© Peuples Noirs Peuples Africains no. 48 (1985) 73-96



LES CANAQUES, UNE CHANCE POUR LA FRANCE

Jean-Michel WEISSGERBER

Il y a quelques années, les hasards de la vie m'ont permis de m'entretenir avec un Guadeloupéen d'âge mûr, quelque peu déboussolé dans la capitale. Lors de notre conversation, mon compatriote s'est exclamé, tout à coup, mi-interrogatif, mi-affirmatif : « Je suis Noir et Français[1], vous m'entendez... » Quelle chose étrange donc, que d'être Noir et Français ?

Je m'entends encore répondre, en souriant : « Qu'y a-t-il d'extraordinaire à cela ! »

A la lueur des événements calédoniens et surtout de l'indigence certaine du débat qu'ils ont suscité, je me demande avec inquiétude si les réactions à l'attitude de mon ami antillais ne seraient pas essentiellement :

– « Vous voulez l'indépendance, bon débarras ! »
– « Vous avez bien de la chance d'être Français. »
– « En tout état de cause, l'indépendance de la Guadeloupe est inéluctable... »

Bien davantage que des formules à l'emporte-pièce ou même que des pirouettes, l'avenir de l'outre-mer présentement français mérite un vaste débat. La cause canaque elle-même ne saurait faire l'économie de l'approfondissement de multiples questions.

Première interrogation qui me vient à l'esprit : pourquoi, s'il s'agit uniquement d'un cas de décolonisation, avoir introduit le concept si discutable du droit (ou plutôt [PAGE 74] du prétendu droit) du « premier occupant »[2]. On ne le dira jamais assez, le cas de la Nouvelle-Calédonie est complexe ! En vérité, notre soif inextinguible de mythes et de schémas nous fait oublier que rien n'est jamais simple.

Exemple; la « Révolution algérienne » ! L'Algérie indépendante, le F.L.N.; ça ne se discute pas. C'est d'ailleurs la référence obligée dès qu'il est question de « décoloniser ». Enlevez kanak socialiste de F.L.N.K.S., il restera Front de Libération Nationale[3] !

Et s'il s'agissait tout simplement de dresser le bilan de l'Algérie indépendante[4] ?

Pour reprendre une expression à la mode, « la langue de bois » « indépendantiste » est à proscrire.

Or je l'écris, sans ambages, le numéro 44 de Peuples noirs-Peuples africains, en ce qui concerne les pages consacrées à la cause canaque, sacrifie par trop à cette « langue de bois ». [PAGE 75]

C'est donc sans scrupule aucun, avant de rouvrir le dossier calédonien et par extension celui de l'outre-mer présentement français, que je critiquerai sans concession aussi bien l'éditorial de Mongo Beti que l'article de Laurent Goblot, pages 103 à 116, écrit à partir du commentaire d'un ouvrage de Jean Guiart.

La politique du gouvernement central en Nouvelle-Calédonie mérite très certainement une volée de bois vert (début de l'éditorial de Mongo Beti) mais est-il nécessaire d'assortir cet exercice de considérations élogieuses sur la décolonisation britannique et d'une comparaison hasardeuse entre la situation d'Antigua et celle de la Nouvelle-Calédonie ?

Les Anglais sont fair-play, paraît-il ! L'ont-ils toujours été ? Ce n'est pas évident... Qui donc a donné l'exemple de la répression la plus implacable en Afrique à l'encontre de ceux qui ont été désignés de « Mau-Mau » ?

De surcroît, qui dit décolonisation véritable entend deux partenaires ! Le fair-play de l'un ne saurait être dissocié de celui de l'autre... Il ne saurait être uniquement britannique !

Ainsi suite aux accords de Londres, les Blancs de l'ancienne Rhodésie ont obtenu vingt sièges au Parlement du Zimbabwé, qu'ils détiennent toujours. Quoiqu'on puisse penser, en outre, des actuels dirigeants du Zimbabwé, force est de reconnaître qu'ils ont fait preuve jusque-là de loyauté ou de fair-play ! Pouvait-on en dire autant des dirigeants du F.L.N. algérien après les accords d'Evian ?

Bref, la démonstration de Mongo Beti me paraît bien plus convaincante lorsqu'il compare le jeu des modifications de la loi électorale en France et dans les pays anglo-saxons !

Je note d'emblée que Laurent Goblot fait montre également [PAGE 76] de quelque complaisance à l'égard des Anglo-Saxons... Il fait à plusieurs reprises référence aux événements survenus aux Nouvelles-Hébrides où les Britanniques ont accéléré à leur profit le processus de la « décolonisation ». Il précise également que « des Canaques de la Nouvelle-Calédonie fréquentent des universités anglophones, contournant les résistances coloniales ». Sans arrière-pensée aucune évidemment de la part des pays qui les accueillent !

Il ne s'agit pas d'être anglophile ou anglophobe mais suivant l'expression consacrée de savoir si « un impérialisme peut en cacher un autre ». En l'occurrence que pèsera la culture canaque dans un océan exclusivement anglo-saxon[5] ?

Peut-on mettre en parallèle la situation ethnique, politique, économique d'Antigua avec celle de la Nouvelle-Calédonie ? Tout ou presque diffère ! Aux Antilles, les « premiers occupants », les Indiens caraïbes ont été exterminés. Et puis tout de même, jusqu'à preuve du contraire, la majorité des habitants de la Nouvelle-Calédonie désire rester française, contrairement à celle des ressortissants d'Antigua qui ont demandé, je le suppose, à être indépendants.

Antigua, ancienne possession britannique, jouissant aujourd'hui d'une totale (Mongo Beti dixit) souveraineté, se pose-t-elle comme un modèle pour la future Kanaky, dans le meilleur des mondes ?

Rappelez-moi donc le nom dans les parages, de cette ancienne possession britannique, aujourd'hui indépendante ! ... Grenade,... oui, c'est ça !

Troisième point contestable dans l'éditorial de Mongo Beti : le parallèle fait entre l'Indochine des années 1950, [PAGE 77] l'Algérie des années 1960 et la Nouvelle-Calédonie ou la Guadeloupe aujourd'hui. La Réunion ou la Martinique seront-elles indépendantes ou plus précisément « en proie aux sanglantes gaietés de la décolonisation à la française ». Ne convient-il pas de cerner le problème avec des données moins schématiques que celles suggérées ainsi ? Je m'y efforcerai en conclusion, étant entendu qu'on ne peut dissocier le malaise mélanésien de celui qu'éprouvent effectivement les Antillais et les Réunionnais (et là, je rejoins parfaitement la démarche de Mongo Beti).

Le texte de Laurent-Goblot est élaboré sur une base maximaliste et une idée séduisante : commenter l'actualité « brûlante » en prenant en compte les données plus anciennes fournies par l'ethnologue Jean Guiart, autrement dit faire le lien entre les effets de la colonisation et les événements que l'on sait.

