© Peuples Noirs Peuples Africains no. 46 (1985) 104-126



QUAND PAUL BIYA FAIT UNE OUVERTURE VERS MONGO BETI,
C'EST... UNE CHAUSSE-TRAPPE !

(suite)[*]

Mongo BETI

Où veut en venir le néocolonialisme ?

Le dessein du néocolonialisme en l'Afrique actuellement est d'abord négatif – peut-être même exclusivement négatif : enrayer l'apparent réveil du progressisme noir dont la victoire récente au Burkina-Faso est peut-être un signe avant-coureur, après plus d'une décennie d'assoupissement. Il n'est pas besoin d'être grand clerc pour recueillir le sentiment de lassitude quasi unanime à l'égard des dictateurs francophiles – « cela ne peut plus durer », c'est ce que la plupart des gens semblent se dire.

Comment en est-on arrivé là ? Examinons le cas du Cameroun. On est frappé tout de suite par la succession récente de deux phases contradictoires : d'abord une période de triomphe de la dictature francophile commençant en 1971, au lendemain de l'exécution d'Ernest Ouandié, puis, à partir d'environ 1979, une période de grand désarroi qui n'a pas pris fin avec l'éviction d'Ahidjo, bien au contraire, et qui a débouché dans une impasse devenue aveuglante avec le congrès de Bamenda, d'où est né le R.D.P.C., nouvel avatar d'un vieux parti créé trente ans plus tôt par le Dr Louis-Paul Aujoulat, un missionnaire [PAGE 105] français de droite, dont Paul Biya, succédant à Ahidjo, recueille ainsi l'héritage.

Il saute donc aux yeux de l'observateur averti que, au lendemain de la disparition d'Ernest Ouandié, les progressistes camerounais, selon une évolution qui touche presque toute l'Afrique, renoncent à l'option révolutionnaire. En fait, ils n'ont plus aucun projet, excepté la vague et intermittente songerie d'une invraisemblable négociation avec le maître, Giscard d'Estaing au François Mitterrand. Négociation parfaitement inconcevable, les progressistes camerounais n'ayant aucune carte en main, aucun atout, rien à monnayer ni à marchander, et qui, si elle avait lieu, se terminerait forcément par une reddition.

Des intellectuels sympathisants de Moscou, néo-staliniens, ont pris le contrôle de l'U.P.C. ou de ce qu'il en reste, qu'ils transforment peu à peu en une organisation d'opérette, selon une tradition jamais démentie. (Le propre des staliniens n'a jamais été de conquérir le pouvoir de haute lutte; leur génie, c'est, après avoir laissé faire par d'autres l'œuvre de conquête du pouvoir, de s'installer dans les appareils, de les noyauter lentement et méthodiquement jusqu'au phagocytage final.) Cette situation d'impasse suscite alors dans la diaspora une extraordinaire profusion groupusculaire, belle illustration de l'impuissance des oppositions, et en particulier de l'opposition progressiste.

A l'intérieur, les masses désormais désorganisées, orphelines, abruties par la propagande de la dictature, sont entrées dans une complète léthargie. La dictature s'y sent aussi à l'aise qu'un crocodile dans un marécage. Ses polices, visibles ou secrètes, les unités spéciales de son armée parcourent les profondeurs spongieuses de cette population sans plus rencontrer la moindre résistance. Pas un soupçon de grève, aucune grande manifestation de l'opposition, pas une publication qui ne relaie le discours du dictateur, donc celui du protecteur néo-colonial.

L'impression qui prévaut à la fin des années 1970, c'est que Ahmadou Ahidjo peut encore régner trente ans durant, en toute tranquillité, s'il le veut.

Sa démission le 2 novembre 1982 n'en est donc que plus déroutante. C'est que, derrière l'ordonnance de la [PAGE 106] façade, le régime créé par Ahmadou Ahidjo et ses conseillers franco-catholiques est dévoré par une peste sous l'effet de laquelle la société et l'Etat camerounais se trouvent aujourd'hui dans une totale décomposition dont le petit dictateur stagiaire Paul Biya ne semble même pas capable de prendre vraiment conscience. Cette peste, c'est la corruption.

Voici l'image qui, peut-être, rend le mieux compte du phénomène : Ahidjo a été imposé au peuple camerounais comme une greffe insérée dans un organisme animal. Il fallait empêcher le rejet, il a fallu neutraliser les systèmes de défense de l'organisme, qui s'est trouvé, du même coup, à la merci du premier microbe mortel venu. Ce fut la corruption.

Pourvu qu'on plût au maître ou qu'on lui fût si peu que ce soit apparenté ou qu'on pût se recommander d'un dignitaire du parti unique, on obtenait tous les privilèges matériels, psychologiques et moraux. Or le dictateur, bien isolé à son avènement, avait besoin de partisans. Il les a attirés comme des mouches par l'étalage de l'argent, des plaisirs. Mais il n'y en eut bientôt plus assez pour tous. Alors ce fut à qui se montrerait le plus artificieux à plaire au maître, à qui saurait le mieux flatter ses vices, prévenir ses angoisses secrètes, consoler son désespoir. Sengat-Kouoh, l'actuel bras droit de Paul Biya, brilla longtemps dans ce rôle de fou du roi auprès du précédent dictateur. Aussi devint-il rapidement un riche propriétaire immobilier à Douala, et même le premier dit-on, lui qu'on avait vu traîner ses guêtres d'étudiant miséreux à Paris pendant les années 1950, comme nous tous au demeurant.

Le congrès de Bamenda vient de démontrer, s'il en était besoin, que Paul Biya se propose de donner une nouvelle impulsion au système légué par Ahidjo. Y parviendra-t-il ? L'avenir seul le dira. D'ailleurs peu nous importe.

Il nous suffit de savoir que, à l'heure où j'écris ces lignes, la société camerounaise et l'Etat camerounais sont littéralement à l'agonie. Selon tous les témoignages, les services publics sont en voie de paralysie. Des bureaux de poste, par exemple, dans certaines grandes villes, ont été transformés en buvettes et les fonctionnaires refusent d'accueillir les usagers ou les rabrouent, à moins [PAGE 107] qu'ils ne les rançonnent. Rien d'étonnant alors si une lettre a besoin d'une semaine, souvent davantage, pour être acheminée de Douala à Yaoundé, distant de trois cents kilomètres.

