© Peuples Noirs Peuples Africains no. 47 (1985) 11-23



LE CHRISTIANISME EN AFRIQUE :
GENESE ET FONCTIONS SOCIALES

Mukendi NKONKO

Le christianisme est aujourd'hui la religion d'une grande masse des peuples négro-africains. Par rapport aux multiples problèmes auxquels ces peuples sont confrontés, cette présence du christianisme entraîne deux séries de questions. D'une part on peut se demander si, introduite en Afrique à l'ombre de l'invasion coloniale, cette religion a pu s'intégrer à la conscience socio-religieuse des peuples concernés. On peut, d'autre part, s'interroger sur la virtualité de cette religion à contribuer à un changement social, tel que l'exige la situation du continent. Le christianisme envisagé ici est particulièrement le catholicisme tel qu'il est vécu au Zaïre.

1. CONTEXTE D'EMERGENCE : LA SITUATION COLONIALE

Le christianisme a fait sa première pénétration en Afrique à la fin du XVe siècle, peu avant la traite négrière; il connut une adhésion éphémère quoique massive, surtout dans le royaume du Kongo.

C'est au XIXe siècle qu'il s'implante largement et solidement, dans la foulée de l'invasion coloniale organisée par le capitalisme impérialiste. [PAGE 12]

Il est utile de découvrir le contexte de sa genèse, contexte que Georges Balandier appelle la situation coloniale. De quoi s'agit-il ?

    « La domination imposée par une minorité "racialement" et "culturellement" différente, au nom d'une supériorité raciale (ou ethnique) et culturelle dogmatiquement affirmée, à une majorité autochtone matériellement inférieure; la mise en rapport de civilisations hétérogènes : une civilisation à machinisme, à économie puissante, à rythme rapide et d'origine chrétienne s'imposant à des civilisations sans techniques complexes, à économie retardée, à rythme lent et radicalement "non chrétiennes"; le caractère antagoniste des relations intervenant entre les deux sociétés qui s'explique par le rôle d'instrument auquel est condamnée la société dominée; la nécessité, pour maintenir la domination, de recourir non seulement à la "force" mais encore à un ensemble de pseudo-justifications et de comportements stéréotypés, etc. »[1].

La situation coloniale met donc en présence deux sociétés. D'une part la société coloniale comprenant les non autochtones dont la fonction est de dominer économiquement, politiquement et spirituellement les autochtones, d'autre part la société colonisée composée des « indigènes » et servant d'instrument économique à la société coloniale.

Au départ cette société colonisée se prévaut d'une identité culturelle propre, elle a ses institutions sociales et religieuses qui seront en jeu dans la coexistence conflictuelle avec la société coloniale.

La conflictivité mettant aux prises les deux univers apparaît dans l'usage par le colonisateur de la force, des pseudo-justifications et des comportements stéréotypés, comme l'indique Balandier. Ces derniers se fondent, quant à eux, sur une image particulière du Noir colonisé [PAGE 13] vu comme un sauvage, un primitif, un païen, le descendant de Cham le maudit, etc. Ainsi fondés ils se matérialisent dans plusieurs mécanismes – humiliations diverses, mépris, coups, insultes, paupérisation – dont l'effet est d'avilir les victimes, de leur ôter le sens de leur dignité et de leur fierté.

Le corollaire de la supériorité dogmatiquement affirmée est donc, chez l'indigène, du fait de l'avilissement radical et continu, un complexe d'infériorité le poussant à percevoir le Blanc colonisateur comme un être supérieur, à la limite divin.

En outre, entre les deux groupes, le dominant et le dominé, se situe un intermédiaire, celui des évolués. Ce sont des indigènes qu'un certain niveau d'intégration sociale et culturelle a rapprochés de l'univers colonial; ils sont « l'élite », ceux qui, étant déjà « civilisés », reçoivent pour mission de collaborer à l'œuvre coloniale et d'élever leurs congénères à « la » civilisation.