Cependant, la démarche gagnerait énormément à ne pas s'encombrer d'insignifiances, d'approximations hâtives, d'obscurités, voire carrément de contrevérités !

Un peu de rigueur que diable ! Rigueur qui, soit dit en passant, n'accompagne pas toujours les prises de position de l'ethnologue cité par Laurent Goblot[6].

On ne saurait mésestimer l'importance des mots mais faut-il absolument voir une malignité particulière dans l'emploi du terme « brousse » en Nouvelle-Calédonie, les Caldoches se désignant eux-mêmes de « broussards » ? N'y a-t-il pas mieux à faire que de rapporter des propos [PAGE 78] verbaux vieux de plus de trente ans qui auraient été prononcés par « un colon de Voh, fort connu » ayant « réclamé publiquement, dans les années cinquante, l'importation systématique des enfants de l'Assistance publique française... »

N'y a-t-il donc pas d'écrits à dénoncer ?

Au petit jeu mesquin des « on-dit » ou des témoignages rapportés et plus ou moins galvaudés par le temps et l'espace, je me fais fort de citer abondamment la presse de droite dénonçant, hélas ! pas toujours à tort[7], les diatribes anti-blanches de Machoro, Tjibaou...

Peut-être qu'aujourd'hui encore certaines familles « européennes » de Nouméa sont choquées du rappel d'un cousinage avec les Mélanésiens ! Mais cette attitude constitue-t-elle en 1985 la règle générale ?

Le Figaro du 18 décembre 1984 titre : « Pas de vrai Caldoche qui n'ait un peu de sang canaque » et on lit :

« C'est avec étonnement qu'une certaine presse de gauche a appris que Emile Mézières, le Blanc abattu d une balle dans le dos par les hommes du F.L.N.K.S. à Ouegoa était l'arrière-petit-fils du grand chef coutumier Albert Kapa, du district de Kouaoua. »

Rien n'est plus dangereux et dérisoire en politique que de cultiver complaisamment des fantasmes !

La tuerie de Hienghène, qu'évoque Laurent Goblot en conclusion de son article, a permis à une certaine press (Libération en particulier) de donner libre-cours à des considérations outrancières sur le racisme des petit blancs, les hommes de main des capitalistes, etc. Les assassins présumés arrêtés, il a bien fallu mettre une sourdine à cette fantasmagorie...

Les prévenus, un Canaque et plusieurs Métis, un moment catalogués au P.A.L.I.K.A., sont, à en croire Afrique [PAGE 79] Asie du 12 août 1985, des indépendantistes « modérés »; le périodique « révolutionnaire » signalant qu'ils ont souscrit à l'appel « Halte à la haine », émanant d'une troisième force ! Attendons donc le procès avant de tirer une quelconque conclusion, s'il a lieu ! Ce qui me chiffonne dans la démonstration de notre ami Goblot, ce sont ses sources d'information.

Où a-t-il déniché que Gérard Deuil est député ?

Le sus-nommé admirateur déclaré du feu maréchal Pétain, quelque peu en marge de la vie politique française, a exercé un temps des responsabilités au sein du S.N.P.M.I. (Syndicat national des petites et moyennes industries). Laisser croire qu'il a pu proférer des insanités telles que « ... les Canaques qui ont des anthropophages... », à la tribune de l'assemblée nationale, quelque piètre opinion qu'on puisse avoir de la classe politique française me paraît dangereux !

C'est tout simplement se complaire dans l'idée qu'il n'y a vraiment rien à tirer du peuple français, que même ses représentants élus exhaltent impunément le racisme...

S'il n'y a décidément rien à attendre des « Français », peut-on en dire autant des « Européens » de Nouméa et de la « brousse » en 1985 ?

Les remarques successives de Guiart et Goblot le laissent penser (« mini-coups d'Etat », ... « activistes », ... ) et pourtant, ô surprise, des considérations plus nuancées se font jour çà et là : « fragilité du racisme », « il suffisait d'une faible pression pour obtenir l'abandon des mauvaises habitudes », « encore aujourd'hui, ce n'est pas une société coloniale aussi cramponnée aux préjugés qu'on pourrait le supposer[8]. .. ».

De l'aveu même de l'auteur, ses notes « sont trop courtes et incomplètes », je ne les renierai pas toutes ! [PAGE 80]

Toutefois trois questions essentielles ne peuvent être éludées : le Vanuatu, la mésinformation et la « collection d'idées fausses ».

Au sujet des événements des Nouvelles-Hébrides, il est écrit (pages 112 et 113) : « Le génie politique du secrétaire d'Etat Paul Dijoud avait cru pouvoir se manifester en s'appuyant sur quelques sécessionnistes néo-hébridais; au cours de ces incidents, du fait des agitations d'Européens de Nouméa, il y a eu trois morts, des Mélanésiens. »

Un peu court, non ?

Il faut savoir que les Nouvelles-Hébrides, ancien condominium franco-britannique compte deux partis au niveau politique; l'un majoritaire représentant les 60 % anglophones et protestants de la population, l'autre minoritaire, émanation de la fraction restante francophone et catholique de la population.

A cette division entretenue par une colonisation conjointe s'est greffée une série de problèmes coutumiers et fonciers exigeant en temps ordinaire une décentralisation par rapport à la capitale Port-Vila.

Or, encouragé par la Grande-Bretagne et en sous-main manipulé par l'Australie, Walter Lini, chef du parti majoritaire, le Vanuaaku Party (V.A.P.), pasteur presbytérien et jacobin intransigeant du Pacifique, a voulu tout régenter de façon autoritaire et sans concession aucune. Des manières, comme on le voit, qui ne sont propres ni au Chili, ni au continent africain...

D'où révolte et sécession de la principale île de l'archipel, Santo. La milice du parti V.A.P. a repris au bout de quelques semaines le contrôle de l'ensemble du pays, les francophones n'obtenant aucun soutien de l'extérieur contrairement aux anglophones.

Alexis Yolou, chef politique francophone, un des très rares universitaires hébridais mélanésiens, a été victime d'un guet-apens et assassiné dans l'île de Tana.

Une répression impitoyable (dénoncée par Amnesty International) s'est par la suite exercée pendant de longs mois à l'égard des francophones. « 2 275 personnes ont été officiellement arrêtées[9]. .. La plupart ont été condamnées » (El Moujahid du 3 novembre 1981). [PAGE 81]

Que certaines personnes à Nouméa aient voulu, à leur profit, jouer un rôle dans les événements, c'est indéniable. Mais il serait injuste de ne pas dénoncer également le rôle négatif des Australiens, des Anglais, voire même celui de certains hommes d'affaires américains (qui, eux, intriguaient en faveur de la sécession).

Quelle curieuse méthode historique que de mettre ces événements sur le seul compte des agitations d'Européens de Nouméa !