Le système hospitalier a définitivement sombré dans le gouffre de la gabegie universelle. L'usage est établi depuis longtemps que les grands du régime et leurs parents viennent se faire soigner en France, comme « évacués sanitaires ». En se référant à l'état des équipements de santé pendant la dernière année de l'administration coloniale française, on ne peut hésiter à reconnaître, quelque honte qu'on en éprouve, que le pays a subi près de trente ans de régression, si ce n'est davantage.

Quant à la justice, mon avocat n'a pas manqué de me faire cet aveu : « Etant donné que vous êtes un exilé et, de surcroît, un opposant, vous perdriez le procès si j'engageais une instance, les magistrats de chez nous étant ce qu'ils sont... »

Toutes les valeurs probité, innocence, équité, compétence, dévouement, se sont évanouies; seule subsiste désormais la réussite, c'est-à-dire l'argent.

Mais ce que l'on a bien compris à Paris, mais apparemment à peine pressenti à Yaoundé, c'est que les mécanismes élémentaires de la société et plus encore ceux de l'Etat sont menacés de blocage à court terme.

Il est bien vrai que les multinationales occidentales ne peuvent prospérer dans un pays du tiers-monde sans une certaine anarchie, une certaine langueur des institutions politiques du pays dont elles exploitent les matières premières. Un Etat fort ne favorise pas l'obtention de superprofits. S'il est vrai que l'Etat national est l'organisateur de cette anarchie rampante, il ne fait pas de doute que les trusts étrangers l'y encouragent. Mais cette complicité de compères peut devenir irresponsabilité d'apprentis sorciers lorsque l'anarchie dépasse la limite tolérable pour la bonne marche des bonnes affaires. Cette limite est-elle atteinte en ce qui concerne le Cameroun ? Poser la question, comme on dit, n'est-ce pas y répondre ?

Comment redresser ce dérapage ? Comment rendre un peu de vigueur à l'Etat sans cependant l'ériger en un partenaire décourageant pour les multinationales ?

Comment retrouver un peu d'autorité, quand on porte [PAGE 108] le titre de président de la République du Cameroun, sans cependant adopter des postures qui pourraient effrayer Elf-Aquitaine, ou Péchiney, ou la C.F.A.O. ?

Paul Biya peut-il terrasser l'hydre de la corruption ?

L'un des effets de la corruption avec lequel le public camerounais a dû se familiariser, et qui est précisément le premier facteur d'anarchie, c'est l'écœurement des citadins, souvent lettrés, témoins de l'enrichissement scandaleux et immoral des enfants gâtés de la dictature. Ce sentiment, en passant par la démoralisation, une apparente résignation, aboutit à la désaffection, parfois à l'accord tacite d'une catégorie professionnelle pour saboter l'Etat devenu la propriété de quelques caciques. Le postier s'abstient impunément de venir au bureau, ou bien y vient à ses heures. Le policier recourt ouvertement au racket des petites gens pour joindre les deux bouts. Le douanier « fait des affaires » avec les grands businessmen au détriment du Trésor public. Le professeur d'université ou de lycée interrompt brusquement ses cours et disparaît dans la nature, abandonnant ses étudiants à eux-mêmes. En effet, la promotion et l'avenir de chacun dépendent de son appartenance ethnique, de sa carrière dans le parti unique, de la protection d'un puissant, mais à peu près jamais de sa relation avec le statut de son corps, quand statut il y a.

Comment Paul Biya ramènera-t-il ces gens au respect de leur contrat ? Par la coercition ? C'est une arme dont le précédent autocrate avait abusé et qui, de ce fait, s'est émoussée.

Restait la psychologie, la persuasion, en un mot la politique, laquelle, comme chacun sait ou devrait savoir, se décompose en une théorie et en une pratique.

Sur le plan de la théorie, Paul Biya, qui n'y avait guère de mérite, étant l'héritier d'une culture qui se réduit pour l'essentiel à l'oralité, à l'art de jongler avec le verbe, a fait merveille, malgré sa petite voix chevrotante de retraité entrant dans l'hiver de sa vie. Mais en ne joignant jamais le geste à la parole, en n'accordant point de place à la pratique, le successeur d'Ahidjo a vite fait de démonétiser son discours. Paul Biya s'est révélé incapable de [PAGE 109] mettre en pratique, si peu que ce soit, le moindre de ses slogans, qu'il s'agisse de l'austérité, de la moralisation ou du renouveau. Après bientôt trois années de pouvoir et de remue-ménage de simple rhétorique, le nouvel autocrate n'a mis à son actif aucune réelle réforme. Autrement dit, il se trouve enserré dans un nœud de contradictions qui le condamnent à la paralysie. Son drame montre que rien ne peut être changé aujourd'hui au Cameroun sans faire face à cette marée marécageuse qu'est la corruption. De quelque côté que le pauvre Paul Biya se tourne, il s'aperçoit qu'il doit l'affronter, y compris et peut-être principalement dans la personne de ses proches, s'il prétend offrir quelque crédibilité.

A peine discourt-il longuement et non sans séduction sur les vertus du libre débat d'idées, dès le lendemain, Senga-Kouo, son ministre de l'Information et de la Culture, fait saisir des ouvrages chez les libraires les plus audacieux, adresse des menaces à d'autres, en somme fait entendre à chacun que rien n'est changé. Paul Biya fait-il mine de prêter une oreille attentive aux demandes de pluralisme dont la clameur se fait de plus en plus retentissante, aussitôt un autre héros de la corruption, un certain Mengueme, fait arrêter Jean-Paul Sendé, un médecin de soixante ans, connu pour être un opposant de longue date.

Entre gouvernants et gouvernés, au Cameroun, comme ailleurs souvent, les mots sont devenus inopérants, et les signes le seul langage significatif ; les signes, c'est-à-dire les symboles. Deux hommes du régime Paul Biya symbolisent la corruption triomphante : Senga-Kouo, le ministre de l'Information et de la Culture, et le nommé Mengueme, ministre de l'Intérieur. Ces deux personnages ne sont pas seulement puissants par les charges publiques, ils ont aussi la haute main sur le parti unique de Paul Biya, le R.D.P.C. (le Rassemblement démocratique du peuple camerounais).