En effet c'est à la lumière du manichéisme sociologique opposant Blancs et Noirs qu'il faut comprendre la genèse de la couche des évolués. Jean-Marie Domont fournit des indications utiles dans un ouvrage édifiant portant en exergue ce mot de Léopold II :

    « Le Noir est un frère encore mineur, que le Blanc doit élever jusqu'à lui; qu'il doit élever à des destinées plus humaines et qu'il doit régénérer »[2].

Le triste pédagogue du colonialisme situe la perspective de son ouvrage dans le manichéisme relevé :

    « Les causes de la transformation de la société indigène : ce fut tout d'abord l'action pacificatrice des pionniers, officiers, ingénieurs, artisans qui apportèrent les premiers principes de paix et de justice dans ce pays où l'arbitraire et les coutumes barbares étaient de règle. Simultanément l'évangélisation s'infiltra... la charité rayonna dans le [PAGE 14] cœur de ces hommes frustes qui prirent, peu à peu, conscience de leur valeur et de leur dignité humaine »[3].

S'agissant des élites, le présomptueux rejeton du comte de Gobineau situe d'emblée leur cadre sociologique, celui du déracinement non seulement géographique mais aussi culturel et mental :

    « D'aucuns abandonnent le milieu coutumier pour fréquenter les écoles, les ateliers, ou pour se mettre au service de maîtres européens. Une fois terminé le cycle des années d'études ou d'apprentissage, les bénéficiaires rompent temporairement ou définitivement, avec le lieu qui les vit naître. Sans le savoir parfois, ils abandonnent les coutumes qui formaient le code de vie de leurs parents et ils constituent ainsi une classe distincte de la masse demeurée dans les villages de brousse. C'est parmi cette classe de détribalisés que se sont recrutés, groupés, ce qu'il est convenu d'appeler improprement les "évolués". Sur cette aristocratie, qui se rencontre dans toute société qui progresse, pèsent de lourdes responsabilités. C'est à eux qu'il appartient désormais, sous la tutelle de ceux qui en ont fait des élites intellectuelles ou manuelles, de faire évoluer la masse qui n'a pu suivre cette marche ascensionnelle rapide vers la civilisation »[4].

La fraction la plus avancée de cette élite est à coup sûr le clergé. L'indice de son intégration apparaît dans son degré d'instruction. L'aspirant prêtre subissait un dressage de quatorze ans, sans compter la durée des études primaires; il est significatif que dans un pays comme le Zaïre le premier grand Séminaire ait été fondé en 1934, soit vingt ans avant l'Université Lovanium. Les études universitaires duraient quatre ans, contre sept au grand Séminaire. L'effet de la durée est ici indéniable. Le second facteur d'intégration découle du caractère absolu de [PAGE 15] l'adhésion attendue du candidat. En effet l'idéologie religieuse se fonde sur le sacré et à ce titre elle exige obéissance et adhésion sans réserve. La discipline en vigueur au séminaire répond bien à cette exigence; le séminariste contestataire ou douteux est exclu sans appel. L'homme d'Eglise arrivé aux ordres adhère sans réserve à l'idéologie du colonisateur; il est un évolué parfait. Notre colon écrit justement, s'adressant aux évolués :

    « Il faut rechercher, en dehors des institutions primitives, le cadre qui leur sera substitué. Ce cadre, c'est vous qui serez appelés à le constituer. Il existe déjà, dans le domaine religieux, où la formation de prêtres et de religieux indigènes donne une image de ce que sera la société future »[5].

Après quatorze ans de dressage dans les séminaires et les couvents, où ils ont appris l'horreur et la malédiction pesant sur leur race, il est compréhensible, comme on les voyait faire, que les évolués religieux et prêtres usent à leur tour de la chicote avec leurs congénères et les appellent « indigènes ».

Eduquer, civiliser

Il est connu que la motivation de l'entreprise coloniale était avant tout économique : l'évolution du capitalisme au XIXe siècle imposait l'exploitation d'abondantes matières premières et denrées agricoles et également la découverte de nouveaux débouchés pour l'écoulement des produits manufacturés.