Je regrette beaucoup que Laurent Goblot ne s'interroge guère sur la situation du Vanuatu aujourd'hui.

Je la livre à la sagacité des lecteurs de Peuples noirs-Peuples africains en citant quelques lignes d'un article paru dans Libération du 1er août 1985 : « Les Eglises ont habitué les populations à dire amen à tout. Les pasteurs mènent les ouailles comme ils l'ont toujours fait. » Vincent Boukelone, chef de l'opposition qui rassemble les quinze députés du parti modéré sur les trente-neuf que compte le Parlement, explique ainsi l'absence de réaction quand (je cite) « le mois dernier, au cours d'une même séance, le Parlement a voté une baisse de moitié du salaire minimum (qui est passé de 800 FF à 400 FF) tout en doublant le salaire des ministres (de 7500 à 14 000 FF) ! »

Et Laurent Goblot d'écrire que l'indépendance hébridaise du Vanuatu a eu une grande influence sur l'opinion canaque !

Le Vanuatu constitue-t-il un modèle pour une éventuelle Kanaky ?

Beau sujet de dissertation également que la « mésinformation » en Nouvelle-Calédonie !

En ce début de l'automne hexagonal de l'an 1985, force est de constater que cette « mésinformation » existe principalement, d'une part du côté du gouvernement socialiste et des médias qu'il supervise, de l'autre du F.L.N.K.S. et de ceux qui le soutiennent.

Je ne citerai que trois exemples :

1) Selon La Croix du 13 juillet 1985 « ils sont 3 000 Mélanésiens à s'être agglutinés autour de Nouméa, chassés de leur village par la force ou par la peur ». Qui s'intéresse [PAGE 82] aux victimes du F.L.N.K.S.[10], avant tout canaques !

2) Dimanche 22 juillet 1985, des affrontements entre Canaques font un mort dans la région de Puebo, Nicolas Nonmoigne et plusieurs blessés. Le malheureux Nicolas Nonmoigne n'a pas fait la une des journaux ! Dame ! il ne s'agit plus « d'affrontements raciaux » à Nouméa ! Le Monde expédie le fait en cinq lignes. Seul Le Figaro l'évoque longuement; il est vrai qu'il conforte sa philosophie de l'affaire calédonienne tout comme celle du conseiller territorial mélanésien du R.C.P.R. (hostile à l'indépendance), Auguste Parawi Reybois pour qui la réforme foncière signifie le retour aux guerres claniques.

3) L'exemple le plus significatif peut-être : les incidents des îles Belep, archipel situé à l'extrême nord de la Grande Terre. Peuplées exclusivement de Mélanésiens (environ 500) ces îles constituent un territoire soustrait de fait à l'administration française, indépendant avant la lettre...

Or l'anarchie la plus complète règne aux îles Belep, plusieurs personnes, surtout des enseignants, ayant été agressées par les miliciens du chef F.L.N.K.S. du coin... Un tiers de la population a quitté l'archipel pour se réfugier à Nouméa.

Seuls Le Figaro du 26 août et Minute du 31 août 1985 ont fait état de ces faits...

Tout cela ne me rappelle que trop bien un passage de Main basse sur le Cameroun (« Cahiers libres », Maspero, page 201) : « Cher lecteur, si vous voulez connaître la vérité sur l'Afrique, lisez donc désormais la presse d'extrême droite... La vérité n'est plus progressiste ! Telle est la consternante leçon de cette singulière affaire ! »

Est-ce possible ? Ne voilà-t-il pas la même chose qui se produit pour la Kanaky ? Est-ce inéluctable ?

L'exercice consistant à relever les idées fausses qui courent sur les Mélanésiens ne peut se dissocier de celui [PAGE 83] d'une approche critique de l'ensemble des rapports entre les deux sociétés canaque et européenne, faute de quoi l'on tombera aisément dans le travers de l'angélisme ou pour être méchant, l'on pratiquera une version « canaque socialiste » du mythe du bon sauvage.

Huit affirmations sur la société canaque sont à réfuter.

Manifestement une autre affirmation, une neuvième, couramment répandue, manque à l'appel. La société canaque souffre d'un certain « machisme » (« la société mélanésienne est, structurellement, inégalitaire : ... une société d'hommes enracinés dans un large espace bien délimité : les femmes n'ont aucun droit à la terre... elles sont des aides et des procréatrices... », Eliane Métais, Le Monde du 15 janvier 1985). Est-ce pour cela que des femmes canaques militent en première ligne pour la Calédonie française ?

La première fausse affirmation présentée est : « la prise de possession et la conquête de la Nouvelle-Calédonie ont eu pour conséquence un progrès certain de la population autochtone... ».

Pourquoi ne pas reconnaître avec Bernard Vienne (Nouvelle-Calédonie 1985 : la fin du colonialisme ?, Les Temps Modernes, mars 1985, p. 1602) ? : « La Nouvelle-Calédonie est un pays riche, à niveau de vie relativement élevé et comparativement à d'autres pays du Pacifique, très élevé, y compris pour les Mélanésiens... »

Affirmer péremptoirement « les Mélanésiens sont restés volontairement à l'écart du développement économique » et « le système d'organisation traditionnel de la société mélanésienne est contraire aux nécessités du développement économique », c'est assurément faire montre de quelque mépris envers les Canaques.

Mais condamner cette attitude ne dispense aucunement de s'interroger :

– de quelle manière la société mélanésienne traditionnelle s'ouvre-t-elle au monde moderne ?

– le pendant négatif de la solidarité de la famille ou du clan mélanésien n'est-il pas un certain parasitisme, phénomène très répandu par ailleurs mais qu'il convient de débusquer là également, sans céder plus ou moins à une certaine démagogie... ? [PAGE 84]

Quant à l'affirmation « la réforme foncière provoquera la guerre des clans », on l'a déjà vu, elle n'est pas hélas ! dénuée de tout fondement... J'ajouterai que l'expérience déjà acquise incite à la plus grande prudence dans ce domaine.

Le Monde des 16 et 17 décembre 1984, par un article de Frédéric Filloux, donne une petite idée des difficultés rencontrées...

On y lit : « M. Patrice Devos, directeur de l'Office, ne cache pas sa déception. Son problème n'a jamais été l'acquisition de la terre, mais sa redistribution. » « Il n'y a aucun consensus entre les différents clans d'une même tribu pour assurer la gestion et l'exploitation des terres, dit-il. Le seul accord qui puisse intervenir est lorsqu'il s'agit de revendiquer et de pousser les Européens dehors. Après... » « Après, le problème commence... Dans le cas de Nakety, les querelles claniques rendent toute évolution impossible... Echec également à 350 kilomètres plus au nord, à Pouebo, dans la tribu des Tchamboene... Depuis la redistribution (d'une propriété de 1 500 hectares à Houaïllou allouée à une tribu qui ne compte pas moins de vingt-trois clans) pas un seul de ces clans n'a souhaité la poursuite des opérations de mise en valeur... »

Le problème foncier ne peut être réglé à un niveau doctrinal; quel dommage que M. Tjibaou n'ait réservé un de ses voyages africains au Zimbabwé plutôt qu'à l'Algérie, il aurait pu constater que la nationalisation ou la collectivisation des terres n'est plus à l'ordre du jour !