Dans la mesure où elle peut s'exprimer, l'opinion publique, depuis de longs mois, a clairement fait comprendre qu'elle considérait la disparition de ces deux diplodocus fossiles de la précédente dictature comme le test par excellence de la crédibilité du président. Dans le même temps, Paul Biya souffrait que ces deux personnages le défient et le persiflent, mieux encore, il favorisait leur [PAGE 110] ascension. C'était avouer qu'il n'était pas en mesure d'accomplir la mission qu'il s'était assignée dans le contrat conclu avec le peuple camerounais à son initiative. Incapable de répondre à l'attente des Camerounais ainsi qu'aux impératifs de survie de l'Etat, Paul Biya devrait démissionner s'il avait un peu d'honnêteté, et surtout de liberté de mouvement.

Mais un dictateur, fût-il aux abois, ce qui semble être désormais le cas de Paul Biya, dispose toujours d'une arme miracle : la mystification. Incapable de faire disparaître la corruption et les corrompus, Paul Biya va du moins tenter de les faire oublier par l'illusion, la mise en scène, la duperie.

Paul Biya, un vrai président ?

On lui a dit que bafouer la morale en politique est le fait des grands hommes d'Etat; il l'a cru, à tort bien sûr. Paul Biya ne serait de toute façon que le Machiavel du pauvre et de l'analphabète. Le cynisme sans la profondeur de méditation, la pénétrante intuition des plus lointains horizons, n'est qu'un travers de médiocre, la mesquinerie d'un fantoche, cette malédiction africaine.

Ce ne sont pas les vingt ans passés à lécher les bottes d'Ahmadou Ahidjo qui lui auront donné le courage de la lucidité, ni encore moins sa longue formation sous la férule d'une congrégation missionnaire stupidement rétrograde.

Jeune étudiant, à cet âge où d'autres trépignent d'enthousiasme créateur, d'ambition compétitive, il opte, lui, pour la seule grande école française où l'on entre sans concours, l'Ecole nationale de la France d'outre-mer (E.N.F.O.M.); elle forma longtemps à l'usage des colonies africaines des administrateurs blancs pétris d'arrogance, mais compétents; désormais elle produisait de hauts bureaucrates accroupis, les sommités creuses dont le néocolonialisme avait besoin.

Durant son séjour en France, il ne connaîtra guère que les allées d'un campus, en plus de la chambre où il restera toujours terré à une époque où il ne se passait point de mois, guère de semaines sans une grande manifestation d'étudiants anticolonialistes dans Paris – ce qui ne [PAGE 111] l'empêchera pas, une fois nommé président par son prédécesseur, de répandre des rumeurs trop flatteuses pour être catholiques sur son passé militant.

Au début des années 1960, s'apprêtant à rentrer au Cameroun, il va consulter Abel Eyinga qui vient de vivre dramatiquement les débuts de l'indépendance, au meilleur poste d'observation qui soit, directeur de cabinet du Premier ministre.

– Crois-tu, lui demande Paul Biya éperdu d'anxiété, qu'il soit possible là-bas à un modeste technicien de l'administration d'accomplir sa besogne tranquillement, sans être forcé de se mêler de politique ? Crois-tu qu'on m'y autoriserait ?

Il ne nourrit point alors d'autre dessein que de mener une petite vie bien pépère de rond-de-cuir aux appointements réguliers, loin des tumultes et des clameurs de la politique. Cet effacement n'est point modestie ni discipline, mais un instinct profond, la pente naturelle et irrésistible d'un anti-héros.

Pour son malheur, Paul Biya est trop bien noté dans le fichier constitué à l'aumônerie des étudiants catholiques coloniaux de Paris, sur ordre de Louis-Paul Aujoulat, le créateur d'Ahmadou Ahidjo et du conservatisme camerounais, l'homme qui fit et défit jusqu'à sa mort en 1973 les carrières des hauts fonctionnaires camerounais. Père Joseph opiniâtre, haineux, pathologiquement antimarxiste, Louis-Paul Aujoulat, auparavant missionnaire laïque, s'était ménagé dès les premiers signes de l'inéluctabilité de l'indépendance un vivier de rêve en faisant sortir des séminaires du Cameroun des cohortes de jeunes gens où figurait précisément Paul Biya, et en en remplissant les universités françaises à partir de 1957 avec l'intention avouée de les dresser comme un barrage infranchissable sur la route des « communistes » de Ruben Um Nyobé. Ceux qui se sont figuré que Paul Biya allait légaliser l'U.P.C. ont bien montré par cette naïveté leur ignorance du background des luttes politiques au Cameroun. Homme de réserve, de tradition, de fidélité, où trouverait-il la force de rompre avec le cocon de préjugés, de fantasmes et de chimères au sein duquel il a toujours vécu replié, en bon petit élève respectueux de ses maîtres. L'avenir montrera que, loin de songer à faire une fleur à l'U.P.C., Paul Biya a pour mission impérative, dans le [PAGE 112] droit fil du djihad proclamé par le prophète missionnaire Louis-Paul Aujoulat, d'exterminer les progressistes jusqu'au dernier, usant du bâton ou de la carotte selon les circonstances.

C'est Louis-Paul Aujoulat qui introduit Paul Biya auprès de son ami et ancien protégé, Ahmadou Ahidjo, devenu président de la République du Cameroun. Là, sa docilité, sa disposition à avaler les couleuvres, sa bassesse rassurent le maître et vouent le jeune haut fonctionnaire aux missions de confiance, puis aux charges les plus élevées. Bien qu'il fût totalement ignorant en latin, son ancien protecteur n'avait pas tort de s'écrier : « Tu quoque, fili mi ! » quand leur brouille se fut envenimée. C'est vrai qu'il lui devait tout. De son seul chef, jamais Paul Biya n'eût eu le cœur de rompre avec l'ascendant exercé sur lui par son prédécesseur trop longtemps craint et vénéré; il aura fallu, pour le libérer de ce charme redoutable, la malice d'un vieux routier de ses amis, Sengakouo, ainsi que l'exhortation assourdissante de l'opinion publique.

