© Peuples Noirs Peuples Africains no. 48 (1985) 136-155



QUAND PAUL BIYA FAIT UNE OUVERTURE VERS MONGO BETI, C'EST... UNE CHAUSSE-TRAPPE!

(fin)

Mongo BETI

Les anecdotes que je viens de raconter avaient surtout l'avantage de dévoiler les mécanismes et le fonctionnement du système de domination qui tient le Cameroun et d'autres pays africains sous les verrous. D'autres, qui vont suivre, montrent quels hommes on peut se résigner à sacrifier pour réduire l'Africain jugé trop entreprenant, comme moi. Quitte à céder à la mégalomanie en le disant, je suis un des rares Africains sinon le seul à avoir démasqué le tartuffe néocolonial aux ramifications insoupçonnées et à dénoncer sans répit cette maffia d'Etat, qui fait irrésistiblement penser à la C.I.A. avec sa manie du secret et de l'intoxication, ses harcèlements et ses filatures, ses expédients policiers à la limite du terrorisme.

La C.I.A. à la française

C'est le projet fort aventureux en 1972, quasi suicidaire, de publier un récit véridique du procès Ouandié-Ndongmo qui me valut la douloureuse révélation que la haute intelligentsia catholique de gauche à Paris protégeait Ahmadou Ahidjo, ce dictateur impitoyable. Comme je l'ai raconté ailleurs, j'avais envoyé un manuscrit du livre qui allait s'intituler Main basse sur le Cameroun, autopsie d'une décolonisation, entre autres éditeurs, à la maison catholique Le Seuil, et plus particulièrement [PAGE 137] à Jean Lacouture, directeur de la collection Histoire immédiate, qui venait de publier plusieurs ouvrages peu conformistes sur le Tiers-Monde – à l'exception, c'est vrai, de l'Afrique francophone, mais c'est un détail qui ne m'avait pas frappé.

Jean Lacouture ne se borna pas, comme d'autres éditeurs, à refuser mon manuscrit, il n'hésita pas à m'adresser une lettre dont les termes recelaient l'intention de me détourner de mon projet par le découragement et même par l'intimidation. Qu'on en juge en lisant le texte de cette missive :

    « Cher Monsieur,

    « Nous vous remercions de nous avoir envoyé votre manuscrit sur les Procès du Cameroun. Ce violent réquisitoire contre la personne même de M. Ahidjo nous semble trop passionnel, trop diffamatoire pour constituer une "autopsie" scientifique. Il ne suffit pas d'attaquer un homme pour attaquer un régime.

    « Je pense même que le ton et la forme de ce pamphlet nuisent à vos idées et à votre cause dans la mesure où ils ne peuvent convaincre sans arguments solides.

    « Pour toutes ces raisons, il nous est malheureusement impossible d'envisager de publier votre livre.

    « Avec tous nos regrets, nous vous prions de croire, Monsieur, à l'assurance de nos sentiments distingués. »

Qu'on observe bien que l'auteur de cette lettre est un éditeur auquel on propose un livre : il n'a nulle autorité pour formuler une appréciation morale du contenu, parler de diffamation, surtout s'il refuse le manuscrit. Le ton menaçant est de plus empreint de paternalisme : « Je pense même que le ton et la forme de ce pamphlet nuisent à vos idées... », affirme péremptoirement l'omniscient homme blanc, toujours sûr de lui. L'opinion sait ce qu'il en est depuis la chute d'Ahidjo, Jean Lacouture n'a pourtant pas fait amende honorable que je sache.

C'est l'occasion de rappeler une autre missive, œuvre cette fois de Claude Julien, à l'époque rédacteur en chef du Monde diplomatique, réputé très à gauche et même « marxiste » (puisque, à en croire certaines rumeurs, peut-être calculées, car c'était très bien porté à l'époque, [PAGE 138] ses collègues l'avaient surnommé Pol Pot). Je lui avais écrit début novembre 1978 pour m'étonner que, à partir du no 4 (juillet-août 1978) de Peuples noirs-Peuples africains, la « revue des revues » de son journal ait cessé de mentionner la revue que je dirigeais, la seule publication entièrement contrôlée par des Africains francophones, paraissant du reste à Paris, et dont la publicité était insérée régulièrement dans Le Monde diplomatique. L'ensemble de ma lettre, à supposer que certains détails fussent obscurs, comme il en est de n'importe quel texte quand on cherche la petite bête, ne laisse aucun doute sur la nature de ma doléance ni sur sa portée.

J'avais d'abord téléphoné au journal et avais eu un échange très courtois avec l'un des journalistes chargés de la « revue des revues ». Il m'avait dit à peu près textuellement : « Nous ne pouvons rien faire pour vous, cela ne dépend pas de nous ici, dans ce bureau. » On ne pouvait mieux me suggérer de m'adresser au grand manitou.

Voici donc ce que me répondit Claude Julien, élégant intellectuel chrétien de Paris, dit Pol Pot :

    « Monsieur,

    « Je vous remercie de votre lettre, qui comporte deux phrases dont le sens n'est pas très clair pour moi :

    Je ne suis pas tout à fait incapable d'imaginer quels rapports le rédacteur en chef du Monde diplomatique entretient avec les autres journalistes de la publication.

    – Le Monde diplomatique ( ... ) a-t-il décidé de se joindre au chœur des muets qui n'attendent que notre naufrage ? »[1]. [PAGE 139]

    « Afin d'éviter tout malentendu, je vous serais reconnaissant de bien vouloir m'éclairer sur ces deux points.