Une telle exigence conduit le capitalisme à instrumentaliser la société africaine transformée en pourvoyeuse de matières premières et consommatrice de produits manufacturés. Cette instrumentalisation économique s'accompagne d'un assujettissement culturel et spirituel – les indigènes doivent adhérer aux valeurs et institution de la métropole, sans quoi leur apport aux intérêts de celle-ci demeurera aléatoire. L'exploitation économique est [PAGE 16] perpétrée par les grandes compagnies, tandis que l'assujettissement culturel et spirituel est principalement l'œuvre des institutions scolaires et des Eglises; tous ces appareils coopèrent à un but identique : anéantir l'Afrique libre et autonome, détruire son économie autocentrée, détruire ses valeurs culturelles et religieuses, bref marginaliser les peuples africains en les embrigadant dans un ordre économique, politique, culturel et religieux dominé par l'Occident.

Dans ce contexte le christianisme apparaît comme un élément du système colonial, celui que l'on a appelé le trinôme colonial. La collusion de l'œuvre d'évangélisation avec l'entreprise coloniale économique et politique était une question d'intention, de principe et un fait. L'intention apparaît chez un homme comme Léopold II qui tint à accompagner l'œuvre laïque de l'œuvre religieuse et qui obtint du Vatican que le Congo soit réservé aux missionnaires belges. Le principe découle du lien essentiel entre la barbarie et le paganisme; le nègre à civiliser était également à évangéliser, il n'était pas seulement sauvage mais aussi fils du diable et ennemi du Christ. Quant au fait :

    « Oui, nous avons affranchi des Noirs des entraves de leur antique isolement et nous continuons à les conduire vers la civilisation totale... Nos trois mille missionnaires en sont, à eux seuls, un témoignage vivant... Certes le missionnaire belge partant pour le Congo n'est pas un fonctionnaire. En soi, il ne cherche pas directement la grandeur de son pays, il est avant tout le serviteur de Dieu et des âmes. Mais quoi qu'il fasse, il reste le don de la Belgique aux Noirs du Congo, il s'encadre dans notre œuvre coloniale, il est l'un de ceux qui font des Belges un peuple généreux, et il peut s'en réjouir »[6].

L'œuvre d'évangélisation était du reste moralement et [PAGE 17] matériellement soutenue par le régime colonial. Ceci explique que les missionnaires aient souvent recouru à la violence, autant que les coloniaux laïcs.

L'évangélisation a ainsi, pour le moins, légitimé l'invasion coloniale et préparé les esprits des Africains à l'accepter comme la voie de leur ascension vers « la civilisation ».

II UN CHRISTIANISME DE GUERRE

En situation coloniale la genèse du christianisme est donc marquée par la brutalité et la coercition.

1. Destruction des valeurs et institutions socio-religieuses africaines

Ces valeurs et institutions sont décrétées païennes et démoniaques et à ce titre combattues sans merci. Ainsi en est-il du culte des ancêtres, des sacrifices aux esprits et aux mânes des ancêtres, des objets culturels, etc. Les objets sont confisqués, les pratiques prohibées et sanctionnées. L'acteur religieux colonial se croit investi de la mission de dépouiller un peuple de sa conscience, de ses systèmes religieux élaborés au fil des siècles et il s'y emploie en bonne conscience.

2. Christianisation brutale

Parallèlement à cet anéantissement culturel et religieux, la société africaine subit le christianisme, ainsi que l'atteste le Père A. Declercq :

    « Voilà donc plus de 3 000 Noirs soumis à l'action et à l'influence constante des missionnaires; cette influence directe de tous les jours et de tous les instants sur le Noir est le moyen le plus efficace et le plus expéditif, à notre avis, pour établir la religion dans le pays d'une façon solide et durable. [PAGE 18] Qu'on ne vienne pas nous débiter les avantages de la liberté, car les Nègres ne savent qu'en abuser; ce sont de grands enfants qu'il faut conduire et qui aiment à être menés, parce qu'ils s'en trouvent bien »[7].

