© Peuples Noirs Peuples Africains no. 47 (1985) 1-7



AFRIQUE DU SUD :
EN ATTENDANT L'INFORMATION

Odile TOBNER

L'été 1985 aura été marqué par les progrès de la lutte des Noirs d'Afrique australe pour leur libération. Ce progrès s'est traduit par l'émergence du problème de l'apartheid dans les médias occidentaux. Les événements d'Afrique du Sud ont laissé les politiciens et les journalistes passablement désemparés. Les théories des uns, les réflexes conditionnés des autres, le langage des uns et des autres se sont pour ainsi dire démodés de semaine en semaine, presque de jour en jour. En fait le couvercle qu'ils avaient maintenu de concert sur le problème de l'apartheid se mettant à danser tout seul, il fallait le maintenir tout en ayant l'air de le soulever. Jamais on n'aura vu autant d'hésitation, de maladresse, parfois de contradiction dans la bonne parole dispensée au plus grand nombre.

C'est ainsi que, quelques semaines après avoir déclaré, avec une de ces vertueuses convictions qui ne peuvent venir que de la plus authentique sincérité, que des sanctions économiques contre Prétoria étaient parfaitement inefficaces pour lutter contre cet odieux régime, M. Roland Dumas a solennellement proclamé que la France, au nom des grands principes de la morale, décidait de prendre des sanctions économiques contre l'Afrique du Sud. Un tel revirement en démasquant si promptement l'hypocrisie du premier discours fait douter de la réalité des principes affirmés dans le second. Entre les deux discours, il y a eu et il n'y a eu que la continuité de la révolte des foules africaines. Cette révolte dure, elle ne s'éteint pas, ce qui permettrait, après les trémolos d'usage, [PAGE 2] de conserver le statu quo d'une passivité complice. Il y a quelque chose de ridicule à s'obstiner à répéter, avec la propagande officielle de l'Etat sud-africain, que les sanctions économiques vont nuire aux Noirs, quand celui qui a réussi à faire sortir la parole noire de la non-existence, Monseigneur Desmond Tutu, s'obstine à réclamer de la communauté occidentale des sanctions économiques assez sérieuses pour constituer des armes efficaces dans la lutte contre l'apartheid.

Mais il faut soulever le poids énorme de la propagande sud-africaine. La puissance et les ramifications de cette propagande sont inimaginables dans tous les secteurs influents du pouvoir et de l'opinion. Voici par exemple un dossier de quinze pages publié par Administration, « revue d'étude et d'information publiée par l'association du corps préfectoral et des hauts fonctionnaires du ministère de l'intérieur » (no 127, mars 1985, pp. 40 à 55). Ce dossier s'intitule : « La République sud-africaine : Cohabitation pacifique ou affrontement ? », il a été rédigé par Raymond Morice, directeur de la revue, et Cécile Morice. Il commence ainsi : « La hargne qui est habituellement le trait caractéristique des informations, toujours partielles, relatives à la République sud-africaine est telle qu'il est impossible qu'une opinion objective puisse se former même chez le lecteur de bonne foi. ( ... ) Cette étude a le mérite de rappeler l'extrême diversité des ethnies qui sont réunies sans aucune nuance sous l'appellation de "noirs" ( ... ) Il semble que les conclusions se dégagent d'elles-mêmes, non pas par une adhésion sans réserve à la notion d'apartheid, à vrai dire, elle aussi, mal connue, mais non plus par sa condamnation sans examen. » Cette introduction donne le ton d'un article par ailleurs tout à fait édifiant et instructif, pour des lecteurs avertis bien sûr. Mais l'hypocrisie de ces lignes sera bientôt manifeste pour tout un chacun, puisque le téléspectateur moyen vient d'apprendre enfin, après plusieurs mois de graves événements en Afrique du Sud, que jamais aucun journaliste de la télévision française n'a eu de visa pour se rendre sur place pour filmer quoi que ce soit. Rétrospectivement il apprend ainsi que tout ce qu'il a vu cet été est de seconde main, ce qui est, on en conviendra, le meilleur moyen de se former une « opinion objective » et de disposer d'informations qui ne [PAGE 3] soient pas « partielles ». Quant à ce fameux « apartheid », qu'on ne saurait approuver mais qu'il ne faut pas condamner... il vaudrait mieux, de toute évidence, n'en rien dire, puisqu'il est difficile, sauf pour certains virtuoses ou certains idiots, de parler pour ne rien formuler comme jugement ou comme opinion.