    « Veuillez agréer, Monsieur, mes salutations distinguées. »

Persuadé d'être issu du peuple le plus intelligent et le plus fin du monde, Claude Julien ne doute pas de pouvoir sortir par cette lamentable pirouette de l'embarras où il se trouve d'être surpris en flagrant défit de censure. En effet, quel intellectuel, même africain, pour peu qu'il soit soucieux de sa dignité, irait se livrer, pour les beaux yeux de M. Claude Julien, dit Pol Pot, à l'insolite exercice consistant à procéder à l'exégèse de ses propres lettres ?

L'ostracisme dont nous nous plaignions en 1978 demeure sept ans plus tard. Il faut imaginer le dommage moral que cela nous cause : Peuples noirs-Peuples africains est la seule publication de langue française paraissant en France à subir ce traitement. Il y a donc discrimination. Comment attendre du public qu'il prenne au sérieux une revue qui ne figure jamais à une rubrique dont la notoriété en fait une référence[2] ?

Que j'évoque enfin l'agression dont j'ai personnellement été l'objet de la part de Jean-François Bayart dans Le Monde quotidien, un journal où ni Peuples noirs-Peuples africains ni moi-même ne sommes jamais mentionnés à quelque titre que ce soit.

Jean-François Bayart, chevalier sans peur et sans reproche, écrivait donc dans Le Monde du 18 juin 1983 :

« Mais, à tout prendre, elle (la propagande présentant l'ex-président Ahmadou Ahidjo comme l'un des sages de l'Afrique) fait peut-être moins injure à la réalité que l'autre mythe qu'a inspiré le Cameroun de M. Ahidjo : celui d'une dictature personnelle, compradore et sanguinaire, décrite par le meilleur ( ?) romancier du pays, Mongo Beti, dans un pamphlet exécrable, dont l'interdiction abusive par M. Raymond Marcellin, alors ministre [PAGE 140] de l'Intérieur, assura la crédibilité auprès de la gauche française[3]. Par la complexité et la richesse de son histoire, le Cameroun mérite mieux que ces clichés. »

Précisons que ce « pamphlet exécrable », paru il y a treize ans, n'a jamais bénéficié d'un article de critique dans les colonnes du Monde quotidien, dont il établit, preuves à l'appui, l'active sympathie pour Ahidjo – thèse confirmée s'il en était besoin par la visite théâtrale rendue au petit dictateur peuhl par M. Beuve-Méry, le fondateur du Monde, dès le lendemain même de l'exécution d'Ernest Ouandié.

Le lecteur entrevoit maintenant toute une organisation, véritable armée composée d'unités spécialisées mais intégrées, protégeant mais aussi stimulant, irriguant, nourrissant le despotisme africain. Au sommet, couvrant de leur autorité silencieuse ou, quand il le faut, bruyante, la vie, les actes et les propos des dictateurs et de leurs avocats, les buddhas hiératiques de la haute intelligentsia catholique, puissante dans les medias : édition, télévision, presse écrite. Au-dessous, un brain-trust d'experts ou soi-disant experts (journalistes, universitaires, anciens coopérants, conseillers attitrés bien qu'occultes de dictateurs africains) dont le brain-storming permanent invente, élabore, peaufine les grandes décisions qui doivent orienter, canaliser, modeler les sociétés africaines – décisions dont s'emparent aussitôt des exécutants polyvalents, volants ou résidants, dissimulés sur place derrière des fantoches africains qu'on laisse paraître seuls sur la scène.

Le cloisonnement n'est nullement étanche entre les divers étages ; on peut sans cesse monter ou redescendre. En devenant P.-D.G. à TF 1, Hervé Bourges est entré parmi les buddhas; mais rien n'empêche qu'il redevienne un jour simple expert, par exemple, si comme il est probable les socialistes perdaient les élections en 1986. [PAGE 141]

D'autre part, cette véritable C.I.A. à la française s'est institutionnalisée avec l'installation de De Gaulle et de Foccart à l'Elysée, mais ses hommes forts n'ont cessé de valser avec le changement des présidents : avec le président socialiste ont accédé aux leviers de commande des hommes très ambitieux, mais peu compétents, leur rare mérite étant d'avoir rongé leur frein aux postes subalternes pendant les vingt-cinq interminables années que dura le monopole de la droite sur les despotes africains.

Bien entendu, la doctrine reste la même : « garder » l'Afrique par tous les moyens, dût-on jeter toutes les valeurs morales par-dessus les moulins. La passion de dominer d'autres peuples entraîne des perversions dont l'identité de nature et de forme transcende la différence des cultures, et à plus forte raison la différence d'options idéologiques dans une même culture.

Les méthodes ont-elles changé avec l'avènement des socialistes ? Peut-être sous leur règne, la french C.I.A. aura-t-elle utilisé de préférence les techniques soft, la droite ayant eu un faible pour les techniques hard. C'est vrai que sous François Mitterrand le lobby aura surtout recouru à la pénétration des opposants africains, à la ruse, à la perfidie, poussant jusqu'à l'extrême limite la manipulation des Noirs, l'art de les diviser, de les opposer les uns aux autres, de les piéger.

Dans l'agression financière dont nous avons été l'objet, Peuples noirs-Peuples africains et moi-même, des acteurs africains ont sans doute participé à l'élaboration du projet : sans parler de Biya, cette pitoyable potiche, vrai Négus Nigaud, un Sengat-Kouo, par exemple, n'a certes pas eu l'initiative de l'affaire, aussi profonde soit sa haine pour nous; il lui aurait fallu plus de toupet naturel, alors qu'il n'a qu'un peu de papelardise; mais il a certainement été consulté, enrôlé, intéressé. C'est néanmoins surtout dans l'exécution qu'on a eu besoin des talents africains.