Comment cet homme très ordinaire assumerait-il le destin d'un jeune pays plein de vigueur, éclatant de jeunesse, qui est virtuellement la première puissance de l'Afrique centrale, et d'ailleurs déjà traitée manifestement en rivale par la France qui se prétend sa protectrice ?

Paul Biya serait peut-être un bon président d'Andorre ou du Liechtenstein ou de tout autre minuscule Etat assoupi dans le confort repu de ses populations vieillissantes; à la tête du Cameroun, il ne cessera sans doute pas de nous étonner par ses allures de Pierrot lunaire, et cependant malfaisant quand il se prend pour un grand chef.

Quelles premières mesures indispensables les Camerounais attendent-ils d'un vrai président du Cameroun ?

D'abord qu'il réhabilite immédiatement le vrai père de la nation en baptisant Umnyobéville la capitale du pays. Qui peut croire que Paul Biya soit capable de cet acte audacieux, mais souhaité par les Camerounais ?

Un vrai président voudrait ensuite gagner le respect de ses concitoyens en se faisant élire librement, s'il ne l'est déjà. Il n'y a rien eu de sérieux jusqu'ici, n'en déplaise aux griots, dans les élections organisées par les [PAGE 113] dictateurs de Yaoundé, et aucun homme politique respecté n'a pu en sortir. De tels dirigeants n'ont point d'autre charisme que les polices qui assassinent et l'armée qui écrase. Il y a élections libres lorsque les candidatures sont spontanées, diverses et rivales; encore faut-il que le citoyen puisse entrer sans contrainte dans l'isoloir et choisir en son âme et conscience l'homme ou la femme qu'il juge le meilleur pour la charge publique concernée. S'accrocher aux pratiques de fraude et de terreur du parti unique, c'est avouer qu'on redoute la libre compétition, parce qu'on n'est pas le meilleur.

Un vrai président convoquerait enfin les dirigeants des firmes étrangères opérant sur le territoire national et les forcerait à rendre des comptes publics, l'une après l'autre. Témoigner de la déférence à Elf-Aquitaine, comme le fait Paul Biya, c'est montrer qu'on est sous influence. Un vrai président du Cameroun doit avoir les coudées totalement franches.

Ce n'est pas cette voie qu'a empruntée Paul Biya, bien au contraire.

Les armes de la faiblesse et de la médiocrité

Il s'est saisi des armes de la faiblesse et de la médiocrité, mettant ainsi le doigt dans un engrenage toujours fatal aux dictateurs.

A une opinion avide de vertu, de rigueur, de droiture, d'incorruptibilité, pourquoi, à défaut de satisfaire ces nobles aspirations, ne pas jeter en pâture un nom depuis toujours synonyme d'intransigeance et d'intégrité ? Quoi de plus facile dans un pays où les moyens de propagande de l'Etat sont illimités ?

Séjournant à la cour du sultan de 1969 à 1976, à l'époque précisément où Paul Biya était grand vizir, Hervé Bourges, étranger providentiel, n'en avait-il pas familiarisé les favoris avec les sortilèges de la désinformation, le dernier chic, le fin du fin de la propagande moderne ? Pratique à l'appui, comme jadis les sophistes, il enseignait qu'on peut faire du vrai avec le faux et du faux avec le vrai, et que tout est dans tout et réciproquement; il suffit des prestiges de l'art. A son avènement, on vit [PAGE 114] Paul Biya renouer précipitamment avec le magicien étranger dont les nécessités l'avaient un temps séparé.

A elle seule, l'arrivée d'un homme symbolisant la lutte sans merci contre l'ancien dictateur, aujourd'hui universellement honni, créerait dans l'opinion un choc de nature à accréditer non seulement le Renouveau, emblème du nouvel autocrate, mais aussi la rumeur déjà largement répandue de son ralliement. Les médias locaux, tous à la botte de Paul Biya, n'auraient plus qu'à enfoncer le clou en dépit des protestations probables du personnage, combien faciles à étouffer.

L'art de gouverner est-il autre chose ? Que d'avantages politiques n'entraînerait une telle situation ? D'abord d'autres opposants prestigieux ne tarderaient pas à prendre le « chemin du bercail », comme disent en mauvais français les griots du dictateur stagiaire. Le courant deviendrait vite irrésistible comme une coulée torrentueuse : l'opposition extérieure, désespoir du néocolonialisme, serait enfin réduite, sans aucune concession politique. Une telle issue n'a-t-elle pas été de tous temps la chimère des dictateurs de Yaoundé et de leurs protecteurs occidentaux ?

La pire hypothèse, car il faut tout prévoir, serait qu'il fallût mettre le nouveau venu à l'ombre, histoire de réprimer ses criailleries, ou répondre aux interrogations de la presse étrangère, le personnage n'étant pas de ces êtres anonymes qu'on jette à la trappe sans façon. Eh bien, il n'y aurait qu'à recourir à une fable familière aux dictateurs francophones et dont un général Eyadema use et abuse chaque fois qu'il fait enlever les opposants togolais exilés à l'étranger : ils ont été très heureux de retrouver l'air du pays et demandent surtout qu'on leur f... la paix.

Il se trouve toujours dans la grande presse internationale, même de gauche, des journalistes pour suggérer à mots couverts qu'après tout une telle version n'est pas forcément mensongère, compte tenu des insondables mystères de l'âme africaine. C'est le refrain qu'entonnait alors un Philippe Decraene du temps où il était le grand manitou de la rubrique africaine du Monde, et répétait que les conflits politiques africains se terminent toujours par des dénouements aussi brusques qu'inattendus.

En chatouillant la fibre raciste enfouie plus ou moins [PAGE 115] profondément en tout Occidental, on discrédite d'avance ceux qui pourraient prétendre que de tels ralliements sont trop stupéfiants pour ne pas laisser soupçonner des pressions devenant peu à peu intolérables pour celui qui les subit. L'histoire récente de l'Afrique est ainsi jalonnée de drames énigmatiques sur lesquels il est utile de s'arrêter, car leur succession ne manquera pas de se poursuivre.