Une des méthodes de cette christianisation policière est évidemment l'enseignement chrétien, pour l'élite évoluée. N'y accède que celui qui s'est préalablement fait baptiser, qui a pris un prénom chrétien et renoncé aux pratiques « païennes ». Il s'agit précisément d'un dressage européocentrique dénigrant l'Afrique et les Africains, formant exclusivement la jeunesse colonisée à la mentalité, aux manières de penser et d'agir, aux langues et à la religiosité occidentales. A l'enseignement est apparentée la pastorale purement religieuse : célébrations, sacrements, prêches dans lesquels le colonisé apprend qu'il est le descendant de Cham, le fils maudit de Noé et que son salut réside dans l'abandon de son paganisme et dans la conversion à la religion des Blancs.

Une autre méthode est ce que l'on peut appeler une pastorale de la bienfaisance. L'acteur social chrétien soigne les malades, entretient les nécessiteux, fait l'aumône aux grands enfants que sont les Nègres; il apparaît dès lors aux Africains prolétarisés comme un sincère bienfaiteur, un véritable père, mais un père prêchant la soumission aux maîtres.

Il y a enfin une autre méthode en vogue : la coercition pure et simple. L'indigène se voit arracher ses biens, que la mission retient comme gage jusqu'à ce qu'il se fasse baptiser ou accepte le mariage chrétien.

III. AFRIQUE ET CHRISTIANISME

Le christianisme ainsi introduit est un système rituel et éthique surajouté par la coercition à la conscience sociale existante. [PAGE 19]

Dans quelle mesure est-il intégré à la conscience sociale du peuple colonisé ?

Il est à remarquer de prime abord que ce christianisme fait partie des attributs du colonisateur, attributs qui sont autant de privilèges par lesquels, socialement, on se rapproche de lui. En outre, il présente des formes diverses selon les classes sociales auxquelles il s'adresse.

Ainsi les élites évoluées, laïques ou religieuses, présentent en principe le christianisme le plus pur, à tout le moins sur le plan rituel; en effet une pratique chrétienne parfaite figurait au programme de leur formation. Parmi ces élites, le clergé a subi le dressage le plus efficace dans les maisons de formation. Les séminaristes étaient astreints aux prières et aux multiples exercices de piété, leur accession aux ordres dépendait de la perfection de leur pratique.

A la question de savoir si le christianisme s'est intégré à la conscience sociale africaine, plusieurs indices aident à répondre. Presque partout le sacerdoce, ainsi que les autres distinctions cléricales, également féminines, sont perçues comme des titres de prestige social; cela transparaît dans le fait que le candidat est encouragé même par des membres de son clan qui sont anticléricaux, athées ou adhérents des sectes. Par ailleurs les vocations sacerdotales et religieuses semblent croître proportionnellement à l'aggravation de la crise économique. Ainsi en plus de la sécurité matérielle qu'il offre, le christianisme exerce une fascination en tant qu'il est un attribut d'un dominateur presque divinisé, et qu'il se fonde lui-même sur le sacré.

Le christianisme des élites

Les élites non cléricales, même après une longue éducation chrétienne, parfois religieuse, abandonnent toute pratique; certaines se déclarent alors anti-cléricales ou athées. Beaucoup d'autres, tout en se prévalant de la foi chrétienne, croient pouvoir négliger son éthique et sa discipline relatives notamment à la monogamie et à l'indissolubilité du mariage.

On peut avancer l'hypothèse de la non-intégration du [PAGE 20] christianisme à l'imaginaire de l'élite intellectuelle. Le rejet aussi bien des rites que du mode de représentation chrétiens est courant. Une adhésion subjective individuelle fait donc souvent défaut. Pour avoir été surtout un phénomène social introduit par la coercition et offrant des privilèges, le christianisme est demeuré à la périphérie d'une conviction personnelle et d'une adhésion subjective. L'adulte contraint de se comporter en chrétien afin d'obtenir un poste d'enseignant ou de cuisinier, le jeune garçon obligé de se laisser baptiser et d'aller à la messe afin de pouvoir faire des études deviennent des chrétiens, ou plutôt se comportent en chrétiens, mais ce comportement disparaît en même temps que la coercition ou les avantages offerts par l'adhésion.