C'est pourtant à Paris que l'on souhaitait le plus vivement notre disparition, c'est à Paris que l'on avait le plus à y gagner. Hic fecit cui prodest... C'est là que, à force de chatouiller les tartuffes et les machiavels, notre voix était devenue insupportable, sans compter tous ceux qui avaient des comptes à régler avec nous [PAGE 142] depuis si longtemps et auxquels le destin donnait enfin l'occasion tant attendue.

Et puis notre obstination allait peut-être déboucher un jour sur le succès quand les publications officielles du lobby à l'usage des Africains battaient de l'aile; nous nous affermissions quand la doctrine cachée du lobby est que, livrés à eux-mêmes, les Africains ne réussissent rien; nous devenions le pôle autour duquel cristallisait la résistance africaine au triomphalisme de la francophonie. Le néocolonialisme « socialiste » s'accommode encore moins que l'autre de l'existence d'une publication africaine indépendante, et pour cause.

Je mène donc depuis huit ans, seul avec quelques rares amis, le même combat gigantesque pour Peuples noirs-Peuples africains, contre deux Etats coalisés – combat sans doute intensifié par la venue des socialistes.

La pression sociale, tactique de guerre psychologique

Comment ne pas évoquer maintenant l'atmosphère d'intrigues qui a précédé immédiatement ou suivi la sinistre extorsion de fonds opérée contre Peuples noirs-Peuples africains et qui aurait dû réduire la publication définitivement au silence ?

J'ai raconté en son temps l'épisode Cattin, du nom d'un fonctionnaire subalterne qui, en 1982, contrairement à la loi, contrairement à l'attitude du fisc parisien de 1978 à 1981, refusa de nous rembourser un crédit T.V.A. de plus de huit mille francs. J'ai dit que quelques mois après que nous eûmes ébruité l'affaire, les supérieurs de Mlle Cattin nous convoquèrent, ma femme et moi, et proposèrent de nous régler la somme en litige. Ce que je n'ai pas dit alors, et pour cause ! c'est que, au moment de nous séparer, les deux importants fonctionnaires nous tinrent ces propos, que je n'ai compris qu'en 1985, soit trois ans plus tard :

– Votre dû vous sera payé, nous dirent-ils, mais nous espérons que ces polémiques vont cesser. Je leur répondis que, bien entendu, elles allaient cesser puisqu'elles n'auraient plus de raison d'être. Je croyais qu'ils faisaient allusion à notre dénonciation de Mlle Cattin. Quelle erreur !

Autre péripétie, qui est d'ailleurs le rebondissement [PAGE 143] d'une autre rapportée précédemment : à mon retour du Zimbabwé, je reçois, au siège de la revue qui était alors à Paris, un appel téléphonique du Quai d'Orsay; la voix était celle-là même qui, un mois plus tôt, m'avait proposé un voyage à Harare; le personnage n'était sans doute pas encore informé de mes démêlés avec l'ambassade de France au Zimbabwé. On s'enquit de l'impression que je gardais de mon voyage.

– Formidable ! fis-je de ma voix la plus guillerette.

– Ah, nous en sommes bien heureux, commenta-t-on.

Après d'autres civilités préliminaires, mon interlocuteur anonyme m'annonça qu'un certain Magnier espérait que j'accepterais désormais de travailler avec lui à la revue qu'il dirigeait, c'est-à-dire Notre Librairie.

– Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? demandai-je sincèrement stupéfait, qui est Magnier ?

– Comment, vous ne connaissez pas Magnier ? Il vous connaît très bien, lui. Venez donc le voir un de ces jours pour examiner avec lui ce projet. Il souhaite vivement vous rencontrer, venez le voir sans tarder, hm ?

Naturellement je n'allai pas voir Magnier et j'oubliai aussitôt l'incident, sans m'interroger davantage, pensant que c'était un malentendu ou la lubie d'un rond-de-cuir démangé par des manies absurdes.

Autre affaire extraordinaire : fin février 1984, un inspecteur général qui venait d'assister à mon cours en Spé C et qui me recevait au confessionnal comme on dit dans le jargon du métier, sortit tout à coup de la routine de ce rite. Délaissant la pédagogie, ne voilà-t-il pas qu'il se met à m'interroger sur ma vie privée : c'est une chose qui n'arrive pour ainsi dire jamais; et je présume que les annales de l'enseignement n'en offrent aucun autre exemple. Mon œuvre littéraire, mes activités de directeur de publication, toutes choses dont j'avais toujours veillé à ce que mon dossier de fonctionnaire ne porte nulle mention, mes fréquents voyages à l'étranger, mon sentiment concernant les événements récents du Cameroun, et en particulier l'arrivée de Paul Biya au pouvoir, rien n'y manqua.

Je répondais sur le ton de la courtoisie mondaine, tout en me bornant à des appréciations évasives : je devinais [PAGE 144] que c'était un émissaire déguisé du pouvoir. Mais, nom de Dieu ! pourquoi devait-il se cacher, ruser, ramper dans les buissons comme un Sioux ? J'aurais pu me sentir flatté d'être considéré par le pouvoir socialiste comme l'un des hommes clés d'un éventuel dénouement du drame camerounais, alors que j'étais un exilé sans moyens, sans troupe, sans mandat, n'ayant pour arme que ma plume. Au contraire, j'avais honte; il y avait dans ces tentatives je ne sais quoi d'obscène qui me révulsait. Quel trait de ma personnalité avait donc laissé croire que j'y succomberais ? Qu'est-ce qui pouvait bien contraindre un si haut fonctionnaire, un homme si respectable, un grand universitaire à accepter une besogne aussi vile et de la plus basse police ? Car en somme c'était de l'espionnage ni plus ni moins.