En 1968, Pierre Mulele fut fusillé la nuit qui suivit son arrivée à Kinshasa; il s'était subitement rallié à son pire ennemi, le général Mobutu. C'était sans doute un homme politique naïf, mais trop dangereux, vivant, pour le dictateur zaïrois, car c'était un authentique révolutionnaire. Kashamura, puis Kamitatu aussi, l'un après l'autre, se rallièrent brusquement; il ne semble pas qu'ils aient été fusillés; le fait est pourtant que l'on en a peu entendu parler ces temps-ci. Opportunistes, moralement incertains, idéologiquement hésitants, ils représentent, certes, une faible menace pour Mobutu.

En 1971, Germain M'Ba, qui s'était rallié brusquement, lui aussi, au président Bongo, son pire ennemi, est assassiné une nuit en pleine rue, dans le centre même de Libreville, par deux mercenaires blancs qui l'abattent à coups de pistolet, et emportent le corps. Il faut lire le récit de ce meurtre révoltant dans Affaires africaines de Pierre Péan.

L'affaire du Centrafricain Abel Goumba, que nous avons évoquée à plusieurs reprises dans ce récit, n'est finalement qu'une variante de ce schéma. On peut aussi ajouter le cas, plus récent, du Zaïrois Nguza Karl I Bond.

A propos de ces personnalités et d'autres semblables, la question s'est posée chaque fois de savoir comment elles avaient pu se résoudre à retourner auprès d'un tyran que le sang n'effrayait nullement, après lui avoir déclaré la guerre et sans avoir obtenu un véritable gage d'institutionnalisation de l'opposition. Presque toujours on laissait entendre dans la presse occidentale que leur consentement était hors de doute. Il est même arrivé que l'on produise des documents établissant que les victimes (car, tôt ou tard, ces ralliés tombent dans quelque chausse-trappe fatale) avaient négocié de longue main leur retour. Même quand le rapt était flagrant, ainsi qu'il en est allé avec les fils d'Olympio enlevés à Paris par des espions du [PAGE 116] général Eyadema, une certaine presse en France réussit à glacer les élans de solidarité de militants de gauche en jetant dans leur esprit un soupçon de complicité entre les victimes et leur bourreau.

Si jamais une telle mésaventure m'arrivait, mes amis du monde entier doivent savoir que je n'ai jamais, quant à moi, toléré la moindre ambiguïté à l'égard de ces dictateurs qui se sont succédé à Yaoundé, dans une continuité qu'illustre à merveille l'affaire que je suis en train de relater. Jamais je n'ai accepté l'idée ni, a fortiori, pris l'initiative de contacts secrets avec aucun des dictateurs.

A l'avènement de Paul Biya, dont le processus m'a tout de suite paru plus que suspect, j'ai proclamé et écrit que, si le nouveau président entendait vraiment se démarquer de son prédécesseur, que j'avais combattu sans trêve pendant vingt-cinq ans, il lui suffisait de promulguer une loi d'amnistie générale et inconditionnelle, d'officialiser le pluralisme des partis politiques et de fixer un délai pour des élections libres.

Sur ces trois points, ma position n'a pas varié, et ne variera pas. C'est bien pourquoi le nouvel autocrate qui n'avait rien à m'offrir en politique, a recouru à la perfidie pour m'attirer au Cameroun. Les dictateurs africains ne survivent que protégés par l'arbitraire et la violence. Paul Biya n'a jamais douté qu'il serait balayé à la première velléité de libéralisation; ses protecteurs non plus.

Je publie ci-dessous les extraits de la correspondance d'un brave garçon, un peu simplet, dont le français n'obéit malheureusement pas aux normes recensées par M. Grévisse; ces extraits établissent d'une façon lumineuse que l'initiative du complot dont je suis la victime, avec Peuples noirs-Peuples africains, la revue que j'ai fondée et que je dirige, vient sinon du dictateur stagiaire Paul Biya lui-même, du moins de gens qui lui sont très proches, comme le nommé Senga-Kouo, ministre de l'Information et de la Culture[**]. L'hameçon des comploteurs est encore la visite qu'on me propose de faire à ma mère dont on sait que je suis séparé depuis vingt-cinq ans alors. A ce [PAGE 117] stade, les exigences du petit dictateur stagiaire sont encore modestes; on se souvient que, plus tard, au stade d'Elundu Onana, dès qu'il se croira en position de m'adresser des injonctions, il m'ordonnera de gagner le Cameroun sans délai, en abandonnant à Rouen ma femme, mes enfants, ma profession, ma maison, sans parler de la revue pour laquelle je me dépensais alors depuis sept ans – les dictateurs stagiaires ne doutent décidément de rien.

Voici donc la correspondance de Louis-Marie M'Barga Owona.

Douala, 18 mai 1984

          Mon cher beau-frère[1],

Je suis très joyeux de te faire ce mot (qui) sans aucun doute te surprendra. Je suis le mari de ta sœur Ngangondo Olive avec laquelle nous avons eu 12 enfants, 7 garçons et 5 filles.

De suite, je dois reconnaître que c'est grâce à ton intervention en 1958 lors de mon déplacement à Akométam et au moment où je m'étais rendu pour solliciter l'établissement d'acte de mariage que je dois de toi une parfaite reconnaissance.

Aussi grâce à mon ami de tous les jours M. Eloundou Onana Jérôme que j'ai eu votre adresse. Pour le moment je ne sarais[2] pas trop long, j'ignore si mon mot te parviendra. En bref, du côté de ma belle famille, les gens vont assez mieux, sauf que la veuillesse[3] les menace actuellement. Les mamans sont un peu mieux.

Comment va ta famille ? Combien d'enfants as-tu eu ?

Je t'embrasse cordialement et espère te lire très bientôt.

Ces lignes n'ont guère besoin de commentaire. On [PAGE 118] retiendra cependant que, malgré nos liens de parenté, mon correspondant et moi-même nous sommes perdus de vue depuis 1958, année où, me trouvant en vacances dans mon village, j'ai plaidé sa cause dans notre famille, alors qu'il s'efforçait d'emmener définitivement sa fiancée, sans cependant pouvoir verser la totalité de la somme qu'on lui demandait, selon la tradition de la dot. Il ne décide pas de son propre chef de m'écrire; c'est Elundu Onana qui l'y pousse en même temps qu'il lui donne mon adresse. M'Barga Owona ne l'avoue pas explicitement, mais on le devine.