Nous sommes bien d'accord avec M. Raymond Morice : Ce qui caractérise l'information en provenance d'Afrique du Sud, c'est qu'elle est terriblement partielle. Il ne croit pas si bien dire la vérité. Dès le début des émeutes, les télévisions occidentales ont eu droit à un « scoop », qui leur a paru si saisissant que TF 1 ne l'a pas diffusé à moins de six journaux successifs. Ce n'était plus de l'information, c'était du pilonnage publicitaire. Il s'agissait du lynchage en gros plan d'une femme noire par la foule noire, scène d'horreur sanglante. Le choc émotionnel provoqué par ces images a empêché manifestement les spectateurs et les professionnels de l'information de s'interroger sur plusieurs points curieux. Comment se fait-il que la caméra se soit trouvée à point nommé en si bonne place ? Le hasard fait vraiment bien les choses. Nul n'a parlé de dizaines de lynchages. Ce règlement de compte quasi unique et en direct est vraiment trop beau, trop instructif, pour être autre chose qu'une exécution programmée et provoquée pour être enregistrée. Les Sud-Africains ne sont pas à un indicateur près et la manipulation des foules ne doit pas leur poser trop de problèmes. D'autant plus que l'image, trop précieuse pour ne pas être exploitée au maximum d'une façon didactique, était accompagnée de propos rapportés sans commentaire comme étant ceux des Blancs sud-africains à propos des Noirs : « Vous voyez comment ils sont ! Gentils en général, mais des bêtes quand ils se déchaînent... Et il faudrait leur donner le droit de vote ! » « Le poids des mots, le choc des photos », comme disent les professionnels de l'intoxication. A la même époque on a retrouvé, mais cela n'a pas été claironné dans les medias, et Paris-Match n'en a pas montré les photos, les corps calcinés de trois militants noirs contre l'apartheid. L'assassinat de Victoria Xenge s'est déroulé loin des caméras. Leurs assassins ont le droit de vote. L'information en provenance d'Afrique du Sud est décidément bien partielle et disproportionnée dans la mise en scène médiatique. [PAGE 4] Il faut bien dire en effet que dix enterrements ne valent pas un meurtre en direct. La comptabilité et même l'idée de la mort sont des choses abstraites. Les chiffres, pourtant éloquents, parlent peu à côté des images. Bien peu de choses ont été visibles de ce qui s'est passé en Afrique du Sud. Ce peu était encore trop. Désormais aucun photographe ne peut plus se rendre dans les zones interdites. On n'aura même plus droit aux enterrements pour se faire une idée d'une violence qui a jusqu'à présent échappé à une véritable représentation.

Reste le discours. D'une façon générale plus il est devenu vertueux, plus il est devenu confus. En gros, tout le monde est contre l'apartheid, mais personne ne sait ou n'explique ce que c'est. Contre ce discours « de principe », peu documenté, on se demande par quel mystère, la propagande sud-africaine a beau jeu. On a longuement vu et entendu tout le personnel diplomatique de l'ambassade d'Afrique du Sud, sur tous les écrans, toutes les ondes, interrogé par des journalistes singulièrement complaisants. Comme cela faisait quand même un peu trop propagande, même pour le plus naïf, il a fallu trouver des laudateurs plus spontanés. En dehors de Le Pen il n'y avait pas foule. Antenne 2 a quand même trouvé quelqu'un qui a été présenté comme un grand connaisseur des questions d'Afrique du Sud et qui a proclamé d'entrée de jeu qu'il y avait quelque chose qu'on ne disait jamais sur l'Afrique du Sud. Ouf, on allait enfin apprendre quelque chose, dans le désert d'explications sur ces événements auxquels personne ne comprenait rien. On a entendu alors affirmer gravement que tout ça c'était des bagarres entre Zoulous et Bantous. D'une part depuis des jours, des mois, des années (Voir le texte cité plus haut), on s'ingénie à nous répéter que les Noirs d'Afrique du Sud sont divisés et se battent entre eux. C'était un peu gros de présenter cela comme une révélation. D'autre part le fait qu'un grand connaisseur ignore que, si tous les Bantous ne sont pas des Zoulous, tous les Zoulous sont des Bantous, était quand même énorme et donne la mesure, en fait, de la totale ignorance du sujet, non seulement par le public, mais encore par les spécialistes de l'information que sont les journalistes, qui avalent des propos pareils sans sourciller. Le grand connaisseur en question, qui a, soit dit en passant, préfacé [PAGE 5] un livre sur l'information de M. Noël Mamère – tout ça se passe en famille – s'appelle M. Jacques Ellul. La spécialité de M. Jacques Ellul est le Droit, et accessoirement la Théologie. Il est docteur honoris causa de l'Université d'Amsterdam. Voici les qualités qui le désignent pour venir, à l'antenne, apporter sa contribution à l'écrasement des Noirs d'Afrique du Sud. Il y a la corde, les balles, il y a les mots du pieux M. Jacques Ellul.

