© Peuples Noirs Peuples Africains no. 48 (1985) 132-135



L'HONNEUR DE PARLER

Odile TOBNER

Le malheur a d'innombrables formes. La lutte contre le malheur aussi. Il y aurait beaucoup à dire sur certaines façons de lutter contre certains malheurs. Dans la mesure, en effet où le but que l'on se propose est « humanitaire » on se place assez naturellement au-dessus de tout soupçon : certains procédés, cependant, laissent rêveur. L'UNICEF, Médecins sans frontières, Amnesty International, ont choisi d'étaler les malheurs contre lesquels ils affirment lutter, sur des panneaux publicitaires pour recueillir l'argent nécessaire à leurs activités. On se demande parfois si le remède n'est pas pire que le mal. Quel ravage le petit Noir famélique de l'UNICEF ne fait-il pas dans la mentalité collective de l'Occident, quel mépris n'engendre-t-il pas dans les consciences en même temps qu'il excite, un peu trop facilement, la pitié ! Relisez L'homme qui rit de Victor Hugo, vous saurez tout sur ce qu'il y a d'infâme derrière la mendicité.

Lutter contre les causes du malheur est infiniment moins gratifiant et moins payant que d'en exploiter les conséquences en tâchant d'y remédier, même si c'est par la politique de l'emplâtre sur une jambe de bois. Mais en recherchant les causes on découvre en même temps les puissances, forcément. Et alors c'est une toute autre histoire que cette lutte. Pour remédier au malheur contre lequel s'acharne, quasiment seule en France, Renée Saurel, celui des petites filles qu'on excise chaque jour, il ne faut pas des millions et des millions, il ne faut que le courage de quelques hommes, c'est beaucoup plus difficile à trouver. Le titre que Renée Saurel a donné à son dernier livre, qui vient prolonger [PAGE 133] l'entreprise de L'Enterrée vive[1] est éloquent. En deux mots : Bouches cousues[2], on désigne la pire cause des pires maux. Il y a ceux qui ne peuvent pas parler, les victimes, il y a ceux qui ne le veulent pas, les coupables. L'enquête que Renée Saurel a menée sur « les mutilations sexuelles féminines et le milieu médical » est un extraordinaire travail, une leçon d'information donnée par une femme condamnée à une quasi-immobilité physique, mais dont l'esprit est une merveille d'alacrité, à tous les coûteux globe-trotters qui sillonnent inutilement la planète parce qu'ils sont payés pour ne rien voir d'embarrassant pour leurs maîtres qui n'apprécient que la paralysie des méninges.

Il y a plusieurs discours faciles sur l'excision. On peut en faire une exploitation raciste. Le journaliste Pierre Leulliette l'a déjà fait[3]. On peut noyer le poisson. C'est ce que s'efforcent de faire la plupart des autorités en place dans tous les camps de la morale et de la politique dans tous les pays concernés. On vous dira que l'excision est une survivance d'une coutume archaïque destinée à disparaître « d'elle-même », « progressivement », avec l'évolution des mentalités qu'il ne faut surtout pas « brusquer ». Renée Saurel nous oblige à regarder en face une réalité bien plus sinistre et inquiétante qui est la médicalisation de l'excision. Insidieusement se met en place un accord entre le pire du culte de la tradition et le plus cynique d'une « science » qui ne vit que grâce au profit. L'excision de millions de fillettes pourrait bien devenir un marché non négligeable pour la pharmacie et la médecine internationales. Cette position nouvelle du problème ne relève pas de l'imagination morbide d'un auteur de science-fiction, mais des investigations les plus sérieuses et documentées sur une réalité de cauchemar. Il ne s'agit plus en effet de persuader des populations analphabètes de renoncer à une tradition dont elles ne comprendraient pas bien la nocivité et à laquelle elles seraient viscéralement attachées comme à une part essentielle de leur culture. [PAGE 134] Cette conception est une vue à la fois optimiste, naïve et paternaliste. Les populations dites archaïques connaissent parfaitement ce qu'elles font et n'ont pas besoin d'avoir lu Hobbes ou Machiavel pour assimiler la théorie philosophique du mal nécessaire ou du moindre mal. De même il faut renoncer à un certain rationalisme primaire qui laisserait croire qu'on ne fait le mal que par ignorance et que le progrès moral va de pair avec celui des connaissances scientifiques. On est bien loin du compte. Il s'agit en effet de persuader le médecin formé aux connaissances les plus modernes que l'excision est une pratique criminelle de sa part.

Ce n'est pas en effet dans des Etats africains aux populations non évoluées que le vote de lois condamnant l'excision se heurte à des oppositions et à des atermoiements, c'est en Angleterre et en France. Les résistances à vaincre ne sont pas le fait de la voix populaire mais celui d'éminentes autorités juridiques et médicales. C'est dans des revues spécialisées d'un haut niveau scientifique qu'on expose la technique de l'excision. La documentation réunie par Renée Saurel est d'une précision et d'une richesse accablantes pour mettre en relief ce qui constitue plus qu'un scandale, l'accomplissement, dans le silence des lâchetés complices d'un véritable crime contre l'humanité. Accepter l'excision médicale c'est justifier Mengele. Ce n'est pas la peine de bondir, il n'y a pas de moyen terme dans la définition d'une morale de la science. Si l'étendue de ses connaissances et le niveau assorti de sa conscience morale ne suffisent pas pour suggérer à un médecin que si des parents viennent lui demander, pour d'obscures raisons religieuses, culturelles voire psychiques, essentielles à l'équilibre du moi social, de procéder à l'amputation d'une main, par exemple, de leur enfant, il doit refuser énergiquement, sans hésitation et sans avoir à se poser le moindre cas de conscience, ce n'est pas la peine de parler de « civilisation », dans le sens naïvement vertueux où on prétend l'entendre. Mais, direz-vous, l'excision ce n'est pas la même chose, ce n'est pas grave. Avouez donc que votre mentalité est inéluctablement et incurablement prélogique, qu'en fait de raisonnement vous êtes livré aux impressions de vos affects, ce n'est donc pas la peine de discourir. [PAGE 135]

C'est ainsi que le cynisme et la bêtise des puissants font le malheur de ceux qui dépendent de leur science et de leur autorité. Au terme de son voyage dans le monde des abus et des hypocrisies qui accablent spécifiquement les femmes dans les différentes formes locales d'une société qui se mondialise, Renée Saurel note la régression généralisée du droit des femmes. Le Haut comité français pour la définition des questions éthiques posée par le progrès des sciences est composé de six hommes et de deux femmes, dont l'une, Françoise Dolto, ne fait pas mystère de son opposition à tout féminisme. Tous ces gens ne sont pas des sadiques actifs, mais, comme dans tous les travaux du même genre, on peut penser que, par le simple fait de choisir les questions qu'ils poseront ou escamoteront, ils cautionneront les pratiques qui ne seront pas formellement dénoncées. Quand une situation nouvelle, scientifique ou juridique affecte la famille, le moindre cas est discuté, disséqué, publié. Quand la science prend le relais des plus anciens abus contre la personne des femmes, la protection du plus épais silence lui est acquise. Il faut remercier Renée Saurel d'avoir de façon si claire et si courageuse levé le voile.

Odile TOBNER


[1] L'Enterrée vive, Renée Saurel, Editions Slatkine, 1981 Genève; cf. P.N.-P.A., no 21, mai-juin 1981, « Martyrologe », p. 90.

[2] Bouches cousues, Renée Saurel, Editions Tierce, 1985, Paris.

[3] Cf. P.N.-P.A., no 15, mai-juin 1981, « A propos de l'excision », p. 115.