Au niveau de l'élite cléricale l'hypothèse paraît plus difficile à vérifier dans la mesure où le clergé s'adonne à la pratique religieuse d'une manière évidente et professionnelle.

On peut cependant examiner la discipline ecclésiastique et remarquer que son observance laisse à désirer chez un grand nombre d'ecclésiastiques. C'est le cas par exemple de la continence et du célibat consacré. Des comportements fréquents et par trop criants peuvent conduire à cette question : peut-on, dans une aussi large mesure, se prévaloir de la foi chrétienne et négliger systématiquement l'observance de la discipline ecclésiastique ? N'y aurait-il pas, dans maint cas de vocation sacerdotale et religieuse, plus de motivation sociale (prestige, sécurité), que d'adhésion subjective motivée et s'accompagnant de toutes les implications éthiques ?

Le christianisme des masses

Ici la pratique est courante et nombreuse. Messe dominicale, confession, rosaire... sont pratiqués aussi bien en milieu urbain qu'à la campagne. Ce qui est également observé c'est la coexistence de ce christianisme avec des pratiques en principe incompatibles avec lui. La mise entre parenthèses de l'éthique chrétienne peut être à nouveau citée et il s'y ajoute le recours à la divination, aux fétiches, une croyance enracinée dans la sorcellerie, etc. [PAGE 21]

Les plus manifestement christianisés dans la masse, les catéchistes par exemple, offrent aussi souvent le spectacle d'un christianisme périphérique à la personnalité, à ses croyances et motivations profondes; ils divorcent ou pratiquent la polygamie comme s'ils ignoraient ou ne se sentaient pas concernés par la réglementation de l'Eglise sur ces sujets. Le christianisme populaire accuse également un syncrétisme exprimé par ailleurs dans une chanson significative :

    Chrétiens vous voilà bien malheureux !
    Le matin à la messe, le soir chez le devin !
    Amulette en poche, scapulaire au cou !

On peut à nouveau émettre l'hypothèse que le christianisme ne s'est pas intégré à l'imaginaire des masses africaines ; il ne semble pas fonctionner comme un principe de croyance et de conduite. Qu'il coexiste avec des croyances et des conduites incompatibles montre qu'il est assumé comme un élément extérieur et accidentel à la personnalité.

Un autre indice peut être relevé : dans la quasi totalité des langues africaines, les réalités religieuses sont rendues par des termes tels que Kristo, spiritu, nsakramento, pentekostese, etc. Au-delà du barbarisme, ces expressions se caractérisent par leur non-significativité; il est difficile de conclure que l'homme religieux africain a intériorisé les réalités qu'elles désignent. L'inadaptation linguistique découle d'une inadaptation culturelle.

Christianisme et fonctions sociales

Une telle religion peut difficilement assumer une fonction de contestation sociale. Une première raison est que, vécue à la périphérie de la personnalité, elle n'est pas le principe d'une conduite motivée, surtout lorsqu'il s'agit d'une remise en question fondamentale comportant des risques pour son auteur.

Une seconde raison se rapporte à la société même dans laquelle cette religion fonctionne.

La société africaine post-coloniale est aujourd'hui intégrée [PAGE 22] à l'ordre mondial dominé par l'Occident. Cette intégration est économique à travers le marché mondial, politique par le biais du néocolonialisme et de l'interventionnisme, culturelle et religieuse à travers le système d'instruction et les Eglises chrétiennes. La société africaine partage donc dans sa quasi totalité les valeurs économiques, politiques, culturelles et religieuses de l'Occident.