Finalement de contre-vérité en hypocrisie, de racisme honteux en affirmation de bons sentiments, l'impression générale est celle d'une grande confusion. C'est ce que les spécialistes de l'information dénomment « complexité ». Combien de fois n'avons-nous pas entendu que le problème était « complexe ». Dans la gauche socialiste, on est moralement contre l'apartheid, mais on ne veut pas l'écrasement du régime sud-africain. Dans la droite classique, on n'assume pas un discours ouvertement favorable à l'apartheid, mais on veut que l'ordre raciste règne. Le résultat, dans un cas comme dans l'autre, est évidemment la fameuse « complexité ». Rien ne ressemble plus à l'une des deux positions que la seconde dans la pratique, à quelques gestes symboliques près. L'exécution de Benjamin Moloïse a permis de voir jusqu'où allaient le courage et la détermination des opposants à l'apartheid. La minute de silence de M. Fabius devant l'ambassade d'Afrique du Sud était vexante, et les Sud-Africains ne la lui pardonneront certainement pas, mais l'embargo sur les achats de laine et de charbon aurait été, lui, efficace, c'est-à-dire qu'il aurait contribué à sauver la vie à d'autres Moloïse. Un tel geste, dans son isolement, est peut-être théoriquement estimable et esthétiquement élégant, mais il est pratiquement maladroit puisqu'il ne fait qu'irriter la vindicte haineuse des Sud-Africains, sans rien rogner de leur puissance. Pour un simple particulier le geste aurait été beau; pour quelqu'un qui a, en principe, en main, les moyens de gouverner, il est un assez puéril aveu d'impuissance, imposée ou acceptée. Mais après tout le salut des Noirs d'Afrique du Sud n'est pas la vocation principale de M. Fabius, sachons lui gré de sa bonne volonté.

Par contre, en matière d'incantation, on sera plus sévère pour la prestation télévisée de M. Senghor, sur TF 1. On lui a fait lire, en effet, le message posthume de Moloïse, [PAGE 6] remerciant le monde entier du soutien qui lui avait été apporté, ce qui est d'une assez sinistre ironie, comme message, si on y réfléchit bien. Mais M. Senghor n'est pas homme à laisser percer la moindre ironie, fût-elle sinistre. Le vénérable grand sorcier a lu cela d'une voix chevrotante avec une componction d'où l'émotion était tout aussi absente, ce qui ne veut pas dire qu'il n'en éprouvait pas. Là n'est pas le reproche, non. Mais il a éprouvé le besoin d'y adjoindre un message de son cru qui mérite d'être cité. Il consistait en trois injonctions présentées directement : « Il faut que les Noirs d'Afrique du Sud continuent la lutte, il faut qu'ils se fassent tuer mais il ne faut surtout pas qu'ils haïssent. » Que diable reprocher à un message aussi évangélique ? Certains pourraient dire qu'il y a contradiction entre la première proposition et les deux autres. Lutter c'est chercher à sauver sa vie et il faut y être poussé par un minimum d'hostilité à l'égard de ce qui est ressenti comme nuisible. Mais c'est une vue grossière de la question parce qu'il y a une forme de lutte qui bannit en même temps le recours à la violence. M. Senghor est un disciple de Gandhi et de Martin Luther King. Mais, même dans ce cas, il y a dans ses paroles quelque chose en trop et quelque chose qui manque, pour que le message soit sans ambiguïté. « Se faire tuer » ne doit jamais être posé comme une nécessité, parce que le devoir élémentaire de l'homme est de protéger sa propre vie. Sacrifier sa propre vie est une option tellement contre nature, tellement extraordinaire qu'elle doit être laissée à la conscience de chacun. Gandhi et Martin Luther King ont été tués, ils n'ont jamais dit à personne de se faire tuer. D'autre part toute lutte, qu'elle soit violente ou non-violente, signifie avant tout la définition d'un objectif. Il faut et il ne faut que supprimer l'apartheid, c'est la seule chose qui vaille la peine d'être dite et répétée. C'est la seule chose que M. Senghor pouvait décemment dire, et qu'on aurait aimé entendre de lui. Le choix des moyens ne lui appartient absolument pas, ou alors il faut qu'il aille d'abord se faire tuer lui-même, s'il veut qu'on le prenne pour Gandhi ou pour Martin Luther King. Sinon on le prendra pour ce qu'il est, non pas un apôtre mais un bon apôtre, qui est à l'apôtre ce que la bonne volonté est à la volonté, c'est-à-dire sa négation même. [PAGE 7]

En réalité le message senghorien est celui de la grande peur blanche et rien d'autre. Parce qu'en fait de haine il y a effectivement quelque chose à dire, qui n'est jamais dit. L'apartheid n'est en effet que la haine institutionnalisée. Il n'est pas complexe de le dire, mais il est complexe de s'arranger pour ne jamais le dire. L'apartheid n'a qu'un mérite, c'est qu'il est le facteur qui détruit le plus radicalement les différences et les divergences entre les Noirs, au point que les tentatives pour les diviser sont vouées au plus ridicule échec, puisqu'il les englobe tous dans le même rejet. La lutte des Noirs est non-violente, pas par choix idéaliste, mais par nécessité. Mais rien ne peut les contraindre à demeurer éternellement la proie de la violence bestiale d'une idéologie contre nature. Ils ne supportent plus d'être enserrés dans les barbelés d'interdits déments : interdiction d'habiter, interdiction de circuler, interdiction de posséder, interdiction de parler, de penser, de vivre. Ils ne supporteront bientôt plus d'enterrer leurs morts.

Odile TOBNER