Je réponds par quelques lignes à sa lettre, dans l'intention surtout de saisir l'état des esprits parmi les classes populaires camerounaises. Voici la suite :

Douala, 17 juin 1984

          Cher Alexandre,

Vraiment j'ai été très satisfait de ta lettre du 2 juin courant, il faut avoué que je ne m'y attendais pas, pour la bonne raison que personne ici au Cameroun ne recevait jamais de tes lettres. Parfoit, j'apprenais que tu ne vivais plus. Dieu mercie, tu vie finalement...

Au village, je me suis rendu voir ta famille. Vraiment, Alexandre, fait quand même un sacrifice pour venir voir ces gens. Ta mère est déjà trop veuille[4] et trop fatiguée, ta sœur aussi, elles ont pleurés. Et comme un rêve, elles ont appris avec trop de surprise que non seulement tu m'as écrit, mais aussi que tu vis[5]. ..

A Yaoundé, j'ai rencontré le Ministre Singa-Koo de l'information et de la Culture, je lui ai demandé si ton retour au Cameroun, même à titre de visite familiale causait des problèmes au régime Biya. Il m'a confirmé que non, au contraire vous êtes des hommes qu'ils leur faut. Mais vos manières de voir des choses à travers leur cause des ennuis[6]. Il faut donc se présenter et être présent au Cameroun et constater les choses sur place... [PAGE 119]

Biya a une volonté de combler ce temps de misères et de vides, mais il ne parviendra que parce que le peuple camerounais est derrière lui, parce que il a l'amour de son pays. Mais alors, mais alors, il lui faut des gens comme toi...

Je trouve mieux qu'on ne peut pas discuter un match en dehors du terrain. Tu as intérêt de voir l'ambassadeur du Cameroun en France et lui demander que tu veux faire un tour voir ta famille au Cameroun...

Je te pose donc cette question : Alex, qu'est-ce qu'il me faut faire au niveau du Cameroun afin que tu puisse venir au moins rendre visite aux tiens ? Et quand pourras-tu venir ?...

Je vais bien t'envoyer quelques extraits des journaux paraissant au Cameroun, soit critiquant Biya ou parlant des atroces[7] d'Ahidjo. On commence a en avoir la liberté d'expression. Mais tous nous voulons aider Biya pour soutenir ses tèses de renouveau, de moralisation et de conscience en nous même...

Sur le moment, je ne fus pas du tout troublé par quelques indices pourtant significatifs, tels que l'énorme mensonge concernant la prétendue visite auprès de ma mère, ou l'orthographe fautive du nom de Senga-Kouo. C'est surtout l'allusion à une rencontre avec ce dernier qui aurait dû me mettre la puce à l'oreille : il était peu vraisemblable que Senga-Kouo, personnage assez snob, reçût souvent la visite d'aussi humbles citoyens que mon correspondant, petit employé du commerce, à moitié analphabète. En fait, c'est Elundu Onana, relayant lui-même Senga-Kouo, qui s'exprime par la plume de Mbarga Owona. Il faut dire que c'est fait très habilement, car, somme toute, les dissonances que je viens de signaler n'ôtent pas au texte un certain accent d'authenticité et de spontanéité. Ce qu'il faut retenir surtout, ce sont les deux questions posées par le pouvoir sous la plume anodine et familiale de mon correspondant : [PAGE 120]

a) qu'est-ce que je dois faire pour que tu viennes rendre visite à ta mère (autrement dit : prends donc l'initiative de contacts avec le régime) ?

b) quand comptes-tu venir (sous-entendu : nous projetons de t'envelopper dans une manœuvre astucieuse, ah ! ah !) ?

Je répondis en exposant patiemment que mon arrivée au Cameroun aurait des implications politiques et que je ne ferais un tel voyage qu'à certaines conditions, que Paul Biya connaissait d'ailleurs déjà parfaitement.

– Contacte qui tu veux, lui écrivis-je pour finir, si cela te fait plaisir, mais ne laisse croire à personne que c'est moi qui t'envoie, parce que, personnellement, ce que j'attends de Paul Biya n'a nul besoin de contacts secrets : il suffit d'une déclaration publique.

Yaoundé ce 28/6/84

          Mon cher Alexandre,

... De mon séjours à Yaoundé, j'ai rencontré un cousin du village, Mballa Mendouga Paul, qui travaille à la Présidence de la République à Yaoundé. Au cours de nos entretiens, il m'a confirmé qu'il détenait une liste de certains Camerounais qui se trouvent à l'étranger et dont les mesures ne sont pas encore relevées[8]. Mais que pour toi Biyidi (Mongo Beti) est libre de revenir au Cameroun sans aucun problème.

Douala, 6/7/84

          Mon cher Alexandre,

Je saisis encore une fois de plus (l'occasion ?) de te faire signe de vie. Nous nous portons tous bien physiquement...

Mais ce que je puis te dire et te recommander, c'est de taire tout pour venir rendre, peut-être une dernière visite à tes parents qui ont suffisamment soif de toi.

Durant mon petit séjours à Yaoundé, j'ai eu l'occasion [PAGE 121] de rencontré Mr Onambélé Seraphin[9], qui m'a confirmé que tu es libre de faire un tour au Cameroun.

En plus de ça, j'ai à nouveau rencontré Essissima Mimfela Joseph, chef de service des Relations Extérieures au Ministère des Affaires Etrangères qui m'a dit que tu es libre de venir au Cameroun, bien que tu aie une citoyenneté française.

Alexandre, ta maman actuellement est trop fatiguée et a besoin de te voir avant qu'elle meurt. C'est ce qu'elle me dit souvent.

Cet appel à rendre visite à ma mère, revenant comme une idée fixe, commence enfin à me paraître suspect et à m'agacer. Mais je n'en dis encore rien à mon correspondant, attendant le bon moment pour rompre avec ce trop indiscret personnage.