Enfin vint cette question qui, de toute évidence, traduisait une des deux obsessions du pouvoir à mon sujet :

– Ne comptez-vous pas rentrer au Cameroun bientôt, ne serait-ce que pour un voyage, histoire de voir les choses sur place ?

Cette interrogation, j'allais bientôt la retrouver, exprimée pratiquement dans les mêmes termes, dans les lettres d'un certain Louis-Marie Mbarga Owona, mon « beau-frère » de Douala, mais aussi le compère d'Elundu Onana. Comme le monde est petit ! A vrai dire, je ne pouvais plus me retourner sans l'entendre poser cette question par un officiel vrai ou faux. On croirait du travail d'amateur si l'affaire Greenpeace n'avait récemment témoigné de la légèreté dont ces gens-là peuvent faire preuve.

Je mis l'occasion à profit pour répéter que mon éventuel voyage au Cameroun aurait une signification politique précise et que j'y mettais un certain nombre de conditions : amnistie générale, libération de tous les prisonniers politiques, multipartisme et élections libres – c'est d'ailleurs ce que souhaitaient les Camerounais unanimes.

Au mois de juin 1984, revenu depuis peu de Brazzaville, j'assistais au cocktail donné par Bordas pour fêter la sortie du Dictionnaire des littératures francophones, ouvrage auquel mon épouse avait collaboré. Je retrouvai là, comme par hasard, mon inspecteur général, et [PAGE 145] nous voilà reparlant, le verre à la main de la situation au Cameroun, de mon éventuel voyage là-bas, etc. Je guettais chez lui l'abandon des débuts d'ivresse, peut-être le lâchage involontaire de quelque secret; de son côté, il semblait me guetter pareillement dans l'espoir d'une défaillance heureuse. Combien de fois dans cette période ai-je eu ainsi le sentiment de jouer au chat et à la souris avec des gens qui ne semblaient m'approcher que pour mendier avec violence je ne sais quelle reddition sans condition. Et je ne pouvais pas me dérober; j'étais prisonnier d'un personnage dont les professionnels du viol psychologique font leurs choux gras : l'intellectuel ouvert, mais animé par des convictions d'une rare fermeté. J'accueillais donc mes visiteurs avec le sourire de la courtoisie, même quand leurs propos m'irritaient.

Mais cela ne faisait pas leur affaire : ils étaient des combattants, eux, brûlant du feu des fanatiques, ne rêvant que de victoire, voyant dans mon affabilité une faiblesse dont ils ne manqueraient pas de venir à bout par un ultime assaut.

J'avais déjà connu cette même situation quelques mois plus tôt avec Gérard Fuchs, un homme politique socialiste; je reparlerai de l'affaire plus loin : elle s'étala sur près de deux années et sa relation convient mieux à un autre moment chronologique de ce récit.

Revenons au cocktail de Bordas, car j'y eus une autre surprise : je rencontrai là une Mme de Saivre dont j'avais beaucoup entendu parler; c'était la collaboratrice de Claude Wauthier, directeur de la revue Recherche, Pédagogie et Culture, financée par l'Etat français, le genre de torchon où je n'ai jamais mis les pieds. Imaginez donc quelle peut être mon aversion pour ce genre d'officine lorsque c'est un Claude Wauthier qui y fait la loi. C'est pourtant la mission dont Denyse de Saivre était chargée et qu'elle tenta d'accomplir ce soir-là : m'amener à entrer dans la revue Recherche, Pédagogie et Culture, en renonçant, bien entendu, à publier Peuples noirs-Peuples africains.

Chose curieuse, Denyse de Saivre n'a pas caché qu'elle venait de la part de Claude Wauthier. Or il était de notoriété publique que je n'éprouvais aucune sympathie pour ce personnage. Comment a-t-il pu se figurer un [PAGE 146] seul instant que j'allais accepter de devenir son subordonné ? Le pouvoir, un vin trop fort, selon feu François Mauriac, pour les petits esprits, était-il monté à la tête du petit journaliste de l'Agence France Presse, auteur de deux ou trois mauvais ouvrages sur l'Afrique, le type même de l'ennemi des progressistes africains ?

La grande force de Claude Wauthier, c'est le double jeu. Non qu'il y brille vraiment –, il s'y complaît : il n'en faut pas plus pour remporter quelques succès, usurper la réputation d'efficacité[4].

Un jour, à la F.N.A.C. de la rue de Rennes, il se chargea d'autorité de me présenter à un public français venu participer à un débat, présidé par Jean-François Kahn, sur le film canadien La danse avec l'aveugle. Et d'insister lourdement sur mon appartenance au courant marxiste de l'opposition camerounaise. C'était en décembre 1979, et déjà le cyclone anticommuniste avait commencé à intensifier ses ravages dans l'âme collective des Français. Son laïus, œuvre de flic conscient et organisé, pouvait tromper par une vague résonance élogieuse; mais je n'en fus nullement dupe; sa besogne de dénigrement de Peuples noirs-Peuples africains, en juin précédent, à Berlin, au cours du Festival africain, m'avait été soigneusement rapportée, détail qu'ignorait notre Machiavel d'arrondissement.

