glisser sur les pentes du sommeil.

Au collège, Laetitia Fidélis menait une vie de psittacisme, avalant et répétant de son mieux ce qu'on y enseignait sans le moindre commentaire. Comme ses camarades, elle apprenait tout par cœur mais surtout s'ingéniait à ressembler à l'inoubliable et vénérée Madame Coubert. Là-haut, dans le dortoir du collège, emprisonnée dans son mutisme, l'adolescente poursuivait son rêve de toujours : elle serait un jour institutrice et si un gendarme, un militaire, un de ces beaux géniteurs blonds en uniforme, s'avisait de l'épouser ! elle aurait alors une superbe progéniture, que personne n'oserait montrer du doigt. Ses enfants seraient blancs, ils parleraient français en tournant la langue, ils auraient une nénaine pour porter respectueusement leur sac et les conduire à l'école... Elle serait quelqu'un, une autre Laetitia et surtout elle serait débarrassée de ce patronyme gênant qui ne lui ouvrait aucune porte. Telles étaient ses aspirations dans ce collège où l'avaient fait atterrir ses mérites et où elle [PAGE 156] s'envelissait les yeux fermés dans les livres dans le seul espoir de renaître un jour différente et étrangère aux problèmes de tous les Agathe et Natol. Mais lorsqu'elle retombait de sa rêverie pour se retrouver scellée au banc du collège, elle n'était plus qu'une timide jeune fille sans audace que son apathie et son silence rendaient pitoyable. Son seul confident restait ce petit miroir de poche où une coquetterie passagère la forçait à se regarder à la sauvette, mais qu'elle enfouissait avec colère sous les cahiers de son pupitre, dès qu'il lui renvoyait avec la plus troublante fidélité une image dont elle ne voulait point.

Les Blancs d'alors, créoles rescapés des heureux temps de l'esclavage, seigneurs prospères d'un ordre nouveau, étaient encore les garants de cet empire colonial français qui avait ouvert à leurs devanciers en cette île neuve le jardin de l'Eden. Les grandes familles enracinées procréaient à l'ombre de l'église. Leurs propriétés allaient du battant des lames au sommet des montagnes et les grands maîtres étaient bonasses, paternalistes. S'ils savaient se pencher avec condescendance pour écouter l'éventuel Albius qui leur faisait part d'une trouvaille à exploiter, il n'en restait pas moins évident que de solides barrières séparaient les Blancs des non-Blancs. Ce n'était pas l'apartheid, l'esclavage était aboli depuis longtemps. Tout le monde pouvait aller à l'école, mais les pigments des peaux colorées vibraient souvent, décontenancés et mutilés par les moues dédaigneuses, les rictus et les pointes de racisme qu'ils suscitaient... autant d'attitudes qui ne laissaient aucune chance à un métissage consenti. Pour les descendants des illustres girons de ces grandes familles qui, après leur séjour chez de vénérables religieuses, se retrouvaient dans ce collège pour terminer en beauté une scolarité qui ajouterait de beaux diplômes à leur pedigree, il s'agissait de rester à sa place. Aussi entendait-on ces demoiselles crier à la ronde qu'il n'était point question pour elles de s'allier à un Indien, fût-il arabe ou malabar, prince ou jardinier, leur religion faisait trop peur et ce serait déchoir.

Et encore moins à des Cafres ! On racontait à leur sujet trop de légendes peu rassurantes et les pauvres devaient avoir encore longtemps à expier, semblait-il, les [PAGE 157] fugues des marrons, les crimes de Sitarane dont toute l'île frémissait encore, cependant que la cruauté du Blanc était effacée, gommée, et que les rumeurs transformaient en « providence des pauvres » de mémorables esclavagistes.

Au collège, comme les bons chiens chassaient de race, ils s'éloignaient volontairement de Laetitia et de Amandine Balthazar les deux Noires de la promotion. La population des futures institutrices était relativement bigarrées, mais les plus claires de peau se classaient catégoriques dans le clan des Blanches et inventaient naïvement les plus bizarres sornettes pour justifier le non-sens de leur épiderme basané. Refusant la compagnie d'Amandine à laquelle elle ne voulait pas être jumelée, Laetitia demeurait seule, étudiant au maximum pour oublier la triste évidence et s'échappant dans des rêves dorés qui la menaient à son idole de toujours, l'idéale Madame Coubert et à son monde de merveilles. Fort heureusement, il arriva Elixène et son strabisme qui convergeait vers Laetitia. Elixène appartenait à une longue liste d'enfants aisés, dont elle était la seule fille. Elle cachait son strabisme derrière des lunettes cerclées d'or, joyau sur lequel Laetitia jetait en secret son dévolu.

« Je m'en achèterai une paire plus tard, quand je serai fonctionnaire ! » se disait-elle.

Acné, dents gâtées annonçaient en Elixène une édentée précoce et bien qu'elle s'appelât « de »... quelque chose et que sa noblesse remontât à l'illustre Pierre Le grand, on décelait sans peine qu'elle était porteuse d'une énergie fatiguée et qu'elle ne ferait pas long feu sur terre, en dépit de sa considérable fortune. Néanmoins elle était gentille, quelque peu intéressée sans doute, car elle louchait avec insistance aux heures des devoirs sur la copie de Laetitia. Pour les futurs examens, grâce à la richesse et au renom de son père, elle aurait sans nul doute, elle aussi, ses lauriers.

A l'heure de la toilette, lorsque Laetitia se fatiguait à démêler sa chevelure, Elixène s'étonnait :

« Ils sont durs à peigner tes cheveux, tu devrais les couper un peu !

– A qui le dis-tu !, répliquait Laetitia, tu sais pourquoi ils sont comme ça ?... Parce que j'ai eu la fièvre typhoïde [PAGE 158] lorsque j'avais cinq ans. Tous mes bons cheveux sont tombés et ils ont repoussé un an plus tard frisés. »

Lancée dans de stupides explications, elle ajoutait :

« Tu sais, ma mère m'a affirmé que j'avais les yeux bleus quand je suis née ! »

Et la métamorphose se poursuivait de plus belle, cependant que Laetitia aspirait à de brillants diplômes, à un poste d'institutrice et surtout à s'évader d'une carcasse dont son jugement partial ne saisissait que les défauts et qu'elle eût tant voulu remodeler.

A table, au réfectoire, assise à côté d'Elixène, Laetitia bousculait son appétit pour manger comme sa famélique compagne de minuscules bouchées. Elle comptait ses gestes, s'essuyait de temps à autre les lèvres en toussotant et tenait à montrer qu'elle savait se tenir.

Le reste du temps, elle se faufilait inaperçue dans ce monde hostile, s'ingéniant à cacher sa silhouette dont les rotondités du buste et la finesse des hanches, bien qu'elles eussent inspiré plus d'un sculpteur, la gênaient.

Certaines collégiennes l'éliminaient délibérément de leurs débats, se taisant lorsquelle s'avisait de s'intégrer à leur groupe. Quelques demoiselles-professeurs, sciemment ou non, murmuraient sur son passage de gênantes messes basses, qui, bien qu'elle ne les entendît pas, percutaient sa susceptibilité de plein fouet et lui donnaient l'envie de se cacher pour pleurer.

Rosemay NICOLE

(à suivre)

Née à la Réunion le 15 janvier 1931, Rosemay Nicole, qui réside dans son île natale, est professeur de collège. Ceci est sa première œuvre jamais publiée.


[1] Gros Blanc : riche propriétaire.

[2] Ce qui sert d'entrée à la cour.