Parler d'exproprier les « petits gars » européens, plus précisément dire « la disparition de l'élevage européen sera méritée, car c'est de son fait qu'il y a eu le plus de morts violentes en Nouvelle-Calédonie » (Jean Guiart dixit), est-ce résoudre la question du développement agricole de la Nouvelle-Calédonie ? Ne faut-il as avoir l'honnêteté de convenir que nous sommes devant un pays désespérément sous-peuplé et qu'actuellement les rares tribus qui ne disposent pas de terres en quantité et qualité suffisantes peuvent en avoir en un laps de temps très court, tant les disponibilités sont grandes ? Dans ces conditions, la présentation des affirmations sur la question des terres comme utiles à réfuter est à la limite de l'escroquerie intellectuelle. A preuve l'énoncé de la sixième affirmation courante : « Les Mélanésiens veulent [PAGE 85] reprendre les terres ». Or ce contre quoi s'insurgent beaucoup de Caldoches c'est que les Canaques indépendantistes veulent reprendre toutes les terres (y compris Nouméa), ce que le professeur Guiart se garde bien de préciser.

Ouvrons à notre tour le dossier calédonien en évitant de nous retrancher sur des positions inexpugnables. Deux exemples de ce genre de positions; d'un côté, un élu de l'opposition clame, en 1986 nous organiserons dès notre retour au pouvoir un référendum qui consacrera définitivement le caractère indissolublement français de la Nouvelle-Calédonie, à quoi répond un indépendantiste canaque, nous boycotterons activement ce référendum et la droite française déterminera elle-même le nombre de morts canaques. Il est bien évident que ces deux personnages ont tort autant l'un que l'autre; les résultats d'un référendum en 1986 ou à quelque date que ce soit ne sauraient préjuger de ceux d'un référendum ultérieur (en 1967 Djibouti a voté pour le maintien dans la République française, dix ans après pour l'indépendance), seule l'adhésion à la nation française de toutes les composantes de la population pourrait sceller définitivement le destin de l'île, la menace réitérée d'un boycottage est ferment de violence et ne peut que conforter l'autre partie dans l'intransigeance (n'est-ce pas ce qui est advenu après novembre 1984 et le F.LN.K.S. n'a-t-il pas dû se « ranger » pour participer aux élections de septembre 1985 et effacer une impression fâcheuse pour tout esprit démocratique qui se respecte ! ). On débattra indéfiniment du problème calédonien : nécessité de la décolonisation contre l'importance stratégique du territoire, explosion démographique canaque contre la prépondérance actuelle des partisans de la France. Deux réalités « incontournables » (pour reprendre un vocable à la mode) me semblent devoir être présentées comme essentielles :

1) Les Mélanésiens, aujourd'hui théoriquement Français à part entière, ont été et restent au plan social et économique les « laissés-pour-compte » de l'affaire.

2) Toute évolution, quelle qu'elle soit (avec l'indépendance ou dans le cadre français) ne peut se faire qu'avec l'adhésion de l'ensemble de la population. Dans cette [PAGE 86] indispensable optique, le principe « un homme, une voix reste le seul envisageable !

Pour résumer : l'injustice est indéniable mais la justice, ce n'est pas commettre d'autres injustices !

Les Mélanésiens comptent à peine cinquante bacheliers tous les ans et ne sont fonctionnaires du cadre territorial A (recrutement universitaire) qu'à 2 % : voilà des chiffres qui n'inspirent guère de commentaires de la part des partisans de la Calédonie française ! Mais n'est-il pas également consternant de relever le silence des chantres de l'indépendance canaque et socialiste quand un chef coutumier wallisien se fait agresser par des voyous ou lorsque systématiquement le F.L.N.K.S « exige » le départ des « colons » de Ponérihouen[11] ou Voh, colons européens ou métis, souvent propriétaires misérables de quelques vingt ou trente hectares, d'une vieille masure et de quelques dizaines de têtes de bétail[12]. ..

Compte tenu des deux réalités « incontournables comment ne pas reconnaître que la régionalisation (en tant qu'elle met en veilleuse la question du statut politique de l'île et qu'elle insiste sur le développement socio-économique de la « brousse » dans un juste souci de rééquilibrage par rapport à Nouméa) est la seule solution envisageable pour le moment ! Une chance historique s'offre aux trois parties en présence : R.C.P.R., F.L.N.K.S. et métropole.

Aux deux premières on ne peut reprocher, même au nom de la majorité, de proclamer leur objectif dans la [PAGE 87] mesure toutefois où chacune fasse preuve d'assez de tolérance et d'ouverture pour admettre que seuls le débat d'idées et le travail patient sur le terrain sont à même de convaincre l'autre (indépendance ou non) !

A la troisième (gouvernements, partis et cercles de pensée) il importe de tout mettre en œuvre pour créer les conditions d'un dialogue véritable ! Manifestement, elle ne peut se contenter comme le note pertinemment Christian Fauvet de : « Promettre l'indépendance tout en se révélant incapable de la faire, pour ensuite donner le sentiment de n'en plus vouloir au nom de "la nécessaire présence de la France dans le Pacifique"... », L'Express du 4 au 10 octobre 1985.

La chance historique que les Canaques indépendantistes[13] offrent à la France c'est que, pour la première fois dans l'Histoire de la décolonisation ou de l'outre-mer (comme l'on voudra), un choix véritable pourra être opéré lors d'un référendum d'autodétermination, pour peu que l'on s'en donne la peine !

C'est quasi-inespéré : deux ans pour bâtir deux projets, deux projets (ou plus) sans lesquels il n'y aurait pas de choix ! Deux ans, en tout cas au minimum six mois (ce qui n'est déjà pas mal s'ils étaient consacrés au débat d'idées) si jamais l'opposition mettait à exécution son projet d'avancer le référendum, ce qui n'est pas évident !

Espérons qu'enfin des ressortissants d'outre-mer se verront offrir un choix véritable !

Peut-on affirmer que l'Afrique noire se vit offrir en 1958 les conditions d'un véritable choix ? Ce serait pour le moins péremptoire de l'assurer ! L'on ne sait que trop à quelles terribles avanies s'exposa le malheureux Sékou Touré pour avoir osé rejeter la seule option vraiment envisageable et envisagée : l'indépendance-association (déjà ! )...

