© Peuples Noirs Peuples Africains no. 47 (1985) 8-10



Nuée de Vautours

Gilbert DOHO

Celui qui fait au Peuple de fausses légendes révolutionnaires, celui qui l'amuse d'histoires chantantes est aussi criminel que le géographe qui dresserait des cartes menteuses pour les navigateurs.
Lissagaray, Histoire de la Commune     

Il y a de cela un quart de siècle que planant au-dessus de Nlohe, ingurgitant souffre et relent fétide des misères tues, je pris la résolution d'éviter le crime commun, celui du spectateur muet. De là-haut, je vis et dis l'ombre du Vautour par-delà les contrées boisées, par-delà les déserts cependant tout partout.

Il y a de cela un quart de siècle que je vis et dis tout, Moi Œil. Forcément. Mais ce que je vis et pressentis, ce que je vis et vomis, c'était l'aube des années 1980 dans la cité perchée. Je vis et voici que vint la nuée des vautours.

Moi, Œil, voyeur j'étais et voyant, je ne pouvais m'empêcher l'énorme œuf rougeoyant, lové au creux d'une des nombreuses collines de la cité perchée. Et voyant, je ne pouvais m'empêcher la myriade des magnan-soldats tout autour de l'œuf. Mais ce que je voyais aussi, c'était cette autre myriade de formes indistinctes enterrées aux bas-fonds de la cité perchée. Les voyant, j'eus une pensée pour la marée des cul-terreux des campagnes. Les voyant, je ne pouvais m'empêcher ces questions qui jaillissaient de ma cabosse de voyeur : « Qu'était-ce que cet œuf pour elles, putréfactions putrides des bas-fonds et des campagnes ? Etait-ce leur lot que l'ascension de [PAGE 9] l'œuf ? Etaient-Elles de cette cité perchée ? Avaient-Elles part à l'œuf ? Ou leur part à elles ne pouvait être, ne devait être que de la sueur puante de l'ardente ascension vers les sommets sous la canicule des tropiques ? Autant de questions que charriait ma cabosse de voyeur. Et je me dis, oui Moi, Œil, je me dis qu'un jour viendra... Mais quel jour ?

Pour l'instant, je voyais le Vautour et sa horde foncer sur la cité perchée. Je vis... mais que ne vis-je ? Il y en avait un; il y en avait deux; il y en avait un millier. Ils ondulèrent en rangs serrés vers la cité. Lorsqu'ils furent au-dessus d'elle, le Vautour battit d'une aile et l'immobilité de la gent volante amena une nuit sur la cité perchée où veillaient et végétaient magnan-soldats et formes indistinctes. Et Moi, Œil, je vis tout cela. Forcément.

Soudain, le Vautour fit une brusque descente dans un bruissement qui non seulement me secoua Moi, Œil, mais provoqua un frisson dans les magnans tant et si bien que quelques mandibules se pointèrent, nerveuses, indécises et confuses, quêtant la provenance du bruissement. Mais Moi, Œil, j'ouis et vis tout. Forcément.

Battant des ailes comme pour signifier sa satisfaction, la terreur ailée regagna sa position au-dessus de sa horde et pendant un temps y demeura dans une attitude pieuse comme si elle eût invoqué quelque divinité de la gent ailée. L'écho fut près et lointain. Et Moi, Œil, j'ouis et vis tout. Forcément.

Imperceptiblement, l'oiseau tangua à gauche puis tangua à droite. La queue fatale balaya l'air et instantanément la descente serrée de la horde se fit. Mais en bas, dans la cité perchée, sur la colline de l'œuf, on veillait et dans les bas-fonds on végétait. Et Moi, Œil, j'enregistrais tout ici haut et là-bas sur terre. Forcément.

La première vague de la horde ailée fondit sur la cité en rangs serrés. Elle s'abattit sur elle et mille mandibules furent scellées ici, scellées là. Elle fondit sur la cité et mille misères dans les bas-fonds furent éventrées. Je vis et enregistrai becs et serres qui se détendirent par-ci, se détendirent par-là et du sang gicla sur les collines, gicla dans les bas-fonds... et le relent fétide de nouveau [PAGE 10] fit son ascension vers les firmaments. Le Vautour dansa ! Mes boyaux se tinrent.

Je voulus plonger vers ces profondeurs putrides sinistrement éventrées par mille serres enragées; je voulus... mais que ne voulus-je ? Entre ces myriades de misères tues et Moi, il y avait l'ombre du Vautour. Je me tins coit et bus colère et chagrin pour ces malheurs vautrant dans son sang. Je me tins coit et vis tout, Moi Œil. Forcément.

Comme enivré le Vautour pointa son bec en bas comme s'il eût voulu la fadeur plus profond en lui. Plein de morgue, il plana près et loin et un coassement se fit comme s'il eût sollicité une approbation. Mais sur terre comme au ciel, un silence se fit. La fatale queue de nouveau bougea un rien nerveuse et je vis, oui je vis sidéré, la horde de nouveau foncer sur les bas-fonds. Perplexe, je vis et redoutai l'ampleur du relent fétide lorsque, instantanément, il jaillit des bas-fonds, il jaillit des pentes des collines, il jaillit du sommet des collines d'immenses mandibules qui tinrent en clin d'œil, la nuée de vautours. Et le venin se mit en action. Des becs couinèrent tout partout. Et Moi, Œil, je retins mon souffle et aiguisai mon œil et ma langue pour échapper au crime commun, celui du spectateur muet.

Et solitaire, le Vautour devint. Et aigri, le Vautour plana incertain au-dessus de son armée tenue par une myriade de venins. Comme à regret, il se laissa aller par une masse de cumulus qui incertain aussi, s'en allait vers l'au-delà. Et Moi, Œil, je fis un plongeon subit puis m'arrêtai pour reprendre mon souffle; mais un appel impératif se fit : vers les mandibules chargées, vers les putréfactions des bas-fonds éventrées, vers la cité perchée. Et je m'envolai, Moi Œil, historien du quotidien, vers la cité perchée qui saignait.

Gilbert DOHO
B.P. 37, Bafang