C'est aussi le type du bureaucrate français, qui n'imagine pas que rien de solide puisse se créer ou exister en dehors de l'Etat : il est convaincu en ce mois de juin 1984 que Peuples noirs-Peuples africains, revue créée par un pauvre petit intellectuel noir sans aucun soutien public, est au bord de la paralysie, faute d'argent. Le fruit est si mûr, pense-t-il, qu'il suffit désormais de tendre la main pour le cueillir. Notre refus dédaigneux va le plonger dans la rage et les transes de la vengeance. Avec le coup d'Elundu Onana, il ne doutera pas un seul instant que nous ayons été frappés à mort. [PAGE 147]

Un citoyen au-dessus de tout soupçon ?

Mais nous voici en janvier 1985 : le coup d'Elundu Onana a été exécuté et réussi à la perfection. Je suis dans le plus grand désarroi psychologique et financier.

Je bats le rappel de mes amis pour éviter d'interrompre la publication de Peuples noirs-Peuples africains : car je suis littéralement pris à la gorge. C'est ainsi que j'en viens à téléphoner à Gérard Fuchs et à solliciter un rendez-vous. Comment j'ai connu Gérard Fuchs ? L'aventure vaut la peine d'être racontée, elle est significative de la dégénérescence de la moralité politique en France dès qu'il s'agit de l'Afrique. Au cours de l'année scolaire 1982-1983, j'ai eu pour élève dans ma classe de Première un adolescent remarquable par son intelligence, son éducation, son charme personnel. Un jour il me transmit une invitation à dîner de ses parents : je rencontrerais aussi un oncle à lui, un député socialiste européen. Le dîner eut lieu au printemps de 1983. Nous avons, mon épouse et moi-même, le souvenir d'une rencontre assez banale, décevante même, avec le dignitaire socialiste, jusqu'au moment où Mme Fuchs, ne contenant plus sa curiosité, me demanda tout de go :

– Mais enfin, oui ou non, envisagez-vous de faire un voyage au Cameroun, même très bref, pour vérifier de visu les changements politiques qui viennent de s'y produire ?

Je répondis qu'à mon humble avis ces changements n'en étaient pas à vrai dire, et récitai mon couplet habituel, mille fois ressassé.

Etant en instance de déménagement, il nous fallut attendre juin de 1984 pour rendre leur invitation à nos hôtes. Gérard Fuchs arriva le premier, seul. Il avait cet air vraiment saisissant que je venais d'observer chez mon inspecteur général et qui devait tant me frapper chez Mme Elundu Onana quelque six mois plus tard. Etrange expression qui vous glace d'abord, mais dont on n'ose rien conclure de crainte de faire un jugement téméraire, c'est un mélange sans comparaison de discrétion effacée et de curiosité agressive, de désespoir et de triomphalisme, d'humilité et de superbe, d'éloquence dans le regard et de mutisme des lèvres, de détachement [PAGE 148] et d'impatience. L'observant d'un œil qui se veut indifférent, car c'est un climat contagieux, je suis persuadé qu'il s'apprête à me faire une confidence que j'attendrai pourtant en vain.

Mais voici le plus important : au cours du dîner auquel participent trois familles, soit une douzaine de personnes, dans l'ambiance de gaîté et d'abandon caractéristique de telles soirées, nous sommes amenés ma femme et moi à parler de notre nouvelle maison, à expliquer pourquoi les travaux de finition, comme tout le monde peut l'observer, ne sont pas achevés : nous avons vu trop grand et cette belle maison nous coûte très cher, le crédit est extrêmement onéreux, etc. Ce sont là des confidences assez ordinaires entre gens normaux, c'est-à-dire qui n'ont cure des pratiques de basse police, n'y ayant jamais été mêlés.

Une petite parenthèse ici : à l'époque de ce dîner, je venais de découvrir, sans nulle aide de Gérard Fuchs, qui au contraire dissimulait son vrai personnage politique, qu'il appartenait au courant rocardien du Parti socialiste et qu'il avait été membre du cabinet de Jean-Pierre Cot au ministère de la Coopération de 1981 à décembre 1982.

Fin janvier 1985 donc, je décide d'en appeler à l'amitié qui, me figuré-je naïvement, nous liait désormais, Gérard Fuchs et moi, pour m'aider à sortir du piège où je suis tombé. Au téléphone, son chargé de mission, par qui on me fait passer (entre-temps Gérard Fuchs est devenu directeur de l'Office national de l'immigration), me demande de lui exposer la raison du rendez-vous que je sollicite, ce que je fais avec beaucoup de précision. Le chargé de mission promet de parler au cours de la matinée même à son patron et de me rappeler pour fixer le jour et l'heure.

Quand je pénètre quelques jours plus tard dans son bureau, Gérard Fuchs n'ignore donc presque plus rien du complot dont je suis victime. Néanmoins il me fait exposer à nouveau l'affaire en détail; il veut connaître très précisément l'embarras financier où cette perfidie nous met, ma famille et moi, sans compter la revue Peuples noirs-Peuples africains. Mon interlocuteur prend des notes avec une application de bon augure. J'espérais, en terminant mon récit, qu'il formulerait un commentaire; [PAGE 149] il s'en garda bien, ne promit rien, mais laissa tout espérer.

Puis nous abordâmes d'autres sujets, dans une atmosphère plus détendue, comme des amis qui remuent de vieux souvenirs – et il est vrai que notre première rencontre remontait tout de même à près de deux années déjà.

Et votre maison ? me demanda-t-il tout à coup.

Ma maison ? répondis-je quelque peu désarçonné, ma maison, ma foi, ma maison, ça va, ça va, merci. Enfin rien de spécial, toujours la même chose, il nous faudrait de l'argent pour nous installer vraiment, cette affaire tombe d'autant plus mal.

Ma réponse fut suivie chez Gérard Fuchs d'un long silence, qui me mit mal à l'aise.