Ce que l'on sait un peu moins, c'est que le Conseil de gouvernement du Gabon choisit la départementalisation. L'ancien gouverneur de la France d'outre-mer Louis Sanmarco rapporte dans son livre de souvenirs (Le colonisateur colonisé, Editions Pierre-Marcel Favre, p. 211) que chargé de négocier la chose à Paris, il fut reçu [PAGE 88] comme un chien dans un jeu de quilles « Le ministre, Cornut-Gentile, fut même désagréable "Sanmarco, vous êtes tombé sur la tête ! ... N'avons-nous pas assez des Antilles ? ? ? Allez, l'indépendance comme tout le monde !" »

Cette fameuse indépendance-association ne fut qu'une horrible mascarade (et une entorse au droit lors du référendum, selon le très peu révolutionnaire auteur cité plus haut ! ) pour imposer aux malheureux Africains les « Rois-nègres » qui sévissent encore aujourd'hui !

Et, l'Algérie et les Algériens; osera-t-on affirmer qu'ils ont eu vraiment le choix ?

Que l'on ose enfin ouvrir les yeux sur notre passé; le 1er juillet 1962 alors que des dizaines de milliers de Français musulmans avaient déjà été torturés et massacrés dans l'indifférence quasi-générale, les Algériens ont voté pour l'indépendance quasi-unanimement. Certes, le sentiment général inclinait alors pour cette solution; mais ce que l'on omet de dire c'est que même les rapatriés musulmans réfugiés en France votèrent sans même le savoir, « oui » !

Oui, la France s'honorerait en créant enfin les conditions propres à la tenue d'un référendum outre-mer de véritable autodétermination !

Y eut-il un référendum authentique à Djibouti, aux Comores ?

Sans un vaste débat d'idées « pour ou contre l'indépendance » ou encore et d'abord « la promotion sociale, économique et culturelle de la communauté canaque dans un cadre français est-elle possible », sans ce très nécessaire débat d'idées il ne reste plus qu'à s'attendre inexorablement à une tragique et dérisoire guerre civile suivie d'une non moins dérisoire partition du territoire !

Qu'on me permette de poser quelques jalons pour que s'instaure un débat d'autant plus fructueux qu'il bannira tout a priori sectaire ou qu'il éliminera tout tabou – terme d'origine océanienne.

– L'accaparement par une petite oligarchie européenne de l'économie calédonienne constitue assurément un handicap énorme pour qui veut militer sincèrement pour la Calédonie dans le cadre de la République française... [PAGE 89]

Cependant il ne suffit pas de dire que les gens humbles qui brandissent le drapeau français sont exclusivement manipulés par les horribles colonialistes locaux. Il y a de toute évidence un problème de conception de vie, voire de civilisation différentes[14] !

Il serait parallèlement présomptueux de faire croire que l'indépendance amènerait inexorablement la disparition de l'affairisme européen, d'autant qu'il est de notoriété publique qu'un milliardaire européen de Nouméa finance largement le mouvement indépendantiste !

– Les « stockmen » canaques de la côte, en accroissant régulièrement leur cheptel et Frank Wahuzue, en créant la première société minière canaque, font infiniment davantage pour une indépendance viable que trop de petits voyous qui continuent de « callaisser » copieusement bon nombre de Calédoniens toutes ethnies confondues. L'indépendance, si elle doit voir le jour, ne peut que se construire ! Bon nombre de Caldoches reprochent avant tout au F.L.N.K.S. de n'avoir pas de programme autre que « chassons les non-Canaques de nos terres »... Sincèrement ont-ils tout à fait tort ?

Dans les conditions actuelles, celles qui se présentent en cette fin octobre 1985 (rappelons que le sieur Pisani entrevoyait initialement l'indépendance pour le 1er janvier 1986), la Kanaky serait-elle autre chose qu'une République bananière et les Caldoches, les Océaniens, les Asiatiques et les Mélanésiens loyalistes seraient-ils autre chose que des otages ou des adversaires acharnés de la Kanaky, ce qui nous ramène inévitablement à la partition de l'île ?

Pourquoi n'écoute-t-on guère le grand chef coutumier et le fondateur du mouvement canaque Nidoish Naisseline[15] : « L'indépendance est devenue de moins en moins [PAGE 90] crédible aux yeux des Canaques. Il y a beaucoup de tiraillements. Par rapport au 18 novembre, on a beaucoup reculé sur le plan politique. Les militants ne comprennent pas qu'on vote sur le plan Fabius, pourtant plus mauvais que le plan Lemoine qu'on a boycotté le 18 novembre... » (Libération des 28 et 29 septembre 1985).

– Plutôt que d'incantations, la cause canaque a grand besoin d'analyses sans complaisances et de comparaisons !

Est-il indifférent de constater que de l'ensemble des communautés mélanésiennes, les Canaques sont après tout parmi les mieux lotis ? Ceux des îles Fidji sont de plus en plus minoritaires malgré « l'indépendance »...

Est-il indécent de relever que dans l'océan Pacifique le mouvement vers l'indépendance n'est pas aussi généralisé, ni assuré que certains tentent de le faire croire ? Aux îles Cook, par exemple, les populations ont la nationalité britannique, un passeport néo-zélandais; elles sont sous la tutelle de la Nouvelle-Zélande, pays exerçant ses compétences dans trois domaines : la défense, les relations extérieures et la monnaie.

– Pourquoi ne tire-t-on aucun enseignement des indépendances de deux précédents territoires d'outre-mer : Djibouti et les Comores ? Osera-t-on s'interroger : qu'a donc apporté l'indépendance pour ces territoires ? La question est importante car 1) il y a une base d'importance, d'une grande importance stratégique (le dada qui caresse le sens du poil militariste, objet d'un consensus intouchable ! ) à Djibouti – et l'on parle d'un renforcement de la base de Nouméa dans le cadre de l'indépendance-association !; 2) les Comores ont fait l'objet et font toujours depuis dix ans l'objet d'une partition – partition que l'on décrète impossible en Nouvelle-Calédonie !

Alors il faut à mon sens être ouvert à toute solution favorable avant tout au peuple canaque et dire qu'« il vaut mieux une Nouvelle-Calédonie française mais sans base [PAGE 91] stratégique, où les richesses seraient mieux partagées qu'aujourd'hui, qu'une Kanaky avec sa cohorte de militaires comme c'est le cas à Djibouti où les légionnaires semblent installés ad eternum, ce dont personne ne s'offusque ! ».

Les habitants de Djibouti ont-ils gagné au change ? Très certainement non, ils ont 4 000 à 5 000 militaires français sur qui repose l'économie du territoire ou plutôt du comptoir !

Ce dont je suis très certain c'est qu'ils ont perdu, en bonne partie, un bien inestimable, une certaine liberté d'expression qui était bien mieux garantie sous le drapeau tricolore; à l'époque on ne torturait pas les opposants politiques !