Cette intégration n'est pas au reste perçue comme un mal, du moins chez la plupart. D'aucuns dénoncent la dépendance mais semblent croire qu'elle sera répudiée par la coopération avec le dominateur. Cette coopération et l'aide des « Eglises-mères » d'Occident sont comme des mécanismes par lesquels les sociétés africaines espèrent affermir leur position dans l'ordre mondial actuel. Les « élites » actuelles, cadettes des évolués, sont les artisans de cette intégration; les hommes politiques signent des accords de coopération, les religieux assurent l'adhésion et la fidélité aux Eglises-mères, notamment à l'autorité prétendue infaillible du Vatican.

Comme l'a révélé l'étude du contexte sociologique colonial, ces élites forment un groupe distinct et assurent une fonction de domination par laquelle elles embrigadent l'ensemble de la société dans l'ordre mondial dominant. A l'intérieur de la société africaine, ces élites font figure de produits de l'ordre mondial dont ils affichent et vantent l'opulence, les manières de penser et d'agir.

Dans un tel contexte, le christianisme, élément de cet ordre dominant, ne peut qu'assumer une fonction d'intégration idéologique et sociale.

Cette hypothèse se vérifie à propos du clergé qui, dans sa quasi totalité, devient par son statut membre de la bourgeoisie compradore. La fonction sociale du christianisme est dès lors celle de prestige et d'ascension sociale. Le mode de vie bourgeois des clercs en témoigne. L'évêque et le prêtre jouissent des avantages que le système global accorde ainsi à l'une de ses composantes. Cette fonction s'explique à la lumière du contexte de la genèse du christianisme : le clerc était automatiquement membre de l'élite colonisée et actuellement il figure dans l'élite néo-colonisée.

S'agissant des masses populaires, le christianisme exerce surtout une fonction sécurisante. Ce phénomène ressort [PAGE 23] du rôle colonial de bienfaiteur paternel que le clergé assume encore aujourd'hui. En milieu paysan surtout, l'évêque et le curé sont les bienfaiteurs qui jettent des ponts, organisent les hôpitaux, vendent les produits pharmaceutiques et certaines denrées rares. Ici aussi se manifeste l'intégration, peut-être imperceptible, à l'ordre dominant. Ces bienfaits sociaux bouchent en tout cas la voie d'une remise en question; ils sont un palliatif qui détourne les dominés d'une prise de conscience de l'injustice et de l'urgence de la lutte. On ne peut contester son bienfaiteur, on ne peut remettre en cause le système qui vous dispense un peu de son bien-être.

Concluons.

En raison même du contexte de sa genèse et des motivations qui ont conduit à son implantation en Afrique, le christianisme apparaît comme une force sociale peu susceptible de contribuer à la libération des peuples africains.

Non seulement il a tragiquement déstructuré, parasité la conscience socio-religieuse de ces peuples mais en outre il se présente comme l'instrument idéologique par lequel l'impérialisme, après avoir préparé les âmes et les esprits à son implantation, continue à assurer la « conversion » des peuples africains, non pas à un quelconque message libérateur, mais à l'Occident dominateur et à ses valeurs. Le christianisme assume ainsi une fonction essentielle dans l'hégémonie que l'Occident continue à exercer sur l'Afrique.

Comment comprendre alors ses dénonciations « prophétiques » et ses appels à la justice ?

Mukendi NKONKO


[1] Voir G. Balandier, Sociologie actuelle de l'Afrique noire. Dynamique sociale en Afrique centrale, Paris, 1971, pp. 34-35.

[2] Voir J.-M. Domont, Elite noire, Bruxelles, Office de publicité. 1953.

[3] Ibid., p. 13.

[4] Ibid., p. 15.

[5] Ibid. p. 134

[6] Voir Bimwenyi-Kweshi, Discours théologique négro-africain. Problème des fondements, Paris, 1981, pp. 136-137. La collection de l'évangélisation avec l'œuvre coloniale est largement analysée dans cet ouvrage.

[7] Ibid., p. 139.