Douala, 19 juillet 1984

... Ta dernière lettre m'a beaucoup plu. Il y a des choses dans l'ensemble qui sont fondées. Je ne te donne pas tord. Mais, je me demande comment tu dois faire pour venir voir tes vieux parents, ta (mère ?) ne cesse de me demander si oui ou non tu ne pourras faire un sacrifice pour venir la voir puisqu'elle va déjà a ses derniers jours... Nous aussi, nous sommes étonnés et inquiet, pourquoi ! Jusqu'ici le Président Biya ne prend pas un décret pour l'amnistie totale et inconditionnelle pour les prisonniers et les exilés. Vraiment je n'en sais rien. Je vais me rendre à Yaoundé à la fin de ce mois pour aller rencontrer le ministre Singa-Koo. Moi je prépare un entretien assez approndi[10] avec lui. Et dès mon retour, je te tiendrai informé sur tous les sujets qui seront abordés, particulièrement te concernant.

Après lecture, je suis plutôt satisfait de moi; j'ai inspiré à mon correspondant, homme du peuple, le doute [PAGE 122] au sujet de l'attitude de Paul Biya : pourquoi, en effet, ne proclame-t-il pas l'amnistie ? Qu'est-ce qui le retient ? Quel jeu joue-t-il ? Est-il vraiment libre de ses mouvements ? Que le petit peuple en vienne à se poser ces questions, voilà une très bonne chose.

Douala, mardi 31 juillet 1984

          Mon cher Alexandre,

... Je dois me rendre à Yaoundé ce vendredi 2-8-84 rencontré Onambélé Raphaël que tu connais bien d'ailleurs, il est à la Présidence de la République. Notre entretien a ton sujet me donnera certainement des éclaircissements pour ton cas. Après, je sarais[11] en conversation direct avec Singa-Koo pour le même sujet, après avec Mbarga Nguélé Martin, le délégué général à la Sûreté, mon promotionnaire de la police. Ils sont tous les vrais bras de Biya. Ils ne peuvent manquer de me faire signe, si ta présence au Cameroun à l'heure actuelle peut causer des (ennuis ?) au régime.

Douala, 16-8-1984

         Mon cher beau-frère,

... Je devais rencontrer certains responsables de la Présidence tel que le Directeur du Cabinet Civil du Président, un parmi les secrétaires généraux de la Présidence, Owona Adalbert, le directeur-adjoint de la Sûreté Nationale, un confrère des Affaires Etrangères, pour parler non uniquement du cas Biyidi, mais des intellectuels de l'étranger qui ne viennent pas encore au Cameroun après que Biya aie pris le pouvoir.

Dès mon arrivée samedi à la présidence, j'ai été très bien reçu sans inquiétude ni remarquer que quelqu'un veut me filer. Je suis un ancien du métier d'ailleurs. Nous nous nous sommes réunis dans le bureau très grand de ton cousin Adalbert, j'ai posé des questions trop bisards[12] à savoir : qu'attend Biya pour proclamer une amnistie générale et inconditionnelle. Qu'attendez-vous pour le lui dire ? Vous attendez quoi pour modifier certains textes [PAGE 123] de la Constitution (bien sûr il y a assez)[13]. Ces exilés viendront comment ? sans qu'il y est des garanties ? Avez-vous peur de quelqu'un pour prendre des décisions ? ...

Alors, ils m'ont écouté, ils prenaient note et ça sans prononcé le nom d'un intellectuel qui se trouve à l'étranger. Mais c'est par après qu'ils se sont prononcé en prenant par exemple ton cas. Ils m'ont dit que Biyidi combattait Ahidjo et non Biya, et même d'autres exilés, ce serait une victoire pour Biya si ces gens revenaient au Cameroun, même à titre de visite familiale, pour quelques jours. Non seulement qu'ils feront tout pour vous recevoir, mais jusqu'à rencontrer le Président de la République. Ils m'ont affirmé que particulièrement Mongo Beti n'a pas à s'inquiéter quand à son retour au Cameroun. Mais aussi à d'autres Camerounais qui veulent le faire. A cet effet, Adalbert m'a dit qu'il doit venir en France et ne manquera pas de te rencontrer. Et je te prie de le recevoir[14]. En plus, ils m'ont chargé d'une mission pour te demander de faire ceci. Sans complexe, sans rivalité, sans arrière pensée. Mais par amour de ta famille, par soit des tiens, par pitié de la pauvre Maman. Veuille faire un petit mot personnel au Président Biya Paul, en lui informant comme suit : Mr. le Président de la République Paul Biya, [PAGE 124] c'est depuis 26 ans que je n'ai pas vu ma famille et ma veuille mère. Je viens au Cameroun telle ou telle date pour leur rendre visite. Et tu verras la réponse. Je leur ai dit que je t'en parlerais. Et nous tous, nous t'attendons pour le faire, je t'en prie. Alexandre la veuille a tellement besoin de te voir, ça ne va pas, elle est déjà trop fatiguée ...[15].

Le reste de la lettre est d'une telle vulgarité de sentiments, tellement révélateur de la bassesse d'âme de ceux qui l'ont inspiré sinon mijoté que je n'ose le reproduire, tremblant à l'idée qu'un texte aussi abject puisse servir à juger les Africains en général – c'est d'ailleurs à l'occasion de cette lettre que je rompis, comme je l'ai dit au début, avec mon correspondant, convaincu désormais qu'il n'était que le pitoyable instrument d'Elundu Onana et, au-delà, de Senga-Kouo, pour ne pas remonter plus haut.

Les dirigeants camerounais actuels, fils de paysans, de catéchistes, de lampistes de l'administration coloniale, en somme péquenots à peine dégrossis pour les meilleurs par de médiocres séjours dans les universités, au demeurant en proie à une sourde panique, ne sont certes pas hommes à faire dans la dentelle. D'autre part, en se mettant à leur place, on imagine sans peine l'importance des enjeux de leur tentative, dont certains ont déjà été évoqués. Dans un pays qu'empoisonnent les rivalités tribales, ils se heurtent à une résistance tacite, à une sorte d'inertie, l'ethnie qu'ils représentent n'ayant pris aucune [PAGE 125] part à la lutte pour l'indépendance, à l'exception de quelques individus, dont moi-même. La caution de ma présence là-bas leur conférerait une légitimité qui leur manque cruellement. Eclaboussés presque tous par la corruption qui, telle une marée de boue, a submergé la société camerounaise, ils se figurent que le compagnonnage d'un homme exempt de reproche les dédouanerait – car, dans leur idée, je ne pourrais éviter de me commettre avec eux, appartenance tribale oblige. Enfin le malaise d'une opposition intellectuelle virulente s'atténuerait peut-être.