Ce qui est vrai de Djibouti l'est encore bien davantage des Comores ! Quelle belle indépendance que celle dont jouissent les malheureux Comoréens ! C'est (Le Monde diplomatique de décembre 1984) un régime axé sur « l'accaparement des deniers publics par les détenteurs du pouvoir, généralement originaires, comme le président Abdallah, de l'aristocratie d'Anjouan ». Il repose sur la « confusion des biens publics et des biens privés » et s'appuie « sur une "garde présidentielle" d'une quarantaine de mercenaires, belges et français ». Ceux-ci peuvent être considérés comme de « véritables "tontons macoutes" du régime, mieux équipés que l'armée nationale, n'hésitant pas à recourir à des exactions... » (je cite toujours Le Monde diplomatique). Ah ! j'oubliais, tout cela sous l'œil vigilant de la bien aimable et proche Afrique du Sud !

Les Mahorais sont bien heureux d'avoir pu échapper à l'indépendance et d'être restés français ! On saisira l'importance du cas lorsque l'on soulignera que dans le programme socialiste, étaient inscrites deux choses : l'indépendance pour la Nouvelle-Calédonie et le rattachement de Mayotte aux Comores !

En 1985, les socialistes n'ont réalisé ni l'un, ni l'autre. Mayotte est toujours paisiblement française et pour être complet ajoutons qu'épisodiquement des opposants comoréens hissent le drapeau français comme protestation la plus éclatante de leur exaspération d'être devenus si « indépendants » sans compter qu'en 1982, [PAGE 92] deux cents notables anjouanais ont signé une pétition demandant le rattachement de leur île à la France[16]. ..

Tous ces faits méritent d'être relatés et amplement médités, car le pire n'est pas toujours évitable !

Ne sacrifions pas à la langue de bois indépendantiste, mais demandons-nous comment, pour les cent cinquante mille Calédoniens (moitié moins que le nombre d'habitants des Comores), une indépendance est possible !

Ou inversement interrogeons l'opposition; quel est votre programme pour qu'il y ait dans cinq ans non plus cinquante, mais deux cents, voire trois cent cinquante bacheliers canaques tous les ans ?

Si l'on veut mon sentiment personnel : assurément, à moyen terme pour les Canaques, ou tout au moins pour une large partie d'entre eux, l'indépendance constituerait une incontestable victoire mais je demeure persuadé qu'à long terme, les Canaques gagneraient davantage à rester citoyens français, et j'en conclus que le développement économique de l'île doit primer tout le reste !

Les Canaques et la Nouvelle-Calédonie sont une chance et une expiation pour la France.

Expiation d'avoir agi avec démagogie et légèreté (les socialistes sont là en première ligne comme pour l'Algérie) en promettant l'indépendance et toutes les terres aux indépendantistes sans jamais tracer aux uns et aux autres une frontière entre ce qui est réalisable par l'autorité centrale et ce qui ne l'est pas !

L'enchaînement des événements n'était inéluctable que parce que, entre autres, Eloi Machoro s'est rendu compte, il y a à peine deux ans, dans les couloirs de l'Assemblée nationale, combien peu le sort des Canaques préoccupait nos honorables parlementaires !

Aujourd'hui, personne ne se débarrassera aisément du « boulet » calédonien ! J'entends par là que pour désamorcer entièrement la « bombe » il faut beaucoup de patience, de diplomatie et d'imagination ! J'ose croire [PAGE 93] qu'à l'heure où ces lignes paraîtront, le territoire ne sera pas déchiré par une hideuse tuerie « interraciale » dont personne ne sortirait véritablement innocenté !

Alors qu'on évoque si fréquemment la France multi-communautaire ou multiculturelle de l'an 2000 ou de l'année 2030, la Nouvelle-Calédonie, constituée d'une mosaïque de petites ethnies, représente une chance unique ! De quelque côté que l'on se place, il faut ouvrir le dossier sans tricher ! Messieurs de l'opposition, soyez logiques, vous ne pouvez pas reconnaître dans l'Hexagone implicitement un « droit du premier occupant » aux « Européens »[17] et le dénier aux Canaques ! Messieurs de la gauche idéaliste ou doctrinaire, assez d'incantations ! Que proposez-vous d'autre que l'exclusion de dizaines de milliers de Caldoches et de Wallisiens[18] ?

Ce drame que vivent des hommes et des femmes qui forment une population en nombre inférieur à celle d'une ville comme Strasbourg, mérite un regard compatissant et une trêve d'accents guerriers, qu'ils soient pro-indépendantistes ou pro-français !

Assez de la nécessaire présence de la France dans le Pacifique assortie de « parades » « dissuasives », foin des considérations sur l'émancipation des peuples aboutissant à un strapontin à l'Assemblée générale des Nations Unies !

Il y a plusieurs centaines de Canaques (et un nombre équivalent de jeunes appelés calédoniens d'autres ethnies) sous les drapeaux en métropole; combien ont été accueillis comme des compatriotes par des associations, des communes ou des foyers français ?

Quel gouffre financier que le prix du voyage et du séjour de milliers de gendarmes métropolitains (et d'outre-mer) [PAGE 94] sur le « Caillou »; imagine-t-on un seul instant combien de jeunes Canaques auraient pu à la place bénéficié, d'une bourse d'études en métropole ou en Europe ?

Devant ce désastre un seul concept devrait primer : le vouloir-vivre commun ! Quelle faillite donc pour les Eglises de Nouvelle-Calédonie qui n'ont pas su mettre en pratique le plus élémentaire des préceptes évangéliques dans un territoire préservé par des guerres de religion !

« Touche pas à mon pote », voilà un slogan dont la Nouvelle-Calédonie a bien besoin dans un premier temps ! Dans un deuxième la seule planche de salut c'est le débat sincère en posant deux questions : « Qu'en est-il de l'indépendance que les uns proposent ? »; « En quoi consiste le maintien de la Calédonie dans la France ? ».

Comment se fait-il qu'il y ait un débat Chirac-Fabius et pas de face à face Tjibaou-Lafleur ? Exigeons donc ce duel télévisé : si cela ne suffisait pas il en faudrait d'autres (Ukeiwé-Burk, Pidjot-Néoéré, ... ).

Si une débauche audiovisuelle peut permettre de se raccrocher à ce vouloir-vivre commun de l'ensemble des Calédoniens, elle ne sera pas superflue ! Retrouver ce vouloir-vivre pour choisir sereinement, est-ce possible ?