– Avez-vous des relations ? me demanda-t-il encore tout à coup, reprenant cette fois le carnet où il avait griffonné des notes, et s'apprêtant apparemment à inscrire des noms.

– Non, dis-je sèchement, devenu méfiant, je n'ai pas du tout de relations.

Toute l'année 1985 à peu près, j'attendis en vain que Gérard Fuchs m'adressât au moins une simple carte faisant une petite allusion aux démarches que, théoriquement, il aurait dû faire en ma faveur. Il ne m'accusa même pas réception, contrairement à la plus élémentaire courtoisie, de l'exemplaire du Spécial Côte-d'Ivoire de Peuples noirs-Peuples africains que je lui adressai début février 1985.

Fin décembre 1985, alors que je m'interroge sans cesse sur l'attitude de Gérard Fuchs qui, après m'avoir posé des questions si indiscrètes, a dédaigné depuis de me donner signe de vie, j'entre chez un marchand de journaux de la gare de Rouen et tombe par hasard sur Actuel Développement, ce magazine publié par le ministère de la Coopération et que j'ai pris à partie ici même, violemment, en 1979, en même temps que son rédacteur en chef de l'époque, une certaine Marie-José Protais, présidente d'Amnesty International[5]. Cette fois, Marie-José Protais avait disparu de la liste des journalistes [PAGE 150] du magazine; y figuraient par contre, et en bonne place, Claude Wauthier, Philippe Decraene, Guy Penne, et j'en passe, tous vieux chevaux de retour du lavage de cerveau, de l'intoxication en Afrique noire.

Au milieu de ces gens, régulièrement dénoncés par nous depuis huit ans, et qui étaient devenus à la fois nos rivaux sur le marché africain[6] et mes ennemis personnels, paraissait... Gérard Fuchs !

Qui croira que Gérard Fuchs qui appartenait depuis toujours au camp de mes ennemis, sans que je m'en doute, ne se soit pas empressé de leur faire part des secrets dérobés de la façon que l'on sait au cours d'un dîner entre « amis » : accablé sous le poids d'un crédit très lourd, Mongo Beti ne pourrait certainement pas supporter la perte de plus de cent mille francs que l'on s'apprêtait à lui infliger. Justement, la toile tissée autour de moi par Elundu Onana va prendre sa consistance financière au mois d'août, donc deux mois seulement après le fameux dîner. Je comprenais enfin le sens des questions de Gérard Fuchs, quand je lui rendis visite dans son bureau. « Avez-vous des relations ? Et votre maison ? »

Voilà donc un homme politique jeune, sorti de Polytechnique, dont l'avenir est plus que prometteur, mais qui n'hésite pas à se compromettre dans une opération de basse police, où il va tout risquer, l'innocence d'un adolescent, sans doute les relations de celui-ci avec son professeur, l'honneur de son propre beau-frère et de sa belle-sœur, sans compter sa propre dignité s'il en a jamais eu. Comment la postérité ne serait-elle pas remplie de dégoût en découvrant ce qu'a pu être la grande politique africaine de la France sous les socialistes de François Mitterrand : manipuler les Africains, comme des pions. L'idée est-elle jamais venue à ces gens de traiter un Africain en partenaire, de le convaincre, de dialoguer avec lui ? [PAGE 151]

Fuite en avant ou l'art de forcer le destin

Toutes ces manigances, cette agitation, le grouillement qu'on devine dans l'ombre trahissent le désespoir où se trouve le lobby dans l'affaire camerounaise où il en est à une véritable fuite en avant. La french C.I.A. s'était lancée inconsidérablement dans l'expérience Paul Biya : à l'évidence celle-ci, en 1984, était loin d'évoluer comme prévu et promis.

Au début le but de la manœuvre était double : évincer en douceur Ahmadou Ahidjo, dont la réputation de tyran sanguinaire est trop bien établie, mais lui substituer un nomme qui, à la fois, garantisse les intérêts français et persuade l'opposition exilée, devenue une menace pour la bonne santé de la francophonie, de revenir au bercail pour collaborer avec le gouvernement francophile à l'instauration de la démocratie pluraliste. En apparence, c'est la répétition de l'expérience sénégalaise d'Abdou Diouf. En apparence seulement, car il faut toujours compter avec la duplicité socialiste.

Plus que sur les promesses de libéralisation, inapplicables au Cameroun sans la disparition de Paul Biya, qui n'est qu'une simple doublure d'Ahidjo, toute l'opération repose sur la certitude que, la solidarité tribale aidant, les opposants betis, apprenant l'avènement de l'un des leurs, se précipiteraient au Cameroun, entraînant dans leur sillage les opposants d'autres ethnies, bientôt peut-être toute la diaspora camerounaise, l'une des plus nombreuses d'Afrique noire, celle qui comptait en tout cas le plus grand nombre de hauts diplômés. Voilà comment en Afrique noire le sentiment tribal, arme magique, permet de concilier les inconciliables, en somme d'opérer des miracles inconcevables ailleurs, du moins selon les soi-disant experts.