Mais rien dans tout cela ne justifie un tel étalage de grotesque et d'odieux à la fois dans le chantage aux plus nobles sentiments de l'être humain ni une méconnaissance si grossière des premiers postulats de la psychologie. Je décèle dans cette rigidité présomptueuse et cette absence de réalisme, qu'on retrouvera intactes dans l'affaire Elundu Onana, le mépris paranoïaque, je ne sais quelle arrogance outrageante à l'égard non pas tant de ma personne que pour ce qui, en moi, relève du symbole, appelle le préjugé – peut-être pour la couleur de ma peau. Il m'apparaît clairement aujourd'hui que cette phase de la manœuvre était déjà d'une inspiration extérieure au Cameroun. Je crois y reconnaître la signature de mes bons amis mais éternels rivaux de la maffia ex-foccartiste devenue national-tiersmondiste de Paris.

Je crois comprendre ce qui a pu se passer. L'accession de Paul Biya a sans doute été organisée par quelque brain-trust de technocrates nationaux-tiersmondistes, présomptueusement persuadés d'en tirer une chaîne de réactions toutes à l'avantage du néocolonialisme, en particulier le torpillage de l'opposition intellectuelle camerounaise. Quand le cours des événements a commencé à leur échapper, ces messieurs se sont avisés de donner un coup de pouce pour redresser le satellite qu'ils croyaient avoir définitivement mis sur orbite.

Nous en reparlerons dans la prochaine livraison de Peuples noirs-Peuples africains. Les chances de l'Afrique de briser définitivement ses chaînes seront d'autant plus grandes que ses intellectuels, en analysant leur vécu collectif ou individuel, se montreront plus aptes à y voir [PAGE 126] clair dans les mécanismes de l'oppression. Ce fut ma conviction en fondant cette revue il y a bientôt huit ans. Ce l'est plus que jamais.

(à suivre)

Mongo BETI

Ce récit sera publié en volume aux environs de Noël 1985. Titre :

LETTRE OUVERTE AUX CAMEROUNAIS :
La bureaucratie rétrograde contre les créateurs
ou La deuxième mort de Ruben Um Nyobé.

Souscrivez : pour la moitié du prix, 25 F, vous aurez acquis un exemplaire.


[*] J'ai mentionné un doyen du barreau de Douala dans la précédente livraison. Il s'agissait bien entendu du bâtonnier.

[**] Il ne l'est plus depuis le 24 août dernier, date du énième remaniement ministériel, cette marotte de Paul Biya, tant il est vrai que l'intrigue et la basse manœuvre pour un incapable, c'est comme le voyeurisme chez un impuissant.

[1] Transposition hasardeuse du beti en français. Dans un clan, tous les jeunes d'une même génération sont frères et sœurs, c'est-à-dire « cousins ». L'époux d'un cousin est un cousin en français, mais un beau-frère en beti.

[2] Serai.

[3] Vieillesse.

[4] Vieille.

[5] Ceci est un mensonge flagrant. J'avais des nouvelles récentes de ma mère, et elle de moi, un ami étant allé la voir plusieurs fois en avril et mai 1984.

[6] Ceci veut dire simplement que le ministre de l'Information n'admet pas la critique. Quel besoin ai-je d'être au Cameroun pour savoir que Paul Biya refuse de proclamer l'amnistie générale ou que Senga-Kouo est corrompu ?

[7] Atrocités peut-être.

[8] Comprendre : dont la condamnation n'a pas été annulée.

[9] Il s'agit en réalité d'un certain Raphaël Onambélé dont il sera d'ailleurs encore question plus loin.

[10] Approfondi.

[11] Serai.

[12] Terme incompréhensible.

[13] Expression indéchiffrable.

[14] J'ai dûment informé mon correspondant que si l'individu qu'il me recommandait avait le mauvais goût de se présenter à mon domicile, il en repartirait avec une sensation cuisante dans la partie charnue de son personnage. On peut difficilement imaginer plus ignoble que l'homme qui, non content de profiter de chaque occasion de se prévaloir de notre parenté, avait en plus le culot de demander à être reçu par moi. Serviteur zélé d'Ahmadou Ahidjo, à la fois son griot, son hagiographe et son homme de main, il est soupçonné, sur la base d'indices nombreux et concordants, d'avoir trempé dans le meurtre de militants progressistes. Réputé manger à tous les rateliers, il passe pour être l'agent à la fois du S.D.E.C.E. (ou du service qui l'a remplacé) et de la C.I.A., si toutefois ces deux services de renseignements sont distincts au Cameroun; bien des gens affirment que non. Sous son maître Ahidjo, cet individu a organisé et conduit plusieurs campagnes de calomnies dirigées contre ma personne, et qui n'ont pas épargné la mémoire de mon défunt père. Quoi qu'il en soit, il faut noter que les interlocuteurs de mon correspondant ne répondent jamais aux questions précises qu'il leur pose concernant l'amnistie. En réalité, il n'a pas posé ces questions, ayant affaire avec des gens qui ne l'auraient pas toléré. D'ailleurs, le récit rend un son d'inauthenticité assez frappant : on dirait un récit de seconde main. C'est sans doute Elundu Onana qui est allé à la Présidence se concerter avec les collaborateurs de Paul Biya, sinon avec Paul Biya lui-même. Il a ensuite fait à son subordonné le récit qu'il désirait qu'il me rapporte dans son style.

[15] Il faudrait donc que je prenne l'initiative d'écrire à Paul Biya, en me mettant de surcroît dans une position de demandeur. En somme, on souhaiterait que je reconnaisse Paul Biya, que je me soumette à son autorité, que je fasse l'aman, quoi. Quelle curieuse conception du pouvoir. Paul Biya aurait-il donc un tel complexe d'infériorité ou de culpabilité ? Quel minus, si c'était vrai ! A moins que ce ne soient ses Pygmalions qui brûlent d'irapatience de voir leur Galatée s'animer enfin d'une vie autonome, et leur rêve se matérialiser. Eh bien, messieurs, qui que vous soyez, sachez que j'aime à prendre mon temps.