Ce vouloir-vivre commun, il existe encore dans l'ensemble français d'outre-mer. A ce stade une question ontologique nous ramenant à notre introduction mérite réflexion; peut-on être Noir et Français ou peut-on être Français et ancien colonisé ou plutôt, de plus en plus descendant de colonisé[19] ? à l'envers : quel est l'obstacle

Abordons la question d'importance qui interdit à un Antillais par exemple [PAGE 95] d'être Français ? Le seul véritable élément de réponse, je l'ai trouvé dans un article de Michel Giraud (« Sommes-nous Français ? », pages 587 à 590, L'Etat de la France, Editions La Découverte) : « D'ailleurs, Français (au sens de la culture) ils ne le sont pas encore et ils ne le seront probablement jamais – ne serait-ce que parce que l'assimilation, entendue comme entreprise visant à rendre un peuple différent de ce qu'il est par atavisme – est en soi impossible. » Atavisme, le vilain mot dont le sens est rappelé fort judicieusement par Sunday Okpanachi dans la livrée de mai-juin 1985 de Peuples noirs-Peuples africains (page 54) : « Forme d'hérédité dans laquelle l'individu hérite de caractères ancestraux... (ou) réapparition d'un caractère primitif après un nombre indéterminé de générations », comme quoi, au détour d'une phrase l'on saisit mieux tout le suc de l'expression populaire : « Les extrêmes se rejoignent ». Il apparaît évident que l'exclusion de l'extrême droite crypto-nazie (les Noirs ne sont pas des Européens donc ils ne peuvent être Français) rejoint parfaitement l'exclusion de l'extrême gauche (les Noirs colonisés par les Français ne peuvent adopter la nationalité de leurs maîtres – et comme ce raisonnement n'emporte plus l'adhésion de l'auditoire de manière décisive – on y ajoute un couplet sur la culture où l'atavisme point incidemment ... ).

Dénoncer les faux-semblants du discours indépendantiste ne lève pas l'hypothèque du malaise d'outre-mer; cette volonté française d'assimilation qui persiste n'est-elle pas le symptôme d'une crispation colonialiste, d'un relent indiscutable d'impérialisme sous des dehors plus présentables qu'autrefois, libéraux, voire sentimentaux ! C'est aux populations d'outre-mer elles-mêmes d'en débattre !

Pour ma part je refuse tout bêtement de juger les Français comme moins racistes que les autres ou plus impérialistes ! C'est tout simplement l'Histoire et le vouloir-vivre en commun qui expliquent la persistance d'une France d'outre-mer !

L'Histoire et également la géographie ! La France est le seul pays d'Europe exposé à tant d'influences, qui draine tant de courants divers de populations (méditerranéenne, atlantique, nordique, centre-européenne et extra-européenne, ... ). [PAGE 96]

Il faut accepter de discuter la thèse d'une France d'outre-mer représentant une chance extraordinaire pour la nation tout entière ! Pétrie de contradictions, exogène et endogène, anciennement colonisée et aujourd'hui au moins partiellement émancipée mais toujours fragile, multiculturelle et pluriethnique c'est l'être hybride, le métis par excellence[20]. Il n'est pas indifférent de rappeler que Mein Kampf révèle à plus d'une reprise l'horreur que ressent Adolf Hitler devant une France qui se « négrifie » !

Tout le monde sait que l'Europe dans les vingt ans à venir va s'africaniser de plus en plus[21] et que l'épisode du IIIe Reich n'a en fin de compte que mieux contribué à accélérer le mouvement, aboutissant à l'opposé du but recherché !

Comment ne pas reconnaître que l'existence et la persistance d'une France d'outre-mer sont de nature à renforcer cette « africanisation » de la meilleure façon qui soit, en douceur !

Peut-on même souhaiter l'indépendance de la Martinique et de la Guadeloupe alors qu'il y a deux cent mille Antillais intégrés dans la vie parisienne (soit un Parisien sur dix) ?

Sachons en cette fin 1985, rester à l'écoute de tous les Canaques, à commencer par ceux qui se proclament indéfectiblement Français pour ne pas faire injure à une possible Nouvelle-Calédonie dans le cadre d'un Outre-Mer français qui sauve la France de l'étroitesse et du mépris !

Jean-Michel WEISSGERBER
Horbourg-Wihr, le 2 novembre 1985


[1] Soyons scrupuleux; je ne sais plus s'il a fait précéder la qualité de Français de celle de Noir ni l'inverse !

[2] Dans l'état actuel des connaissances il semble bien que le premier homme soit un Africain. Etant tous Africains d'origine (plus ou moins dépigmentés) nous pouvons tous prétendre au « droit du premier occupant » ! Pour montrer l'absurdité de la thèse essayons de la transposer en Afrique : en Guinée-Bissau, au Liberia, imaginons une Afrique du Sud peuplée dans les proportions de la Calédonie : dix millions de Blancs, onze de Noirs, cinq de Métis ! Azanie, Kanaky, même combat ?

[3] Pourquoi donc M. Tjibaou s'est-il rendu à de nombreuses reprises en Algérie (et certains de ses compagnons en Libye) mais jamais en Afrique noire – lui qui tient tant à se différencier des Blancs ? Réponse : ce qui l'intéresse ce n'est pas tant la résolution des problèmes en en étudiant toute l'étendue mais bien la prise de pouvoir très rapide !

[4] Prenons le domaine de la culture, domaine on ne peut plus national, voire nationaliste ! A quoi sert de mourir pour l'indépendance si ce n'est pour permettre l'émergence d'une culture nationale authentique indépendante, originale. On peut être à la remorque de bien d'autres nations, dépendant économiquement voire même militairement, mais, s'il persiste un fierté, c'est de posséder une culture propre ! Or qu'en dit un chroniqueur algérien, le chroniqueur en quelque sorte officiel du très gouverne mental El Moujahid ! (édition du 26 juin 1985); Laadi Flici, militant FLN. de la première heure ?

De l'Algérie française : « Il y avait une très grande animation. Le niveau était très élevé... Alger était une grande capitale culturelle... Des Algériens collaboraient... » De l'Algérie algérienne : « La littérature arabe... traverse une crise sérieuse... Je lis régulièrement ce que publie l'E.N.A.L. Il y a la quantité, mais pas la qualité. Le niveau est très élémentaire aussi bien dans le fond que dans la forme. C'est une littérature qui défonce des portes ouvertes, qui ne dit rien parce qu'elle n'a rien à dire et surtout parce qu'elle est loin des réalités objectives. Elle n'exprime pas pleinement encore notre personnalité. Des écrivains qui écrivent comme des vieillards et des écrivains écrivent comme des bêtes ! ... »

Et dire qu'il n'existe, plus d'une génération après l'indépendance, aucune revue littéraire algérienne digne de ce nom !

[5] On mesurera la sincérité des partisans de l'indépendance canaque socialiste, ou tout au moins des plus remuants d'entre eux en prenant connaissance des déclarations d'un certain « amiral » Sanguinetti, socialiste et ami de Mitterrand qui déclare tout de go pour Afrique-Asie (édition du 20 mai 1985) : « ... Nous devons régler nous-mêmes ces accords avec les Kanaks pour permettre aux Français qui veulent y faire leur vie d'y rester encore. Et puis, doucement, l'île passera dans l'orbite australienne. Personne n'a intérêt à ce que cela se passe violemment... »

Et la culture canaque dans tout cela, me direz-vous ? Et bien justement...