Ce qu'on ferait de ces gens-là une fois revenus sur place ? On verrait. De toutes façons, il n'y a pas mille façons d'en user avec ces révolutionnaires d'opérette : dès qu'ils s'agitent, on les enferme comme des bêtes fauves. C'est ainsi qu'on en a usé avec Abel N'Goumba. Et voyez comme tout s'est bien passé : après quelques semaines de vaines criailleries de ses amis de France, c'est le calme plat, l'oubli. [PAGE 152]

Paul Biya est donc proclamé président par son propre prédécesseur, beau joueur, le 2 novembre 1982. Les ralliements des opposants exilés ne se déroulent cependant pas comme la mécanique bien huilée qu'ils devaient être. En fait, près de dix mois plus tard, rien ne s'est encore produit, et même l'éventualité de ces ralliements est de moins en moins espérée. En revanche, dès l'été 1983 commencent à courir des rumeurs faisant état d'un grave conflit entre Paul Biya et son prédécesseur, demeuré secrétaire général du parti unique – un homme, dit-on, qui n'a fait mine de s'en aller que pour mieux s'installer dans le fauteuil de montreur de marionnettes. Or Paul Biya se refusait à jouer les potiches, les chefs d'Etat adjoints. Que se passait-il ?

Paul Biya et son prédécesseur étaient restés associés, la viabilité du régime étant conditionnée par l'alliance nécessaire des Peuhls et des Betis, deux des trois principales ethnies; n'était-ce pas aussi le meilleur bouclier contre les « marxistes » dont l'influence allait peut-être s'accroître avec le retour des exilés ?

Mais la médaille avait son revers : l'alliance de Paul Biya et d'Ahmadou Ahidjo, tyran toujours redouté, associé à des souvenirs d'horreur et de terreur, alimentait le scepticisme universel quant aux projets de démocratisation prêtés au nouveau président, et encourageaient peu les exilés au retour, s'ils en avaient jamais eu l'intention.

Cet échec était lié à un mystère qui troublait toujours les esprits et bloquait sans doute les velléités de ralliement. Le départ d'Ahmadou Ahidjo était-il une simple ruse inspirée par une stratégie personnelle ? On bien était-ce l'effet d'une pression de Paris ? Dans ce cas quels moyens avaient été utilisés pour l'amener à se plier ?

Les Africains de partout donnaient leur préférence à une version, fondée sur une manipulation de Paris, qui disait que l'ancien président avait été berné par des médecins français : il était atteint d'une affection implacable, lui avaient-ils révélé, et n'en avait plus que pour quelques semaines; il devait assurer sa succession politique sans tarder.

Mais sitôt libéré de ses fonctions, il s'était empressé d'aller consulter des médecins allemands qui lui avaient [PAGE 153] certifié qu'il se portait comme un charme. Revenu au Cameroun et sans se douter qu'il avait été victime d'un complot ourdi à Paris, il avait tenté de reprendre le pouvoir par le biais du parti unique dont il conservait théoriquement le contrôle.

Tant d'incertitude ne pouvait servir l'image de Paul Biya et de son régime.

Printemps 1984, c'est le clash que laissait prévoir depuis quelques mois l'exaspération des partisans des deux hommes. Exaspération orchestrée, contrôlée de l'extérieur ? Certains l'ont affirmé, non sans raison. Leur argument-massue, le voici : qui, connaissant la structure de la machine gouvernementale camerounaise, et en particulier la présence massive des assistants techniques dans chacun de ses rouages, croira que le fameux putsch avorté du 4-6 avril ait pu échapper à la prospective de Paris ?

Selon les tenants de cette thèse, il était urgent de persuader l'opposition exilée que le divorce entre Paul Biya et son prédécesseur encombrant était radical et irréversible. Il était par ailleurs temps de pourvoir Paul Biya d'un charisme qui lui manquait manifestement. Un président africain, selon les soi-disant experts, ne peut en effet se passer de charisme, cette espèce d'aura mystérieuse qui lui confère une essence héroïque (au sens étymologique), du moins aux yeux des Africains. Autrement dit, Paul Biya devait remporter une victoire éclatante sur son rival.

Le fait est que, si la plupart des responsables du camp de la légalité se doutaient apparemment de l'imminence d'un coup de force, certains prenant même, selon des témoignages concordants, la précaution d'éloigner leur famille, aucune mesure préventive, militaire ou policière, ne fut prise comme il est de tradition dans une telle situation. Tout s'est passé comme si l'on avait voulu conduire les militaires putschistes, partisans d'Ahidjo, dans un horrible piège.

Maints récits aussi édifiants que rocambolesques ont circulé au lendemain du putsch, expliquant l'absence sur la scène publique au début de la bataille du commandant en chef de l'armée, le général Semengué. Mais aucune de ces fables n'a été confirmée par la suite. Semengué n'a pas été blessé au début de l'action, comme [PAGE 154] Nelson à Trafalgar; il n'a pas dû sauter, tel Zorro, dans la voiture qu'une amie venait de placer sous sa fenêtre; il n'a pas dû aller rassembler en hâte des troupes cantonnées à Ebolowa, tel le général Mac Arthur à Corregidor. En vérité il s'est contenté d'attendre que les rebelles s'empêtrent dans une offensive condamnée à l'échec du fait d'un armement aussi abondant que désuet, pour entreprendre de les exterminer méthodiquement à coups de roquettes lancées par des hélicoptères ou de bombes au phosphore.

Il faut le dire, ce fut une tuerie répugnante, si révoltante pour n'importe quelle conscience sensible que les procès auxquels l'affaire a donné lieu se sont toujours déroulés à huis clos, et dans des camps militaires. Un quartier réservé aux familles des soldats originaires du Nord (partisans d'Ahmadou Ahidjo), autant dire une large majorité d'enfants, de femmes et même de vieillards, fut rasé de fond en comble, de telle sorte qu'il n'en restait plus que des débris fumants le lendemain du bombardement. Cette atrocité permet de mesurer la dérision cynique du bilan officiel des combats, qui fait état de quelques dizaines de victimes, tandis que le simple bon sens convainc aisément l'observateur qu'il n'y eut pas moins de plusieurs milliers de morts.