[6] Ainsi Jean Guiart fait des déclarations à Afrique-Asie du 28 janvier 1985 pour « défendre » Eloi Machoro qui a été accusé de tout, « du pire comme de l'absurde ». « D'avoir violé de jeunes Tahitiennes, mais, l'Eglise évangélique tahitienne a démenti... »
Or :
1) Ce sont les hommes sous l'« autorité » de Machoro qui ont été accusés d'avoir violé des jeunes filles.
2) Les jeunes filles en question, violées à Thio, sont de jeunes Wallisiennes et non des Tahitiennes (voir Le Matin du 23 janvier 1985).
3) Jusqu'à plus ample information c'est à la justice de déterminer si ces faits ont bien eu lieu et non à quelque Eglise ou chapelle que ce soit ! Lorsque l'on sait que tous les habitants de Nouvelle-Calédonie ont été évangélisés et que l'on ne voit guère quelle action modératrice peut exercer le clergé, il est très mal venu de rapporter le « témoignage » de l'Eglise !

[7] Une citation qui n'est pas de la presse de droite mais d'El Moujahid ! Déclaration de J.M. Tjibaou dans l'édition du 13 février 1985 à propos des Canaques du R.C.P.R. : « ... ils répètent le discours des Blancs. Mais l'on sait que c'est un discours de Blanc... ». Notons en passant que J.M. Tjibaou s'adresse à des lecteurs africains certes mais blancs quand même. J'avoue que cette façon de concevoir les choses de manière claire-obscure me laisse perplexe. Le cerveau des Blancs est-il constitué différemment ? Discours des colonialistes ou des impérialistes, même si l'expression n'est pas nouvelle, eut été, à mon sens, bien plus approprié !

[8] Un exemple, à mon avis, contemporain de cette société « pas aussi cramponnée aux préjugés qu'on pourrait le supposer » ces propos glanés à un congrès du R.C.P.R. et rapportés par Florise Marco dans Libération du 29 avril 1985 : « Il ne s'agit plus de gueuler que nous voulons rester Français. Il y a des gens qui ne pensent pas comme nous et il faut bien vivre avec eux. D'ailleurs, sur certaine chose, ils n'ont pas tout à fait tort. Alors, il faut trouver des solutions. On ne va pas passer sa vie à défiler avec des drapeaux tricolores. »

[9] Pour un pays peuplé d'à peine plus de cent mille habitants, c'est bien entendu considérable ! Cela ferait plus d'un million de personnes en France !

[10] Généralement on s'intéresse aux victimes des « révolutionnaires » lorsqu'il est trop tard ou alors l'on ne s'y intéresse pas du tout. Cas de figure numéro 1 : les Vietnamiens anti-communistes. Cas de figure numéro 2 : les harkis et les messalistes en Algérie !

[11] « Honoré Devillers a la peau aussi noire que celle des Mélanésiens qui réclament son départ. Tu es comme moi un Canaque, lui avait dit le chef indépendantiste, Jean-Marie Tjibaou, il y a quelques mois... » Le Monde du 11 septembre 1983 fait ainsi allusion aux colons de Ponérihouen : « A 300 kilomètres au nord de Nouméa, dans une masure délabrée, coincée entre une basse-cour et un hangar désaffecté, René Colomb, soixante-sept ans vit seul... Il n'a plus rien... Récemment, on est allé jusqu'à lui chaparder le bifteck qui cuisait dans la poêle ! "Maintenant, ils ne viennent plus, car il n'y a plus rien à voler", soupire-t-il... Le Monde du 11 octobre 1985.

[12] Toujours dans le « Vent » de l'Histoire, Les Temps Modernes de mars 1985 écrivent gaillardement : « Nous nous refusons à renvoyer dos à dos ceux qui ont subi, sans défense, l'agression coloniale et ceux qui en ont été, même involontairement, les auxiliaires. »

[13] Pour peu, qu'ils recourent eux-mêmes à la persuasion et non à la violence systématique !

[14] Les Mélanésiens qui vivent à l'européenne ou qui sont urbanisés forment environ le quart de la population canaque, soit la proportion de ceux qui votent contre l'indépendance (aux élections de 1979 comme à celles de 1985 où le rapport des forces est très sensiblement le même, ce qu'aucun observateur n'a relevé ! ). Bien sûr le lien n'est pas systématique mais la coïncidence est trop frappante pour être fortuite !

[15] Naisseline est historiquement le premier Canaque « radical ». Ayant renoncé à la violence si tant soit est qu'il y a jamais adhéré, il se fait traiter de traître, à l'occasion, par tel auteur cryptocommuniste ! Il est évident que le problème est d'une simplicité confondante sous le tryptique violence-indépendance-souveraineté canaque !

[16] Le Monde diplomatique du mois de décembre 1984 : « Droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et boulet diplomatique », Thierry Michalon. A noter que L'Expansion du 8 au 21 mars 1985 relève que « Les D.O.M.-T.O.M. sont des vitrines tellement alléchantes que certains voisins, comme la Dominique, ont réclamé plusieurs fois leur rattachement à la France».

[17] Comme semble l'établir le « Dossier Immigration » du Figaro-Magazine du samedi 26 octobre 1985.

[18] Pourquoi réduire la question de façon absurde la question à un antagonisme Blancs-Noirs ? Evidemment, lorsque l'on considère les choses sous un angle un peu moins abrupt, d'aucuns arguent assez justement que la règle est de « diviser pour mieux régner ». Fort bien, mais qu'on oublie pas que la Nouvelle-Calédonie n'est pas l'Afrique du Sud et que les dernières magouilles il y a quelques années se sont opérées au profit des indépendantistes (la défection des centristes s'est faite au profit de Jean-Marie Tjibaou pour le porter à la présidence de l'Assemblée territoriale).

[19] Pour détruire l'injustice coloniale, deux solutions ont été envisagées : d'une part l'indépendance, d'autre part l'accession à la citoyenneté française afin de bénéficier sur un pied d'égalité avec les autres Français des droits sociaux que confère cette citoyenneté. La voie de la départementalisation n'ayant pas été jusqu'alors une entière réussite est-ce une raison suffisante pour n'envisager que l'indépendance ? Et si l'on considère, à l'inverse, le cas des territoires d'outre-mer devenus indépendants; ont-ils beaucoup gagné à l'accession à la souveraineté. Prenons même le cas au Gabon, seul pays d'Afrique peut-être qui aurait pu suivre la voie de la Réunion ou de la Guyane; n'aurait-il tout compte fait pas gagné à devenir département français ?

[20] La plupart, voire la quasi-totalité des dirigeants canaques indépendantistes sont des Métis : Naisseline, Tjibaou, Burk, Pidjot et même Machoro. Un paradoxe de plus !

[21] N'en déplaise au Figaro-Magazine et à M. Jean Raspail !