Malheureusement, les tragédies africaines sont impuissantes à soulever d'indignation les bonnes âmes européennes. Sinon quelle belle tempête bien avant celle provoquée par l'explosion du Rainbow Warrior à Auckland ! François Mitterrand, en lui rendant visite peu après son « élection », de 1983 n'avait-il pas placé ostensiblement sous son aile protectrice Paul Biya, dit le Négus Nigaud ?

Tel était le fiasco auquel était confrontée la french C.I.A. en cette année 1984 et qu'elle s'efforçait fébrilement et maladroitement de surmonter en faisant donner son arrière-garde d'universitaires, de députés européens, de journalistes, de hauts fonctionnaires transformés en auxiliaires de choc des services d'espionnage, dans l'espoir puéril de forcer le Destin.

Paul Biya, faut-il le dire, n'a tiré aucun profit de cette frénésie. Son régime n'y a point gagné en séduction, tant s'en faut. Le successeur d'Ahmadou Ahidjo, trois ans seulement après son avènement, est déjà dramatiquement [PAGE 155] isolé. De nouvelles forces se dressent maintenant contre lui. Les provinces anglophones, par exemple, sont en état de dissidence ouverte. A la veille d'un échec retentissant aux élections, voici donc la french C.I.A. socialiste toute nue, comme le roi de la fable, et Peuples noirs-Peuples africains plus encouragé que jamais dans le combat de titan qu'il mène depuis huit ans, et qui n'a jamais été aussi justifié que sous François Mitterrand, président socialiste et francophone.

Que je le répète, mon dessein en écrivant ce récit était de partager mes douloureuses expériences avec tous les militants de l'émancipation du continent noir, ceux d'aujourd'hui autant que ceux de demain, et, en particulier, de les mettre en garde contre les soi-disant experts des organisations et des puissances qui prétendent nous aider. C'est une engeance d'autant plus malfaisante qu'elle s'ingénie à se glisser parmi nous, nous surveillant, dérobant nos secrets, se targuant de nous connaître en brandissant ces vaines dépouilles.

Il est certain que Louis-Paul Aujoulat, le grand expert qui tourmenta si longtemps les progressistes camerounais, connaissait assez bien le militant Félix-Roland Moumié pour le désigner à coup sûr au poison du tueur Guy Bechtel[7].

Quand je serai assassiné, que mes amis ne doutent donc pas un instant que c'est l'expert Hervé Bourges qui aura guidé la main du sicaire.

Mongo BETI

L'ensemble des publications dépendant des Editions des Peuples noirs a pris un retard sensible, dont les causes ne tiennent pas à nous : que nos lecteurs soient rassurés à ce sujet. La date de parution en volume de ce récit est par conséquent reportée au début du printemps. Nous nous en excusons auprès des nombreux amis qui avaient déjà accepté de souscrire pour un exemplaire de « Lettre ouverte aux Camerounais ».


[1] Ces deux phrases n'ont rien de mystérieux. La première signifie : « Le rédacteur en chef est le patron, je le sais; donc c'est lui qui donne des ordres. Vous avez donc ordonné aux journalistes de la rubrique "revue des revues" de ne plus mentionner Peuples noirs-Peuples africains. » La deuxième signifie : « Tous les journaux français se sont bien abstenus d'annoncer la naissance de Peuples noirs-peuples africains, nous privant ainsi délibérément d'une publicité gratuite accordée à toutes les jeunes publications : ils espèrent que, de cette façon, la revue sera in capable de prendre son essor. Allez-vous faire comme eux, vous qui êtes un homme de gauche, et de surcroît un tiers-mondiste attitré ? » Franchement, qu'y a-t-il là qu'un homme aussi intelligent que M. Claude Julien ne pouvait pas comprendre ?

[2] Il est à remarquer que nos concurrents blancs sont, eux, régulièrement mentionnés, tels Politique africaine, la revue de mon ennemi personnel J.-P. Bayart. Est-ce cela l'universalité de la culture française ? Et la coopération franco-africaine ? Et le dialogue Nord-Sud ? Et patati et patata ?

[3] Peu doué pour la politique, comme ses semblables, bien que chercheur en « politologie », ce pauvre Jean-François Bayart confond gauche et extrême gauche. Le fameux pamphlet exécrable, précisons-le, est plus que jamais interdit au Cameroun où les ouvrages de J.F. Bayart, sans compter son auguste personne et les bénéfices des entreprises de sa famille, circulent fort librement.

[4] Dans une lettre adressée à une organisation de professeurs américains de littérature africaine (cf. ALA, Bulletin Spring 1985), il rend un hommage vibrant à Ngugi, martyr de la liberté d'expression. Au même moment, siégeant dans une commission du droit d'asile, il propose à Laurent Gbagbo de payer sa carte de réfugié de la promesse de se taire sur la Côte-d'Ivoire et sur la politique d'Houphouët-Boigny.

[5] Cf. Peuples noirs-Peuples africains, numéro double 7-8 (janvier-février-mars-avril 1979).

[6] Mme Philippe Decraene, par ailleurs secrétaire personnelle du président François Mitterrand, est aussi directrice d'une revue intitulée Afrique artistique et littéraire. Claude Wauthier dirigeait, comme je l'ai déjà dit, Recherche, Pédagogie et Culture, une publication qui allait bientôt cesser ses activités, l'Etat ayant interrompu son financement. M. Philippe Decraene était quant à lui co-directeur d'une publication intitulée Le mois en Afrique.

[7] Cette affaire est abondamment évoquée dans Main basse sur le Cameroun, autopsie d'une décolonisation (Editions des Peuples noirs).